Un lyrisme de la négation

« Il ne peut y avoir d’œuvre désespérée, le mobile qui la fait naître étant positif. »

Georges Perros

Le Précis de décomposition d’E. M. Cioran est le livre d’une rupture, d’une déliaison, dix ans après son arrivée à Paris. En effet, Cioran se départit pour la première fois de sa langue maternelle, face à l’inanité de traduire Mallarmé. Traduire « Renouveau » de Mallarmé, comme en témoignent les manuscrits, a ouvert sur une « renaissance ». À la « Crise de vers » mallarméenne il répond par une crise de langue, vécue durant l’été 1947 près de Dieppe. En 1977, dans un entretien, Cioran se remémore encore cette volte-face comme « le plus grand accident qui puisse arriver à un écrivain, le plus dramatique ». Chez Cioran, toute rupture est perçue dans toute son ambivalence, tension baudelairienne insoluble entre deux postulations antinomiques. Ce serait donc fausser la perception que de conclure à une posture élective, harmonieuse. Ce fut une conversion radicale : « “Tu n’écriras plus désormais qu’en français” devint pour moi un impératif. » Cioran évoqua une Offenbarung, une « révélation » : il ressentit la nécessité de quitter son idiome, puisqu’« [o]n n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie c’est cela et rien d’autre ». Ce fut pour réécrire quatre fois le Précis de décomposition – qui reçut le prix Rivarol en 1950 – sous l’œil inflexible d’un ami basque, M. Lacombe, « fanatique de l’imparfait du subjonctif », « maniaque de la correction, puriste endurci », afin « de rivaliser avec les indigènes ». Cioran découvrit la pratique de l’écriture comme « acte conscient », contre la spontanéité de l’effusion. Ce livre parut à l’automne 1949. On sait combien le Précis fut pour lui « un mélange de camisole de force et de salon », « un cauchemar », qu’il résume par des excès de « café », de « cigarettes » et de « dictionnaires ». Il lui fallait venir à bout de cette langue rétive, souveraine, dont la noblesse et le ton altiloque (« son air distingué ») brusquaient sa spontanéité et son énergie. Dans une lettre à Gabriel Liiceanu du 23 mars 1982, il perçoit encore le français comme un « idiome sans résonance poétique ni métaphysique ». Le lyrisme est la cible de cette conversion. Il importe de saisir cette portée doublement : stylistique mais aussi idéologique. En s’attaquant au lyrisme, Cioran cherche à maîtriser son tempérament « balkanique », porté à ériger ses « plaies » en « formules », à le dompter par la rigueur du français. Mais c’est aussi le « je » qu’il traque, se méfiant de ses saillies, et de ses affinités avec « la crapulerie des belles phrases ». Les manuscrits montrent combien Cioran gomme ce « je », le masque sous l’objectivité feinte, communautaire, du « on » ou du « nous ». Il déclare, en 1979, à Jean-François Duval, que cet énallage concourt « à donner un caractère d’objectivité à certaines affirmations ». La vitupération polie – en une double acception – éclipse vaticination et ratiocination. Le taon socratique se méfie du renard comme du lion.

Ainsi, le passage au français est le résultat d’une conversion, mais aussi d’un travestissement, pour combattre l’effusion et l’anecdote sur le plan de l’écriture, et l’excès sur le plan des idées. « Je possède trois recettes pour vérifier la valeur poétique d’une langue : si elle supporte ou non la Bible – en particulier l’Ancien Testament – Homère et Shakespeare. Ni Homère ni Shakespeare ne marchent en français, en raison de la sécheresse de la langue, de son côté juridique. Être poète en français tient de l’héroïsme. » Cioran oscille dès lors entre « héroïsme » de la virtuosité du style, et contention des « Cimes » par cette « langue de serre ». Ce passage à une autre langue permit de contrer le « lyrisme échevelé », enthousiaste, de Sur les cimes du désespoir, écrit en 1932. Les manuscrits du Précis de décomposition accroissent la visibilité de cette pratique d’écriture, les nombreuses ratures, reprises, ajouts et corrections retraçant cette lutte pour l’expression juste. Souvenons-nous du bon mot de Jules Renard dans son Journal : « Le mot juste ! Le mot juste ! Quelle économie de papier le jour où une loi obligera les écrivains à ne se servir que du mot juste ! » Nulle surprise alors si cette traque de la justesse (dans son acception musicale) s’associe à une recherche de la brièveté, de la concision et de la pointe. Il y a là exercice, non pas tant de style, mais d’une pensée qui s’exerce, s’essaie, se polit en testant ses résistances, ses achoppements. On rejoint alors le désir de Cioran d’inscrire l’expérience dans l’écriture, de renouer avec la sensation. Pour lui, la continuité est mensonge, elle méprise le cogito par intermittences de l’être, « penseur d’occasion ». Les vérités ne sont plus objectives mais « de tempérament », instituant la disjonction et la discontinuité : « Je crois que la philosophie n’est plus possible qu’en tant que fragment. Sous forme d’explosion. Il n’est plus possible, désormais, de se mettre à élaborer un chapitre après l’autre, sous forme de traité […]. Maintenant, nous sommes tous fragmentistes, même lorsque nous écrivons des livres en apparence coordonnés. Ce qui va aussi avec notre style de civilisation. »

Cioran percevait ainsi cet éclatement du propos comme conséquence de la modernité. Après l’expérience de la guerre vécue comme fracture, l’excès faisait basculer l’homme dans l’expérience des marges, du décentrement, le propos de Valéry pouvant se moduler en : nous autres, civilisations, savons désormais que nous sommes « fragmentistes », que l’unité est perdue, et que l’écriture véhicule cette disjonction. Ne concluons pas trop hâtivement à un nihilisme chez Cioran ; souvenons-nous que dans ses Exercices d’admiration, il estime Valéry sauvé du nihilisme par sa foi en les mots, qui « seuls nous préservent du néant ». On ne se baigne jamais deux fois dans le même fragment, et l’instabilité de la parole fragmentaire est gage d’authenticité, de respect de la nuance et de la vitalité du paradoxe : « Il y a plus de vérité dans le fragment », dira Cioran en 1979 à Jean-François Duval. Peter Sloterdijk, réfléchissant sur la décomposition et la déconstruction modernes, rappelle qu’« après l’analyse, nous nous reconstruisons », « nous jouissons alors d’une espèce de poésie, la poésie de la réorganisation, une poésie du projet existentiel recréé de zéro et répété avec un supplément de liberté ». C’est pourquoi la distinction opérée par Cioran dans sa correspondance, entre « lyrisme de la force » et « prose du désabusement » – réintroduisant une esthétisation et une effervescence – apparaît essentielle pour nuancer son pessimisme. Il y a là tout le pas qui sépare l’ironiste du cynique. Taxer Cioran de nihiliste, ce serait faire l’économie de sa vision de l’écriture comme catharsis : « Écrire, c’est se sauver […]. L’expression comme thérapeutique » et de son penchant pour les traits coruscants et l’humour : « Le rire est une victoire, la vraie, la seule, sur la vie et la mort. » Tout comme l’idée du suicide aide à vivre, l’idée du vide, de la négativité, permet de pactiser avec l’existence et de renouer avec l’acte, dans un mouvement, non désespéré, mais lucide, débarrassé des oripeaux de la duperie et de la grimace des apparences. Cioran est un « détrousseur] de réel ». « Bien que j’aie de la vie une sombre conception, j’ai toujours eu une grande passion pour l’existence », déclare-t-il dans un entretien avec Helga Perz. Cioran visait avant tout la liberté, le choix éclairé. Diogène à rebours, il ne cherchait pas un « homme » avec sa lanterne, mais une lanterne même, pour lutter contre le strabisme de nos perceptions et l’aveuglement des idéologies, qui transforment l’homme en marionnette, la sensation en mécanique. « Homme du fragment […] homme du moment », pensée de l’instant, « secrétaire de [s]es sensations », Cioran se méfiait de toute forme usurpée de permanence.

La rupture du Précis est à envisager comme tournant. Gabriel Liiceanu évoque « le recours au français » pour « marquer [une] différence », le « besoin d’une mutation linguistique » comme manifestation d’une mue, d’un « divorce existentiel ». À l’aune de ce concept de rupture, on saisit la déflagration du Précis : rupture avec la langue, la Roumanie, rupture idéologique (« En changeant de langue, j’ai aussitôt liquidé le passé »), Cioran tourne le dos, définitivement, à la séduction des illusions et des idéologies, embrasse le doute et son refus des assises. « Un livre léger et irrespirable, qui serait à la limite de tout, et ne s’adresserait à personne » : cette pensée semée dans Écartèlement (1979) résumerait parfaitement le climat si particulier du Précis de décomposition. C’est aussi une rupture avec l’autorité philosophique, qu’il avoue considérer comme une « aventure sédentaire » à quitter, dans une lettre du 2 juillet 1982 à Gabriel Liiceanu. Pour Cioran, « il y a des âmes mais non pas des vérités », un système se bâtit au mépris de l’humanisme. Dans une lettre à Constantin Noïca du 10 novembre 1967, il résumait élégamment le fossé entre philosophie analytique, spéculative, et philosophie viscérale : « Je suis malheureusement beaucoup plus sensible au Temps de Proust qu’à celui des philosophes. » À la sécheresse des systèmes et au mensonge nécessaire des classifications (dénoncées comme simplifications), Cioran répond par l’éloge de la poésie et de la musique, la poésie étant aux antipodes de la philosophie par « sa signification dernière : l’impossibilité de toute actualité ». Il ne s’avoue sensible qu’à la « philosophie-confession », qu’aux événements et non aux accidents, créant une filiation avec Nietzsche. La critique accueillit favorablement le livre. A. Maurois avança : « Nous avons un nouveau moraliste ou immoraliste qui écrit fort bien. J’avais lu de lui la semaine dernière un Précis de décomposition, dont le titre bizarre m’avait retenu : la qualité du style comme celle de la pensée m’avait frappé. Ce livre provocant a retenu mon attention. » Cioran s’imposera comme styliste. « Je me souviens de l’étonnement fasciné avec lequel, en 1949, je lus le Précis de décomposition. Ah, c’était autre chose que l’air du temps, qui soufflait pourtant dans des directions voisines », écrit François Nourissier, insistant sur la notion d’écart, de différence, qui singularisait cette parution déliée des influences. Yann Queffélec évoque un « Précis de décomposition suffisamment précis et déstructurant pour émouvoir et diviser la critique, à défaut de toucher l’opinion fortement sollicitée par Sartre et Camus alors au meilleur de leur zizanie », souligne les puissances de dissolution de cet ouvrage, et l’entreprise de sape systématique assumée par Cioran, contre une pensée de la totalité. Constantin Tacou rappelle qu’à sa sortie certains crurent qu’il s’agissait d’un « traité de chimie », et d’ajouter : « Mais, après tout, n’est-ce pas une alchimie de l’esprit ? » Il insistait alors sur l’équilibre précaire du Précis, entre déconstruction des illusions, démantèlement des croyances, négation incessante, et salvation par le trait d’esprit, la vigueur de la formule, ce que Noël Herpe qualifiera de « dandysme de l’échec ».

On reconnut l’extraordinaire virulence du style, Cioran prônant une œuvre « insurrectionnel[le] », issue de la « protestation » : « Je suis un philosophe-hurleur. Mes idées, si idées il y a, aboient ; elles n’expliquent rien, elles éclatent », lit-on dans ses Cahiers posthumes, ce qu’il faudrait relier, si l’on en croit sa correspondance, à la nature du Valaque qui est « un polémiste-né ». Ce livre répond à l’impératif cioranien : « Un livre doit être un danger. » Alain Bosquet, dans Le Monde, en 1964, qualifiait Cioran de « penseur à contre-courant ». C’est à la fabrique de ce style que les manuscrits du Précis de décomposition et les feuillets en marche vers les Syllogismes de l’amertume nous initient. 1949-1952 : trois ans séparent la publication de ces deux ouvrages. Mais c’est un tout autre esprit qui dirige la facture de l’œuvre : les Syllogismes de l’amertume tranchent par leur atomisation accrue du discours. Cioran accuse la déliaison, la radicalise par rapport au Précis, recherchant la frappe du style lapidaire. Ce sont les errances pour parvenir à cette cristallisation du style que nous retracent les manuscrits, faisant surgir une étape intermédiaire où Cioran abordait les Syllogismes de l’amertume avec reprise de la fragmentation plus souple du Précis. Il y a donc un entre-deux fécond, où Cioran va polir son désir de concision et d’épure, la brevitas agissant comme censeur d’un tempérament enthousiaste. Ce volume permet d’appréhender cette période charnière. Cioran est alors travaillé par la « pointe », une remarque d’Écartèlement révèle ses préoccupations : « Ramasser sa pensée, astiquer des vérités dénudées, n’importe qui peut y arriver à la rigueur ; mais la pointe, faute de quoi un raccourci n’est qu’un énoncé, qu’une maxime sans plus, exige un soupçon de virtuosité, voire de charlatanisme. »

On retient généralement de Cioran le grand styliste, héritier des moralistes du XVIIIe siècle (« Il avait repeint en noir la sécheresse élégante du XVIIIe libertin », note Jean d’Ormesson) : victoire pour celui dont l’ambition était qu’on ne juge pas le Précis comme « le produit d’un venu d’ailleurs ». Ce volume offre cependant l’occasion de découvrir un Cioran plus libre, plus proche de son enthousiasme roumain, oscillant entre un style haut, une syntaxe corsetée, et des tours oralisants, des chocs de registres. Cioran n’a de cesse, par la suite, de gommer l’anecdotique, de tendre vers une impersonnalisation du discours, fuyant les marques subjectives de l’énonciation. Ce souci allait de pair avec la recherche du Witz, du trait d’esprit et avec les tensions universalisables de la maxime. On est heureux de trouver ici, au contraire, un Cioran plus alerte, qui rejoint le ton de la confession, du journal intime ou des Mémoires dont il était un insatiable lecteur. « Des Alaric guettent les Rome et les Athènes. Et nous mourrons avec nos subtilités, avec nos préservatifs, avec nos Cimetière marin et nos Sein und Zeit » : voilà un curieux voisinage pour Valéry et Heidegger, le mot « préservatifs » ancrant l’écriture cioranienne dans une actualité peu coutumière… C’est à un écart, unique dans l’œuvre de Cioran, que nous invitent ces inédits, pointant l’écart stylistique entre l’« explosion » du Précis et la contention des Syllogismes de l’amertume, expliquant, peut-être, pourquoi Cioran n’appréciait pas ce dernier, lorsqu’il confiait à son frère Aurel : « C’est ce que j’ai écrit de plus mauvais. » De plus, ils nous retracent l’itinéraire d’une pensée, vu que le choix de Cioran pour la concision le porte toujours à se défaire de pans textuels, pour ne préserver que les formules ramassées finales : « Ma pensée ne se produit pas comme un processus, mais comme un résultat, un résidu. C’est ce qui reste après la fermentation, les déchets, la lie. » Cette approche des marges du texte témoigne d’une déliaison progressive, puisque Cioran avait initialement repris la facture du Précis dans les Syllogismes pour ensuite la morceler, l’émonder de toute scorie langagière. On voit que cette épure est indissociable d’une méfiance face au souvenir, à l’anecdote, et à toute percée de l’auteur. La concision et l’émiettement des Syllogismes, masquent un Cioran plus intime, plus proche, le congédient. En 1957, Cioran glissait dans ses Cahiers : « Je ne me dissimule pas qu’il y a un mélange de journalisme et de métaphysique dans tout ce que je fais. » Or, c’est ce « journalisme » au sens noble que l’on redécouvre ici, cette annotation du quotidien, en bon « secrétaire de [ses] sensations » qu’il fut. L’écriture cioranienne tient son alchimie du mélange, de la tension dans l’irréconciliable. C’est donc au plaisir du contraste que nous invite cette lecture, restituée dans sa force, dans l’écart entre le « lyrisme » débridé des débuts et le corset de l’écriture fragmentaire qui lui succéda. Les marges de ses manuscrits – pour un homme qui a toujours valorisé la figure du marginal : « Ma marginalité n’est pas accidentelle, mais essentielle », confie-t-il à Fernando Savater – permettent d’approcher les ressorts du paradoxe chez Cioran, au nom d’un respect de la vérité et de ses nuances. La première version du Précis, en 1947, s’intitulait Exercices négatifs, en raison de l’« explosion » du Précis, né d’un désir d’« éclater », de récuser la fallacieuse objectivité du monde, en une tension méphistophélique. Il prônait l’homme qui marche, pâle silhouette altière à la Giacometti, errante, rétive aux fauteuils et au confort des convictions. Qu’on relise, dans cet ouvrage, « De l’absolu et ses caricatures » : ces Exercices négatifs sont « les conditions d’un traitement préventif du fanatisme ». Cioran, dans Écartèlement, révèle les intentions de ce livre, à la déliaison dangereuse, minant les assises de la doxa et son sommeil nécessaire : « Un livre doit remuer des plaies, en provoquer même. Un livre doit être un danger. » Nul doute que ces pages, à la menace de l’aveuglement, préfèrent la lucidité de l’insomnie. Ghérasim Luca, poète également roumain, contrait le pessimisme par l’alacrité avec « Ma Déraison d’Être » dans Héros-Limite. Cioran nous expose, quant à lui, sa « déliaison d’être », ou comment la discontinuité et ses raffinements ouvrent au respect de l’homme dans sa mouvance et ses variations, contre le faux ciment communautaire des idéologies et des certitudes. De quoi fissurer un mur…

Ingrid Astier

Exercices négatifs
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