LA CITÉ DES ROBOTS
par Carol Emshwiller
Les ordinateurs modernes concrétisent les premiers pas vers la réalisation d’une intelligence artificielle. La définition du terme intelligence, dans ce contexte, entraîne d’ailleurs des interrogations et des controverses. Mais le point à retenir est que les ordinateurs modernes ne font, strictement, que ce qu’on a inclus dans leur programme. Ils ne sont pas intelligents, parce qu’ils exécutent toujours littéralement leurs instructions. Une possibilité, dans l’avenir, est que les automates les plus perfectionnés conservent cet « esprit », qu’ils continuent à exécuter, strictement à la lettre, ce pour quoi ils ont été programmés.
ILS le nommaient Bébé. Il mesurait un mètre quatre-vingts, ressemblait à un animal efflanqué perpétuellement affamé, néanmoins les robots le nommaient Bébé.
Quelqu’un avait soigneusement écrit autrefois sur une feuille de papier blanc, dans un volume, un nom choisi avec réflexion : Christophe John Correy, mais il n’existait plus personne pour affirmer que ce nom était bien celui de l’homme appelé Bébé par les robots.
Jusqu’à ces dernières années, la Cité avait possédé assez de nourriture pour assurer le développement complet de l’homme et le maintenir en excellente forme, mais maintenant les hanches de Bébé saillaient sur son estomac creux, on voyait ses côtes, et ses muscles apparaissaient immédiatement sous la peau, formant des nœuds allongés lorsqu’il faisait un mouvement.
Il se tenait nu, dans la salle à manger, ses pieds humides sur la tuile noire et lisse. Fermant les yeux, il murmura :
« S’il vous plaît, faites qu’il y ait de la viande ! »
Avalant la salive qui lui venait à la pensée de la nourriture, il fit le simulacre de mâcher, attendant sans grand espoir.
« J’ai dit s’il vous plaît », ajouta-t-il.
Il n’y avait personne dans la pièce à part lui et il surveilla avec des yeux de lynx la porte de la cuisine jusqu’à ce qu’elle s’ouvrît, livrant passage au serviteur Modèle B. Les assiettes à soupe sur son plateau supérieur ne contenaient que de la poudre brune. Les conduites d’eau du bâtiment 76 avaient crevé, par suite du dernier gel de la saison et du manque de chauffage.
Mais Bébé ne se souciait pas de la soupe. Au 76, il y avait parfois de la viande et bien souvent un dessert passable. Bébé avait assez faim pour avaler n’importe quoi.
Modèle B posa une assiette à soupe devant toutes les chaises vides autour de la table et alla attendre près de la porte de la cuisine. Bébé attendit aussi, et au bout d’un instant, Modèle B emporta les assiettes.
Le second plat était de la viande, ou du moins l’avait été, mais quelque chose n’avait pas fonctionné et le rôti n’était plus qu’un ensemble de débris calcinés, secs et noirs.
« S’il vous plaît se moque de moi, songea Bébé. Il veut me mettre en colère. »
La viande était immangeable, mais Modèle B la découpa avec ses doigts couteaux sans paraître remarquer que le brûlé tombait en lambeaux. Il servit dans chaque assiette une portion de ces tronçons carbonisés en y ajoutant quelque chose d’indéfinissable, un légume trop cuit ou peut-être une espèce de salade. Après un nouveau temps d’arrêt, il emporta les assiettes intactes et revint avec le dessert, une tarte au chocolat avec de la crème fouettée. Le service de la laiterie était donc encore assuré au 76, avec du lait provenant d’une des fermes souterraines où les robots soignaient les vaches. Cette fois-ci, le fourneau avait parfaitement calculé le temps de cuisson.
Bébé jeta un coup d’œil au mur de verre, derrière lui :
« S’il vous plaît, Surveillant Rob 10, ne vous montrez pas maintenant, je vous en prie », murmura-t-il en fermant les yeux.
D’un bond rapide, il atteignit la tarte avant que les couteaux de Modèle B ne s’abaissent pour la découper. Le robot ne remarqua même pas que ses couteaux ne coupaient rien. Ce n’était qu’un instrument automatique, dépourvu de vision. C’était le fourneau qui dirigeait Modèle B, le réglant en fonction de chaque tâche tandis qu’il chargeait le plateau. Mais Rob 10 n’était pas comme Modèle B. Son œil rouge clignotait attentivement et ses jambes télescopiques lui permettaient de courir aussi vite que Bébé.
Bébé traversa le hall en courant, tout en maintenant la tarte en équilibre entre ses mains. Les cloisons se soulevèrent pour le laisser passer dans la cour arrière. Les cloisons du 76 ne faisaient plus aucune distinction. Depuis des années, elles s’ouvraient et se fermaient maintenant pour Bébé.
« S’il vous plaît, Surveillant Rob 10, ne soyez pas là, maintenant, je vous prie. »
Rob 10 n’était pas là.
Bébé escalada tête baissée le monticule artificiel derrière la maison et, se frayant un chemin à travers une haie non taillée, pénétra dans la cour négligée d’une maison qui avait perdu son gardien six ans auparavant. Derrière les jeunes arbres et les buissons, il se laissa enfin glisser à terre. Il avança les lèvres et suça toute la crème fouettée au-dessus de la tarte, sans prêter aucune attention aux longues égratignures provoquées sur son corps par le passage de la haie.
Si près de chez lui, il ne disposait pas de beaucoup de temps et il s’appliqua à manger rapidement sans savourer. Il ne s’agissait que de remplir son estomac. Il avait envie de viande ou de lait maintenant.
Il perdait confiance en S’il vous plaît. Cela ne marchait plus comme autrefois. Et il perdait aussi confiance en Nurse, mais elle pouvait toujours l’attraper quand il était près de chez lui. En dépit de ce qu’elle était devenue, ses bras restaient aussi longs, son œil aussi vif. Elle était plus lente, mais pas trop lente. Elle restait encore assez forte pour le soulever. Il n’était vraiment en sécurité que loin d’elle à des kilomètres de la maison. Et même alors, ce n’était pour Nurse qu’une question de temps avant de le retrouver.
En ce moment précis, il était derrière le 75 ; sa propre maison se trouvait la porte à côté.
« Bébé, Bébé. Venez rejoindre Nurse, vilain garnement… »
Bébé leva la tête, la bouche enchocolatée ainsi que le nez et les joues. Il se pencha sur sa tarte comme un animal sur sa proie.
« Allons, Bébé, venez avec Nurse. Il faut faire un petit dodo. Soyez un gentil Bébé, n’obligez pas Nurse à chercher partout. J’ai du lait et des gâteaux. »
« J’irais bien dormir pour avoir du lait et des gâteaux », songea Bébé, mais son verre est toujours vide maintenant. Quant aux gâteaux, s’il y en a, ils sont immangeables.
Il se rua sur la tarte. Ses dents raclaient à même le moule, croquant et dévorant la croûte sauvagement.
Impossible de s’éloigner maintenant. Elle le trouverait et prendrait la tarte s’il ne la finissait pas rapidement. « Les tartes ne sont pas pour les petits garçons », dirait-elle.
Tandis qu’elle faisait le tour, scrutant lentement le paysage, il engloutit le reste de la croûte. Elle découvrit alors brusquement sa cachette et, avec un halètement bruyant, le rattrapa. Nurse paraissait aller plus lentement encore que d’habitude. Bébé n’essaya pas de se dérober. Un instant plus tard, l’un de ses longs bras flexibles pénétrait dans les buissons et le prenait délicatement à la taille, non sans fermeté. Il se laissa faire et, se redressant, alla vers Nurse, soutenu par le bras lisse. Il y avait longtemps à présent qu’il ne luttait plus, puisque aussi bien cela s’était toujours révélé inutile.
« Gentil garçon, Bébé. Allons, voilà du lait et des petits gâteaux pour lui. Ensuite on ira vite au lit faire un petit dodo. » Elle lui remit le verre vide : « Bébé va boire tout seul.
— Il n’y a pas de lait là-dedans. Vous n’avez plus jamais de lait pour moi.
— Mais si, en voilà ! Je viens à l’instant de le recevoir de la laiterie. Les robots sont venus tôt, très tôt, pendant que vous dormiez encore, et ils n’ont apporté tout ce bon lait que pour Bébé. »
Il se sentait comme plongé dans un bain dont la chaleur ne le pénétrait que par l’intérieur. Il ne put articuler un seul mot pendant un instant, puis parvint à murmurer :
« Où est mon lait ? »
Les muscles de ses bras se raidirent et il pressa nerveusement ses doigts sur son estomac.
Depuis quelque temps il ne se portait plus bien et cela empirait. Quelque chose le crispait, tordant douloureusement son estomac. Un besoin irrésistible d’une chose inconnue. Cela l’avait amené à effectuer de lointaines incursions à travers la Cité, à prendre des risques inutiles, à courir après le néant dans les rues désertes, à contempler le ciel et parfois à hurler sauvagement, et à grimper vertigineusement jusqu’à en frémir sur d’étroits perchoirs autour des énormes immeubles.
« Où est mon lait ? cria-t-il avec force. Demandez à Rob 6 si le lait est arrivé. »
Le Surveillant le lui dirait et à ce moment elle douterait enfin. Elle cesserait de croire en S’il vous plaît et en Central… Il la voyait d’avance tomber par terre et crier d’horreur en réalisant que ses croyances étaient fausses.
« Allons, buvez vite ceci, dit-elle.
— Central s’est arrêté ! Il n’y a plus de S’il vous plaît », insista-t-il.
Deux bras maternels se levèrent pour l’entourer. Il y avait au milieu de sa poitrine (ou de ce qui en tenait lieu) un endroit spécialement conçu pour bercer un bébé ou appuyer une tête d’enfant, mais c’était trop bas pour lui, même en s’agenouillant. Elle l’attira néanmoins à elle :
« Ne vous inquiétez pas, Bébé. Ne pleurez pas. Il y a toujours du lait pour Bébé. Autant que Bébé en veut. Venez et vous en aurez d’autres.
— Il n’y a pas de lait. » Il avait retrouvé tout son calme maintenant. « S’il vous plaît, demandez à Rob 6. J’ai dit s’il vous plaît. Maintenant allez demander à Rob 6, je vous en supplie.
— Quel bon et gentil petit garçon. D’accord, nous allons demander à Rob 6 si vous voulez. Oui. Vous avez dit s’il vous plaît, n’est-ce pas ? Mais oui, mais oui. »
Il y avait eu un temps où Bébé répliquait avec fureur : « Je l’ai dit, n’est-ce pas ? » mais cette fois, il ne dit plus rien, le visage aussi dénué d’expression que Nurse, dont les traits étaient invariables.
Elle prit la grosse main de Bébé et le ramena chez lui en passant à travers le magnifique gazon. Devant eux, le panneau se leva pour les laisser entrer.
Nurse stoppa dans le hall et Bébé devina qu’elle cherchait Rob 6. Peut-être même communiquaient-ils de cette façon silencieuse que Bébé ne pouvait percevoir.
Il y avait longtemps qu’il avait pris conscience de cette abominable frustration qu’il éprouvait à ne pas les entendre. Il en avait fait la découverte graduellement, mais sa prise de conscience définitive du phénomène avait été brutale. Une sensation semblable à celle qu’il éprouvait maintenant l’avait envahi ce jour-là.
Ils sont robustes et ne craignent pas les coups, moi je suis faible ; ils sont habiles et pourvus de bras modifiables, moi non. Ils sont en train de se parler et je ne suis pas capable de les entendre. Ma Nurse parle silencieusement à Rob 6.
Lorsqu’il avait réalisé cette injustice, il s’en était allé vers les bâtiments et vers la statue qui atteignait la troisième fenêtre de l’un d’entre eux. En grimpant pour la première fois jusqu’au sommet de la tête blanche, il s’était blessé au pouce. Le souvenir lui en restait très net : des gouttes de sang coulant en trois filets rouges le long de son bras.
Parvenu tout en haut, il avait crié : « J’aimerais être Rob 6. »
Assis sur le crâne de la statue, un pied posé sur chaque oreille, rendu ivre par l’altitude, il avait gémi :
« Je ne veux plus être Bébé. Non, je ne veux plus. S’il vous plaît. S’il vous plaît !!! Bébé a dit s’il vous plaît ! »
En regardant les rayons de l’ardent soleil d’été, il avait encore répété : « Je dis s’il vous plaît deux fois au Soleil dans le ciel. » Puis tourné vers Central : « Et quatre fois à Central… »
Il préférait personnellement le Soleil, mais il savait bien que Central était plus puissant. Barbouillant de sang la tête de la blanche statue, il ferma les yeux, songeant qu’il devenait plus grand et plus fort. Il allait avoir un seul œil rouge central. Il sentait déjà ses yeux fusionner au-dessus de son nez. Et ses bras seraient interchangeables. S’il sautait, il atterrirait sur des pieds en caoutchouc, ses genoux rebondiraient souplement et il ne se ferait aucun mal. Il était Rob numéro 1 026. Il avait sûrement changé. Il devait avoir changé.
Il sauta du haut de la statue…
Nurse mit presque une journée à retrouver son corps inerte et lui dit :
« Méchant garçon. C’est vilain, très vilain de partir si loin de la maison. »
Elle le remporta doucement et appela le Rob Docteur et Bébé dut rester longtemps, très longtemps au lit. Durant tout ce temps Nurse s’était réjouie de le voir calme et gentil, mais lui, Bébé criait chaque nuit. De douleur et de regret. Il ne pouvait être Rob 6, mais il aurait bien voulu au moins être un homme. Nurse lui répondait inlassablement qu’il en serait un, plus tard.
*
* *
Après quelques secondes d’attente à la porte, Nurse avança, traînant Bébé derrière elle. Elle traversa silencieusement le hall dallé tandis que Bébé marchait péniblement, imprimant les empreintes boueuses de ses pieds humides sur le sol immaculé. Ils traversèrent la cuisine et entrèrent enfin au Centre Moteur de la Maison 74. La pièce était grande, remplie de câbles, de tuyaux et de rubans métalliques, mais le Cerveau lui-même était peu encombrant. L’appareil qui dirigeait la vie de toute la maison, y compris cet enchevêtrement de tubes et de fils, atteignait juste la taille d’une boîte à pain. Rob 6 était installé devant le Cerveau, appuyé sur cette troisième jambe qui le maintenait en équilibre au repos. Il était pourvu de ses mains mécaniques et son pouce long et flexible reposait le long de l’instrument.
« Quelque chose ne fonctionne pas bien, dit-il, mais ce n’est pas ici. Le Contrôle est en ordre.
— Bébé dit qu’il n’y a pas de lait, déclara Nurse. Mais j’ai entendu ce matin passer les distributeurs. Bébé est en train de se moquer de moi à nouveau. Il ne cessera jamais. Pourtant, Rob 6, Bébé devient grand. Un très grand garçon. Trop grand pour Nurse. Ou ai-je besoin d’être réparée, moi aussi ? Voulez-vous vérifier, Rob 6 ?
— Vous avez 38 ans de service. On aurait dû vous remplacer.
— Nous devons nous tirer d’affaire comme nous pouvons. Et c’est ce que nous faisons. Mais, Rob 6, y a-t-il du lait dans la boîte pour Bébé ?
— J’en doute.
— Je ne comprends pas. Je ne comprends pas du tout. Il y en a toujours dans la boîte à 7 h 23.
— Rien ne fonctionne bien et ça va de mal en pis. Quelque chose ne marche pas au 74, mais le Contrôle est en ordre. On ne m’a pas envoyé de bande mémorielle m’informant d’une réparation. J’ai appelé et personne n’est venu. J’ai même demandé Central qui n’a pas répondu.
— C’est incompréhensible, répéta Nurse plusieurs fois avant d’ajouter : Si vous n’avez pas réussi une fois, il n’y a qu’à recommencer. Et les choses s’arrangeront demain.
— Pas sans l’intervention d’êtres humains.
— Ils reviendront. Papa et Maman reviendront un jour, dit Bébé.
— Nurse 16, vous-même avez aidé à les enterrer après que l’ennemi eut répandu la maladie.
— Pourquoi dire cela, Rob 6 ? Et devant Bébé en plus ! Il est capable de comprendre à présent, vous savez. »
Bébé s’installa à même le sol grillagé de la chambre de Contrôle. Ni Rob 6, ni Nurse ne se servaient de chaises et lui non plus, depuis qu’il était devenu trop grand pour son siège de Bébé. « Ce n’est que la millième fois, qu’il répète la même chose », murmura-t-il d’un ton maussade, sans accorder un regard aux robots.
De toute façon, maintenant, rien de neuf ne pouvait se produire. Nurse ne changerait pas. Elle ne saurait jamais rien de plus que ce qu’elle savait déjà. « Son œil me regarde, pensa Bébé, mais elle ne me voit pas réellement. Si j’étais sorti, ou même simplement immobile, elle ne cesserait pas de répéter : Il reviendra plus tard. Exactement comme elle ne cessait de le répéter pour Maman, Papa et Jeannie. Elle voit ma silhouette, mais elle ne me voit pas vraiment. Je ne suis rien à ses yeux, mais elle est encore moins que ça.
— C’était il y a longtemps, poursuivait Nurse, et Bébé était à l’intérieur de Nurse alors. Ce n’était qu’un petit propre à rien.
— Et vous, vous n’existez même pas, grogna Bébé.
— Ce n’est pas poli, Bébé, vous le savez bien, de dire des choses pareilles. Une année entière, je vous ai protégé et gardé comme l’avaient demandé Papa et Maman et vous êtes sorti de moi sain et sauf au bout de ce temps. Et maintenant, vous êtes en train de grandir pour devenir un jeune gentleman, exactement comme le désiraient Papa et Maman. »
Bébé poussa un soupir. Ils ne changeraient jamais. Jamais ils ne le verraient…
« Vous n’êtes tous les deux que des bons à rien et il n’existe ni Central, ni S’il vous plaît, déclara-t-il.
— Quelle absurdité, protesta Nurse.
— Alors appelez-le. Demandez à la Librairie et à Central. Demandez-leur pourquoi il n’y a plus de lait. »
Rob 6 et Nurse gardèrent le silence et Bébé devina qu’ils étaient en train d’appeler. L’irritation le gagna.
« Central ne répond pas », avoua Rob 6.
Bébé eut soudain du mal à respirer. La position accroupie lui donnait des crampes et il se redressa :
« Central ne répondra jamais plus désormais. » La voix basse et tendue, il ajouta : « Hier et avant-hier, depuis longtemps déjà, il ne répondait pas, mais vous n’avez pas renoncé à demander et à redemander.
— Il faut toujours appeler Central en premier, dit Rob 6.
— Bien sûr, approuva Nurse. Vous le savez très bien. Il faut toujours appeler Central en premier. C’est lui qui donne les instructions. »
Bébé se mit à trembler ; son estomac le tirait. Une partie de lui-même paraissait étrangement détachée de son corps et songeait : « Qu’est-ce qui se passe ? Rob 6 et Nurse ne sont pourtant pas tellement différents de ce qu’ils étaient. »
Il se souvenait d’une époque où ils étaient suffisants pour tout. Assez observateurs, assez intelligents, assez affectueux même. Il y avait très longtemps de cela. C’était lui qui avait changé et il changeait chaque jour davantage.
Il évitait de regarder Nurse, sentant qu’il éclaterait de rage en contemplant son œil vide et large.
« Rob 6, articula-t-il lentement, Central ne répondra plus, ne répondra jamais plus. Qu’allez-vous faire ? »
Rob 6 resta silencieux.
Bébé se demanda s’il appelait une nouvelle fois. Pour demander ce qu’il lui fallait faire maintenant que Central ne marchait plus !
Soudain sa fureur éclata et il cria :
« C’est fini. Je ne vous écouterai plus jamais désormais. Vous n’avez pas plus d’yeux ou d’oreilles que des aveugles ou des sourds. »
Nurse l’interrompit.
« Allons, allons, ce n’est pas le moment de s’énerver. Bébé a bien besoin de son dodo. Oh ! ce n’est pas étonnant. L’heure est passée depuis longtemps. »
Elle l’atteignit rapidement. Combattre était inutile. Jamais il ne pourrait lui faire mal, pas plus la bosseler intérieurement qu’extérieurement. Il essaya pourtant, mordant ses bras, donnant de furieux coups sur ses pieds. Il se meurtrissait lui-même sans résultat et il éclata d’un rire nerveux, entrecoupé de sanglots. C’était un combat stupide.
Nurse l’emporta, sans se presser, mais avec facilité, montant l’escalier tout en lui murmurant des paroles apaisantes :
« Il faut apprendre à être un bon petit garçon et à ne pas vous battre. Il y a au loin un ennemi, un ennemi féroce, et nous, les robots, nous protégeons cette Cité pour tous les gens qui veulent la paix. Cette Cité est davantage qu’un endroit où vivre et travailler. C’est une forme de vie, un modèle de vie civilisée, et c’est à nous de la sauvegarder. »
Tout cela, il l’avait déjà entendu.
De grandes plantes avec de larges feuilles, placées au pied de l’escalier les effleurèrent en montant. Bébé arracha une branche entière, d’un mouvement sec du bras.
« Non, non, protesta Nurse. Il ne faut rien toucher. »
Sans savoir pourquoi, Bébé se mit à rire, d’un rire qui lui tordait l’estomac mais qu’il ne pouvait interrompre.
Ils traversèrent le palier, Nurse vacillant un peu sous la charge. Comme d’habitude la porte de la nursery glissa instantanément pour la laisser passer. Elle ne s’ouvrait que pour elle, et pour personne d’autre.
Ils étaient dans sa chambre, une chambre circulaire, très claire, avec des vitres de haut en bas, un plafond bleu où scintillaient des étoiles. Une chambre spécialement conçue par un père et par une mère débordant d’affection pour un fils nommé Christophe John.
Nurse le déposa doucement dans son lit dont elle releva le côté.
« Vous vous sentirez beaucoup mieux après votre dodo. Vous serez de nouveau mon gentil petit garçon et nous jouerons au sable dans le parc si vous voulez. »
À nouveau Bébé éclata de rire. Pourquoi tout lui paraissait-il si drôle maintenant ?
Elle le quitta et la porte rouge glissa avant de se refermer définitivement jusqu’à son retour.
Le lit était conçu pour un enfant. Bébé y reposait, les genoux relevés.
Au bout d’un moment, il appuya fermement ses pieds sur le bas du lit et en empoigna le haut.
« Ce n’est même pas mon lit, marmonna-t-il. Il est trop petit. »
Et il s’arc-bouta jusqu’à ce que le panneau de bois éclate, laissant passer ses pieds au travers. Alors il put s’étendre de tout son long.
« Je suis moi-même, dit-il sombrement. Ils ne peuvent pas me voir, mais je suis moi-même et je suis grand. »
Se levant, il enjamba le côté du lit et se dirigea vers le mur aux panneaux mobiles. Depuis très longtemps, il en avait brisé les leviers, au moment de sa première fugue, alors qu’il était deux fois plus petit. La maison ne s’en était pas aperçue et personne n’était venu les réparer. Il fit glisser le panneau de verre sur le côté, faisant ainsi pénétrer l’air extérieur chaud et sec. Il eut un nouveau petit rire, un rire de chien ou de loup.
Il posa le pied sur la charpente, un étroit câble métallique qui soutenait le toit du patio, murmura un faible « S’il vous plaît », puis, courant à la manière d’un danseur de corde sur l’étroite charpente, il progressa jusqu’à l’autre bout, fit un saut et atterrit enfin sur l’herbe au-delà du cercle gris et orange du patio. Il n’y avait personne en vue.
« Gentil s’il vous plaît… »
Il galopa derrière la maison, enjamba d’un saut le lit pierreux et à sec qu’un ruisseau artificiel empruntait autrefois, pompant l’eau dans la cour de derrière. Ayant escaladé les rocailles disposées avec un désordre soigneux, il sauta par-dessus un petit mur et se retrouva sur le trottoir en contrebas.
*
* *
L’entrée du métro souterrain était à 200 mètres de là. Bébé monta en courant sur l’escalier roulant qui permettait d’accéder au tunnel dallé de blanc et n’eut ensuite aucune peine à passer des rubans lents au plus rapides. Il n’arrêtait pas de courir, se faufilant entre les sièges. Ce n’était pas le moment de s’asseoir. Il allait de plus en plus vite à présent, sans hésiter. Aussi loin qu’il pouvait regarder, le tunnel immense et brillamment éclairé était vide à l’exception de quelques robots.
Il courut jusqu’à sentir la sueur ruisseler sous ses bras, en dépit de la fraîcheur du lieu. Des gouttes perlaient aussi au-dessus de ses lèvres. Il respira cette odeur, une odeur aigre qui n’avait rien de commun avec celle des robots. Épuisé soudain, il s’affala dans un des fauteuils, les genoux ballants.
Étendu, les yeux mi-clos, immobile, il resta là, fasciné par le passage blanc interminable qui s’ouvrait devant lui et par le mouvement incessant des rubans. Les heures ne comptaient plus. Son estomac le tiraillait, mais il sentait que même en quittant le tube, il n’était absolument pas prouvé qu’il puisse avoir un repas. Fuir les robots était une nécessité. Il ne bougea pas.
Beaucoup plus tard seulement il se décida à emprunter des rubans plus lents, puis une glissière de remontée.
Il émergea dans un large passage. Le soleil était bas et rouge ; Bébé s’arrêta pour le contempler, songeant que ce serait là l’endroit rêvé, un lieu où il serait lui-même, où les robots ne lui commanderaient rien, où il n’appartiendrait ni à une maison, ni à un Surveillant.
Il traversa le trottoir bordé d’arbres en direction d’un mur lisse et gris, deux fois plus haut que lui et n’offrant aucune prise visible. Se baissant, il prit de l’élan et sauta en s’accrochant à deux mains au faîte du mur. Passant son pied gauche et s’arc-boutant avec ses orteils, il finit par se hisser tout entier et, s’appuyant sur les coudes et sur un genou, il observa le jardin en contrebas, un jardin plus riche et plus grand que tout ce qu’il avait jamais vu. Une joie débordante l’envahit : cette fois, il trouvait vraiment du nouveau.
Il se laissa tomber en souplesse et atterrit dans l’herbe sur ses mains et ses genoux. Se relevant, il descendit hardiment l’allée soigneusement entretenue qui partait du mur. Il n’essaya même pas de se cacher des possibles Surveillants. Tout devait être différent dans un tel endroit. Il avança rapidement, avide de rencontrer quelqu’un.
Après plusieurs rangées de haies épaisses, puis un groupe de pins à la senteur âcre, il fit le tour d’un massif de buissons touffus à fleurs blanches et se retrouva devant une fontaine et une statue, cernées de haies qui faisaient comme les murs taillés d’une pièce.
Le bassin était entouré de fausse rocaille et en son centre, sur un gros rocher, se dressait une silhouette de pierre à peu près de sa taille. Bébé éclata de rire et, enjambant l’eau limpide et froide, il monta sur le rocher glissant pour s’installer à côté de la statue. Il en avait déjà rencontré d’autres aux formes curieuses comme celle-ci dans certains parcs de la ville : un corps arrondi, avec d’étranges protubérances en haut et en bas et une, taille plus fine au milieu. Il savait le nom de ce que représentaient ces statues – cela s’appelait : femme.
Celle-ci tenait la tête d’un serpent. Le corps sinueux s’enroulait autour de la taille juste sous l’une des bosses de la poitrine. La gueule du serpent était grande ouverte et d’un minuscule tuyau situé à l’intérieur jaillissait l’eau.
Bébé se pencha et but. En levant les yeux, il eut l’impression que la statue le regardait fixement d’une manière qui n’avait aucun point commun avec celle d’un robot.
Ses doigts coururent le long de la courbe de la joue, si douce d’apparence et si dure au toucher. Il effleura le nez, puis le sien propre. C’est aussi un bébé, songea-t-il, plus petit que moi. Il en fit le tour, riant à la vue des cheveux qui tombaient si bas derrière la tête. Il caressa de nouveau la statue de l’aisselle aux hanches en passant par la taille en creux, et rit encore en pensant que sa propre configuration était normale tandis que l’autre n’était qu’une caricature.
La vue de l’eau lui rappela combien il était agréable de la sentir sur ses jambes. Le bassin était peu profond, néanmoins il s’y allongea tout entier, pataugeant, soufflant et y plongeant même entièrement la tête. Il finit par s’asseoir, essuyant avec la paume de ses mains l’eau qui ruisselait encore sur sa figure, quand il vit brusquement devant lui une autre statue dans l’allée.
Mais celle-là n’était pas une statue de pierre, elle vivait ; c’était la même apparence, avec d’autres couleurs : des cheveux bruns et bouclés, des sourcils également bruns comme les yeux, les lèvres légèrement roses comme les bouts des deux formes rondes de la poitrine.
Tous les deux avaient l’air de statues d’ailleurs : lui immobile sur un genou, elle debout dans l’allée. Ils se regardèrent longtemps ainsi. Il n’osait pas bouger, à peine respirer.
Il se décida enfin à se lever, doucement, très doucement comme s’il avait devant lui un chien ou un chat sauvage. Ils se regardèrent encore tandis que l’eau faisait un bruit doux en ruisselant le long de son corps. Bébé s’avança encore un peu. La créature était plus petite que lui et semblait craintive…
Elle recula brusquement d’un pas et Bébé avança plus vite. La créature se retourna alors pour fuir, mais en deux bonds rapides Bébé l’avait rattrapée et ils tombèrent ensemble sur le gazon de l’allée. Deux corps chauds et souples l’un contre l’autre. Ils se sentirent stupéfaits de ce contact et se séparèrent aussitôt, raides comme des statues une nouvelle fois. Puis Bébé d’un geste lent toucha la poitrine de la créature :
« Doux, murmura-t-il pour lui-même, doux et chaud… » Puis il effleura sa propre poitrine et conclut : « Moi aussi. »
La créature le regarda fixement un instant, puis s’enquit dans un faible murmure :
« Êtes-vous… humain ? »
Bébé lui prit le bras, le secouant vigoureusement d’avant en arrière et remarqua :
« Vous semblez l’être… d’une drôle de façon, mais l’être tout de même…
— Je suis humaine, protesta-t-elle.
— Moi également. Je suis Bébé.
— Et moi Chérie.
— Je suis venu chercher du nouveau et je vous ai trouvée.
— Ils racontent tous qu’il ne reste plus d’humains.
— Rob 6 et Nurse se trompent comme tous les autres. Je suis ravi de leur avoir échappé et d’être venu jusqu’ici. Pourquoi vos cheveux sont-ils si longs ?
— Ils sont comme il faut.
— Mais vous n’avez pas une apparence normale…
— Pas moi, mais vous. Je suis ainsi et la statue est faite de même. Je suis comme elle et c’est ainsi que sont les gens normaux.
— Je vois. Vous êtes une femme. Vous êtes bizarrement bâtie, mais vous paraissez gentille. »
Il passa la paume de sa main sous son menton, puis fit courir ses doigts sur ses lèvres, le long du cou et plus bas sur la pointe rose au niveau de la poitrine. Elle recula :
« Vous me chatouillez.
— J’aime les êtres humains, fit Bébé. Bien plus que Rob 6, Nurse, les chiens ou les chats. Je ne le savais pas encore, mais je m’en rends compte.
— Moi, c’est pareil. »
Tous deux se figèrent au bruit d’une voix lointaine :
« Chérie ! Chérie ! Où êtes-vous ? Il est temps d’aller se coucher. »
La Nurse s’approcha. Bébé perçut son souffle bruyant et ses craquements. Quand elle eut dépassé le coin de la haie, il vit qu’elle ressemblait tout à fait à sa propre Nurse, mais il savait que ce n’était pas elle.
Elle arriva très vite et écarta Chérie :
« Que faites-vous ici ? interrogea-t-elle. C’est une propriété privée. »
Instinctivement, Bébé répondit comme on le lui avait appris :
« Je suis Bébé numéro 2, famille PR 1-54-238, Surveillant Rob 10-26. J’habite la Colline Boisée. Je suis venu me promener ici et j’ai rencontré cet être humain.
— Comment êtes-vous entré ?
— En escaladant le mur.
— Ces gardiens d’enceinte ne sont plus bons à rien. »
Elle s’immobilisa et Bébé devina qu’elle appelait un autre robot. Il regarda à nouveau la créature, fasciné par l’étrangeté de son corps et comme attiré par sa douceur et sa fragilité. L’autre le regardait de même. Quelques minutes plus tard, un Surveillant arriva.
« Voilà le coupable, dit Nurse. Et un mâle, pardessus le marché. J’espère qu’il ne s’est rien passé. 2, PR 1-54-238, S-1026. Et il faudra faire quelque chose au sujet des gardiens d’enceinte. Il est indispensable que Chérie soit à l’abri de ces intrusions. »
Le robot les examina rapidement.
« Rien n’est arrivé. Il n’y a pas eu d’intrusion depuis dix-huit ans et quatre mois. » Il saisit Bébé avec fermeté, entourant chacun de ses poignets d’une main-pince, et il l’emmena.
Bébé suivit sans rien dire, trop stupéfait pour penser à se débattre. La tête tournée en arrière, il essayait d’apercevoir encore la créature nommée Chérie.
*
* *
Le robot le conduisit dans une maison toute en verre, avec des plantes grimpantes et quelques pans de pierre. Le mur leur livra passage dans une petite pièce où le Surveillant poussa Bébé. La cloison se referma. L’ameublement comprenait une table de marbre blanc, de grandes plantes poussant dans un carré de terre et trois fauteuils verts, grands et bas. Bébé était plein d’étonnement et, les yeux grands ouverts, il regarda le jour décroître et les lumières s’allumer dans d’autres pièces de la maison tandis que les rideaux se fermaient.
Le Surveillant lui apporta un peu plus tard du lait froid et une assiette avec de la viande parfaitement cuite. Bébé mangea et but, accroupi à la table, répandant partout de la sauce et dévorant la viande. C’était le meilleur repas qu’il eût pris depuis longtemps, mais il n’en remarquait qu’à peine la saveur.
Après avoir mangé, il arpenta la pièce, tel un animal en cage. Les lumières s’éteignirent dans les autres pièces. Bébé martela de ses poings les murs de verre, mais ils ne laissaient passer aucun son, aussi ne cria-t-il qu’une seule brève fois.
Il resta debout, le nez contre le verre. Au bout d’un moment, la créature arriva dans l’obscurité, et le mur se leva pour se refermer immédiatement derrière elle.
L’impatience de Bébé le quitta dès qu’elle fut entrée.
Il lui toucha timidement la main, sans parler, et la créature resta muette également.
Douceur, chaleur… il devait exister ici quelque chose qui répondait à toutes les questions.
Quelle était cette réponse ?
Il attira brutalement la créature à lui ; elle retint sa respiration, se dégagea, recula… Il la laissa faire. Mais quelle était donc la réponse ? Torturante, toute proche et pourtant…
Lorsqu’il se mit à lisser doucement les cheveux de la créature, elle ne recula pas cette fois. Il se sentait à la fois plein de douceur et de violence. Ils s’assirent ensemble au bord d’un grand fauteuil, se regardèrent, se palpèrent l’un l’autre.
La réponse était proche… toute proche… et si loin cependant. En être si près et ne pas la connaître était une torture bien pire que tout.
Il la secoua tout d’un coup avec violence pour essayer d’obtenir d’elle cette réponse tant désirée. Mais elle se mit à sangloter et à gémir, puis brusquement elle se retira : le panneau s’ouvrit et se referma avant qu’il se fût rendu compte qu’elle était partie.
Lorsque Rob 6 arriva, de bonne heure le lendemain matin, pour ramener chez lui le garçon égaré, la table de marbre était brisée, les plantes saccagées, le caoutchouc mousse des fauteuils éventrés jonchait la pièce. Bébé avait une égratignure qui lui balafrait toute la joue, des bleus sur les jambes et les articulations des doigts en sang, mais il suivit le robot sans rien dire.
Nurse le baigna et le mit dans sa chambre, à son retour.
« Je souhaite que vous deveniez un peu raisonnable, grogna-t-elle. Je le souhaite vivement. »
Il dormit profondément durant un petit moment, puis s’enfuit de nouveau en escaladant la fenêtre et prit la même ligne de métro souterrain.
Il s’efforça de se souvenir du temps du voyage et des changements pour arriver au jardin, mais quand il sortit, il se trouvait à la lisière de la ville, là où les gigantesques tours des murs de défense dressaient la masse de leurs pylônes, parcourus d’un invisible courant étendant une cuirasse au-dessus de la ville, pour la protéger d’un ennemi qui ne viendrait jamais plus.
Lorsque la nuit vint, il revint à la Colline Boisée. Ses yeux étaient de glace et sa bouche faisait un pli amer. Jamais plus il n’aurait envie de courir dans les rues vides, sans but aucun, ou de crier ou d’escalader sauvagement les murs.
Il chercha le lendemain, le surlendemain et le jour suivant…
La réponse était là quelque part dans la vaste Cité mourante, la réponse aux robots et à la ruine, à la Cité et au Monde et principalement à lui, mais elle était… perdue.
Traduit par SUZANNE RONDARD.
Baby.
© Mercury Press, Inc, 1957.
© Éditions Opta pour la traduction.