Isis et Osiris (Égypte)
Au commencement, dans le delta du Nil, était comme partout l’Océan liquide. De lui, selon la cosmologie d’Héliopolis, naquit Atoum, soleil couchant.
Son nom signifie « Ne pas être » et « Être parfait ». De cette ambivalence entre l’Être et le Néant surgit un geste simple. Atoum n’avait besoin de personne.
Atoum se masturba si bien que sa main s’agitant reçut un nom, Iousaas. De sa semence naquit Chou le sec.
Atoum cracha. De sa salive naquit Tefnout l’humide.
De Chou et de Tefnout naquirent Geb et Nout, qui eurent quatre enfants qui n’auraient pas dû naître, car le dieu Rê, dieu du soleil, commandant le rythme des saisons et inventeur de trois cent soixante jours, n’avait pas connaissance des amours de leurs parents.
Et pourtant, ils naquirent. Comment ? Parce que l’oiseau ibis nommé Thot, dieu de l’écriture, gagna cinq jours supplémentaires qu’il ajouta aux trois cent soixante jours créés par le dieu Rê.
Cinq jours pour quatre dieux, plus un enfant Horus dit « l’Ancien », conçu dans le sein de sa mère par Isis et Osiris, embryons déjà amoureux l’un de l’autre.
De sorte que quatre des enfants de Geb et Nout naquirent en même temps que leur petit-fils Horus. Aujourd’hui, cela n’étonnerait plus. N’a-t-on pas vu une sœur fécondée par son frère et partant aux Amériques en dissimulant leur parenté ? Combien de grands-mères portent en ce moment même l’enfant qu’elles donneront à leur propre fille ?
Dans d’autres lieux illustres de l’antique Égypte, l’apparition des dieux se passe tout autrement. À Memphis, le dieu Ptah se représente le monde en son cœur avant de le faire advenir en le prononçant, tandis qu’à Esna, le bélier Khnoum fabrique les êtres vivants sur un tour de potier et que la déesse Nout, ciel étoilé, crée l’univers physique.
Mais, quelle que soit la ville et quel que soit son dieu, le mythe a pour fonction d’assurer la création permanente qui fait coucher Rê, le soleil, baisser les eaux du fleuve avant d’obliger Rê à se lever à l’aube, et le fleuve, le grand Nil, à inonder les terres pour les fertiliser. Ou pour tout absorber, comme cela arrivait quand des îles sur le Nil disparaissaient soudain, balayées par la crue alors même qu’on y avait planté et labouré.
Héliopolis demeure la seule ville qui fait naître les dieux d’une masturbation. En s’excitant, Atoum-Un se divise en Deux, puis, après trois générations, surgissent les quatre arrière-petits-enfants du dieu masturbateur : Osiris, Isis, Seth et Nephtys.
Deux traits se remarquaient chez Seth et chez Nephtys. Elle se pensait stérile et Seth, lui, était roux.
Roux, avec une peau très blanche. Les Égyptiens étaient parfois roux ; ce fut le cas de Ramsès II, comme le prouvèrent les analyses qu’on pratiqua sur les cheveux de sa momie lorsqu’il fallut la restaurer à Paris. Nettoyé de ses moisissures, le plus grand des pharaons repartit en avion comme il était venu, avec, sur le tarmac, les honneurs des gardes républicains que Valéry Giscard d’Estaing avait tenu à lui offrir. On savait désormais que Ramsès était roux.
Avec la peau très pâle ? Ce serait épatant. Un pharaon africain albinos, voilà qui clouerait le bec de ceux des Africains qui, aujourd’hui, massacrent les albinos pour garder un de leurs bras, procédé magique pour se protéger des balles de fusil.
Osiris et Isis, qui s’aimaient depuis leur conception, s’épousèrent, l’inceste fraternel étant une règle d’or inscrite dans la constitution universelle des dieux. Leur sœur Nephtys en fit autant. Mais, quoique ayant épousé Seth le rouquin, elle partagea furtivement la couche d’Osiris.
Le rouquin était un jaloux avide de pouvoir. Nephtys était sa femme ; Osiris était roi. Seth voulait le royaume et tuer l’amant de sa femme.
Il traqua Osiris et lui tendit un piège. Il l’invita à partager un banquet fraternel et lui montra un sarcophage splendidement décoré, qui n’avait pas de destinataire.
— Mais pour qui est-il, ce coffre ? demanda Osiris, étonné.
— Je l’offre à celui qui pourra se coucher dedans, répondit Seth. Que tous les convives l’essaient !
Les convives se couchèrent un à un dans le cercueil, mais le splendide sarcophage n’allait à personne. Pardi ! Seth avait pris les mesures d’Osiris et, quand ce fut son tour, les dimensions du sarcophage lui convinrent parfaitement.
En un tournemain, Seth fit poser le couvercle, referma le sarcophage, scella le pourtour du coffre au plomb et le jeta au Nil. Osiris était mort.
Osiris étant le dieu de la végétation, l’effet fut désastreux. Éplorées, Isis et Nephtys partirent à la recherche du cercueil égaré, et ce fut Isis qui le trouva. Il s’était échoué à Byblos contre un tronc d’acacia qui devint gigantesque et le dissimula. Longtemps, transformée en hirondelle, Isis voleta en poussant de petits cris plaintifs autour des branches de l’acacia.
Puis, comme Déméter cherchant sa fille Coré, Isis, désespérée, se transforma en nourrice pour s’introduire chez le roi de Byblos. Et comme la déesse grecque voulut immortaliser l’enfant de ses hôtes en le tendant aux flammes, Isis protégea l’enfant du roi de Byblos en lui donnant son index à sucer. Surprise par les parents, Isis se dévoila et demanda le tronc de l’acacia.
Le sarcophage s’y trouvait. Aidée de sa sœur Nephtys et se servant d’un nœud magique, Isis rendit la vie à son époux qui lui donna un fils, Horus, un enfant représenté avec le crâne rasé sauf une longue boucle qui lui caresse le cou.
Fou de rage, Seth retrouva son frère, le tua et, pour être bien sûr qu’il ne reviendrait pas, il dépeça le cadavre avant de l’éparpiller en quatorze morceaux dans le Nil.
Les deux sœurs se mirent à le chercher frénétiquement. Avec l’aide d’Anubis, dieu-chien au flair infaillible, elles récupérèrent chacun des morceaux du dieu démembré, sauf le pénis qu’un poisson avait avalé.
Le corps d’Osiris fut reconstitué, morceau après morceau. Pour le rassembler, les déesses enveloppèrent Osiris de bandelettes.
Et voici sous leurs yeux un cadavre bien propre, emmailloté de bandelettes blanches, privé de jambes. Il porte sur la tête la couronne de couleur blanche, bonnet rétréci au sommet et symbole de la Haute-Égypte, parfois orné de deux plumes d’autruche. Croisés sur la poitrine, ses bras tiennent les deux symboles royaux, car le dieu dépecé est bien le roi des morts.
La scène qui suit est stupéfiante.
Transformée en milan, Isis ouvre ses ailes, s’envole en gémissant et s’abat sur le corps de son frère, le couvrant de ses plumes et le caressant du bec. Comme elle crie !
« Revis ! chante-t-elle de sa voix gémissante. Revis, faisons un fils ! »
Comment Isis réussit-elle à retrouver les sources du sperme dans ce corps démantelé, enveloppé de bandelettes ? Voici ce que raconte, à peine réécrit, un hymne à Osiris (stèle C286 du musée du Louvre) :
« Sa sœur le protège, elle qui éloigne l’ennemi. Elle repousse les désordres par les charmes de sa bouche, elle, l’experte en sa langue dont la parole ignore la défaillance, parfaite quand elle ordonne. Isis l’Efficace, protectrice de son frère, le cherchant inlassablement, parcourant ce pays en grand deuil, ne se reposera pas qu’elle ne l’ait trouvé. Le couvrant de l’ombre de son plumage, l’éventant avec ses deux ailes, avec de grands gestes-de-joie, elle fait aborder son frère, relevant ce qui, dans Celui-dont-le-cœur-défaille, s’était affaissé ; extrayant sa semence, créant un héritier, elle allaite l’enfant dans la solitude d’un lieu inconnu, puis l’intronise quand il est devenu fort, dans la Grande salle de Geb. »
Horus vengera son père et sera couronné après mille épreuves, car le dieu Rê favorisait le méchant Seth au lieu d’introniser le bon fils d’Osiris.
Et que devint Nephtys, la sœur qu’on disait stérile ? De son bref adultère avec son frère-beau-frère naquit le dieu Anubis que nous vîmes flairer les morceaux de son père avec son museau de chien. Puis, aux côtés d’Isis, elle se transforma en la lionne Sekhmet et enlaça la momie d’Osiris.
Isis devint reine sur la terre, et Nephtys aux Enfers.
Le dieu momifié devint père, mais ne ressuscita point. Il devint juge des âmes, garantissant aux Égyptiens qu’ils pouvaient mourir et renaître, puis remourir et vivre comme les pousses de riz après les crues du Nil.
C’est pourquoi Osiris, dieu de l’agriculture, deux fois mort, une fois ressuscité, est enfermé dans les tombes antiques sous la forme d’un cadre de bois représentant une momie, et rempli de terreau. Avant de refermer la tombe, de pieuses mains auront planté des graines dans ce terreau qui ne verra plus le jour.
Les graines ont germé dans le noir, puis jauni. Exhumées avec les trésors des tombes, elles composent une forme saisissante d’Osiris en tapis de pousses sèches. On appelle « Osiris végétant » celui qui fait pousser les graines dans les tombes, comme Horus dans le ventre d’Isis.
L’expansion d’Isis
Nous connaissons l’essentiel de ce mythe par Plutarque, historien grec né en Béotie et qui connut le règne de Titus après la destruction du temple de Jérusalem en 70. Plutarque prenait aussi peu de précautions que moi quand je vous raconte la belle histoire des deux veuves, l’une à ailes de milan et l’autre à tête de lionne.
Les Grecs la connaissaient depuis de longs siècles, des marins égyptiens ayant élevé en 333 av. J.-C. un autel pour la déesse Isis au Pirée, port de la ville d’Athènes.
Le commerce en Méditerranée rendit l’Égypte si populaire en Grèce qu’on y fusionna notre Isis avec Io, que Zeus avait transformée en génisse pour la protéger des jalousies d’Héra. Io trouva enfin le repos en Égypte et en devint la reine sous le nom d’Isis. Affaire classée ; c’était la même. Encore fallait-il expliquer le rapport entre Isis et la jeune génisse.
Or, dans le temps de la rivalité entre Horus et Seth, ce dernier proposa que les deux prétendants au trône se transforment en hippopotames et combattent dans le Nil. Voyant cela, Isis arme son bras d’un javelot magique, mais Seth se lamente et Isis s’attendrit. Elle rappelle son javelot. Furieux, Horus décapita sa mère. Si, si, je vous l’assure !
Isis prit alors la tête d’Hathor, la déesse-vache. C’est à cet étrange épisode nommé « la décollation d’Isis » qu’on doit l’une de ses coiffes : deux cornes en forme de lyre encadrant un soleil au lever, rouge avant sa transformation en lumière.
Voyant Isis cornue, les Grecs songeaient à Io.
Une autre de ses coiffes n’est pas moins singulière : un petit escabeau juché sur le sommet du crâne. Mais la plus belle est l’Isis coiffée de plumes de milan rejetées vers l’arrière, comme on voit dans l’un des rares authentiques portraits de Cléopâtre sculptée en reine d’Égypte, avec sur le front le serpent uræus qui recourbe sa petite tête pointue au-dessus du célèbre nez.
Sérapis, du nouveau avec de l’ancien
Cléopâtre n’était pas égyptienne, mais grecque. Son aïeul Ptolémée venait de Macédoine et revenait de l’Indus où il avait combattu aux côtés d’Alexandre quand il fonda la dynastie des Lagides, qui régnait à Alexandrie, non loin du tombeau de cristal du grand homme.
Fils de Lagos, Ptolémée Ier dit Sôter, « le Sauveur », devint pharaon de droit divin, garanti par la parole d’Isis. Son héritier épousera sa propre sœur sur le modèle du couple divin, et l’Égypte absorbera les Lagides, descendants de Lagos.
Mais, pour y parvenir, il fallait concilier les mythes grecs et égyptiens. Les Ptolémées inventèrent un nouveau dieu fabriqué avec de l’ancien.
Les Égyptiens adoraient un taureau sacré nommé Hapi. Un veau était sélectionné dans les troupeaux selon des critères aussi précis que dans le décret de la vache rousse réparant la faute du veau d’or dans la Torah (voir Messies).
L’animal devait avoir un pelage noir ; les poils de la queue doubles ; un triangle blanc sur le front, en forme de delta inversé, un signe blanc en forme de faucon aux ailes déployées sur le dos et un signe en forme de scarabée sous la langue.
Moyennant quoi, le Hapi était nourri quarante jours dans une étable où on lui présentait des offrandes. Puis il partait en procession, adoré par les foules, de Nilopolis à Memphis, capitale de la Basse-Égypte. Une fois par an, on lui offrait une génisse, abattue après les effusions taurines.
À vingt-cinq ans, on le noyait rituellement dans un bassin au bord du Nil et il rejoignait Osiris, devenant Osiris-Hapi. Sitôt mort, il se réincarnait dans un veau nouveau-né que les prêtres devaient retrouver quelque part avec sur son pelage tous les signes requis. L’Égypte prenait le deuil de l’Hapi mort pendant soixante-dix jours, le temps qu’il soit momifié, puis inhumé dans un tombeau. Quant à sa vieille mère vache, elle était inhumée dans une nécropole consacrée à Isis.
Au taureau noir tacheté de blanc mâtiné d’Osiris, les Ptolémées donnèrent un nouveau nom et une nouvelle allure. Le nom fut Sérapis.
L’allure n’avait plus rien de taurin. Sérapis est un dieu majestueux immensément barbu, coiffé d’une sorte de timbale débordant de fruits, accompagné par un chien Cerbère qui rappelle Anubis.
Le Sérapeum d’Alexandrie construit par Ptolémée III en l’honneur d’Isis et Sérapis était monumental. Le nouveau dieu incarnant la puissance sexuelle, la fécondité et la santé, il était très consulté et répondait, au moyen de l’incubation (qui se pratiquait encore récemment au Caire dans le tombeau de Joseph). On dormait aux pieds de la statue et on recevait en rêve l’ordonnance pour guérir.
L’immense statue était de bois précieux et ornée d’une mixture singulière : limailles d’or, d’argent, de cuivre, de fer, de plomb et d’étain, éclats de saphir, d’hématite, d’émeraude et de topaze broyés et teints en bleu.
Hormis le blanc de ses yeux, les épis d’or de sa timbale, l’or de son sceptre et l’argent de ses draperies, Sérapis avait le corps entièrement bleu. Comme le dieu Shiva en Inde avalant un poison jailli de l’océan de lait pour sauver l’humanité, Sérapis était un dieu d’azur.
Isis, de son côté, prit la forme d’une belle grande femme à la jambe souplement pliée, loin de la raideur de ses formes antérieures. Les Ptolémées la confondirent avec la déesse grecque Déméter à cause de l’épisode nourricier pendant la quête d’Isis, parfois avec sa fille parce que la petite Coré régnait sur les Enfers sous le nom de Proserpine aux côtés de son époux Pluton (Hadès en grec).
Isis était devenue reine des Enfers. Mais, plus encore, elle était la mère du petit Horus qu’elle tenait sur ses genoux dans de nombreuses statues des époques antiques.
À compter de la fondation d’Alexandrie, Isis accumule les noms nouveaux : Pharia, déesse du fameux phare d’Alexandrie, Pelagia, maîtresse des mers, Sothis – l’étoile Sirius dont le lever coïncidant avec celui du soleil annonçait le premier jour de la crue du Nil –, maîtresse des étoiles, reine des dieux, Victoire, Justice, Chance, Némésis, Cybèle, Grande Mère, n’en jetez plus ! Ce trésor d’appellations lui vaudra son plus beau titre, Myrionyme, « Celle qui a dix mille noms ».
Drapée dans une robe à larges plis, la nouvelle Isis porte entre les seins le Tyet, le nœud ou sang d’Isis, croix de vie d’Égypte retournée vers le bas et ressemblant à une silhouette humaine, en souvenir du nœud magique qui ressuscita Osiris.
Puis elle voyage. On la trouve en Grèce, en Macédoine, en Thrace, sur la mer Noire, à Éphèse, Taormine, Naples, Ostie, Pompéi, Lubiana, Budapest, Lyon, Cherchell, Tarragone et Valence, à Cadix, Marseille et Arles, Villemagne, Nîmes, Vienne, Vichy, Clermont-Ferrand, Genève, Autun, Bourg-en-Bresse, Besançon, Trèves, Metz, Strasbourg, en Frise, à Mayence, Baden-Baden, Paris, Anvers, Tournai et Londres. Sans oublier Rome, évidemment.
L’Isis d’Égypte devint la première véritable Européenne.
Sa voix, invoquée dans l’Asclepius, traduction en latin d’un texte grec, résonne en écho dans Shakespeare, quand Antoine, au lieu de hurler « Cléopâtre ! » crie à tue-tête « Égypte, Égypte ! ».
Cléopâtre avait voulu s’appeler « la Nouvelle Isis ». Ses amants généraux, les Romains César et Antoine, anticipent l’installation d’Isis à Rome beaucoup plus tard. Non sans contorsions, car Rome se souvenait du triomphal retour de César flanqué de son Égyptienne, cette catin dorée qui le poussait à devenir empereur.
Tibère réprima les rites isiaques en même temps qu’il persécuta les Juifs. Caligula, arrière-petit-fils de Marc Antoine, fit reconstruire l’Iséum abattu par Tibère au Champ de Mars.
Puis Isis monta sur le Capitole et, désormais, protégea les empereurs romains. Elle sauva Vespasien tout juste proclamé César par l’armée d’Orient et le fit reconnaître en Égypte avant le sénat de Rome. Plus tard, les Sévères, empereurs berbères, lui trouvent encore un nom, « Félicité du siècle ».
Isis à Rome, félicité du siècle
Le culte d’Isis avait ses formalités.
La dame avait ses habilleurs, ses caméristes, dites « ornatrices », qui habillaient, maquillaient et coiffaient la déesse chaque matin avant de la montrer aux fidèles. Toutes les robes portaient le nœud Tyet, et toutes étaient couvertes d’un manteau dont Apulée nous décrit la splendeur : « d’un noir intense et resplendissant d’un sombre éclat ».
Puis, en parlant la langue d’Égypte, on la réveillait au son de flûtes et de sistres, instruments de percussion en forme de « U » ornés de coquillages ou de grelots d’argent.
Les libations devant l’idole venaient de l’eau du Nil, que des riches Romains gardaient chez eux comme aujourd’hui encore les rajas de l’Inde gardent dans leurs palais des amphores d’eau du Gange.
Les fidèles devaient se présenter en état de chasteté, sinon l’uræus serpentin en argent s’animait sur la tête de l’idole, exigeant une confession publique, voire des hurlements de douleur à genoux.
À deux heures de l’après-midi, les portes se renfermaient, et Isis s’endormait jusqu’au lendemain matin.
Le 5 mars, le « Vaisseau d’Isis », fête des navigateurs, déroulait sa longue procession de fidèles déguisés – prémices des carnavals – suivis de femmes en blanc répandant des fleurs et du parfum sur le sol, de porteurs de torches, de chanteurs, de prêtres à la tête rasée agitant les sistres de leur déesse et drapés de lin immaculé. Enfin venaient les dieux.
Un homme portant le masque d’Anubis – oreilles dressées et museau noir – tenait une statue du dieu ; des brancardiers portaient la vache Hathor ; et un vase d’or orné d’un aspic.
Mais où était Isis ?
Eh bien, dans le vase d’or.
Du 28 octobre au 3 novembre, se déroulait l’admirable « Invention d’Osiris ». C’était l’automne, les arbres perdaient leurs feuilles, le sol était nu, Osiris était mort. La quête d’Isis se déroulait dans le temple comme un chemin de croix catholique d’aujourd’hui, et, le 3 novembre, Osiris était ressuscité. La procession des « Hilaries » chantait « Nous avons trouvé, nous nous réjouissons ! », et on fabriquait de petits Osiris de glaise dans lesquels on plantait des graines avant de les fixer dans un tronc de pin creux.
Mort du dieu Sérapis
En l’an 300, l’Asclepius faisait dire à Hermès Trismégiste : « Ô Égypte, Égypte ! Il ne restera de tes cultes que des fables, et des enfants plus tard n’y croiront pas. »
À la fin du IVe siècle, les chrétiens qu’aujourd’hui on appelle les coptes, et qui sont eux-mêmes persécutés, détruisirent le Sérapeum. Une légende voulait que, si l’on attaquait le dieu Sérapis, la terre se fendrait et le ciel s’affaisserait.
Les coptes – « les moines à gros bras », dit joliment Robert Turcan dans Les Cultes orientaux dans le monde romain – l’attaquèrent à la hache. Le dieu fut renversé. En sortirent des milliers de rats.
Mère des dieux, Horus sur les genoux, Isis l’Égyptienne allait devenir la Vierge à l’Enfant.
Izanami et Izanagi (Japon)
Au commencement étaient l’informe et le chaos, eaux grises et vapeurs au-dessus de l’océan. De ce néant bouillonnant, et après huit générations, les êtres primitifs asexués firent advenir deux divinités sexuées.
Elle s’appelait Izanami, il s’appelait Izanagi. Izanami veut dire « Celle qui invite » et lui, Izanagi, « Celui qui invite ».
Je ne sais plus quand j’ai connu cette légende. À sept ou huit ans ? Ma mère commençait une collection de netzuke, ces boutons d’ivoire, de corail ou de bois précieux utilisés pour maintenir le sagemono (boîte de médicaments, étui à pipe, écritoire) comme un taquet passé sous la ceinture. Ces petits objets représentent souvent les divinités du Japon et c’est ainsi, en pelotant un lièvre se grattant le nez avec la patte, que j’appris au passage l’histoire bancroche des dieux créateurs du Japon.
Une lance pour créer au milieu des nuages
Leur mission fut de créer la terre au moyen d’une lance céleste ornée de pierreries et terminée par une sorte de paluche. Izanami et Izanagi s’arrêtèrent au milieu du Pont flottant, des nuées obscures suspendues entre ciel et mer. Izanagi touilla dans le noir l’océan avec la lance puis, la relevant, il fit tomber des gouttes d’eau salée qui devinrent l’île Onogoro, ce qui signifie « qui se forme elle-même ».
Sur cette île, le dieu et la déesse construisirent une colonne entourée d’un palais. Ce n’était qu’un début, car il fallait créer. Ils se mirent à tourner autour de la colonne dans des sens opposés et, quand ils se croisaient, Izanami saluait Izanagi.
Izanagi avait vaguement l’impression que les salutations de la déesse n’étaient pas appropriées, mais il la laissa faire et, quand Izanami lui demanda sa main, il accepta.
Ils s’accouplèrent et ils s’aimaient. Lorsque Izanami accoucha d’enfants difformes, Izanagi ne voulut pas les garder. L’un était d’eau, l’autre de bulles, un autre de sangsue, car il n’avait pas d’os. Quelque chose n’allait pas.
Les parents des petits monstres les abandonnèrent sur une nacelle de joncs et remontèrent demander aux premiers dieux la raison de leur échec.
Elle correspondait aux pressentiments d’Izanagi. En aucun cas la femme ne doit faire la première des avances, car c’est à l’homme de saluer et de demander la main de sa future. Leur première union fut donc annulée en bonne et due forme.
Puis les dieux chargés de la création redescendirent autour de leur colonne et, quand ils se croisèrent, le puissant Izanagi salua le premier et demanda la main de la gracieuse Izanami.
Ayant ainsi rétabli l’ordre des sexes, Izanagi devint l’heureux père des huit grandes îles du Japon, plus six autres îles et les kami, êtres surnaturels impalpables, dont le kami du feu.
Izanami mourut brûlée en accouchant du feu, car les dieux au Japon ne sont pas immortels. Fou de chagrin, après avoir versé des larmes qui devinrent de nouveaux kami, le dieu veuf sortit son sabre et décapita le feu, donnant naissance à d’autres kami, cependant que les gouttes de sang sur le sabre paternel en engendraient d’autres encore.
La déesse aux Enfers
Puis « Celui qui invite » descendit au monde des morts chercher « Celle qui invite ».
Il la trouva. Il l’invita. Trop tard ! Izanami avait déjà mangé la nourriture des morts.
Elle dormait dans le monde souterrain, le Yomi-no-kuni, quand Izanagi voulut la regarder. Mauvaise idée. Izanagi détacha le peigne de ses cheveux et s’en fit une torche… Le corps de sa bien-aimée était dévoré par les vers et des mille-pattes sortaient de ses orbites. Izanagi hurla.
Izanami aussi. Furieuse de s’être laissé surprendre en état de décomposition, elle pourchassa son bien-aimé, appelant à son aide des femmes d’épouvante.
En leur lançant à la tête son peigne et une pêche, Izanagi échappa de justesse au Yomi-no-kuni. Pour plus de sécurité, il barra la porte du monde des morts avec un énorme rocher. Après quoi il prit soin de répudier sa pourrissante épouse.
Izanami hurlait toujours dans la caverne, promettant de détruire mille vivants par jour s’il l’abandonnait ainsi. À quoi Izanagi criait que, dans ce cas, il engendrerait par jour mille cinq cents vivants.
Le dieu purifié
Cette scène de ménage s’acheva lorsque Izanagi descendit se purifier dans les eaux du fleuve. En ôtant ses vêtements, il donna naissance à douze nouveaux kami ; en ôtant ses bracelets, à deux kami ; en se plongeant dans l’eau, deux autres surgirent qui n’étaient pas bienveillants du tout. Des démons acharnés sortis du monde des morts.
De même que la demande en mariage avait dû par deux fois s’accomplir, Izanagi dut se purifier deux fois, donnant évidemment naissance à de nouveaux kami.
Quand il se lava la figure, la déesse Soleil (voir Amaterasu) naquit de son œil gauche, la déesse Lune de son œil droit et, de son front, le dieu Susanoo, maître des tempêtes et des mers.
Izanagi hante les jeux vidéo et les mangas, avec sa lance et son peigne. Elle aussi, belle aux longs cheveux dénoués dans le dos ou squelette ricanant.
Depuis 2004, l’ensemble des chemins de pèlerinages dans les monts Kii, appelés sentier d’Ise, ville où se trouve le sanctuaire d’Amaterasu, est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. Construits aux environs de 4 av. J.-C., les sanctuaires y sont renouvelés tous les vingt ans.
Dans la baie d’Ise, on peut voir deux rochers liés par de grandes cordes torsadées, le shimenawa, qui interdit la pollution des lieux. On nomme « rochers mariés » la grosse pierre représentant Izanami, première femme et déesse de la mort, tandis que le petit rocher, Izanagi, premier homme et dieu de la vie, se maintient dans son sillage écumeux.