Sarasvati (Inde védique)
Elle joue du sitar avec deux de ses mains, tenant avec la troisième un chapelet tandis que la quatrième offre un petit livre.
Nous la connaissons déjà. Sarasvati est la fille de Brahma, sa première créature, dont le dieu créateur tomba si follement amoureux qu’il lui poussa trois têtes supplémentaires pour mieux la regarder quand elle tournait pieusement autour de lui.
Quand il s’est retrouvé puni de sa concupiscence, Brahma a demandé de l’aide à sa fille Sarasvati, promue déesse de la connaissance et de la sagesse.
Elle n’a pour l’instant qu’un pouvoir, celui des mots. C’est pourquoi on l’appelle aussi Vatch, « la Parole », car de la bouche de Sarasvati sont tombées les paroles des Veda comme le lait jaillit du sein maternel.
Sarasvati est une déesse dont le nom signifie « Celle qui coule ». Si j’osais, je dirais que c’est une déesse « à la coule », car les mots et les sons émanent de sa présence avec fluidité.
En laissant sortir de ses lèvres les Veda, Sarasvati inventa le sanscrit et gagna le titre de « Vagdevi », la déesse de la parole ; ou encore « Vedamata », la mère des Veda.
Ce n’est pas tout. Sarasvati est aussi une rivière.
Exista-t-elle un jour ? Selon les Veda, la rivière Sarasvati traversait le Rajasthan et rejoignait le Gange et la Yamuna, les deux autres grands fleuves sacrés, à Prayag, aujourd’hui Allahabad.
Le mythe du confluent des trois rivières saintes n’a pas disparu, car c’est à Prayag-Allahabad qu’a lieu tous les douze ans le grand pèlerinage de la Kumbha Mela, douze millions de baigneurs dont une bonne centaine périssent écrasés sous la masse.
Sarasvati se serait perdue dans le désert du Thar, au beau milieu du Rajasthan. Peut-être sa perdition serait-elle le fruit de sa colère quand elle maudit Brahma. « Qu’aucun temple ne soit érigé en ton honneur, et qu’aucun culte ne te soit offert ! », lança-t-elle à son père incestueux.
Résultat, Brahma n’a que fort peu de temples en Inde (à Pushkar), et Sarasvati n’est que peu célébrée. Tel père, telle fille.
Je ne trouve pas rassurante cette déesse de la connaissance dont le flot se dessèche aux sables du désert.
Shiva (Inde védique)
De lui, nous savons qu’il emprisonne dans son chignon la trop impétueuse déesse du Gange ; qu’il a pour monture Nandi, un taureau blanc qui a son propre temple à Bangalore ; qu’il est drapé dans une peau de tigre ou d’antilope noire ; qu’il a fait sauter la tête de Brahma d’un coup d’ongle et qu’il l’a payé d’un long pèlerinage ; qu’il s’est fait piétiner par sa fille Kâli, qui, de surprise, tire une énorme langue quand elle s’en aperçoit. Nous connaissons ses deux épouses, Sati et Parvati, et, lorsqu’il fait l’amour, nous savons que Shiva peut se retenir dix mille ans – dix mille ans ! – avant d’éjaculer, car il est le grand maître des yogis, Mahayogi. Voilà ce que nous connaissons.
Autant dire pas grand-chose pour un dieu formidable.
S’il me fallait choisir un dieu, un seul dans le panthéon très peuplé de l’hindouisme, ce serait lui.
À cause du croissant de lune gracieusement épinglé sur son chignon, à gauche, ce petit croissant fin remonté du fond de l’océan de lait.
À cause de ses yeux. Le premier est le soleil, le deuxième la lune, le troisième, fendant le milieu du front verticalement, est le feu.
À cause de ses bijoux quand il daigne apparaître sous sa forme bisexuée, Ardinarishwara, boucle d’oreille d’homme à droite, de femme à gauche, parce qu’il est androgyne et absorbe son épouse pour former un seul être.
À cause de son tambour, damaru, un tout petit tambour à deux faces muni de deux boules qui frappent tantôt une peau tantôt l’autre, imitant le meuglement de la vache comme ce jouet de rien du tout dont il fallait tirer une ficelle pour entendre le bétail mugir.
À cause des fleurs des champs qu’il porte dans sa barbe, flanqué de Parvati couronnée de pétales et de plumes de paon lorsqu’ils surgissent sous l’apparence des aborigènes Bihl devant l’archer Arjuna, le beau gosse du Mahābhārata : et là, Shiva accepte la compétition avec un mortel dont il reconnaît le courage après l’avoir vaincu.
À cause de l’antilope femelle à peau noire qu’il tient par la patte en la brandissant dans les airs comme un joujou divin.
Pasupati, Seigneur des troupeaux
Cette antilope noire, c’est la fille de Brahma. Quand le créateur imparfait la pourchasse, animé d’un désir incestueux, Sarasvati/Devi se transforme en antilope femelle et, aussitôt, Brahma en antilope mâle.
Cela ne plaît pas aux dieux, qui délèguent Shiva pour le punir. Il tire son arc, flèche l’antilope mâle et la tue, rendant Brahma à sa forme initiale.
Entre les figures de Shiva, ce chasseur archaïque fut la toute première, sous le nom de Rudra, le Rouge, le Rutilant. Tandis que Brahma, Vishnou ou Indra, roi des dieux, doivent se contenter de victimes domestiques dans les grands sacrifices de la période védique, Rudra-Shiva, lui, règne sur les sauvages.
Les sacrifiants vêtus d’une peau d’antilope noire, seule référence à Rudra-Shiva, ont planté aux coins de l’aire sacrificielle les têtes des animaux domestiques, alors qu’à Rudra-Shiva appartiennent les fauves, les rapaces, les perroquets et, plus tard, le bétail, pasu.
C’est alors qu’il devient Pasupati, le Seigneur des troupeaux qu’il guide avec son bâton. L’antilope femelle qu’il tient par la patte serait l’âme qu’il protège. Il ne la conduit pas avec un bâton, il ne la guide pas – car c’est une déesse –, mais aux autres, à nous pauvres bipèdes, Pasupati a donné le yoga, la discipline des liens qui libèrent l’esprit de l’attachement au corps.
Selon les apparences, le yoga dont Shiva est le maître aboutit à l’extase, dissolution du moi dans l’infini. Mais lorsqu’on lit les souvenirs d’extase de Ramakrishna, on y voit un orgasme. Orgasme de l’esprit ? Pas sûr. Orgasme du phallus dans le cerveau, peut-être. Voilà qui serait plus conforme à la figure d’un Shiva bandant interminablement pour satisfaire d’un coup son ascèse et sa femme.
Bien obligée de parler du lingam, son phallus.
Le dieu-phallus
Il est rarement priapique, verge dressée sur le ventre. Sa forme la plus courante se plante partout en Inde : le lingam est une pierre dressée au bout rond, avec parfois la trace finement sculptée du gland.
Jamais sans son complément, le yoni, vaste coupe évasée dans le haut, fermée en bas, emprisonnant la base du lingam. On ne peut imaginer dispositif plus simple. Il aurait été inventé par un sage en colère pour avoir attendu trop longtemps que Shiva cesse ses jeux amoureux avec Parvati (voir Kundalini).
Furieux, le sage aurait ordonné qu’on adore désormais Shiva-linga prisonnier du yoni de son épouse.
Et c’est resté ainsi. On décore le lingam de guirlandes, on verse sur lui du lait ou du bhang, un mélange de feuilles de cannabis broyées avec du lait, des amandes et du sucre. Le lingam est toujours nourri et arrosé. Pensez donc ! Une telle puissance…
Brahma et Vishnou eux-mêmes en ont fait l’expérience. Un jour, ils se disputaient pour savoir lequel des deux était le plus puissant. Brahma se disait à bon droit le plus ancien, Vishnou le plus nécessaire. Ils en vinrent aux mains – lesquelles sont fort nombreuses s’agissant de dieux hindous. Et se battirent avec tant de furie que les autres divinités, inquiètes de voir la terre trembler, firent appel à Shiva pour qu’il sauve le monde.
Il fait cela souvent, Shiva. Il sauve le monde. Avale l’écume empoisonnée de l’océan de lait pour protéger l’humanité, se poste sous les cieux lorsque saute la déesse Ganga pour éviter un tsunami géant, et, cette fois, il lui faut séparer Vishnou et Brahma.
Alors il déploie son phallus gigantesque sous la forme d’une colonne de feu.
Surpris, Vishnou et Brahma cherchent à le mesurer. Vishnou se transforme en sanglier et descend vers la base, tandis que Brahma se transforme en oie (sa monture) pour aller vers le haut.
Brahma ne trouve pas le sommet, mais quelque chose. En plein vol, il voit tomber une fleur de ketaki (Pandanus orodatissimus), l’attrape et lui recommande de faire un faux témoignage. La longue fleur blanche est priée de dire qu’elle était dans les cheveux de Shiva.
Puis Brahma redescend et croise Vishnou qui, lui, est remonté.
Brahma lui tend la fleur blanche qui ment, terrorisée. Oui, elle était là-haut, oui, sur les cheveux de Shiva.
Vishnou s’incline : il n’a pas trouvé le bout du phallus de Shiva, il a perdu. Mais alors qu’il se prosterne devant Brahma l’imposteur, voici que surgit Shiva, furibard. Il bénit Vishnou et punit le dieu menteur en lui tranchant la tête. Sous cette forme meurtrière, Shiva s’appelle Bhairava, le Terrible.
Shiva en fureur
Le Terrible est tout nu, paré de serpents et de crânes. Il a la bouche ouverte pour qu’on voie bien ses crocs ; ses yeux sont rouges. Un chien court entre ses jambes, essayant d’attraper la tête coupée que le dieu garde dans sa main.
Sa fille Kâli tiendra de lui.
Shiva est apparu au monde pour calmer la fureur de Vishnou. Sorti de sa catalepsie, Vishnou s’était cette fois incarné en homme-lion pour dépecer en bonne et due forme un démon menaçant (voir Vishnou).
L’homme-lion avait estourbi le démon, mais sa fureur demeurait. On eut une fois de plus recours au dieu Shiva pour neutraliser l’homme-lion, mais sa transe était si déchaînée que Shiva fut contraint de s’enflammer. Une fois en feu, Shiva se transforma en Sarabha, avec un corps d’homme, la tête et les pattes léonines, et des ailes d’aigle. Cette figure féroce mélangeait habilement l’aigle, monture de Vishnou, et les deux caractères de son avatar, jambes d’homme et tête de lion.
Le mélange agit. Vaincu, l’homme-lion se prosterna devant Shiva, mais cette fois Shiva transformé ne parvint pas à calmer sa propre fureur.
S’ensuivit une scène hallucinante relevant de la cour d’école, du cauchemar ou des fantasmes dévorants de la petite enfance mis au jour par la psychanalyste Melanie Klein.
Vishnou aux genoux de Shiva-Sarabha aux ailes d’aigle se fait écorcher vif. Le monstre lui arrache les chairs avec ses pattes de lion, ne laissant que les os. Seule demeure intacte la tête de lion de Vishnou.
Pas longtemps ! Car Shiva-Sarabha décapite Vishnou, ajoute la tête de lion à son collier de têtes et pose la peau du lion sur ses épaules. Et il part, avertissant les dieux qu’il est resté Shiva et devenu Vishnou. On dirait un garçon hérissé de colère séparant des petits qui se prennent par les cheveux.
Qui croirait que Shiva est le dieu de la mort ?
Shiva à Bénarès
Ce dieu surprenant a sa ville préférée, capitale de la mort.
Quand je dis « Bénarès », ce n’est pas exact. D’abord parce que le vrai nom de Bénarès est Varanasi, ensuite – et surtout – parce que le nom de la cité mystique de Shiva est Kashi, vaste ceinture d’étangs et de temples entourant l’actuelle ville moderne.
Kashi est comme une femme dont Shiva est épris. Il la traite en fiancée, la pare de joyaux, la couvre de temples et de prêtres, l’enlace et lui sourit.
C’est à Kashi, et là seulement, que Shiva murmure à l’oreille des mourants le mantra qui les délivrera du cycle des renaissances. C’est à Kashi, et seulement à Kashi, que les incinérations sur les champs de crémation délivrent à jamais l’âme qui s’échappe quand la boîte crânienne craque sous l’effet des flammes.
Le mantra de Shiva est égalitaire, car le dieu le dispense à tous sans barguigner. Tel n’est pas le cas des Dom, la caste des incinérateurs, autorisée à récupérer dans les eaux les restes d’or des dents. Un vrai trésor, à en juger par le palais du patron de la caste – blanc palais orné de tigres peints, immense et tombant à pic sur le Gange.
Shiva orne les murs de sa cité d’amour. Immense, le cou bleui par le poison de l’océan de lait, son cobra en collier, capuchon déployé, tenant son trident et son petit tambour. Car c’est ainsi qu’il danse.
Aurais-je omis de dire que Shiva est le dieu de la vie ?
Nataraja
C’est le danseur. On dit qu’il est « cosmique » parce que autour de lui se déploie un immense cercle de flammes régulières. Il se tient au milieu, et c’est un acrobate.
Il suffit d’avoir vu une fois une danseuse de bharata natyam prendre la posture de Shiva-Nataraja pour en comprendre la difficulté. Une jambe légèrement ployée, l’autre largement tendue ; le pied à hauteur de la hanche, le buste droit ; un bras plié et une main levée, l’autre bras recouvrant presque le premier, la main tombante. Le dieu est en équilibre sur un corps écrasé. Ce corps est celui du nain appelé Ignorance, Apasmara. Voici les faits.
Shiva s’est mis à danser dans une forêt reculée où vivait une communauté de Rishis (les Sages). Ils se prétendaient renonçants, mais Shiva les savait arrogants. Soucieux de les punir (c’est tout à fait lui), le dieu prit l’apparence d’un superbe jeune ascète flanqué d’une gazelle.
Si beau que les épouses des Sages craquèrent devant lui.
Si gracieux que même les Sages en furent pris de désir.
Alors ils s’inquiétèrent et voulurent tuer ce jeune homme si troublant avec leurs pouvoirs magiques.
« On va s’amuser », pensa Shiva l’adolescent.
Les Sages lancèrent contre lui un tigre que Shiva dépeça, se couvrant de sa peau.
Ils lancèrent des serpents dont il fit des colliers.
Ils firent surgir le nain que Shiva écrasa, et c’est à cet instant qu’il commença sa danse, rythmée par son petit tambour.
Les dieux descendirent pour voir Shiva danser, et les Sages, honteux, se repentirent.
Shiva Aufhebung
Rares sont les dieux qui dansent. Mais unique est Shiva, dont la danse est l’essence, grâce et fureur ensemble. Dieu des dépassements contradictoires, Shiva aurait enchanté le philosophe Hegel qui en parle fort mal dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire.
Hegel n’en a que pour celui qu’il appelle « Brahm », commode parce qu’il le comprend comme étant l’Être Suprême. Foin des désirs d’inceste et de la tête coupée. De « Brahm » dérivent « Vichnou, Siva, et Mahadeva », écrit le philosophe. Las ! Mahadeva est encore un autre nom de Shiva.
Je n’y résiste pas, tant pis. Alors qu’il aurait pu se saisir de Shiva comme pure incarnation de la synthèse, voici ce qu’écrit le malheureux Hegel : « La ruse et l’astuce, voilà le caractère fondamental de l’Indien ; la tromperie, le vol, le brigandage, le meurtre sont dans ses mœurs, devant le vainqueur et le maître, il se montre rampant avec humilité et bassesse, mais sans scrupule et cruel pour le vaincu et le subordonné. Il est caractéristique pour les sentiments d’humanité de l’Indien qu’il ne tue point d’animal, qu’il fonde et entretient de riches hôpitaux pour les animaux, en particulier pour de vieilles vaches et de vieux singes, mais qu’on ne trouve dans tout le pays aucun établissement pour des hommes malades et affaiblis par l’âge. […] Je ne connais pas d’honnête homme parmi eux, dit un Anglais. »
Si Hegel avait su ! Ténèbres et Lumière, Terrible et Sauveur, le noir de la colère et le blanc du jasmin, le feu et la lune, masculin et féminin, phallus dans le yoni, Shiva détruit et crée… Absolument ce que pensait Hegel en inventant le concept d’Aufhebung, le dépassement.
Qui d’autre peut être à la fois un amant passionné et le patron des ascètes ?
Shiva. Lui seul.