Malpertuis (Belgique)
C’est le nom d’une haute maison de maître avec un salon jaune, une façade débordante de gargouilles et de guivres comme on en voit quelquefois à Gand, dans les Flandres.

C’est le titre d’un roman fantastique admirable de Raymond Jean Marie De Kremer, plus connu sous le nom de Jean Ray, né en 1887 et mort en 1964 à Gand, après avoir passé quelque temps en prison pour abus de confiance.
Le testament de Quentin Moretus Cassave
Que se passe-t-il dans la rue du Vieux-Chantier, à l’intérieur de la maison Malpertuis ? Derrière les fenêtres à croisillons, ça tape, ça cogne, ça chantonne, ça grince, ça siffle, surtout la nuit. L’immense demeure ressemble à un éteignoir où, dans la noirceur, on voit briller des lucioles éphémères ou de petites lanternes surveillées par un marchand de couleurs et vernis, un nommé Lampernisse qui a l’air dérangé et crie : « Promettez ! » Mais promettre quoi ?
Lampernisse semble sous menace, il radote en allumant ses lampes et murmure : « Je me cache là où Il ne peut me découvrir… » Qui est « Il » ?
Un délinquant tout juste sorti de prison ? Une « balance » qui redoute une vengeance ? On n’en saura pas plus, du moins dans les débuts.
On ne saura pas non plus pourquoi Quentin Moretus Cassave, explorateur, alchimiste et savant, oblige par testament neuf personnages à vivre ensemble, faute de quoi ils n’hériteront pas. L’exécuteur testamentaire répond au beau nom d’Eisengott ; même mal habillé d’une lévite verdâtre, ce vieillard majestueux inspire le respect.
Sur son lit de mort, l’oncle Cassave a convoqué à son chevet Jean-Jacques, son jeune neveu, et Euryale, une superbe fille qui va les yeux baissés sous une chevelure rousse.
Le bout de l’oreille du mythe pointe à la fin de l’agonie. Pour l’aider à mourir, l’oncle Cassave demande à la belle Euryale d’ouvrir les yeux. « Ouvre les yeux, fille des dieux… »
Euryale se penche, Cassave est mort, changé en pierre, et l’on comprend.
Euryale est le nom d’une des trois Gorgones dont le regard pétrifiait ceux qui la regardaient. C’est donc une déesse venue de l’Antiquité, vivant à Malpertuis dans une méchante robe de teinte indécise qu’éclairent les reflets rutilants de ses boucles.
En naviguant en Méditerranée, Quentin Moretus Cassave, théosophe kabbaliste épris d’immortalité, a recueilli sur une île grecque les corps géants des dieux à l’agonie. Il les a ramassés et, pour leur survie, il les a fait coudre dans des peaux humaines où ces grandes formes antiques se sentent très à l’étroit.
Les derniers dieux des Grecs
Les voici désormais ensemble à Malpertuis :
— Mathias Krook, joli garçon doué d’une voix de ténorino et qui mourra la tête clouée sur le mur en chantant Le Cantique des Cantiques. Apollon, dieu de la musique.
— Le couple Griboin, concierges de leur état. Lui est un vilain boiteux, elle fait la cuisine. On ne le dirait pas à la voir, mais elle reste Aphrodite, bien vieillie. Sous la peau de Griboin se cache Héphaïstos, dont l’une des missions consistait à clouer Prométhée au sommet du Caucase pour que l’aigle de Zeus vienne lui manger le foie, terrible punition pour avoir dérobé aux dieux le feu du ciel (voir Pandora).
Après avoir cloué au mur le dieu chanteur, Griboin-Héphaïstos cloue Prométhée-Lampernisse au sol pour que, la nuit venue, toutes ailes déployées, l’aigle du roi des dieux lui déchire le foie. Voilà pourquoi le pauvre Lampernisse s’échinait à crier : « Promettez ! Prométhée ! »
« Il », c’était l’aigle, bien sûr.
— Tchiek, le serviteur de Mme Griboin, difforme, visage lunaire, doué d’une force de géant. Pour cause, c’est un Titan.
— Les trois sœurs Cormélon, Eléonore, Rosalie et Alice. En jouant au whist, l’une des sœurs appelle imprudemment Alice par son vrai nom. Alecto. Les deux autres sont donc Mégère et Tisiphoné, et le trio des dames vêtues de noir, le dos bien droit sur canapé, sait se transformer, la nuit, en Érinyes, monstres griffus poursuivant les coupables – il n’en manque pas dans Malpertuis.
Soyons justes. Il arrive parfois que les dames Érinyes redeviennent Euménides, déesses de la bonté. Mais c’est rare.
Dans le grenier vivent les marmousets, minuscules créatures ailées qu’on retrouve sur la nappe de la salle à manger, et ce sont les dieux Lares.
Deux dieux ne résident pas à Malpertuis.
La mère Groulle, immonde tenancière d’une maison voisine, dissimule les dernières jalousies de la déesse Héra, épouse du roi des dieux.
Zeus s’appelle Eisengott. C’est presque trop facile.
L’oncle Cassave savait ce qu’il faisait en rassemblant à Malpertuis les derniers des dieux grecs. Griboin et Euryale les tueraient un par un, cloués ou pétrifiés.
Eisengott, que Cassave n’avait pu capturer, avait suivi les autres, son épouse, ses enfants, frères et sœurs pour tenter de les protéger. En vain.
Et la très belle Euryale, qui ne sait ni haïr ni aimer autrement qu’en dardant ses prunelles de jade sur ceux qu’elle pétrifie, perd d’un seul regard celui qu’elle aime, le neveu de Cassave.
À l’heure qu’il est, elle court toujours.
Dans l’entrée de Malpertuis se dressait une statue du dieu Terme, dieu romain de la nature, des bornes et des limitations. À la fin du roman de Jean Ray, un cambrioleur vole cette statue et échappe au regard pétrifiant d’Euryale.
On n’a jamais compris comment.
Médée (Grèce antique)
Elle tua ses deux enfants sans frémir, au poignard.
Ce n’était pas son premier crime. Jeune, elle avait découpé son frère en morceaux.
Elle était inquiétante, farouche, elle faisait peur. L’étonnant, c’est qu’elle soit devenue criminelle par amour pour un type qui ne la méritait pas.
L’histoire de Médée relève du fait divers. Amoureuse, elle dépèce son frère pour sauver celui qu’elle aime ; plaquée, elle se venge. Est-ce un monstre ?
Jason, son homme, ne lui envoie pas dire dans la tragédie qu’Euripide consacra à la dame infanticide.
« Ô monstre ! Ô femme odieuse entre toutes aux dieux, à moi et à la race entière des hommes ! […] Et après ce forfait tu regardes le soleil et la terre, quand tu as osé le crime le plus impie ! »
Jason est oublieux. Si Médée fixe le soleil avec intensité, c’est que le dieu Hélios est son grand-père, le père de son père. Elle le dit, le répète, car cette filiation solaire fait d’elle un être hybride, partie déesse, partie humaine. En tout cas pas une femme.
Elle puise dans cet orgueil divin la force de plonger un poignard dans le corps de deux enfants.
Deux enfants. Dans sa tragédie en latin, Sénèque nous montre une Médée poignardant d’abord un de ses petits, puis l’autre sous les yeux de Jason, leur père. Aujourd’hui, elle leur donnerait des pilules de cyanure, comme Magda Goebbels dans le bunker d’Hitler tuant ses six enfants. Et je suis bien certaine que ladite Magda se crut surnaturelle pour en arriver là.
On a vu beaucoup de Médée mises en scène dans les années 2000, comme si la terrible mère infanticide reprenait des couleurs. Comme par un fait exprès, à ces Médée sublimes – ô Isabelle Huppert drapée dans un voile d’or – succéda une épidémie de vrais infanticides. Congélations, étouffements, mauvais coups.
Comment devient-on Médée ?
Deux familles, une toison
Æétès, son père, était fils du Soleil et d’une Océanide. Ses sœurs s’appelaient Circé, une grande magicienne, et Pasiphaé, qu’Aphrodite rendit amoureuse d’un taureau.
Æétès épousa la sombre déesse Hécate, et ils eurent deux enfants. La fille était Médée. Une drôle de famille, à coup sûr.
Pourquoi Æétès quitta-t-il son royaume de Corinthe pour la lointaine Colchide, sur le bord de la mer Noire ? Il régnait sur Phase, sa capitale. Et tout ce joli monde faisait de la magie en famille.
Vint un jour où le roi Æétès décida d’accueillir deux enfants menacés de mort par leur père. Il faut dresser l’oreille, car l’histoire de Médée commence avant sa naissance par deux enfants sauvés du poignard paternel.
Le garçon s’appelait Phrixos et la fille Hellé, nés du roi de Béotie Athamas et de la reine Néphélé, madame la Nuée. Coup de chaleur à la quarantaine, et le roi Athamas répudie sa femme Néphélé pour épouser la jeune Ino, dont il aura deux fils.
C’est exactement la situation que reproduira bien plus tard ce triste sire qu’était le héros Jason.
Pour se débarrasser des enfants du premier lit, la marâtre Ino invente une ruse extravagante. Elle persuade les femmes de Béotie de faire griller les graines des semences avant qu’elles ne soient plantées, en cachette de leurs paysans de maris. Les maris plantent en vain.
Le roi envoie un émissaire consulter la Pythie, mais Ino le soudoie, et l’émissaire revient avec l’oracle : si l’on veut que le blé repousse l’an prochain, il faut sacrifier Phrixos et Hellé.
Athamas s’exécute. Mais au moment précis où les deux enfants sont conduits vers l’autel, bandelettés de blanc et couronnés de fleurs, un magnifique bélier parlant porteur d’une toison d’or vient les enlever au nez et à la barbe du père criminel.
Zeus, ou bien Hermès, avait envoyé ce bélier à la demande de madame la Nuée, car les dieux grecs n’aiment guère les sacrifices humains.
Voilà donc les petits chevauchant le bélier. Malheur ! Au-dessus d’un bras de mer, la jeune Hellé tomba et se noya, donnant son nom à l’Hellespont. Restait Phrixos, qui fut bien accueilli en Colchide et épousa l’une des filles d’Æétès.
En échange, le divin bélier demanda lui-même à être sacrifié à Zeus, et Phrixos donna la toison à son beau-père. Æétès consacra la toison d’or à Arès et la cloua sur un chêne dans le bois consacré au dieu de la guerre. Un dragon magicien en était le gardien.
Que devinrent Athamas et la mauvaise Ino ? Frappé de folie, Athamas tua lui-même ses deux fils. Folle à son tour, Ino se jeta dans la mer et devint Leucothéa, la « Blanche Déesse ». Athamas fut condamné à errer parmi les bêtes sauvages et termina ses jours parmi les loups de Thessalie.
Médée est née. Jason va naître. Commence la longue geste dite de la Toison d’or.
Les Argonautes
Athamas était l’un des nombreux fils du roi Éole.
Crétheus, un de ses frères, régnait en Thessalie. Son fils Éson fut détrôné par Pélias, un cousin fils de Poséidon, une sale bête de roi qui voulut tuer l’enfant Jason, héritier légitime. Pour le protéger, Éson le confia au centaure Chiron, grand éducateur de héros, qui éleva Jason dans les montagnes.
Puis, un jour, le roi Pélias invita ses sujets à un grand sacrifice et Jason descendit dans la plaine. En chemin, il aperçut une vieille qui n’arrivait pas à traverser un gué. Sans hésiter, Jason la porta sur son dos. Bien lui en prit : la vieille était Héra.
Mais Jason avait perdu une sandale dans l’eau.
En le voyant arriver avec une seule sandale, Pélias frémit, car une prédiction avait annoncé qu’il mourrait de la main d’un étranger avec une seule sandale. Il fallait réagir, mais par la feinte.
Pélias accueillit Jason aimablement et lui demanda d’aller lui chercher la Toison d’or.
Jason rassembla une cinquantaine de héros rameurs qu’il embarqua sur le navire Argo. Ce navire avait une proue singulière : sculptée en déesse Héra par Athéna elle-même dans un chêne de Dodone, la proue parlait et, même, prophétisait.
Les marins de l’Argo s’appelèrent les Argonautes. S’ensuivirent d’innombrables épreuves que Jason surmonta, puisqu’il était héros. En voici deux ou trois.
— À Lemnos, les femmes avaient tué tous les hommes. Les marins leur donnèrent des fils. Facile !
— Sur la côte de Mysie, on perdit Héraclès, parti en forêt couper du bois pour remplacer un aviron brisé. Héraclès était avec son jeune amant Hylas lorsque celui-ci séduisit des nymphes qui l’attirèrent en dansant au bord d’une fontaine et l’y noyèrent. Héraclès demeura en forêt pour chercher Hylas qui ne reparut point.
— Juste avant le Bosphore, les Argonautes firent halte au pays du malheureux Phrinée, devin aveugle, petit-fils de Poséidon, torturé par des Harpies aux ailes de fer, mi-vautours, mi-femmes, qui lui chipaient sa nourriture et déféquaient sur le peu qui restait.
Phrinée accepta d’accueillir les marins sous condition d’être délivré des Harpies. Deux des marins étaient ailés ; ils chassèrent les femmes-oiseaux, et Phrinée prévint les Argonautes du danger de leur prochaine étape. Les Roches bleues, instables, fracassaient tous les navires en se cognant l’une contre l’autre. Selon Phrinée, il fallait lâcher une colombe avant d’entrer dans le détroit.
Un ou deux morts plus tard, les Argonautes abordèrent en Colchide. Le roi Æétès les accueillit de bonne grâce et ne leur refusa pas la Toison d’or. Simplement, ils pourraient la déclouer si Jason parvenait à imposer un joug à deux taureaux d’airain soufflant le feu par les naseaux – cadeau d’Héphaïstos. Ensuite, Jason devrait labourer un champ et y planter des dents de dragon.
Cette fois, c’était autre chose que des Harpies breneuses et des Roches instables. Alors intervint Médée, fille du roi.
Sortilèges de Médée
Jason lui avait plu dès le premier coup d’œil. Sans elle, il ne pourrait rien, et Médée le savait.
Elle lui fit d’abord jurer par le Styx qu’il la prendrait pour femme.
Puis elle l’enduisit d’un baume protecteur qui lui permit de juguler les taureaux, de labourer le champ et de semer les fameuses dents de dragon.
De chacune de ses dents naissait un homme armé.
Dûment conseillé par son amoureuse, Jason laissa sortir de terre tous les guerriers, puis, caché derrière un arbre, il leur lança des pierres.
Les guerriers, se croyant attaqués, s’entretuèrent.
Devant le triomphe de Jason, le roi Æétès ne désarma pas. Il voulut incendier l’Argo, mais Jason et Médée en profitèrent pour charmer le dragon qui gardait la Toison et décrocher le magnifique pelage aux reflets d’or. Æétès s’en aperçut trop tard.
Il se lança à la poursuite du ravisseur de sa fille et de la Toison d’or.
Alors Médée commit son premier crime. Pour ralentir le char de son père, elle découpa en menus morceaux le corps de son jeune frère Apsyrtos et les sema en chemin. Pour égorger son frère, Médée avait utilisé un coutelas, instrument sacrificiel exclusivement réservé aux hommes.
Le malheureux père s’arrêta chaque fois pour ramasser les petits bouts d’Apsyrtos et perdit la trace des fuyards. Ne lui restait plus qu’à reconstituer le corps de son fils pour l’enterrer convenablement.
Quelques épreuves plus tard – tempête, géant invulnérable sauf au talon, nuit opaque, brouillards –, un groupe de Colchidiens envoyé par le roi Æétès rattrapa les Argonautes à Corfou. Alcinoos, roi de Corfou, refusa de livrer Médée aux Colchidiens, sauf si elle était vierge. Sinon, le roi Alcinoos ne voyait aucune raison de livrer une épouse légitime.
Alcinoos avait pour femme la sage Arétè, qui lui avait conseillé cette réponse. Arétè s’empressa de vérifier. Médée était vierge. Il fallait rectifier cette erreur au plus vite ! Dans la nuit, Jason s’exécuta.
Déflorée, mariée, Médée était désormais saine et sauve.
Enfin le navire Argo aborda en Thessalie, royaume du roi Pélias. Jason y revenait en vainqueur, avec la Toison d’or.
Le combat qui allait s’engager entre le vieux roi et le jeune conquérant serait certainement dangereux. Médée décida qu’il n’aurait pas lieu.
Devant les filles de Pélias, elle fit cuire un vieux bélier dans son chaudron et elle en ressortit bientôt un agnelet tout neuf. « Voyez, dit-elle, comme c’est simple ! Si vous voulez rajeunir votre père, faites pareil. »
Les filles de Pélias attrapèrent leur père, le découpèrent et le firent bouillir dans un chaudron. Aucun enfant tout neuf ne sortit de la bouillie qu’était devenu le corps du vieux roi.
Jason lui succéda. Puis, on ne sait pas trop pourquoi, il choisit d’aller vivre à Corinthe où il vécut dix ans heureux avec Médée dont il eut deux enfants.
Heureux ? À voir. Il ne s’était pas vraiment jeté sur elle pour la déflorer.
Le monstre ardent
Dans Médée, le chœur a sous la plume d’Euripide des mots bien sentis sur la nature du dernier drame. « Ô union conjugale, si féconde en épreuves, que de maux déjà tu as causés aux humains ! »
La suite est de l’ordre du fait divers tragique.

Jason tombe amoureux de Créuse, fille du roi de Corinthe, et plaque tout bonnement Médée. Pire, il la chasse, car sa nouvelle fiancée ne veut pas de rivale à proximité.
Médée se débat, refuse l’exil, supplie, se lamente, et obtient du père de Créuse un jour, un seul jour de répit avant de s’en aller avec ses fils.
Jason argumente piteusement qu’il veut épouser la princesse pour protéger ses fils. Médée lui rit au nez, et son projet prend forme.
Elle sait ce qu’elle va faire. Sortir son chaudron, y plonger une tunique merveilleusement tissée et en faire présent à Créuse pour ses noces.
La naïve Créuse enfile la tunique et prend aussitôt feu. Les flammes dévorent également le roi, le palais, la cité.
Et d’une.
Reste à tuer ses fils. Pourquoi ?
« Pourquoi les as-tu tués ? demande Jason dans le Médée d’Euripide.
— Pour faire ton malheur », répond-elle.
Tout est dit.
Médée s’envolera sur le char du soleil, où sont attelés deux serpents ailés. Je l’ai vue s’envoler une fois au Japon, en plein air, grâce à une machinerie invisible qui fixait la mère infanticide là-haut, dans les étoiles. Et ses cheveux hérissés la transformaient en un de ces fantômes furieux qu’on voit sur la scène du théâtre Nô.
Et nous sommes nombreux à avoir vu Callas transformée par Pier Paolo Pasolini en une sublime créature couverte de colliers de grosses perles métalliques tombant jusqu’aux pieds, drapée dans une dalmatique de style byzantin, voilée de noir, couronnée de fleurs d’or, tenant d’une main une hache et, de l’autre, un coutelas.
La Diva n’a jamais mieux rempli son rôle de déesse qu’en incarnant Médée sans la chanter.
Messies (États-Unis, Europe, Turquie, Palestine, Soudan, Iran)
Au printemps 1992, je déjeunais avec des journalistes à Jérusalem quand on apporta un communiqué urgent au représentant de l’Agence France Presse. Le communiqué était d’une admirable brièveté : « Le Messie arrivera ce soir par l’avion El-Al Newark-Tel-Aviv. »
L’attachée de presse du Messie téléphona, supplia, et, le soir, on apprit que la venue du Messie en Terre sainte était reportée.
Il mourut deux ans plus tard dans sa maison de Brooklyn, que ses fidèles avaient reconstituée pierre à pierre à Jérusalem pour préparer sa venue. Menachem Mendel Schneerson n’était qu’un messie de plus, ajouté à la liste innombrable des messies de l’histoire juive.
Une affaire de vache rousse
Dans la Torah, il n’est dit nulle part que le Messie sera d’origine divine. Ce sera un homme ou une femme, né d’un homme et d’une femme, issu de la lignée du roi David, un craignant Dieu qui relèvera Israël par la guerre, ou bien par l’Esprit. Et il aura reçu l’onction des huiles saintes, puisque telle est la signification du mot « messie » : machia’h en hébreu, « celui qui a été oint ».
Parmi les conditions de la venue du Messie, se trouve l’étrange décret de la vache rousse, destiné à corriger le péché du veau d’or fondu par les Hébreux au pied du mont Sinaï, quand ils avaient perdu la foi en attendant Moïse, qui ne revenait pas de ses conversations avec l’Éternel (voir Adonaï).
La mère, la vache, doit venir réparer la faute du veau, son fils. Entièrement rousse et sans tache, elle ne doit avoir porté aucune charge et, de ce fait, deux poils de son cou demeurent bien dressés, et ses yeux sont à la même hauteur, contrairement aux vaches ayant porté le joug. Certains parlent plutôt de génisse, mais ce ne serait pas logique ; en tous les cas, les rabbis d’aujourd’hui en discutent savamment.
La vache rousse servait à purifier la souillure produite par le contact d’un mort. Un simple prêtre (jamais le grand prêtre) ordonnait l’égorgement de l’animal, prenait du sang avec le doigt et en faisait sept fois l’aspersion en direction du Temple.
Un autre humain devait ensuite brûler la vache entièrement, y compris ses bouses, dans un brasier sur lequel le prêtre jetait du bois de cèdre, de l’hysope et du pigment de couleur rouge.
Un troisième homme, le Pur, recueillait la cendre et la déposait hors de l’espace sacrificiel, cependant que le prêtre et le brûleur de vache devaient laver leurs vêtements et leurs corps, restant impurs jusqu’au soir. Mêlée à de l’eau vive et aspergée d’hysope, la cendre servait ensuite à purifier les hommes.
De mémoire de rabbin, sept vaches rousses ont été immolées depuis que l’Éternel dicta ses lois à Moïse sur le mont Sinaï. Dans la Jérusalem d’aujourd’hui, où les esprits exaltés ne manquent pas, des rabbins cherchent ardemment la vache parfaite, rousse, sans tache, avec deux poils dressés sur le cou et les yeux à la même hauteur.
Le décret de la vache rousse est dicté à Moïse sur le Sinaï comme une règle que l’Éternel veut inexplicable, ce que les rabbins modernes désignent par le nom d’« irrationnel ». On ne le comprend pas, il faut l’exécuter. Le sacrifice de la vache rousse est aussi arbitraire que celui d’Isaac, sauf que, à la différence du fils chéri d’Abraham, l’animal est réellement égorgé.
Une chose est sûre. Pour accueillir le Messie, force est de trouver la huitième vache rousse, sinon le Messie ne viendra pas.
Le dernier des messies
Menachem Mendel Schneerson, dit « le Rebbe », le dernier des messies, naquit en 1902 en Ukraine, septième héritier d’une dynastie hassidique fondée en 1797 par le Rav, dit aussi Alter Rebbe – le « vieux rabbin » –, qui lança en Lituanie le mouvement plus tard appelé Loubavitch, d’après le nom du village russe où le mouvement s’installa avant de s’exiler.
La biographie du Rebbe passe par Varsovie, Berlin, la rue des Rosiers et la rue Boulard à Paris, Vichy, Nice, puis, comme tant d’autres gibiers de nazis, Marseille, Lisbonne, New York. Son père mourut au goulag à Alma-Ata ; et son beau-père échappa au ghetto de Varsovie, ce qui fut considéré comme un premier miracle.
Magnifique orateur capable de parler huit heures sans notes et de se faire entendre même par ceux qui ne connaissaient pas le yiddish, Menachem Mendel Schneerson envoûtait ses auditeurs, recevait deux nuits par semaine et transmettait la Torah, parfois en chantant. Le reste du temps, il priait, il jeûnait.
En 1978, il eut un infarctus en pleine liturgie et, refusant d’être hospitalisé, il dansa comme l’exigeait le rituel hassidique, en tournoyant. Mais il n’en mourut pas.
Dès 1980, le Rebbe annonce la venue imminente du Messie, et il ne cessera plus de l’annoncer. La première guerre du Golfe lui semble un signe incontournable : cette année-là, le Rebbe en est sûr, le Messie viendra.
Le 2 mars 1992, précisément le jour où son attachée de presse annonçait sa venue par l’avion d’El-Al, il fit un AVC massif qui le laissa hémiplégique. S’il est avéré que son corps physique mourut en 1994, ses fidèles ne veulent pas le croire.
Le Rebbe n’est pas mort, il est voilé. Caché comme le douzième imam occulté en 874 dans la branche chiite de l’islam.
Le Rebbe reviendra. En attendant son retour imminent, nombre de ses disciples refusent de prononcer la marque de respect que l’on doit aux défunts.
Dès 1950, et plus encore à compter du « voilement » du Rebbe, septième rabbin de la branche Loubavitch, naquit un mouvement très vivace, le Messianisme Habad, pour qui Menachem Mendel Schneerson est véritablement le Messie. Certains pensent même qu’il est le Créateur, autant dire l’Éternel.
Ce mythe contemporain né dans les années 1950 à Brooklyn reproduit le modèle des messies précédents.
La liste est longue. Judas le Zélote, dit le Galiléen, qui mena une révolte contre les Romains (6 apr. J.-C.), Simon, Jésus de Nazareth, Theudas, Simon Bar Kokhba, Moïse de Crète, Moses Botarel, Asher Kay, Salomon Molkho, Sabbataï Tsevi, Jacob Franck… Mince énumération dans une liste interminable et qui, au vrai, n’a pas de raison de s’achever puisque devrait exister un messie potentiel par génération. On serait donc en manque au XXIe siècle, mais allons ! Cela ne va pas durer.
Tous les messies de l’histoire juive possèdent le charisme qu’on trouve chez des rockeurs, des divas d’opéra ou des gourous de l’Inde. Plusieurs fois, ce charisme fut suffisant pour que les fidèles liquident leurs biens matériels et, comme ce fut le cas avec Moïse de Crète, se jettent à l’eau sans hésiter, puisque leur messie leur avait promis la traversée de la Méditerranée à pied sec. Beaucoup périrent noyés.
Car il y a des messies dangereux et d’autres qui ne le sont pas. Le Rebbe est entièrement du côté de la bonté, Moïse de Crète, non. Les messies peuvent être des guerriers comme David Alroy en Perse au XIIe siècle, ou Simon Bar Kokhba, le Fils de l’Étoile, reconnu comme Messie sous l’empereur Hadrien.
Ce messie héroïque conduisit la guerre contre Rome en 132 parce que Hadrien avait décidé d’édifier un temple à Jupiter sur l’emplacement du temple de Jérusalem, endommagé par Titus en 70. La guerre fut féroce, Bar Kokhba se battit comme un lion, replié dans la forteresse de Bétar où il fut massacré en 135 après deux ans d’affrontements. L’empereur Hadrien débaptisa la Judée et la nomma Syrie-Palestine.
De tous les messies de l’histoire juive, le plus intéressant, celui qui inspira à Gershom Scholem une extraordinaire biographie, c’est le messie smyrniote du XVIIe siècle, contemporain de Spinoza, Sabbataï Tsevi.
Sabbataï Tsevi, dit AMIRAH
À six ans, le petit Sabbataï rêva qu’une flamme lui brûlait le pénis et que les enfants de la prostitution l’abordaient pour le tenter. Puis, alors qu’en théorie l’étude de la Kabbale ne peut commencer qu’à quarante ans, le petit Sabbataï, né dans une famille aisée, étudia seul les textes, sans aucun maître. Tout jeune, il vécut en reclus, jeûnant, priant, très attaché au contact de la mer. Lorsqu’il en ressortait, son visage rayonnait tellement qu’il fit plusieurs disciples. Ses illuminations se poursuivirent, souvent en cheminant vers ses eaux préférées, la Méditerranée, une habitude qu’il garda tout au long de sa vie. Conformément aux traditions, il se laissa marier, mais divorça très vite sans avoir consommé son mariage.
À vingt-cinq ans, Sabbataï se considérait comme l’époux de la Schekina (voir Adonaï). Autant dire l’alter ego de l’Éternel.
En 1648, à Alep, le jeune érudit entendit la voix de l’Éternel lui dire : « Tu es le Sauveur d’Israël, le Messie, le fils de David, l’oint du Dieu de Jacob, et tu es destiné à opérer la rédemption d’Israël en rassemblant à Jérusalem les juifs des quatre coins de la terre. » Puis il fut ravi, et entra en extase.
Sabbataï Tsevi était donc un mystique ordinaire relié directement à sa divinité ; un homme en mal d’amour tracassé par l’idée sexuelle et sujet à des changements d’humeur. « Illuminé » quand il était ravi, « voilé » ou « assombri » pendant les périodes que Thérèse d’Avila décrit comme « sécheresse », le jeune juif cyclothymique qui allait provoquer de si grands désordres n’aurait été qu’un prophète parmi d’autres sans son meilleur disciple, son Sancho Pança, dont le nom était Nathan de Gaza.
Encouragé par ce dernier, Sabbataï Tsevi célébra ses épousailles avec la Torah, les rouleaux matérialisant la Schekina. Ces épousailles devaient être suivies d’autres noces avec une prostituée nommée Sara, comme l’avait fait en son temps le prophète Ézéchiel sur l’ordre du Très-Haut. Et d’autres encore. AMIRAH était un messie polygame.
Car tel était désormais son nom messianique, AMIRAH, en capitales, initiales des mots hébreux pour « Notre Seigneur et Roi, que sa majesté soit exaltée » !
À Jérusalem, AMIRAH traversa la ville à plusieurs reprises, à cheval, vêtu d’un manteau vert. Il avait ses raisons. Les juifs n’avaient pas le droit de monter à cheval, et le vert, couleur de l’islam, symbolisait ses vues messianiques, disait-il.
Le manteau vert fit déborder la coupe. La couleur de l’islam ? C’en était trop. Comme Baruch Spinoza quelques années plus tôt, Sabbataï Tsevi fut banni de la communauté juive par des rabbins qui lui infligèrent le herem, équivalent de l’excommunication.
Nul n’a le droit de se déclarer Messie sans autorisation.
En 1665, au mois de tammouz, les juifs d’Alep, suivis de ceux de Smyrne, accueillirent néanmoins AMIRAH en Messie. Commença une épidémie d’exaltations et de visions mystiques chez les masses juives pauvres, qui lui permit de déposer – oui ! – le grand rabbin de Smyrne.
En Europe, les communautés juives, orientales ou occidentales reçurent la nouvelle de l’arrivée du Messie avec enthousiasme et liquidèrent leurs biens pour pouvoir le rejoindre. L’espoir était immense, et la foi absolue.
En 1666, année marquée par le chiffre de la Bête et de la fin du monde, suivie de l’arrivée du Messie, Nathan de Gaza annonça que le Messie placerait la couronne du sultan sur sa tête, et AMIRAH partit pour Istanbul.
Il y fut jeté en prison. En septembre de l’année fatidique, il comparut devant le sultan Mehmet IV qui lui donna le choix.
Ou il « prenait le turban » en se convertissant à l’islam, ou il était décapité.
Entre perdre la tête et la coiffer, Sabbataï Tsevi n’hésita pas.
Il prit le turban et devint musulman sous le nom d’Aziz Mehmed Efendi. AMIRAH s’était définitivement voilé. Les juifs d’Europe furent consternés, mais d’autres suivirent Aziz Mehmed Efendi et prirent eux aussi le turban. Quatre ans plus tard, à Amsterdam, Spinoza publiait le Traité théologico-politique qui comprend un passage très rude aux oreilles juives, et qui, sous des dehors espagnols et chinois, suggère en termes codés aux juifs d’Europe de se convertir à l’islam, comme l’a démontré Jean-Claude Milner dans Le Sage trompeur.
Au XVIIIe siècle, les illuminations de Sabbataï Tsevi furent reprises par Jacob Franck en Europe orientale. Le « sabbatianisme » dissimule sous des habits musulmans une pratique juive, à la manière des marranes de la péninsule Ibérique.
On appelle les sabbatéens d’aujourd’hui les Dönme ou Selanikli (ceux de Thessalonique). Il se murmure sous le manteau que, né à Salonique, Mustafa Kemal Atatürk, fondateur et premier président de la République turque, aurait été un descendant de sabbatéen.
Le Christ et ses imitateurs
Kristos, en grec, est la traduction littérale du mot hébreu machia’h, l’Oint d’huiles et d’onguents odorants. Il s’applique à Jésus de Nazareth.
Les premiers chrétiens qui, avant le prosélytisme de saint Paul, étaient juifs en trouvèrent aisément l’annonce dans la Torah. Dans Michée, il naîtra à Bethléem et serait issu de la lignée du roi David. Dans Isaïe, « après avoir livré sa vie en sacrifice pour le péché, il verra une postérité et prolongera ses jours ». À partir de l’Apocalypse, le Messie reviendra à la fin des temps pour le Jugement dernier.
Mais Jésus n’est pas qu’un roi consacré par l’huile d’olive ou de sésame. Pour les chrétiens, il est le fils unique de Dieu, et c’est un « Fils de l’homme », Bar nasha en hébreu, un humain à qui est donné dans Ézéchiel « domination, gloire et règne » sur tous les peuples. Pendant sa vie sur terre, Jésus se définit lui-même souvent comme « Fils de l’homme », destiné à souffrir, rejeté par tous, mis à mort et ressuscité. Jésus-Christ est l’unique exemple d’un dieu fait homme sacrifié pour le salut des hommes.
Pourtant, la liste des messies chrétiens est aussi longue que celle des messies juifs.
Terribles, ils sont terribles. Les messies chrétiens veulent tout, tout de suite, un monde meilleur immédiatement, l’égalité aussi instantanée qu’une poudre de café à dissoudre dans l’eau, une pureté parfaite parmi des gens tout nus et, si on ne leur obéit pas, ils tuent.
Les moins menaçants sont de parfaits cinglés, une espèce qui, dans l’histoire de la chrétienté, se prolonge encore aujourd’hui dans les sectes, avec la mort au bout dans le pire des cas.
Un essaim de mouches
En 591, saint Grégoire, évêque de Tours, entendit parler d’un nouveau messie apparu dans la région de Bourges.
L’homme avait été pris dans un essaim de mouches et, dès lors, reclus, il se vêtit de peaux de bêtes. Jusque-là, rien à dire.
Puis la grande frayeur qui l’avait inspiré le rendit prophète et guérisseur. Dans les Cévennes, suivi d’une femme dont le nom était Marie, il prétendit être le Christ, redistribuait les dons qu’on lui faisait avant de demander aux pauvres de l’adorer.
Il devint chef de bande et pillard. Au Puy, il envoya ses émissaires, nus et cabriolant, pour annoncer sa venue. L’évêque du lieu envoya à son tour un détachement dont le chef, feignant de se prosterner, saisit le Messie par les genoux.
Il tomba et mourut.
Un veau né du flanc droit de sa mère
Au VIIIe siècle, Aldebert arriva dans la région de Soissons, pratiquant la pauvreté du Christ, guérissant les malades, dressant partout des croix. Puis, avec le succès, il déclara avoir été empli de la grâce de Dieu dans le ventre de sa mère, laquelle avait rêvé qu’un veau sortait de son flanc droit. Oui, on pense au Bouddha légendaire.
Un ange l’assistait en lui apportant des reliques miraculeuses et des lettres du Christ. En 744, l’Église décida de défroquer l’intrus, de le mettre en état d’arrestation et de brûler les croix qu’il avait érigées.
Il s’évada. En 745, Aldebert fut excommunié, puis déclaré fou.
Le fiancé de la Vierge Marie
En 1112, Tanchelm d’Anvers, beau comme un ange de lumière, prêcha dans les îles de Zélande et dans le Brabant. Entouré d’une escorte qui portait sa bannière et ses armoiries, il marchait sur les villes, exigeant de leurs habitants qu’ils refusent de payer la dîme au clergé, et condamnant les prêtres vivant avec une concubine.
Vint un jour où Tanchelm se fiança solennellement avec une statue de la Vierge Marie. Il composa une sorte de liste de mariage et reçut des bijoux, des colliers qui vinrent s’entasser dans des coffres ouverts à ses côtés. Puis il distribua l’eau de son bain à ses fidèles. Pour en venir à bout, il fallut faire appel à un noble connu pour guérir les malades et apprivoiser les bêtes sauvages…
Le titulaire du bâton fourchu
Vers 1145, Éon de l’Étoile, venu de Loudéac en Bretagne, était un laïc connaissant un peu de latin. Il prêchait en plein air et fonda une nouvelle Église avec des dignitaires auxquels il donna les titres de Sagesse, Connaissance et Jugement.
Éon de l’Étoile se faisait appeler « Fils de Dieu ».
Il fut fait prisonnier en 1148. Traduit devant un synode tenu par le pape Eugène III, il révéla que le bâton fourchu qu’il tenait à la main dirigeait l’univers : pointé vers le haut, les deux tiers du monde relevaient de Dieu, le troisième tiers de lui. Pointé vers le bas, le bâton lui attribuait deux tiers de l’univers.
Il fut emprisonné. Nourri d’eau, il mourut assez vite.
Le faux Baudouin IX
En 1204, les croisés avaient pris et pillé Constantinople, proclamant Baudouin IX, comte de Flandre, empereur de Constantinople et suzerain de tous les princes d’Occident. Un an plus tard, il fut capturé et mourut. Mais la rumeur affirmait que Baudouin n’était pas mort et que, loin du monde, déguisé en mendiant, il expiait un mystérieux péché. La pénitence allait bientôt s’achever…
En 1224, apparut un ermite à longue barbe qui fut bientôt reconnu comme Baudouin revenu. Un de ses neveux l’identifia, et des foules immenses l’installèrent en Flandre, où il prit le pouvoir. Sacré comte de Flandre et du Hainaut, empereur de Constantinople, porteur d’un bâton de coudrier comme autrefois les druides, il se fit proclamer messie par les ouvriers du textile des cités.
Le roi de France, qui avait connu le vrai Baudouin, le démasqua lors d’une entrevue à la cour de Péronne.
Le faux Baudouin, un serf devenu ménestrel pendant la croisade, s’appelait Bertrand de Ray. Il fut pendu. Son règne avait duré sept mois, mais la comtesse Jeanne, fille de Baudouin IX, fut longtemps considérée comme parricide pour avoir manigancé la rencontre avec le roi de France.
La peste, les juifs et l’ange Vénus
En 1347, la peste noire, venue de l’Inde, commençait son parcours européen. En 1348, la terre trembla en Italie et dans le sud de l’actuelle Autriche, en Carinthie.
Les processions de flagellants qui taraudaient l’Église depuis près d’un siècle devinrent menaçantes, car on approchait des Derniers Jours. Là où passaient les flagellants, ils massacraient les juifs, ces Antéchrists ; disparurent les communautés juives de Francfort, Cologne, Mayence, Bruxelles, malgré les interdits formels délivrés par le pape qui condamnait ces « actes cruels et impies, versant le sang des juifs que la piété chrétienne accepte et soutient ».
La même année, il édicta une bulle excommuniant les flagellants.
Chemin faisant, entre bubons et tremblements, un messie flagellant du nom de Conrad Schmid fonda une secte clandestine en Thuringe. Chaque entrant devait subir une flagellation de la main du Messie et l’appeler « Notre Père ».
Puis Conrad Schmid remplaça le baptême de l’eau par un baptême du sang, répandu par les coups de fouet des fidèles. Pendant les flagellations rituelles, Vénus, un ange divin, leur donnait des habits de noces rouge sang et les jupons – des robes mi-parties baissées à partir de la taille – s’appelaient « robes d’innocence ».
Le Messie protégé par l’ange Vénus brûla en 1368, longtemps après la fin de l’épidémie de peste.
Les réformateurs et leur monstre, Moïse-Adam
À cette époque, en Bohême, Jean Milic de Kromeriz et son disciple Mathieu de Janov commencèrent à penser la réforme de l’Église, corrompue par l’Antéchrist, les puissances terrestres, les faux prêtres.
Jan Hus exprima si bien ce désir de réforme que le mouvement s’étendit à la chrétienté européenne. Cet homme intègre s’était naïvement rendu à une invitation du concile de Constance. Il fut brûlé, donnant naissance au mouvement « hussite ».
En 1419, un soulèvement populaire lié au mouvement hussite provoqua la « défenestration de Prague », les hussites jetant par la fenêtre les conseillers du roi Wenceslas. Le mouvement se radicalisa, prenant pour symbole le mont Tabor, nom de la montagne où le Christ était monté au ciel et où il reviendrait pour le Jugement dernier.
Les taborites se déclarèrent Élus, anges vengeurs de Dieu, guerriers du Christ, avec obligation de tuer tous les non-taborites, devoir impératif qu’ils remplirent avec ardeur.
Après une scission, les rescapés du mont Tabor se donnèrent le nom d’adamites, guidés par « Moïse-Adam », leur chef, et massacrant par le fer ou le feu tous les humains qu’ils rencontraient, surtout les prêtres. Moïse-Adam fut brûlé comme ses prédécesseurs, mais, signe certain de sa dangerosité, ses cendres furent jetées à l’eau de la rivière.
Une bannière arc-en-ciel, sept mille paysans morts
Martin Luther et Thomas Müntzer naquirent quelques décennies plus tard. Pendant que Luther vitupérait le commerce des indulgences, Müntzer rencontra un tisserand, Niklas Storch, qui le remit sur le droit chemin des massacres millénaristes au sein d’un courant protestant anabaptiste pourtant paisible, qui prêchait le baptême des adultes consentants, rejetait la transformation du pain et du vin en corps et sang du Christ, exigeait l’élection du pasteur et refusait toute institution.
Thomas Müntzer fut bien plus radical. Il prit la ville libre de Mühlhausen où, après mille péripéties, il finit par installer son royaume, remettant en cause la propriété privée des terres et des biens.
Sa doctrine était résolument mystique, prêchant d’une part la relation directe avec l’Esprit saint sans le secours des prêtres, et d’autre part les souffrances nécessaires que la croix occasionne.
Sa théorie économique était sensée. Trop de richesse et trop de pauvreté sont un obstacle à la piété évangélique. Mais comme ce sont surtout les pauvres qui souffrent de misère, Thomas Müntzer ne dissocie pas la réforme religieuse de la réforme sociale – contrairement à Luther, son ennemi majeur.
Bientôt, l’inspiré déclare la mort des impurs et le sacrifice de soi-même, puisque la vie et la mort n’existent plus devant l’imminence de la venue du Christ. Et, donc, Müntzer massacre.
En 1525, à la tête de la Ligue des Élus, en pleine insurrection des paysans, il plaça sa bannière arc-en-ciel dans l’église et annonça qu’il se mettrait en route avec une armée de deux mille « étrangers » – imaginaires. Il rejoignit le camp des paysans et leur prédit la victoire pendant qu’un arc-en-ciel – véritable – se déployait au-dessus de sa tête.
Sept mille paysans furent massacrés par les armées des princes, et Thomas Müntzer fut décapité.
Mais l’anabaptisme révolutionnaire ne mourut pas avec lui.
Des pierres changées en pains
En 1534, Jean de Leyde se déclara roi de Sion à Münster, nouvelle Jérusalem céleste. Églises et monastères furent pillés.
Jean de Leyde fit frapper sa monnaie avec une devise ainsi conçue : « Le Verbe s’est fait chair et demeure avec nous. Et un Roi pour tous. Un Dieu, une Foi, un Baptême. »
Son emblème fut le globe percé des deux épées du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, surmonté d’une croix. Il le portait au cou, et l’emblème devint celui du nouvel État.
Le roi de Sion proclama la théocratie terrestre, le massacre des incroyants et la communauté des biens.
Il était polygame, se vêtait somptueusement et vivait entouré d’une Cour pléthorique. Au peuple, il imposa une stricte austérité, rationnant les habits, les matelas, les draps, affirmant que le luxe qui l’entourait était le signe de son détachement absolu du monde et de la chair – admirable cohérence.
L’année suivante, Münster fut assiégé par les États de l’Empire germanique. Le Messie de Münster annonça que la ville serait libérée avant Pâques, sinon, il se brûlerait lui-même en place publique.
À Pâques, comme le siège continuait, il déclara que les pierres se changeraient en pains.
Les pierres restant des pierres, il organisa des distractions théâtrales obligatoires, laissant sortir de la ville ceux qui le désiraient, immédiatement exécutés par l’armée impériale, qui finit par le capturer et le torturer à mort, au fer rougi.
Son corps et deux autres furent suspendus dans des cages toujours accrochées à Münster en haut du clocher de la Lambertikirche, en souvenir de l’abominable règne anabaptiste.
Jus de raisin au cyanure et mille morts
Le 18 novembre 1978, en Guyane, mille membres de la secte du Temple du Peuple absorbèrent du jus de raisin au cyanure sur ordre du révérend Jim Jones, leur pasteur, fondateur de « Jonestown », sa cité céleste.
Prétendument descendant d’Indiens Cherokee, ancien vendeur de singes de compagnie, James Warren Jones, dit James Jones, rêvait d’égalité raciale et de socialisme apostolique pour ceux qu’il appelait sa rainbow family, sa « famille arc-en-ciel ». Il se proclama incarnation de Jésus, d’Akhénaton, de Bouddha et de Lénine et nomma le massacre final « suicide révolutionnaire en protestation contre les conditions de ce monde inhumain ». Il ne but pas sa potion magique au cyanure, voulant rester vivant pour expliquer ses gestes, mais il fut abattu au fusil.
La police américaine ne chercha pas le coupable.
Les mahdis
Le Coran, qui prédit la venue de Jésus avant la fin des temps pour servir de témoin au Jugement dernier, ne le reconnaît pas comme « Messie », mais comme l’un des prophètes précédant Mahomet sous le nom en arabe de Isa ibn Maryam, « Jésus né de Marie ». Avec son cousin Yahya-Jean-Baptiste, Jésus compose une famille humaine, même si la tradition musulmane reconnaît la virginité de Marie, voire sa parthénogenèse, puisqu’il n’existe aucun Joseph dans le Coran.
Il n’est pas le Mahdi, nom arabe du Sauveur de la fin des temps. Dans les hadith, Jésus est le premier compagnon et l’ami de « Celui qui montre le chemin », El Mahdi.
Il portera le même nom que le Prophète, et son père également.
Le douzième imam et quelques mahdis supplémentaires
Pour la branche chiite de l’islam, le douzième imam Muhammad al-Mahdi disparut en 874. Au vrai, il n’a pas disparu, il s’est occulté, mais il reste vivant. Commencée vers 940, l’ère de l’occultation de l’imam caché prendra fin quand il reviendra.
Pour avoir séjourné à Téhéran en février 1980, quelques mois après le retour de l’ayatollah Khomeiny dans un avion d’Air France affrété par le président de la République française, j’entendis souvent répéter que l’exilé revenu était l’imam caché sorti de son occultation. La tentation était forte, il faut dire.
Tel ne fut pas l’avis de la branche ismaélienne dont le chef spirituel n’est autre que l’Aga Khan : pour ses fidèles, c’est le septième imam qui s’est occulté vers 760. Il sera le Mahdi.
Berbère né au Maroc vers 1075, Ibn Toumert fut un réformateur musulman rigoureux, condamnant, hélas, la musique. N’arrivant pas à convaincre les notables almoravides, il se proclama Mahdi, façon chiite, et fédéra des tribus dans une organisation autoritaire. Ceux qui n’étaient pas fiables étaient exécutés. Il mourut en 1130, mais son meilleur disciple, Abdul-Mumin, dissimula durant trois ans sa mort terrestre.
Le Bab
En Iran surgit un riche marchand de Chiraz qui m’inspire une grande sympathie. Sayyid Ali Muhammad Sirazi se proclama Mahdi en 1844 et inventa un nouveau titre, Bab, ce qui veut dire « la porte ». Quand on parle de lui, on dit « le Bab ». Il tenta de fonder une religion millénariste, le babisme, et fut fusillé à Tabriz en 1850.
Il avait pour disciple Baha u Allah qu’une révélation mystique illumina en 1852, alors qu’il était au « trou noir » d’un cachot souterrain. Baha u Allah fonda le bahaïsme, un mouvement qui fut atrocement persécuté par les chiites. La férocité de la répression des bahaï dure encore.
Pour ceux qui demeurent en Iran. Car les autres vont bien. À Delhi, ils ont érigé un somptueux temple en forme de lotus où la divinité est l’espace vide. Un tapis, un micro, point final. En Israël, au mont Carmel, en haut de magnifiques jardins suspendus devenus l’une des curiosités de la ville de Haïfa, se dresse le mausolée du Bab, en forme de temple de Vesta. Beau, grandiose, vide, un peu froid.
Le Mahdi au teint sombre et qui n’était pas noir
1930. Wallace Fard Muhammad fonde la Nation of Islam aux États-Unis d’Amérique. Ses fidèles croyaient qu’il était venu de La Mecque pour convertir le peuple afro-américain et qu’il avait abandonné son corps en 1934, date de son occultation.
Elijah Muhammad, son successeur, organisa le mouvement, interdisant les mariages mixtes et revendiquant pour l’homme noir la dignité de créateur de tous. Les Blancs américains n’ont pas volé ce que Nation of Islam raconte à leur sujet : des démons fauteurs de troubles, des singes sautant d’arbre en arbre comme Tarzan, dans tous les cas une race inférieure. Pas mal pour contrer le Ku Klux Klan.
Mais le FBI raconte de tout autres histoires. Le fondateur serait né en Nouvelle-Zélande et serait un métis blanc-polynésien. Trafiquant l’alcool pendant la Prohibition, puis les drogues ensuite, il aurait fait un peu de prison. Ou bien il serait de père pakistanais et de mère britannique, et aurait émigré en Nouvelle-Zélande. Il n’était pas afro-américain, mais « brun » de peau.
Fard serait mort à Chicago en 1971, après avoir quitté Detroit à cause d’un sacrifice humain commis par un cinglé de son nouveau mouvement. Arrêté, il aurait été relâché et forcé à partir.
Un vrai héros de roman. Mais à vrai dire, tous les messies sont des héros de roman.
Mithra (Rome)
Que son image est belle ! Il est extraordinaire, ce tout jeune dieu coiffé du bonnet phrygien, l’œil rivé sur l’astre du jour, et qui plante un coutelas dans le cou d’un taureau…
Il est extraordinaire et incompréhensible. À gauche, côté jardin, un corbeau suit le rayon du soleil qui va frapper Mithra à l’arrière de la tête ; un être tout petit tient un flambeau dont la flamme vient effleurer le manteau du jeune dieu, entièrement constellé d’étoiles, dont six immenses. Côté cour, une lune aux cheveux sombres détourne la tête et, dans l’obscurité d’une grotte, un autre être petit tient un flambeau renversé. À gauche, tout est lumière, même le corbeau ; à droite, tout est ténèbres, sans un rayon de lune. Tel est Mithra sur la fresque de son temple dans le mithraeum de Marino, à Rome.
Énigmatiques, un chien et un serpent se dressent dans un même mouvement pour laper le sang du taureau sacrifié. Sous le paturon de la bête, immobilisé par le pied du jeune dieu, un crabe – ou un scorpion – mordille les testicules pour se gaver de sperme. Allez donc comprendre l’ensemble de la scène !
Tous les commentateurs mythologiques parlent de la très longue histoire du dieu Mithra, né en Inde dans l’univers védique plusieurs millénaires avant notre ère, apparu en Iran à la même époque, banni par Zarathoustra au seul bénéfice du dieu Ahura Mazda, mais que sait-on vraiment ? Les textes sont clairsemés, les hypothèses fumeuses. Faute de documents, on sait très peu de choses du Mithra d’origine : que son nom, en védique sous la forme de « Mitra », signifie, au masculin, l’ami, puis le contrat, l’alliance, l’amitié ; que dans la théologie iranienne préislamique, Mithra servait de garant armé de l’ordre aux côtés d’Ahura Mazda, qu’il est un bon soldat, un brave guerrier qui sait donner la vie.
Voilà qui ne raccorde guère avec le jeune homme qui poignarde un taureau. Et moins encore avec l’expansion gigantesque du culte de Mithra à l’époque romaine, le mithriacisme, dont on trouve les traces dans tout l’empire, aussi nombreuses que celles de la déesse Isis qui, pas plus que Mithra, n’était grecque ou latine.
Au conditionnel
Attesté à Rome vers l’an 80 apr. J.-C., le culte sacrificiel serait arrivé avec les fameux pirates de Cilicie qui, après avoir capturé Jules César, libéré trente-huit jours plus tard contre rançon, furent massacrés ou faits prisonniers par Pompée, qui en ramena vingt mille en Italie.
La Cilicie étant voisine de la Commagène, en Asie Mineure, Mithra aurait été le dieu protecteur du roi Mithridate dans un culte déjà grandement soumis à l’influence grecque. De taureau, point. Mais la Phrygie n’est pas loin.
Les pirates ciliciens, fort bien organisés, étaient justement encadrés par d’anciens officiers de l’armée de Mithridate qui, vaincus, auraient décidé de résister. Il en va donc de Mithra à Rome comme de Dionysos en Italie : ce sont des dieux pour captifs, pour esclaves, luttant pour leur liberté. À nous, bonnet phrygien !
Sauf que rien ne dit que le bonnet de Mithra fût réellement phrygien. Voyons cela d’un peu près.
Ce bonnet de laine rouge, le berger Pâris le portait en gardant ses troupeaux quand trois déesses le prirent pour arbitre dans un concours de beauté façon Miss Grèce-Antique.
Les Troyens habitaient la Phrygie. Les Achéens gagnèrent la guerre de Troie. Ce que l’on peut déduire, mais au conditionnel, c’est que, Troie ayant été défaite, on retrouverait l’idée de résistance à un vainqueur impérialiste dans le bonnet du prince troyen.
Mais peut-être que la lutte pour la liberté se comprend mieux en interprétant ce bonnet comme le pileus, anciennement pilos en grec, bonnet de feutre dont le maître coiffait l’esclave romain quand il l’affranchissait : à une petite courbure près, le pileus ressemble tout à fait au bonnet phrygien. Finie, la résistance, bonjour, la liberté.
Toujours pas de taureau !
L’Empire romain est né. Quelques empereurs plus tard, le roi d’Arménie vient se faire couronner à Rome et reconnaît Néron. On est en 66. Le culte du tueur de taureau commence en 80. Il y a beau temps que les pirates ciliciens et autres Arméniens conquis par les phalanges ont implanté leurs mystères orientaux dans la bonne société des officiers romains.
On n’est sûr de rien, sauf de trois éléments : les pirates de Cilicie véhiculèrent Mithra d’Orient en Occident ; il devint un dieu réservé aux soldats romains ; son culte était strictement interdit aux femmes.
En vérité
Les initiés se réunissaient dans un mithraeum, un sanctuaire creusé en contrebas, comprenant au fond une représentation peinte ou sculptée du dieu maîtrisant le taureau, et, sur les côtés, des banquettes assez larges pour qu’on s’y allonge et s’y accoude.
Le culte était donc un repas sacré. On y mangeait de la viande et du pain. Le mithraeum était toujours creusé à proximité d’une source, et des piscines étaient installées devant l’entrée du temple. Quand j’aurai précisé que les initiés buvaient du vin et de l’eau consacrés, on comprendra pourquoi les chrétiens se montrèrent si sévères avec le dieu Mithra, concurrent redoutable de l’Agneau sacrifié.
Ce sont eux, les chrétiens, qui exhumèrent des ossements et des crânes pourtant bien postérieurs, pour faire croire – ou croyant – que le dieu Mithra exigeait des sacrifices humains. Pas du tout.
On consacrait l’eau et le vin, on banquetait. On n’égorgeait aucun taureau, on ne buvait pas le sang des bêtes. Comme toutes ses semblables, cette société secrète pour militaires éclairés comprenait des grades dont on connaît les noms grâce à saint Jérôme.
Au bas de l’échelle, Corax, le Corbeau.
Puis, en remontant les barreaux, suivent le très étrange jeune marié, Nymphus, le Soldat, le Lion, le Perse, le Courrier du Soleil et, enfin, le Père. Chacun a son costume ou son masque animal. Le Nymphus porte le voile jaune flamme de la jeune mariée, le flammeum ; le Lion un manteau rouge ; le Perse une tunique blanche à pans jaunes, etc.
L’initiation comprenait de longs interrogatoires, puis une série d’épreuves dont on ne sait pas tout. Le néophyte marchait nu, les yeux bandés, les mains ligotées avec des boyaux de poulet, subissant le feu d’une torche qu’on brandissait très près de son visage avant de le placer dans la position d’un cadavre, prostré, plongé dans l’eau froide, sur le point de tomber… Une main se tendait, le relevait, l’homme était initié.
Rien ne ressemble plus au culte de Mithra que la franc-maçonnerie née en Europe au XVIIIe siècle, avec ses entretiens préalables, le bandage des yeux, l’épreuve du feu et de l’eau, ses décors, ses tenues, ses grades, aussi mystérieux que le Corbeau et le Lion. Les sociétés secrètes sont régulièrement soupçonnées de sacrifices humains, ce qui arriva aussi aux francs-maçons.
Le secret, l’élitisme, l’extrême sélection rendent les sociétés secrètes vulnérables quel que soit leur dieu. Mithra disparut avec l’officialisation du christianisme, réapparut brièvement avec l’empereur Julien qui soutenait les dieux païens, puis sombra.
Une société fermée aux femmes se prive d’un grand pouvoir. Les francs-maçons français contemporains l’ont bien compris : en 2010, après des siècles de culte réservé aux hommes, le Grand Orient de France s’ouvrit enfin aux femmes. Un « Nymphus » autorisa ce passage : le Vénérable d’une loge s’appelait Olivier quand il décida de changer de sexe et devint Olivia. Soutenue par sa loge, elle resta.
Le dieu obscur
On en sait davantage sur les initiés que sur ce dieu dont l’image demeure au fronton des sanctuaires de Mithra. Quel est ce taureau ? Ce soleil ? Ce costume oriental ?

L’archéologue belge Franz Cumont décrit ainsi l’image de Mithra : « Un jeune homme appuie le genou gauche sur le garrot d’un taureau abattu sur le sol, tandis que, du pied droit, posé sur le paturon, il maintient étendue en arrière la jambe droite postérieure de sa victime. De la main gauche, il lui saisit une corne ou plus souvent les naseaux et lui relève la tête, et, de la droite, il lui enfonce un large coutelas au défaut de l’épaule. »
Toujours il y aura Corbeau prescrivant le sacrifice, les deux petits êtres qu’on appelle « dadophores », portant qui une torche allumée, qui une torche éteinte comme le soleil au levant ou au couchant. Toujours le chien et le serpent se hisseront pour laper le sang, et l’éternel scorpion sucera le sperme de la bête en mordant ses couillons.
D’où vient cette image ? Du Proche-Orient. Qui était Mithra ? Un sacrificateur. Pour quel dieu ? Le Soleil, qui donne l’ordre de tuer dans une caverne obscure. Pourquoi le manteau de Mithra, soulevé par le vent, est-il bleu nuit et constellé d’étoiles ?
On ne sait pas.