Karni Mata, la femme à barbe (Inde)
Je n’invente rien. Sur la petite lithographie que j’ai pieusement achetée au temple des rats à Deshnoke, au Rajasthan, je vois une femme à barbe.
Assise sur un tapis, un trident à la main, vêtue d’un sari noir bordé de rose, la dame est de profil, fardée, bijoutée, et le menton couvert d’une barbe blanche bien drue. Est-ce vraiment féminin ? Oui, car, sur ses seins gonflés rehaussés de traits blancs pour qu’on ne s’y trompe pas, elle porte le collier d’or que l’époux offre à l’épouse, et aux oreilles quatre boucles d’oreilles, trois sur le pavillon et une sur le lobe.
De toutes les déesses du panthéon hindou, Karni Mata, bisexuée et patronne des rats, est certainement la plus inattendue. Autour d’elle, des rats trottinent sous sa robe ou vont laper du lait dans une écuelle. Tous noirs sauf un, le rat blanc divin.
Avant d’être divinisée, Karni Mata naquit le 2 octobre 1387 près de Jodhpur sous le nom de Ridhu Baï.
Les Charans, martyrs de la dette
La date semble un peu trop précise pour être exacte, mais la petite était née dans une caste spécialiste des généalogies, des gens qui notent tout, même la naissance d’une fille.
Divisée en quatre sections, chacune d’elles divisée en sous-sections, cette caste est celle des Charans, qui vivent au Gujarat et au Rajasthan où leur réputation n’est plus à faire : braves au combat, haut placés près des souverains, intermédiaires entre la caste des brahmanes et celle des guerriers, les Charans étaient aussi de redoutables récupérateurs de créances, qui terrifiaient entre autres les débiteurs. Comment ?
On a peine à le croire. Les Charans se postaient devant la porte d’un débiteur, se faisaient ouvrir et, là, poussaient l’une d’entre eux qui se tranchait la gorge sur-le-champ. Oui, une femme, bien sûr, une femme de préférence.
Si ce n’était pas suffisant, les Charans s’ouvraient le ventre ou décapitaient leurs enfants. Cette immolation suicidaire porte le nom de tragu ; il arrivait parfois qu’une femme charan s’égorge pour sauver la vie d’une bête. Je n’éviterai pas de rapprocher tragu de tragédie, tragos, en grec, signifiant le bouc sacrifié aux fêtes du dieu Dionysos, père spirituel du théâtre grec antique (voir Dionysos).
On dit que le mahatma Gandhi s’est beaucoup inspirée du tragu lorsqu’il jeûnait à mort ; c’est en effet possible, car les Charans vivaient dans la région natale de Mohandas Karamchand Gandhi. Mais jamais le père de la nation indienne ne se serait laissé aller à verser une seule goutte de son sang. Les Charans, eux, en jouaient tragiquement.
Le débiteur payait toujours, car chaque goutte versée pour la dette impayée apporterait l’épouvante et le malheur dans la famille. Tout le monde savait cela. Imaginez les traders jouer les boucs émissaires en se tranchant le gosier à Wall Street pour faire rendre gorge à Lehman Brothers… On peut en être sûr, les banquiers ne bougeraient pas un cil.
Le pouvoir des Charans, quant à lui, était si puissant que tout le monde payait. Pensez donc, des martyrs d’origine divine !
Telle était donc l’ascendance de cette fillette qui, à six ans, reçut le titre de Mata, « Mère », parce qu’elle avait miraculeusement guéri sa tante.
Quand le dieu de la mort s’amuse un tantinet
On la maria en 1415, mais ce fut un mariage blanc. Plus tard, Karni Mata maria son propre époux à sa jeune sœur Gulab avant de partir errer sur les routes avec ses fidèles et un troupeau de zébus. Elle faisait peur, bien sûr. N’avait-elle pas fait mystérieusement périr un serviteur qui lui barrait le chemin d’un étang ?
Mais, en 1453, elle accorda sa bénédiction à Rao Jodha de Jodhpur, dont elle rejoignit la Cour. Les querelles entre familles royales du Rajasthan étant monnaie courante, Karni Mata posa la première pierre du fort de Bikaner à la demande d’un des fils de Rao Jodha.
C’est à ce moment de sa vie que naquit sa divine légende. Le fils d’un de ses biographes se noya dans un puits. Karni Mata implora le dieu de la mort, Yama, pour qu’il ressuscite l’enfant Lakshman.
Yama refusa. Puis, voulant s’amuser, il céda, à la condition que tous les descendants de Lakshman et des fidèles de Karni Mata soient réincarnés en rats.
Et Karni Mata accepta.
À moins que, autre version, furieuse de voir réincarné en rat le petit noyé, elle n’ait chipé toutes les âmes de la caste des Charans pour les réincarner en rats après leur mort.
Depuis cette date, embelli avec les époques, le temple de Karni Mata à Deshnoke, près de Bikaner, abrite environ vingt mille rats noirs, sauf un, le rat blanc.

Moi, je ne l’ai pas vu, ce rat au pelage immaculé, réincarnation de Karni Mata. Ce n’est pas faute de l’avoir cherché en marchant parmi les descendants de Karni Mata, de charmants mulots noirs à l’œil vif. Protégés des milans par un filet qui couvre tout le temple, les dieux rongeurs trottinent sans peur et sans reproche, grimpant le long de vos jambes, se juchant sur vos épaules, cherchant encore et toujours de quoi nourrir leurs ventres rebondis.
Grassement nourris, ils vous accueillent avec des piaillements enthousiastes, car nul n’est plus l’ami de l’homme que ce peuple de rats sacrés dans le temple de Karni Mata.
En 1927, la peste ravagea l’Inde. Le temple des rats fut épargné.
Rien de tout cela n’expliquant pourquoi Karni Mata porte une barbe blanche, il faut penser plus loin.
Transformistes bisexués
À regarder d’un peu près, la petite Karni, devenue Mata guérisseuse à six ans, décida qu’elle se refuserait à toute union charnelle avec un homme de sa caste.
Mariée, oui, mais dès avant le mariage elle fit savoir que, étant une réincarnation de la déesse Dourga, elle ferait passer le titre d’épouse à sa sœur – « Prends ma place, je n’y tiens pas, j’aime mieux faire déesse ».
La filiation de Dourga permet de classer notre Karni Mata dans la famille du grand dieu Shiva, géniteur de multiples divinités locales toutes armées d’un trident en souvenir de leur père putatif.
Sur la lithographie, le trident de Karni Mata est beaucoup plus grand qu’elle. De même, sur sa représentation en laiton repoussé, Karni Mata tient d’une main le fameux trident, de l’autre une tête décapitée, pendant qu’un lion couché regarde avec bienveillance l’armée des rats qui courent à ses pieds.
Pour expliquer la barbe à son menton, faisons un petit détour.
Au Tamil Nadu, dans le sud-est de l’Inde, j’ai rencontré un homme moustachu, viril, marié et père de quatre enfants qui, le mardi et le vendredi, devient une déesse mère affiliée à Dourga. On appelle cet homme inspiré « Mère », et personne n’oserait parler de lui au masculin, même lorsque, hors service religieux, il redevient un homme à moustache.
Je l’ai vu se transformer en « Mère » entre deux files de fidèles vêtues de saris rouges et jouant des cymbales dans un éblouissant tintamarre, à midi. Le gentil monsieur aux yeux brillants se hissa sur les deux gros orteils et plouf, sombra dans sa transe.
Il se mit à parler – il rend des oracles – d’une voix féminine, murmurante, précipitée, hachée.
L’être que nous avions devant nous n’était ni homme ni femme, mais, comme souvent en Inde, une divinité bisexuée. Notre Mère tamoule à moustache avait une voix de femme, et Karni Mata une barbe de trois jours façon Gainsbarre.
Je gage qu’elle s’exprimait avec une belle voix grave.
Krishna (Inde)
Je connais quatre Krishna. Un bébé, un ado, un cocher et un dieu qui mourut.
Mon premier a des fesses rebondies, de grosses joues, et sur les peintures rehaussées d’or de l’école de Tanjore, un petit corps obèse dégoulinant de blancheur. Adossé à un pouf de velours rouge, un pied replié sous sa cuisse dodue, il ne dissimule pas sa minuscule verge et tient, dans ses bras, un pot de beurre. Sur des cheveux frisottés se dressent toutes sortes de choses, des aigrettes, des bijoux, une courte plume de paon. Parfois, il suce un doigt de pied, ou alors il tient une miniflûte inutile, car il est trop petit pour s’en servir.

Ce Krishna au pot de beurre est celui que les mères indiennes, toutes religions confondues, voudraient dévorer de baisers. Comme chair à bisous, il est appétissant, mais comme bébé, ce Krishna de l’enfance est nettement en surpoids. Comme si cela ne suffisait pas, on lui fait une peau ivoirine alors qu’un de ses charmes les plus puissants, quand il aura grandi, sera justement sa peau sombre.
Mon deuxième est un adolescent imberbe qui trousse les vachères et leur joue de la flûte, un pied gracieusement posé sur l’autre. Il a gardé sa plume de paon, mais son corps divin s’est affiné, il est svelte, bien fait, torse nu avec pantalon d’or et surtout, sa peau est ravissante, noire comme l’encre avec reflets d’argent.
Ce Krishna aux vachères est l’image éternelle du jeune séducteur tel que Kierkegaard le décrit dans Ou bien… ou bien. C’est le Chérubin des Noces de Figaro que Mozart précipite dans un flot de désirs et qui veut toutes les femmes, toutes les filles parce qu’il aime. Qui ? Laquelle ? N’importe.
Mon troisième est un cocher au regard grave qui sermonne un guerrier qui ne veut pas se battre. Dans l’armée ennemie, se trouvent le vieil oncle du guerrier, ses cousins, ses parents qu’il ne veut pas tuer. Mais, parce que la terre est lasse de porter trop d’humains, c’est au cocher Krishna que reviendra le rôle de forcer à combattre un guerrier pacifiste.
Ce Krishna sermonneur du Mahābhārata est celui qui délivre la Bhagavad-Gītā, dont on oublie souvent qu’elle servit avant tout à faire respecter son devoir meurtrier à qui n’en voulait pas.
Parmi tous ces Krishna, j’aime le quatrième dont on parle si peu, le maudit, le vaincu qui accepte la mort, le pied percé d’une flèche qui remonte jusqu’au cœur, met fin aux pulsations et fait cesser la vie.
Alors, devant ce corps divin inanimé, il faudra expliquer comment meurt un dieu et comment il est né.
Un échange de bébés et une mère porteuse
Krishna, dieu d’amour et de sève, méritait une naissance extraordinaire.
Il était une fois un roi de Mathura qui s’appelait Kamsa. Dans le drame épique du kathakali, le roi de Mathura a des yeux furieux, une tiare énorme, une cuirasse noir et or. Pas de doute, c’est un méchant.
D’abord, il fait jeter son père en prison. Puis il donne sa sœur Devaki en mariage à Vasudeva, roi des Yadava, déjà pourvu d’une première épouse du nom de Rohini.
En chemin sur un char pour les noces, une voix tombée du ciel avertit Kamsa que le huitième fils né de l’union de sa sœur avec Vasudeva le tuerait. Aussitôt, il la tire par les cheveux et la jette du char, il va la tuer, il lève le poing…
Horrifié, Vasudeva promet au roi Kamsa qu’il lui remettra tous ses enfants.
N’empêche. Pour plus de sécurité, Kamsa enferme sa sœur, détrône Vasudeva et se proclame roi des Yadava.
Chaque fois que Devaki accouche, Kamsa prend le nourrisson et, de toutes ses forces, le jette sur le sol. Le petit crâne éclate. Six fois de suite.
Vishnou, dieu du maintien de l’ordre, décide qu’il faut en finir.
Lorsque vraiment la cruauté des hommes devient insupportable, le grand dieu sort de son sommeil hypnotique et descend sur terre sous une forme nouvelle. Ce n’est pas si fréquent. Mais qu’un roi se transforme en serial-killer de nouveau-nés, voilà qui réveille le dieu d’un coup d’un seul.
Vishnou se résigna donc à donner au monde un avatar, c’est-à-dire un autre lui-même. C’est une opération complexe.
Le dieu s’arracha deux cheveux, l’un noir et l’autre blanc.
Il les glissa dans la matrice de la prisonnière Devaki.
Le cheveu blanc fut transplanté de l’utérus de Devaki à celui de la première épouse, Rohini, qui vivait loin du palais de Kamsa, à Gokula. Né d’une mère porteuse et généreuse, un enfant fut sauvé. Il s’appellera Balarama.
Le cheveu noir grandit dans le ventre de Devaki. Quand le travail commença, éclata un orage épouvantable qui ouvrit les portes de la prison. Le bébé naquit très foncé, d’où son nom, Krishna, « le Noir ».
Les gardes s’endormirent. Protégé par un auvent de cobras capuchons déployés, Vasudeva, le père du nouveau-né, se glissa hors du palais et les eaux de la rivière sacrée Yamuna s’écartèrent pour qu’il passe à pied sec.
À Gokula, Vasudeva s’approcha en silence d’un lit paysan où dormait une jeune accouchée à côté de sa petite fille. Guidé par les cobras, Vasudeva échangea les bébés. Yashoda, la jeune mère, se retrouva avec un garçon tandis que Vasudeva emmenait la fillette.
Puis Vasudeva s’en retourna au palais aussi magiquement qu’il en était sorti, passant le fleuve à sec, marchant devant les gardes endormis, et pour finir, il déposa la petite dans le lit de Devaki.
À l’aube, Kamsa apprit la naissance du huitième enfant de sa sœur et découvrit qu’il s’agissait d’une fille.
« Une fille, vous ne risquez rien ! dit son beau-frère.
— Je t’en supplie, épargne-la… », supplia sa sœur Devaki.
Mais Kamsa étant l’incarnation du mal, que croyez-vous qu’il fit ? Il attrapa la petite par les pieds, la leva dans ses bras pour prendre son élan et vlan !
Eh non. Pas vlan. La nouvelle-née lui échappa des mains et s’envola sous la forme d’une longue aile noire, Nirriti. Noire comme Krishna.
Comme les Érinyes grecques, Nirriti était l’antique déesse védique de la destruction et de la décadence. Et, du haut de la montagne où elle s’était perchée, la déesse Nirriti annonça au roi Kamsa : « Krishna est né et il te détruira ! »
Kamsa finit par le trouver chez ses parents adoptifs, Yashoda la maman et Nanda le papa.
Alors le roi Kamsa loua les services d’une démone, Putana, qu’il chargea de tuer l’enfant.
Putana se transforma en nourrice aux gros seins qu’elle enduisit de poison. Puis elle s’infiltra dans la vie paysanne à Gokula. Et elle attendit.
L’occasion vint. Le bébé était seul. Putana le mit au sein empoisonné, mais Krishna téta si fort que la démone en mourut, retrouvant ses crocs de tigresse et ses cheveux de paille. Quand ses parents adoptifs retrouvèrent le corps et l’enfant qui jouait à côté, ils comprirent que Kamsa avait découvert l’enfant.
Ils s’exilèrent dans un hameau en forêt, et s’y cachèrent, rejoints par le petit frère Balarama, né du cheveu blanc de Vishnou.
Un gamin malicieux
L’enfance de Krishna est des plus délicieuses. Les deux frères font des niches à maman Yashoda ; Krishna n’a rien de plus pressé que d’aller puiser de sa petite main le beurre qui vient d’être baratté, et qu’on a mis dans une jarre de terre cuite, suspendue au toit de la maison. Encore, s’il se contentait de chiper le beurre de Yashoda, mais non ! Il en chipe dans toutes les maisons ! Pire, il entraîne ses copains…
Parce que, naturellement, l’enfant à la peau noire est devenu chef de bande.
À la fin, les voisins demandent aux parents de sévir. Pour le punir, Yashoda le ligote en l’attachant à un mortier très lourd. Cela lui fera les pieds, à ce maudit gamin.
Rien du tout ! Krishna se met à courir à travers la forêt en portant son mortier, non mais des fois ! Et comme le mortier se coince entre deux arbres, Krishna les déracine.
Là, tout de même, les voisins commencent à se dire que cet enfant n’est peut-être pas humain.
Maman Yashoda est troublée. Son Krishna serait divin ? Allons, pas lui ! Elle l’a langé, lui a donné son lait, l’a tapoté dans le dos pour le rot, et ce serait un dieu ? Elle n’y croit pas.
Sauf qu’un jour, examinant une dent de lait prête à tomber, maman Yashoda demande à celui qu’elle croit être son fils d’ouvrir grande la bouche. Pour une fois, il est sage.
Krishna ouvre la bouche. Quand Yashoda se penche, elle voit dans l’ouverture scintiller les astres, les étoiles, la lune, les planètes, les tourbillons de l’univers… Adieu, la dent de lait.
Terrifiée, Yashoda pousse un cri d’effroi.
Krishna referme la bouche, lui sourit, elle oublie tout. C’est mieux ainsi.
Le petit prodige
Il se bagarre. Pas franchement comme les autres. Il ne cogne pas des malabars humains, mais des démons vicieux. Par exemple, un démon qui s’est transformé en veau pour semer la pagaille dans le troupeau de son père…
Krishna l’attrape par les pattes, le fracasse contre un arbre.
Et cet autre, déguisé en héron, qui ouvre un large bec et l’avale comme un vulgaire gardon. Krishna se met à brûler si fort que l’échassier le recrache. Sitôt debout, l’enfant prodige lui écarte le bec et le déchire en deux.
Et encore celui-ci, un python gigantesque qui l’avale, lui, sa bande et leurs troupeaux… Krishna grandit dans la gueule du serpent et l’étouffe.
Et enfin, le dernier, le démon maximum. Il avait cinq têtes et c’était un serpent si venimeux qu’à lui seul il empoisonnait l’eau du lac au grand dam des villageois du coin. Son nom serait aujourd’hui Pollution, mais, en ce temps-là, le serpent monstrueux s’appelait Kaliya.
Que fit le petit Krishna ? Il plongea dans le lac et en ressortit guilleret, dansant d’un pied sur l’autre sur les cinq têtes de Kaliya, lesquelles crachaient du sang. Du lac émergèrent des sortes de sirènes avec des queues de serpent, flanquées de leurs serpenteaux à tête humaine. C’étaient les épouses et les fils de Kaliya, venant demander grâce. Elle leur fut accordée, à condition que cette petite famille aille cracher son venin ailleurs que dans le lac.
Personne, hormis Vishnou qui s’était incarné en cheveu noir dans le ventre d’une femme, ne savait quelle était la nature de l’enfant prodigieux. Quoique fort lent à s’émouvoir, le dieu Brahma voulut en avoir le cœur net et manigança une intrigue de son cru. Profitant d’une absence passagère de l’enfant, Brahma enleva les veaux et les copains de Krishna pour les enfermer dans une caverne.
À son retour, Krishna chercha partout ses amis et ses bêtes. En vain. Et comme il ne voulait pas revenir au village sans les mioches, pour ne pas angoisser leurs parents, il se démultiplia.
En ses copains, en veaux, en lui. Il était tout le jour son troupeau, ses amis, et personne ne s’en aperçut. C’était la première fois que Krishna se démultipliait, et, pour une première, elle était réussie. Car l’illusion dura une bonne année.
Vaincu, Brahma s’inclina devant la divine puissance de l’enfant prodigieux et ouvrit la caverne. Pas plus que Yashoda, aucun n’eut souvenir de cette année passée dans le noir d’une grotte.
Le démêlé qu’il eut avec Indra, roi des dieux et maître de l’orage, fut autrement plus grave.
Indra était de ces vieilles divinités védiques exigeantes qui demandaient des têtes de bétail plantées aux quatre coins de l’aire du sacrifice, parfois une tête humaine. Indra était l’Antiquité. Pour hâter l’arrivée de la mousson, les villageois allaient lui sacrifier de belles bêtes, béliers, boucs et taureaux, quand l’enfant Krishna intervint.
« De quoi je me mêle ? dirent les paysans. Si on ne lui sacrifie pas comme d’habitude, Indra va se fâcher !
— Mais vous allez perdre ce qui vous donne le lait, le beurre et les bouses séchées qui servent de combustible ! Ces animaux ne vous ont rien fait. Ils ont bon caractère, ils vous sont très utiles, regardez leurs beaux yeux humides…
— C’est bien pour cela qu’il faut les sacrifier ! cria le chef du village. Sinon, où serait le prix qu’on doit aux dieux ? Allez, dégage, petit. »
Mais les paysans avaient entendu Krishna. Au fond, c’était idiot de tuer des animaux dont on avait besoin. On pouvait les remplacer par des gerbes de millet, des fleurs, de la canne à sucre, avec les mêmes stances murmurées des Veda, où serait le mal ?
Les animaux ne furent pas sacrifiés, et Indra se fâcha. Un orage éclata, suivi de pluies terribles. La mousson colérique suscitée par Indra était sur le point d’inonder Brindavan, en lisière de forêt, quand l’enfant prodigieux souleva de son petit doigt une montagne entière pour abriter les gens. Les pluies durèrent sept jours et sept nuits pendant lesquels Krishna protégea ses amis.
Le vieux roi des dieux comprit qu’une nouvelle ère s’ouvrait et, comme Brahma, s’inclina devant le jeune dieu. Les pluies cessèrent.
L’ère du dieu Krishna s’ouvrit sur de nouvelles façons de prier les dieux. Au lieu de stances récitées professionnellement, il suffisait d’aimer. Fusion, effusion, dévotion, larmes de joie ! Cela s’appelle Bhakti, le pur amour. Oui, il suffit d’aimer. Les dieux disent souvent cela et, pourtant, n’en font rien. Mais pas lui.
Le dernier tour de l’enfant prodigieux le fit entrer dans sa puberté. Les gardiennes de vaches commencèrent à l’intéresser. Et, pour se rendre intéressant, il vola les saris des vachères, les gopi, qui se baignaient dans l’eau de la rivière.
Nues, évidemment.
Krishna accrocha les saris aux branches des arbres et nargua les jeunes filles qui avaient froid dans l’eau. Si elles voulaient reprendre leurs saris, elles devaient venir une à une devant lui. Ce qu’elles firent, honteuses et croisant les mains devant leur pubis.
Là, Krishna fut odieux. Il menaça les malheureuses vachères : pour s’être baignées dans l’eau de Varuna, ce vieux dieu védique leur porterait malheur.
« Mon dieu, qu’est-ce qu’il faut faire ? demanda la plus belle, qui s’appelait Radha et qui avait une double rangée de grands cils veloutés.
— Dis-le-nous, dis-le, par pitié ! répétèrent les autres.
— Bien ! cria Krishna. Vous devez d’abord lever les bras, joindre les mains et, ensuite, vous prosterner devant l’eau. Allez ! »
C’est ainsi que Krishna découvrit la beauté des seins et des fesses des vachères. Il était prêt.
Les vachères amoureuses
Voici venues les plus belles des nuits, bousculées par des nuages de mousson laissant entrevoir une lune poétique tandis qu’un vol de canards blancs traverse le ciel cendré.
Voici venu le plus beau des Krishna, seize ans, joueur de flûte, couronné d’une plume de paon penchée sur le côté, paré de colliers de fleurs, torse nu et peau bleue sur pantalon jaune.
Il attire les vachères en jouant de son instrument et elles viennent, elles accourent et dansent autour de lui. Rien ne les retiendra chez elles, ni bébés, ni maris, ni galettes à cuire. Elles sont hypnotisées, en transe, hors d’elles-mêmes. À cause de ces femmes tourbillonnant en ronde et que rien ne peut empêcher de quitter leur foyer, on a pu comparer Krishna au dieu grec Dionysos, qui joue le même tour hypnotique à ses bacchantes (voir Dionysos).
Mais les bacchantes déchiraient à mains nues des génisses, tandis que les vachères amoureuses, les gopi, se contentaient de danser et de s’abandonner.
Car elles le voulaient toutes et il les baisa toutes.
Elles étaient seize mille selon la tradition. Chaque nuit, il les charma, et toutes en même temps. Comment ? Mais comme il avait fait lorsque le dieu Brahma avait enfermé ses copains et ses veaux. Krishna se démultiplia en seize mille lui-même dans une ronde extatique.
Puis, comme il n’était pas teigneux comme Dionysos, il sema l’illusion dans le sommeil des maris et, lorsque les vachères épuisées revenaient au petit matin chez elles, personne ne les voyait. Mais elles n’oubliaient rien et revenaient le soir en courant lorsqu’elles entendaient les trilles de la flûte, chacune ouvrant les bras à l’amant merveilleux capable de les satisfaire toutes à la fois.
Vint une aube un peu grise où Krishna disparut.
Les gopi le cherchèrent. Trouvèrent les traces de ses pas.
Et aussi d’autres traces, plus petites, plus légères.
Krishna avait choisi l’une d’elles pour maîtresse, et il était parti avec elle.
Radha, la préférée
Curieusement pour l’Inde si pudibonde, qui fut prompte à interdire les concours de Miss Univers et les baisers sur la bouche dans les films de Bollywood, la vachère Radha était mariée.
Le bel amour qui sert de référence aux élans des Indiens de toutes religions est conforme au modèle de Tristan et Yseut, Guenièvre et Lancelot. L’amante est une épouse, l’amour est adultère, et c’est donc bien l’idéal refoulé des Indiens.
Certains voulurent la faire passer pour la fille d’un roi, mais cette promotion sociale ne changeait pas la donne, et la belle Radha aux cils veloutés resta fille et femme de vacher, l’amante de Krishna, celle qui donne du bonheur, la reine, la suprême maîtresse de ses nuits.
Je citais Chérubin, l’adolescent charmant et dans lequel Søren Kierkegaard voyait l’image même du désir. Mais Beaumarchais prit soin de lui adjoindre dans le dernier moment de sa trilogie, La Mère coupable, une maîtresse préférée. Rosine, comtesse Almaviva, céda à Chérubin qui l’engrossa. Pour ne pas la déshonorer, Léon d’Astorga, alias Chérubin, se fit tuer au front. En 1792, année de la création de la pièce, on était en un temps où les dieux n’avaient plus bonne presse.
Au contraire, Radha redonne des couleurs à l’idée même de dieu. Les mortels ont le droit de les aimer, pas seulement de leur sacrifier des têtes de bétail accompagnées de prières. Les mortelles ont le droit de faire l’amour avec Dieu en tournoyant la nuit et sans péché. Quel enchantement !
Personne n’a mieux chanté le désir de Radha que la princesse rajpoute Mirabaï, qui, à cinq ans et au XVe siècle, se déclara fiancée au dieu Krishna, devint l’épouse d’un roi qu’elle n’aima pas, et qui, une fois veuve, partit avec un luth à une corde nommé ektara pour chanter et danser en l’honneur de son dieu.
Cependant, si Krishna ne donne pas d’enfant à sa belle maîtresse, elle se languit de lui tout le jour et l’attend. Gémit, pleure, soupire. Krishna est aussi cette attente infinie d’un amant qui ne vient pas ou qui tarde à venir. Mais, une fois qu’il est là, l’union est si parfaite, leurs corps et leurs esprits sont si bien confondus qu’à eux deux ils engendrent une nouvelle divinité nommée Radhakrishna.
Pas l’une sans l’autre, pas lui sans elle. On adore bien davantage Radhakrishna que Krishna tout seul, forcément. L’adoration de ce couple emboîté permet aux dévots masculins de Krishna de se travestir en vachères. Un peu grosses, le menton bleui, le sari mal drapé, ces travestis ne peuvent se confondre avec les vrais eunuques, les hijra, dont le talent dans le devenir-femme peut atteindre des sommets d’illusion.
Illusion, maître mot. Un jour finissent l’enfance et ses jeux amoureux. Vient le temps de la guerre, et Radha attendra.
Le roi de Dwarka
Kamsa, l’oncle cruel, réapparut à temps pour faire passer Krishna à l’âge adulte. Mielleux, il invita Krishna et son frère Balarama à un grand sacrifice. À l’arrivée, les jeunes gens furent accueillis par un éléphant furieux et barrissant.
Krishna abattit l’éléphant d’un seul coup de massue, tua l’oncle Kamsa et entra dans la préparation de son métier de roi. Ce ne fut pas très long, soixante jours en tout, mais, comme on s’en doute, le jeune dieu était surdoué.
Puis il fit construire une ville fortifiée qui existe toujours, Dwarka, au bord du golfe de Kutch, dans l’océan Indien. Et comme ses amis de Brindavan et de Mathura se lamentaient à cause de son départ, il les translata tous à Dwarka. Puis il se maria. Non sans mal.
Comme le Geser bouriate de Sibérie, Krishna avait une fiancée prédestinée, Rukmini, fille du roi Bhismaka. Le moment venu, le roi prépara les noces de sa fille contre l’avis de son fils, Rukmi, allié au prince Shishupala, un de ses cousins germains qui haïssait Krishna depuis la petite enfance.
Rukmi prépara de son côté les noces de Rukmini et de Shishupala. De sorte que, le jour venu, Rukmini, drapée dans son sari rouge, ne savait pas exactement qui serait son mari, de Krishna ou de Shishupala.
Elle sortait du temple où elle venait de faire ses premières dévotions lorsque Krishna l’enleva sur son char selon l’usage du mariage par enlèvement, répertorié dans les formes admises. La guerre éclata. Krishna fut le vainqueur et se contenta de raser la tête de Rukmi, signe honteux de défaite pour un prince, fils de roi.
Quant à Shishupala, ce fut une autre affaire.
À la naissance, il était né avec trois yeux et quatre mains. Il braillait comme un âne, et sa mère désespérait quand une voix céleste se fit entendre : « Ce garçon sera un grand guerrier. Si tu le poses sur les genoux de celui qui un jour le tuera, il perdra un œil et deux mains. »
Krishna rendit visite à sa tante, mère de l’enfant monstrueux. Elle le posa sur les genoux de Krishna et la prédiction s’accomplit. Shishupala était devenu un bébé normal et son meurtrier, un jour, serait nécessairement Krishna.
Sa mère se jeta aux pieds du jeune dieu en suppliant de l’épargner. Krishna promit de supporter cent insultes de son cousin, mais à la cent unième, il ne pardonnerait pas.
La fin de la prédiction s’accomplit elle aussi dans le Mahābhārata lorsque le roi Yudhisthira fait son premier sacrifice royal. Pour l’occasion, Shishupala insulta son cousin Krishna une fois de trop, et sa tête vola dans les airs, coupée par une arme redoutable, un disque tranchant lancé au bout d’un doigt.
À cette époque, le conflit gigantesque décidé par les dieux pour soulager la terre fatiguée avait commencé entre le clan des Pandava, qui étaient cinq, et les Kaurava, qui étaient cent.
Devenu roi, Krishna choisit les Pandava et se mit à leur service, mais avec des réserves : il conseillerait, il guiderait, mais il ne tuerait pas, il ne ferait pas la guerre. C’est un rôle étrange pour un dieu, surtout pour une incarnation de Vishnou, mais Krishna s’y tiendra.
Lorsque Krishna sauve du déshonneur Draupadi, l’épouse unique des cinq frères Pandava, il le fait très bien. L’aîné des Pandava a joué avec un tricheur et il a tout perdu, ses biens, ses palais, son royaume, ses frères et leur commune épouse. L’un des frères du tricheur va chercher Draupadi alors que, recluse, elle a ses règles.
C’est une scène insensée. Sanglotante, échevelée, le bas de son sari sali de sang, Draupadi est tirée par les cheveux par un abruti qui veut la déshabiller pour la voir nue. Là, tout de suite.
Et le même dieu qui chipa les saris des vachères prolonge celui de Draupadi, qui devient interminable. L’abruti déroule le sari mais cela n’en finit pas. Le sari souillé de Draupadi s’allonge de plusieurs kilomètres, jusqu’à ce que l’abruti, finalement, renonce.
Mais il y a ceci. Plus tard, en pleine guerre. Lorsqu’il exhorte le malheureux guerrier Arjuna, parfait archer qui refuse de combattre, le dieu Krishna m’énerve. Il ne fait pas la guerre, non ; il la fait faire à d’autres ! Et le coup de massue métaphysique qu’il inflige pour faire plier le bel Arjuna qui dit non et non, je ne veux pas tuer ceux de ma famille, est certes magnifique, mais très désagréable.
À bout d’arguments rationnels, Krishna se dévoile sous la forme de Vishnou, entouré d’astres, d’étoiles et de planètes tourbillonnantes comme autrefois dans sa bouche de bébé. À cet instant, il prononce les sublimes paroles de la Bhagavad-Gītā, le chant du Bienheureux, devenu la prière matinale des hindous.
« Celui qui me voit partout et qui voit le Tout en moi, je ne suis jamais perdu pour lui et il n’est jamais perdu pour moi / Des créatures je suis le commencement, la fin et le milieu / Je suis la mort qui emporte tout, la source des choses à venir / Je suis le sceptre de ceux qui maîtrisent les peuples, l’art politique des conquérants, le silence des secrets, la connaissance des connaissants / Et quelle que soit la forme de tout être, je le suis… »
Arjuna tombe en extase, se prosterne et va tuer ses cousins.
La vengeance de la reine aveuglée
La guerre est terminée. La terre est soulagée tant il y eut de morts. Les cinq Pandava survivent, mais aucun Kaurava. Leur mère Gandhari a perdu ses cent fils.
C’est une femme très étrange. Jeune fiancée, quand elle apprit que son promis, Dhritarashtra, était aveugle de naissance, elle se fit poser sur les yeux un bandeau noir épais, pour être, comme lui, aveugle…
Les vainqueurs réunis viennent alors demander pardon à ces parents qui ont perdu cent fils, massacrés par leurs propres cousins.
L’aîné, Yudhisthira (celui qui joue sa femme aux dés), se prosterne et embrasse les genoux de sa tante Gandhari. Elle accorde son pardon, mais, sous le bandeau noir qu’elle porte, elle laisse tomber un peu de son regard sur l’orteil de ce neveu royal.
L’orteil noircit aussitôt et pourrit.
À son tour, Krishna s’avance vers Gandhari. Il se prosterne et demande son pardon.
Alors la terrible mère se dresse, le maudit et prophétise sa mort.
Accablé, Krishna retourne dans sa ville de Dwarka et y règne longtemps.
Puis, un jour, les dieux l’avertissent qu’il doit quitter Dwarka avec ses habitants. La foule se met en route, mais, sur la plage, quelques sujets du roi Krishna, fatigués, boivent un peu trop d’alcool. Une rixe éclate. Les habitants de Dwarka s’entretuent jusqu’au dernier.
Krishna – est-il vieux ? blanchi ? voûté ? On ne sait pas – s’enfonce dans la forêt avec son frère Balarama pour tenter de réfléchir sur ce drame terrible.
Les deux frères entrent en méditation, Balarama assis contre un tronc d’arbre et Krishna étendu, appuyé sur un coude. Tout est calme. La forêt résonne de cris d’oiseaux. Les habitants de Dwarka sont morts, morts aussi les combattants de la grande guerre mondiale, mais les gazelles paissent paisiblement.
Soudain, Balarama ouvre la bouche d’où sort un serpent qui glisse vers la mer. La mâchoire de Balarama ne se referme pas. Krishna comprend que la mort est là. Un vieux chasseur aborigène, un Bhil qui n’y voit plus trop, prend ses pieds pour une bête et décoche une flèche.
La flèche perce les pieds, puis le cœur. Krishna meurt ainsi, frappé par la malédiction de la mère aveuglée qui ne pardonne pas la mort de ses cent fils.
Qui fut-il à la fin ? Un homme ? Un dieu ? Un avatar de Vishnou, un dieu fait homme ? Voilà pourquoi, de temps en temps, certains voient en Krishna l’image de Jésus, qui, comme lui, fut un dieu et mourut.
Krishna ne ressuscita pas, mais son corps physique s’évanouit dans les airs, inaugurant l’ère maudite du Kaliyuga dans laquelle nous vivons.
Rukmini, sa reine, monta sur le bûcher funèbre, nous dit-on en Inde. Épouse royale, Rukmini devait volontairement décider de devenir sati.
On ne sait pas ce que devinrent ses seize mille autres amantes, mais je suis sûre que Radha, la nuit tombée, l’attend les bras ouverts et le cœur frémissant.
Quant à la grande poétesse Mirabaï, seule dans cette histoire à avoir existé dans le réel, on dit qu’elle disparut dans un éblouissement, très vieille, les cheveux blancs, en chantant dans le temple de Krishna à Dwarka, le Dwarkadhish, envolée sur l’écume des vagues.
Kundalini (Inde)
Elle est au féminin. Pas une déesse, non, mais beaucoup mieux, car la Kundalini est l’Énergie féminine en personne, la Shakti.
La serpente bénéfique
Tous les dieux, tous les hommes ont en eux une Shakti féminine nichée au plus profond des os. Pour ce qui est des déesses et des femmes, on en discutera. Mais pour tout ce qui, de près ou de loin, s’apparente au génie masculin, il y aura de la Shakti en eux, c’est certain.
La Kundalini étant Énergie pure, elle trouve son meilleur aspect dans l’espèce des serpents. Dans la Bible, le serpent est le tentateur ; mais, en Inde, la serpente Kundalini est à la source de vie, roulée en boule dans le sacrum au bas de la colonne vertébrale de tous les hommes. L’Énergie féminine est un serpent femelle.
Quand elle se dresse, stimulée par le sexe de l’autre, la Kundalini remonte dans la moelle épinière masculine comme un fouet lancé à toute vitesse, va toucher le bindu, derrière le centre du front, pénétrant sous la fontanelle où elle explose en mille fleurs de lotus. Extase, orgasme, fusion, anéantissement, nirvana, dans l’indistinct.

Tout, dans cette affaire, passionne.
Aux origines, comme en témoignent le théâtre en sanscrit et le Kûlarnavatantra, on sait que de petits groupes d’ascètes vagabonds allaient nus, parfois enveloppés de couvertures noires, et qu’ils pratiquaient en couples des unions sexuelles collectives et sacrées. Au Xe siècle, le roi du Cachemire les fit condamner, preuve de leur existence.
Ces ascètes étaient des praticiens des tantras, qui sont des écritures sacrées révélées par la divinité – Devi, Aditi, la Déesse – et rédigées dans « la langue des dieux », je veux dire le sanscrit.
À proprement parler, le « tantrisme » n’existe pas.
Les tantras, oui, le tantrisme, non. Seules pourront être appelées « tantrismes » les doctrines décadentes engendrées par ceux qu’André Padoux appelle ironiquement « les tantrisants d’Occident » dans un petit traité admirable, Comprendre le tantrisme. S’agissant d’un ouvrage qui démontre à l’envi pourquoi le « tantrisme » n’existe pas, c’est un comble.
Hatha-yoga
Les praticiens des tantras sont les yogis ; les praticiennes s’appellent les yoginis.
Nulle part en Inde les femmes ne sont plus importantes que les yoginis en amour avec leurs yogis. Leurs façons de faire sont un peu singulières ; et la yogini est volontiers instrumentalisée. Les non-informés parleront de partouzes, les fans du « Karma-Cola » d’échange spirituel et, sur la Toile, la Kundalini circule sur les sites de rencontre. Tu veux ma Kundalini ?
Eh bien, non. Les tantras méritent d’être étudiés de près.
« Entre dans le temple de ton corps », me disait mon professeur de Hatha-yoga chaque jour au commencement de la séance. Je mis un certain temps à comprendre que mon corps était un temple qu’il fallait honorer. C’est à quoi s’emploient toutes les variétés de yoga, le Hatha-yoga étant au plus près des tantras.
Le dieu bleu marine et la femme amoureuse
Ces textes poétiques et précis ne sont pas hindouistes orthodoxes. Ils ont traversé l’hindouisme pour s’aller nicher dans le bouddhisme tibétain, profondément imprégné du mythe de la Kundalini, mais qui ne la met pas en action dans le réel.
J’ai sous les yeux un thangka bouddhique, une peinture sur soie tendue sur des baguettes. Ce thangka vient de Gangtok, capitale du Sikkim indien. Un dieu à la peau bleu marine y fait l’amour debout à une femme à peau d’ivoire que l’on voit de dos, jambes très écartées, et tête renversée vers l’arrière, avec des traits qui ressemblent fortement à ceux de la sainte Thérèse en extase sculptée par Le Bernin.
À un détail près.
La Thérèse du Bernin aux lèvres entrouvertes et qui ferme les yeux sous la jouissance divine est seule avec son ange. Le Christ, son amant divin, n’est pas là.
Mais, sur le thangka, l’amant y est. La femme à la tête renversée baise en les effleurant les lèvres de son dieu bleu. Sur ses fesses, une parure d’or cliquetante est animée d’un léger mouvement et ses pieds sont ligotés par de charmants petits êtres pour lui assurer un solide équilibre. Le dieu bleu referme sur son dos deux de ses bras multiples et il jouit, les yeux ouverts sur l’Infini du monde.
Ne pas en déduire que les lamas des dzongs tibétains se livrent à des excès sexuels avec des femmes. Ces images sont destinées à la méditation et faites pour comprendre ce qu’elles représentent : l’union du dieu avec son Énergie, qui lui vient de son sexe et enflamme l’univers.
Au terme de cette union, quand la Shakti a remonté le long de la colonne vertébrale, le masculin et le féminin reforment l’androgyne des premiers commencements.
Le voici en couverture du petit traité de l’excellent Padoux. Cette miniature du XVIIe siècle nous montre Shiva du côté gauche, reconnaissable au cobra qu’il a autour du cou, à la peau de panthère sur laquelle il repose, au trident qu’il brandit (voir Shiva). Du côté droit, sa Shakti porte pudiquement sur le sein un sari rouge, et on la reconnaît à son anneau de nez, que les femmes portent en Inde et les hommes jamais. Kama étant dieu de l’amour, cette figure de Shiva fusionné avec sa Shakti s’appelle Kameshvara/Kameshvari.
Le dieu a donc besoin du sexe de la femme. Et pour devenir dieu, le yogi a besoin d’une yogini dont le vagin lui servira de rampe de lancement.
Sans elle, il ne peut rien. La masturbation n’est aucunement capable de faire se dresser la Kundalini. Il faut donc être deux.
La bouche inférieure de la yogini
La Kundalini se love dans le bas des reins de l’homme, mais elle se dresse « hors du pîtha triangulaire », comprendre le sexe féminin. Ce triangle s’appelle la « bouche de la yogini », la « bouche inférieure », lieu de culte.
La bouche inférieure de la yogini, c’est l’équivalent du tableau de Courbet, L’Origine du monde. L’adorer, c’est adorer la bouche de la révélation. Le culte s’appelle yonipuja, littéralement, la « prière du vagin ».
La femme peut être l’amante du yogi, ou bien une femme suffisamment légère, prostituée, par exemple. Pas une mère au foyer.
L’acte doit se dérouler sur un mandala, un cercle sacré.
Le yoni ne doit surtout pas être épilé, car les poils font l’objet d’ornements de fleurs ou de pétales, et ils sentent, les poils, ils sentent la vie.
Après avoir orné le vagin de l’amante, le yogi l’assied sur sa cuisse gauche pour enduire les lèvres de la bouche inférieure avec de la pâte de santal odorante. Il lui fait boire de l’alcool, dessine sur son front un croissant rouge, récite des prières, puis, après des caresses, la pénètre.
Le plus difficile reste à faire.
Ensemble, la semence de l’homme et celle de la femme doivent être recueillies. Ensemble, elles forment l’« essence sublime » offerte en oblation à la Déesse. Une fois offerte, l’essence sublime sera dégustée par l’amant, qui en retirera puissance et perfection.
Qu’importe si le Yonitantra, le « Tantra du vagin », est un texte inspiré par le dieu Vishnou. Les adeptes du tantra n’ont qu’un seul dieu, Devi, la Déesse.
Ils aiment transgresser. À preuve, la consommation d’alcool (interdit dans plusieurs États de l’Inde, et strictement interdit les dry days, un jour par mois, dans certains autres États). À preuve encore, le choix d’une prostituée, généralement de basse caste. Briser les règles fait tellement partie des tantras que les adeptes les plus allumés se livrent au culte du vagin assis sur un cadavre dans un champ de crémation, la nuit.
Je n’aimerais pas ça.
Pire encore, l’illicite devenant licite, certains mêlent à l’essence sublime d’autres excrétions corporelles. Le psychanalyste indien Sudhir Kakar a recueilli le témoignage halluciné d’un adepte qui, voulant faire venir la Déesse à tout prix, s’enduisit d’excréments et d’urine jusqu’à ce qu’elle apparaisse. Elle lui est apparue. L’homme en est devenu fou.
Psychose ? Certes. Mais la psychose et le rituel sacré ne sont pas sans rapports.
Le culte du vagin peut se pratiquer en rond sous le nom de melapa. Des couples s’installent, chacun avec sa chacune ornée de fleurs et de pâte de santal. La cérémonie sexuelle se déroule en pleine nuit, en cercles concentriques autour du maître (le gourou) qui dirige le déroulement. Le grand philosophe Abhinavagupta nous explique que le but est de susciter une présence rendue plus intense par le spectacle des autres qui s’unissent, comme un jeu de reflets dans un miroir.
La plus grande cérémonie est le grand sacrifice du Kula, réservé à quelques initiés. Les partenaires doivent d’abord s’adorer l’un l’autre, puis éveiller la Kundalini en eux. Le texte du rituel insiste sur la beauté : l’odeur du santal, les fleurs entremêlées dans l’origine du monde, les baisers, les caresses, l’encens, les mets choisis, tous les sens seront exaltés pour atteindre, grâce à « la variété des jouissances », la perte de l’identité corporelle, la fusion en l’autre, la « découverte émerveillée du soi », et c’est à ce moment que le yogi doit adorer la bouche de la yogini.
On recueille les semences, on les consomme, on recommence. À la troisième union, on touche à l’Absolu.
André Padoux prend soin de préciser que la découverte émerveillée et le goût de l’Absolu sont strictement réservés aux hommes.
Pas de blagues. La bouche inférieure de la yogini n’est là que pour éveiller la serpente au dos de son amant. Non mais !
Kvasir (Scandinavie)
Parmi les Ases, les dieux célestes du panthéon nordique, Kvasir est le plus sage, le sage d’entre les sages. Selon Snorri Sturluson, rédacteur de l’Edda au XIIIe siècle, Kvasir serait un rejeton de crachats.
Après une guerre interminable, les Ases et les Vanes, divinités terrestres, conclurent un traité de paix selon la coutume. Or la coutume était que chacune des parties crache d’un même mouvement dans le même récipient.
La bière fermente souvent à partir d’un crachat ; c’est encore le cas de nombreux peuples autochtones amérindiens qui crachent dans le manioc ou le maïs pour faire de la chicha. Certes, on peut fabriquer de la bière comme font les femmes dogon, à partir de cendre, de salpêtre et de mil, mais il est bien plus simple d’utiliser le crachat. De femme, c’est mieux.
Deux peuples divins crachant ensemble font une boisson que l’on parfume aux fruits. C’était un gage de paix. Les Ases en firent le plus sage des dieux en façonnant le crachat avec un peu de salive. Le crachat s’appelait Kvasir.
Kvasir se mit à parcourir le monde pour transmettre sa sagesse aux hommes, comme plus tard le Bouddha. Mais, un jour, Fjalar et Galar, deux nains perfides, l’invitèrent et l’assassinèrent.
Ils répartirent le sang de Kvasir dans deux vases et dans un chaudron, ils y mêlèrent du miel. Au bout de quelque temps, le ferment de Kvasir et de son sang mêlé donna l’hydromel, source de poésie et de savoir pour qui le boit. Voilà pourquoi la poésie s’appelle le « sang de Kvasir ».
Kvasir ayant disparu, les Ases le cherchèrent. Les nains prétendirent qu’il s’était étouffé dans son intelligence…
« Parce que, vous comprenez, dirent les nains, personne n’était assez savant pour épuiser son savoir avec des questions, alors il s’est étouffé dedans. Le pauvre ! »
Le dieu Odin comprit ce qui s’était passé et récupéra l’hydromel, non sans avoir combattu quelques géants et s’être transformé en serpent.
Le kvas, ou kwass, est encore aujourd’hui une bière fermentée très peu alcoolisée ; en Russie, on fait fermenter le pain de seigle que l’on parfume avec des fruits broyés. Jadis, on les broyait avec les dents et on les recrachait. Maintenant, plus du tout. Plus personne n’oserait fabriquer de la sagesse en crachant pour un traité de paix. Imaginez cela dans la salle de l’assemblée générale de l’Onu à New York…
