LA CLEF MIRACULEUSE246
— Me voilà enfin protégé contre les visages et les voix. Mansarde247 transformée en forteresse, et qui ne cédera à aucun assaut… J’ai des heures devant moi d’une solitude248 à rendre Dieu jaloux. Il viendrait me visiter qu’il ne pourrait pas. Les événements se subtilisent ; j’en perds jusqu’à la mémoire. Plus besoin d’argent : on cesse de se nourrir à une telle altitude. Éternité de douce inanition ! Je sais tout : je ne perdrai pas mon temps à penser. On pense dans la durée. Mais, parvenu ici, à cette dernière raréfaction, l’esprit goûte à soi, dépris des prétextes249 qui l’incitent à se dérouler et à choir.
Maintenant les mondes peuvent s’évanouir, l’espace crouler250, les cités disparaître ! Je n’ai plus d’oreilles pour les rumeurs des planètes. J’écoute l’Absence.
… Mais je m’arrête. Un tel bonheur m’oblige d’en divulguer le secret : il tient tout au casier de l’hôtel où une clef me défend des amis et de l’univers.
NOSTALGIE DU
LYMPHATISME251
VERS UN AVENIR DE
LYMPHES252
Dans toutes les époques, frappées de delirium tremens, l’homme sort de ses gonds, ne se contrôle plus : ses idées se convertissent en obsessions. Cette conversion coïncide avec les moments culminants de l’histoire. Il en résulte que toutes les actions d’éclat253, émanées des foules ou retentissant sur elles, sont produites par une falsification de l’esprit, que les révolutions, les guerres, les crises religieuses, les appétits collectifs d’héroïsme relèvent d’un trouble mental. Ainsi donc l’histoire n’étant qu’un asile254 en marche, un mouvement coordonné des foules, l’historien doit être doublé d’un psychiatre255. Tous les événements sont des cas. Et tous ceux qui les déclenchent, des détraqués, possédés parce qu’ils veulent : c’est qu’aucun Indifférent n’a jamais été responsable d’un geste qui eût la moindre répercussion sur les autres. Le fracas des temps procède des nerfs des quelques individus secondés par la multitude. Les idées ne sont réduites à leur juste mesure que maniées par des abouliques256, par ceux qui ne veulent rien en faire : qu’elles tombent entre les mains des obsédés, et la pagaille de l’histoire s’organise en tragédie.
La volonté qui dépasse les exigences de la conservation, qui s’élève sur les réflexes et les domine, est la plus grande malédiction de l’homme : tous les maux et tous les drames en dérivent. En regardant le spectacle des ambitieux, des volontaires, des « bûcheurs » (à l’échelle individuelle ou mondiale), force nous est d’attendre d’une humanité mollasse et lymphatique257 une compensation à quelques millénaires d’hystérie258.
ACTION ET RÉFLEXION259
À peu près tous les grands capitaines se sont effondrés, non pas à cause de leurs excès, mais d’un moment de réflexion, voire d’humanité. L’exemple du plus remarquable de tous, d’Annibal260, en est concluant. Au lendemain de Cannes, au lieu de foncer sur Rome, il perd des jours en spéculations, juste ce qu’il fallait pour que l’ennemi se redresse. La victoire temporaire lui a ouvert des horizons, incompatibles avec l’action. Quelques jours, il a vécu sur un autre plan que celui qui lui était habituel. Ainsi les héros gâchent leurs succès : ils changent de genre – et ce changement devient leur ruine. Il en est de même pour les penseurs. Combien ont résisté à leur réussite ? Aussitôt que leurs idées triomphent, ils veulent triompher avec elles, ils rêvent d’action, et s’y plongent. Le processus est inverse de celui des conquérants, mais identique dans ses conséquences. Regardez le philosophe261 homme d’État, journaliste, prophète, avide d’applaudissements, d’estrades, de tréteaux ! Il s’y pavane pour son malheur et pour celui des autres ; il ajoute à la confusion générale par son manque d’instinct, comme un chef qui cesse d’être impitoyable – ne fût-ce qu’un moment – précipite la déroute de ses armées262.
Tous les malheurs des hommes commencent dès que finissent leurs échecs. À partir de ce moment, ils ne redoutent plus de se perdre : et ils trahissent leur nature, et se perdent. On ne prospère que dans un bourbier263 ; on s’enlise sur le trône. Les plus grands vaincus sont ceux qui ont réussi. Car tous les vices réunis dans un seul homme ne sauraient le pervertir autant que la gloire.
EUROPE, TERRE DES CHAROGNES…264
Ce continent sent mauvais265. Il a dépassé l’âge de mûrir ; il est hors d’âge. Avec ses instincts à vau-l’eau, il ne sait plus quoi chercher. Ayant dissipé ses croyances, il ne lui reste plus que des marottes et des forces pour radoter. Des conquérants266 finissent en races de retraités : la passion des économies remplace l’appétit de gloire et le rêve de sang.
Des Alaric267 qui guettent les Rome et les Athènes…
Ayant tout compris, nous sommes perdus ; et nous ricanerons sous la salive des autres…268
Nos paradoxes sont risibles : aucune force ne les soutient plus. Au XVIIIe siècle, une boutade de salon occupait les cours de partout ; une saillie piquante se communiquait comme un ultimatum : elle déroutait la sottise ou l’affinait. L’Europe était dans la fleur de l’âge, coquette et intraitable : elle n’est plus qu’une grue aux abois, à l’affût du premier client et trop contente de prodiguer ses caresses fétides269. L’Europe ? un bordel270 à cinq heures du matin…
France271, Angleterre, Allemagne, et Italie272… peut-être… Le reste, des Allobroges273… Par quel accident une civilisation s’arrête ? Pourquoi la peinture hollandaise ou la mystique espagnole fleurirent un seul instant ? Tant de peuples dont le génie n’eut pas de lendemain ! Aussi leur effacement est-il tragique. Mais celui de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre tient d’un irréparable interne, de la conclusion d’un processus, d’un devoir mené à bien et débouchant sur le vide… ; il est mérité, explicable, naturel : point de révolte, ni de regrets. Il devait en être ainsi. Ces pays ont évolué parallèlement et se sont dévorés les uns les autres. Ils se sont évertués à prospérer et à se ruiner ensemble, précipités à épuiser par esprit de concurrence, de fraternité et de haine, cependant que sur le reste du globe, la pègre fraîche emmagasinait des énergies, se multipliait et attendait.
Des tribus fières s’agglutinent pour former une grande puissance ; vient le moment où, résignées et branlantes, elles soupirent après un protectorat. Quand on n’envahit plus, on consent à se faire envahir. Le drame d’Annibal274 a été de naître trop tôt : quelques siècles plus tard, il eût trouvé les portes de Rome ouvertes. L’Empire était devenu un boulevard, comme l’Europe de nos jours.
Nous275 sommes à peu près tous dans l’impossibilité de besogner, d’aimer, de combattre ou de prier sans nous faire de l’œil les uns aux autres ou sans rire carrément276. Nos ancêtres se sont assoupis pour toujours en nous : c’est que nous avons tous goûté à la maladie de l’Occident. Le travail, l’amour, la religion ou la guerre – nous sommes trop malins pour y croire encore ; nous nous y adonnons en dilettantes : trop de siècles y usèrent leur compétence… À nous d’atteindre à la perfection de l’inachevé, à la maîtrise du rafistolage. L’époque des choses bien faites est révolue : l'individu ne combat plus : le carnage est abstrait, statistique ; la matière des poèmes, exténuée : les « sentiments » sont répudiés même par la racaille ; les cathédrales chôment277 : l’ineptie seule s’y agenouille encore… – Les vérités d’autrefois sont des niaiseries : nous vivons tous dans des « problèmes », des « théories », des « complexes » ; nos instincts mêmes sont instruits. L’Ignorance règne, mais tout le monde sait tout : nous sommes des dupes – qui se refusent, des dupes clairvoyantes, propres tout juste à faire des simagrées devant les événements.
L’Occident ? Un possible sans avenir…
Nous277 allons être de moins en moins utilisables à quelque fin que ce soit : l’insolence du premier venu pourra nous bâillonner. La lucidité – incapable par définition de s’affirmer dans un combat de muscles – succombe dans l’esclavage, que dis-je ? y mène. La populace et les oisifs fleurissent dans l’anémie : l’Occident déborde de sages, pourris de savoir, de déshonneur et de flemme. C’est là que devaient aboutir les croisés, les pirates, les chevaliers… Les civilisations démarrent dans l’illusion et s’achèvent en la détruisant. Après tant d’erreurs inspirées une stupeur les contemple, et se désespère au spectacle d’une mission accomplie. Lorsque Rome retirait ses légions de partout, elle ignorait l’Histoire, et les leçons des ruines… Ce n’est point notre cas. Quel sombre Sauveur va s’abattre sur nous !
L’AMATEUR DE SATIÉTÉS278
On ne saurait trop se méfier de ceux qui demeurent fidèles à un seul vice. Ils le cultivent et l’approfondissent à nos dépens. Un ami qui ne se renouvelle pas devient à la longue, notre tortionnaire. Il en est de même des tyrans proprement dits : s’ils manquent de fantaisie, leur règne est un supplice monotone. Il vaut mieux avoir la trouille sous un cabotin que sous un obsédé : on tremble, mais on rigole. Les aliénés couronnés fascinent les foules, elles vont au cirque avec Néron279 ou Caligula280 : elles bâillent sous Marc Aurèle281… (La trépidation282 de l’Histoire relève uniquement de la psychiatrie, comme d’ailleurs tous les mobiles de l’action. Un homme ne peut bouger sans contredire la raison.)
Mais283 si on se résigne aux événements, on doit en tirer les conclusions, exciter la fébrilité des infirmes parmi lesquels on se trouve, les suivre dans leur ardeur à s’épuiser. Xerxès284 « poussa le goût des plaisirs jusqu’à proposer, par édit, une récompense à celui qui aurait inventé quelque volupté nouvelle » (Valère Maxime). J’ignore si ses sujets surent y satisfaire. S’ils en furent incapables, ils ne méritèrent point d’être contemporains de sa mélancolie.
Conduire285 les hommes, et n’avoir pas connu tous les vices286 ! Cela vous donne presque le goût de la vertu… Regardez les papes : tant qu’ils forniquaient, qu’ils pratiquaient l’inceste ou qu’ils assassinaient, ils dominaient le siècle, et l’Église était toute-puissante… Mais depuis qu’ils en respectent les préceptes, ils ne font que s’affaiblir ; leur empire se rétrécit de jour en jour ; – l'abstinence leur a été fatale. Ils sont devenus respectables : plus personne ne les adore ni ne les craint. C’est la fin édifiante d’une institution.
« Celui qui inventera un vice nouveau sera le plus grand bienfaiteur de l’humanité », a dit Verlaine. Propos digne d’un ancien… Il est vrai que ce débauché avait quelque chose d’antique en lui… encore que ses vers ne fussent pas au niveau de sa vie. Un Pan égaré dans les cafés littéraires…
LE RÉVEIL287
« J’avais douze ans quand j’ai fait une maladie dont je ne sais pas le nom : on me touchait, mais je ne sentais rien. Cela a duré quelque temps. Puis, ça a passé. Seulement je n’étais plus la même : tout ce qui me faisait encore plaisir ou douleur venait de loin, m’était étranger. Quand il m’a fallu entrer dans une maison de couture, mon travail était mieux côté que celui de mes camarades ; mais je l’exécutais comme en rêve. À dix-huit ans, j’ai pris un amant. Il m’a quittée trois mois après. J’aurais tout aussi bien pu le quitter moi ; mais cela m’était égal. Quand je suis avec un homme n’importe quel autre me paraît préférable. Je ne puis me décider pour aucun… Je ne travaille plus que quelques mois par an. Je reste chez moi, dans ma chambre d’hôtel, je ne mange presque rien, je n’en ai pas besoin. Des livres, j’en ai lu pas mal, mais je n’en lis plus. Je sais que personne ne viendra jamais me voir… Mais parfois j’ai le désir de quelque chose de vivant. Alors je caresse mon réveil. Lui seul me rappelle que je ne suis pas morte. »
… Rencontre sans lendemain, lorsque je descendais] un soir comme de coutume ce Boul Mich288 de toutes les défaites et de toutes les hontes, en me disant – décidé de n’y plus chercher ce que tant d’autres soirs j’avais poursuivi en vain : « À quoi bon interpeller les passantes ? elles espèrent toutes ; aucune d’elles ne s’avoue vaincue ; tu ne trouveras personne de plus seul que toi ; résigne-toi à ton malheur, et ne perds plus ton temps à en chercher chez les autres. »
LA FRATERNITÉ DES FAINÉANTS289
La passion insensée pour l’effort demeure inexplicable en dehors du Péché originel. Il nous faut admettre la Bible sur parole : l’acharnement au labeur relève d’un mystère. Et cet acharnement s’accentue avec chaque civilisation, avec chaque peuple, avec chaque jour. Le démon du rendement a pris possession du globe : c’est le règne de l’hystérie des muscles, suprême accomplissement de la Chute. Tout le monde court, se précipite, halète : personne n’a plus de temps pour vivre ni pour mourir. Produire, verbe de la mythologie quotidienne, et qui doit faire pâmer d’aise le Diable, le patron de l’Action.
Le droit à la paresse est proscrit. Nul qui s’évertue à compromettre l’effort, à prendre l’initiative de le diminuer et de le bafouer : point de comités pour stigmatiser la sueur… Tant que l’ouvrier travaillera plus de trois heures par jour il sera esclave, quel que soit le régime où il vit, fût-il celui de son rêve… On ne s’affranchit qu’à l’école de la passivité : il faut que l’homme apprenne ce qu’il a perdu depuis qu’il s’invente tous les jours une vigueur nouvelle.
La terre290 aurait dû être un sanatorium ; elle n’est qu’une usine, où l’on entretient la névrose de la production. Rien n’y sera changé tant que la paresse ne sera pas comptée parmi les vertus cardinales. Qu’un tel changement intervienne et il marquera la date la plus mémorable depuis l’engagement dans le Péché. Mais, pour y arriver, il est de notre devoir de jeter un discrédit sur l’œuvre entière de l’homme, sur l’erreur de son ambition, et d’employer ses méthodes contre lui, de lutter pour le rendre oisif, de nous épuiser à l’abolition de ses actes et à la faillite de ses entreprises. Car telle est la contagion de son exemple qu’on ne saurait l’infirmer sans le singer, et que, pour le convaincre de cesser sa folie, il nous faut être fous nous-mêmes, combattre enfin contre l’idée de combat.
La morale de la paresse291 doit triompher de toutes les morales… Il est temps que les fainéants s’organisent… Que risquent-ils ? si ce n’est de faire le travail de ceux qui y renonceraient…
SUR LA SUBTILITÉ292
On la rencontre :
Chez les théologiens293. Ne pouvant prouver ce qu’ils avancent, ils sont tenus de faire tant de distinctions qu’elles égarent l’esprit : ce qu’ils veulent. Quelle finesse ne faut-il pas pour classer les anges ! Lorsqu’on pense qu’on en a « trouvé » des dizaines d’espèces, cela déroute et force l’admiration. L’« angélologie » : a-t-on jamais plus habilement coupé les cheveux en quatre ? N’insistons pas sur Dieu : des milliers d’intelligences sont tombées dans le gâtisme pour y avoir trop réfléchi…
Chez les oisifs, – chez les mondains, chez les races nonchalantes ou vieilles, chez tous ceux qui vivent de mots. Regardez un peuple industrieux, comme les Allemands : ils ignorent la conversation, mère de la subtilité ; ils ne sont que profonds. Mais les peuples bavards, les Grecs anciens et les Français, ont fait le tour de toutes les grâces de l’esprit : ils ont poussé jusqu’à la perfection, la merveilleuse science des riens…
Chez les persécutés. Si l’esprit s’affine dans le désordre et l’arbitraire, parmi les despotes et les classes dirigeantes, il ne s’épanouit pas moins chez les opprimés qui, étant astreints au mensonge, à la ruse, à la resquille, vivent d’une vie double et fausse. L’insincérité – par besoin – excite l’intelligence. Les Anglais sont endormants, c’est qu’ils sont sûrs d’eux-mêmes : pendant des siècles ils ont vécu en liberté, sans être obligés de recourir à la flatterie, au sourire sournois, aux expédients… On comprend pourquoi, à l’antipode, les Juifs ont le triste privilège d’être le peuple le plus éveillé de la terre…
Chez les femmes, et cela non pas tant à cause de leur situation inférieure pendant des siècles, mais parce que, même totalement émancipées, elles doivent camoufler leurs désirs, parce qu’il n’y a rien de plus faux294 – que la pudeur, – mensonge biologique avant d’être social. Aussi longtemps que les conditions physiques de l’amour ne seront pas changées – et on ne voit pas comment – la femme sera plus consciente, c’est-à-dire plus subtile, que l’homme. Elle sera victime par la force des choses. Y échapperait-elle par le saphisme ? C’est un pis-aller, ce n’est pas une solution295.
Chez tous les tarés – qui ne sont pas internés…, chez tous ceux dont rêverait un code pénal idéal…
EXPÉRIENCES296
Ce ne sont pas les préceptes du stoïcisme297 qui pourraient nous endurcir aux coups des hommes et des événements. D’ailleurs, il n’existe point de manuel d’insensibilité.
Pour parer aux souffrances de l’orgueil, il faudrait que chacun fit sa petite expérience de clochard. Endosser des loques, se poster à un carrefour, tendre la main aux passants, essuyer leur mépris ou les remercier de leur obole, – quelle discipline dans l’humiliation, quelle force à en supporter les autres, celles de tous les jours ! Ou sortir dans la rue, insulter des inconnus, s’en faire gifler…
J’ai fréquenté longuement les tribunaux à seule fin d’y admirer les récidivistes, leur détachement, leur supériorité sur les lois, leur victoire sur l’opinion. Et je m’imaginais ce que serait un métaphysicien avec l’assurance d’un cambrioleur invétéré… Quel sac parmi les mystères…
Avez-vous vu des grues en correctionnelle ? Elles sont partout chez elles… Leur calme déconcerte : les vertus du déshonneur sont admirables… Je souffre de les avoir ignorées, d’en être incapable. Les moralistes les piétinent, comme nous tous imbus que nous sommes d’une sagesse héréditaire qui fait notre malheur.
Nous n’avons que dédain ou pitié pour tous ces hors-la-loi. Mais nous sommes plus à plaindre qu’eux. Les mots ne les font pas saigner ; ils ignorent les morsures de l’amour-propre ; ils ne se tourmentent pas comme nous d’un adjectif blessant.
Leur298 cynisme est une forme d’honnêteté. Une fille de dix-sept ans, majestueusement affreuse, réplique au juge qui essaye de lui arracher la promesse de ne plus continuer son métier : « Je ne peux vous le promettre. » – La noblesse court les rues… et l’héroïsme des trottoirs ne le cède en rien à celui que prônent les fêtes…
[On connaît cette scène, la plus pathétique de la vie de Wilde : en costume de forçat, il attendait le train : des gens le reconnaissent, et lui crachent à la figure. Il ne s’en souvenait pas sans pleurer. Pourtant, est-il situation plus enviable, déchéance plus splendide que de subir la dernière marque du mépris299 ? [b]] Comment peut-on mesurer sa propre force, si l’on n’a pas été l’objet d’une humiliation totale ? Nous devrions, pour nous consoler des hontes que nous n’avons pas connues, nous en infliger à nous-mêmes, cracher dans un miroir, en attendant que la faveur publique nous honore de sa salive. Que Dieu nous préserve d’un sort distingué !
Si tous les matins, au lever, nous nous adressions les injures qui nous attendent dans la journée, ou plutôt qu’on nous dispense à mi-voix : mufle perfide, salaud, dégénéré, crétin, – nous aurions la force d’un monstre glorieux, nous nous épargnerions quantité de mortifications. Et de quelle trempe ne ferions-nous pas preuve devant un plus solennel opprobre ?
« POURTANT LA VIE EST BELLE »300
Je ne vais plus aux bals : la haine qu’on lit dans les yeux des filles que personne ne fait danser m’inspire plus de terreur que les salles d’opération… Elles accumuleront cette haine à travers les années et vieilles, y puiseront la source de leur vitalité, de cette vitalité de vierges octogénaires…
Je ne puis supporter non plus la vue de ces filles qu’on aperçoit aux bouches du métro, et qui attendent… Les heures où j’ai attendu, comme elles, en vain, s’associent avec les leurs, et composent un temps déchiré de peine, d’inutilité et de rage. Et je vois dans leurs regards les rêves que je n’ai plus.
Ce besoin de se vautrer dans le malheur des autres, de s’en repaître, d’en vivre…, ces exaspérations d’une piété en délire…, cette présence de l’« âme », de cet état naturel de névrose…301
Un jour de je ne sais plus quel hiver, je m’avisai de pousser le chariot à bras d’une jeune paralytique. Trop content d’être tombé sur quelqu’un à même de me comprendre, je lui fis les discours les plus noirs. Je lui parlai de la variété des somnifères, de leur inefficacité, de la hantise du suicide dans les chambres d’hôtel, de ce que c’est que d’être né étranger, de n’espérer rien de l’amour et de ne pouvoir pas mourir, d’être coupé du monde, de n’avoir point d’amis ni d’en attendre, de ne croire en rien, même pas dans son désespoir… Je comptai que sa bonté serait assez grande pour ajouter à ma peinture, pour m’écraser de ses regrets, elle à qui le sort avait interdit le seul plaisir, celui de fouler la terre. Mais lorsque l’inconnue ouvrit enfin la bouche pour m’assurer : « Pourtant la vie est belle », ma déception fut telle que je la quittai aussitôt, furieux et perplexe, déçu302.
À L’INTENTION DES THÉOLOGIENS303
Comme tout homme qui se respecte, j’ai fait le tour des arguments favorables à Dieu : son inexistence m’a semblé en ressortir intacte304. Il a le génie de se faire infirmer par toute son œuvre ; ses défenseurs le rendent odieux et ses adorateurs, suspect. Pour peu qu’on soit tenté à espérer en Lui, on n’a qu’à ouvrir saint Thomas pour se guérir du dernier vestige de foi.
… Et je pense à cet universitaire de l’Europe centrale, qui demandait à une de ses étudiantes, les preuves de l’existence de Dieu. Elle s’exécute : argument ontologique, historique, et tout le bataclan… Mais elle s’empresse d’ajouter : « Pourtant je n’y crois pas. » Le professeur s’obstine, reprend les preuves une à une, étale la niaiserie classique de la théologie ; son élève hausse les épaules, persiste dans l’incrédulité. Alors le Maître se dresse et, rouge de foi, lui dit : « Mademoiselle, je vous donne ma parole d’honneur qu’il existe305 ! »
Argument qui, à lui seul, vaut toutes les Sommes théologiques…
Mais que dire de l’Immortalité ? Vouloir l’élucider, ou simplement la concevoir en termes nets, relève de l’aberration ou de la fumisterie. Pourtant des Traits en exposent sans sourire la fascinante réalité. À les en croire, nous n’avons qu’à nous fier306 à des innommables déductions qui font bon marché du temps… à notre avantage. Et nous voilà, grâce à une mystification, pourvus d’éternité. On nous démontre que nous ne sommes pas poussière, que notre âme – qui vit d’agonie – n’est point condamnée…
Mais je tourne le dos à ces docteurs. Leur naïveté se trompe sur la valeur des instants, sur ce qui dure… Et si jamais j’ai douté de ma fragilité, ce ne fut pas à l’ombre de leurs illusions savantes ; leurs propos sur l’Âme n’en dévoilent point la survie ni même l’existence. Combien, en revanche, m’ont troublé les divagations d’un vieil ami, musicien ambulant, loqueteux et fou ! Comme tous les gens, à qui le travail répugne, il se pose des problèmes. Il en a « résolu » une quantité. Ce jour-là, après qu’il eut fait sa tournée aux terrasses des cafés, il vint m’entraîner dans une gargote pour dîner avec lui. C’est qu’il voulait connaître mon sentiment sur… l’immortalité, et en discourir à loisir. Je regardai son jeune visage déjà marqué de rides, ses regards perdus, son costume où ricanaient les trous… « Elle est impensable », lui dis-je avec humeur. « Mon vieux, tu as tort de n’y pas croire ; si tu n’y crois pas, tu ne survivras pas. Je suis sûr que la mort ne pourra rien sur moi. D’ailleurs, tout a une âme. Tiens, as-tu vu les oiseaux voltiger dans les rues, puis s’élever tout d’un coup au-dessus des maisons pour regarder Paris ? Ça a une âme, ça ne peut pas mourir ! »
HAMLET CHEZ LES MIDINETTES307
Le début du célèbre monologue reste le fin mot de l’Inquiétude… On y revient toujours : c’est, en effet, la question, – la question de tout homme qui s’autorise du suicide – et qui ne se tue pas… Tout y est dit, les méfaits de l’administration y compris308… (the insolence of office…) Bréviaire à opposer à la tentation de prier… Je n’eusse jamais cru qu’un jour un rien le ternît à mes yeux, et me rendît odieuses les angoisses métaphysiques.
La faute m’en incombe. Habitué à prodiguer mes misères au tout venant, j’en ai été plus que puni. Car c’est ainsi qu’une vendeuse lettrée répondait à mes impatiences : « Dans vos tourments vous devez vous demander : “Être ou n’être pas ?” N’est-ce pas ? »
MOMENT PHILOSOPHIQUE309
Dans ce café du Quartier latin, j’observe mon jeune voisin. Le voilà étaler une feuille blanche, plus grande que de coutume ; il serre son stylo comme un poignard. Des minutes et des minutes passent : il prend sa tête entre les mains : on dirait une pièce détachée d’un monument funéraire. Mais bientôt il se redresse, béat de [lui]-même, et laisse glisser sa plume. Et je lis :
« La Vie, quel mystère, quel problème insoluble !…»
C’est tout. Mais qu’importe ! Il vient d’avoir son moment philosophique…
QU’EST-CE LA PHILOSOPHIE310 ?
Je ne pardonnerai jamais à la philosophie311 de m’avoir trompé : j’espérai tout d’elle. C’est une trahison. Aussi lui ai-je voué une haine totale, et si j’étais responsable de la censure dans un régime totalitaire, je l’interdirais. Elle m’est devenue symbole de toutes les prétentions et de toutes les impuissances. J’en ai perçu la vanité en écoutant ce petit dialogue entre un père et son fils, pendant un voyage :
« Papa, pourquoi il pleut ? »
« Parce qu’il tombe de l’eau. » C’est là le modèle de toutes les réponses de la philosophie.
(J’ajouterai, pour être franc : c’est là le modèle de tout ce qui veut expliquer en général, de tous ceux qui ne se résignent pas à l’Inexplicable… En effet, il faut être enfant pour croire qu’il y a une raison à quoi que ce soit…312 Mais alors pourquoi la philosophie ou la révolte contre elle ? Le temps serait trop long sans l’une ou sans l’autre… L’Esprit abuse des mots, il vit de cet abus… ; pour nous autant de pris sur l’Ennui…
Et j’ajouterai encore : il n’y a pas de plaisir plus grand que de s’imaginer qu’on a été philosophe – et qu’on ne l’est plus…)
DE XERXÈS À VERLAINE313
Valère Maxime314 nous raconte que Xerxès, cet amateur de satiétés, proposa, par édit, une récompense à celui qui aurait inventé quelque volupté nouvelle315. Nous ignorons si parmi ses sujets, il s’en trouvât quelqu’un pour satisfaire à une telle exigence de mélancolie et de débauche…
Conduire les hommes, et n’avoir pas connu tous les vices316 ! Cela vous donne presque le goût de la vertu… Regardez les papes : tant qu’ils forniquaient, pratiquaient l’inceste et assassinaient, ils dominaient le siècle, et l’Église était toute-puissante… Mais depuis qu’ils en respectent les préceptes, ils ne font que s’affaiblir, leur empire se rétrécit : l’abstinence leur a été fatale. Ils sont devenus respectables : plus personne ne les idolâtre ni ne les craint. C’est la fin édifiante d’une institution…
[« Celui qui inventerait un vice nouveau serait le plus grand bienfaiteur de l’humanité », a dit un jour Verlaine, rejoignant ainsi celui qui fit fouetter la mer…] [b]317.
FRATERNITÉ DES FAINÉANTS318
Il nous faut prendre la Bible sur parole : la passion pour l’effort, l’acharnement au labeur319 demeure inexplicable en dehors du Péché originel. Le démon du rendement a pris possession du globe. Produire, – rengaine hideuse de la mythologie quotidienne…
L’homme apprendra-t-il jamais ce qu’il a perdu depuis qu’il s’invente tous les matins une vigueur nouvelle ? Et lorsqu’il l’apprendra, osera-t-il constituer des comités pour stigmatiser la sueur ? Tant qu’un ouvrier travaillera plus de trois heures par jour il sera esclave, quel que soit le régime où il vit, fût-il celui de son rêve…
Il est impérieux de compter la paresse320 parmi les vertus cardinales. Qu’un tel changement intervienne, et il marquera la date la plus mémorable dans l’histoire de la morale. Mais, auparavant, notre devoir est de jeter un discrédit sur l’œuvre entière de l’homme, sur l’erreur de son ambition et de ses entreprises. Nous combattrons contre l’idée de combat. Car il est grand temps que les fainéants321 s’organisent…
L’AVÈNEMENT DU PROFESSEUR322
C’est le privilège maudit du XIXe siècle d’avoir accordé prépondérance et faveur à cette malformation de l’esprit qu’incarne le professeur, symptôme de décadence d’une civilisation, de l’avilissement du goût, de la suprématie de l’effort sur l’inspiration323. Lorsque l’artiste s’efface, son parasite l’emporte, et l’instruction en devient une sorte de divinité, honorée par les fonds de l’État et la bêtise des masses. Ainsi est née cette engeance d’historiens – perchés sur la métaphysique ou sur l’agronomie – qui reniflent, glosent et trivialisent les productions des autres. S’ils se saisissent d’un homme ou d’un événement, il en ressort méconnaissable324 : un poète meurt encore une fois, par celui qui a voulu le faire revivre ; une bataille s’éteint tout à fait sous les textes qui essayent d’en rapporter la fièvre. Ils n’épargnent rien : ne sont-ils pas payés pour souiller le présent et profaner le passé ?325 Ils déterrent ce qui mérite l’oubli et enfouissent les valeurs : les Facultés de partout sont les Pompes funèbres de l’esprit…326
Ce sont des machines à lire qui transforment les solitudes de quelques rares esprits en marchandises pour les imbéciles. Le prestige des écoles, le respect superstitieux327 qui entoure les maîtres, la fascination des gros livres, – toutes choses qui compromettent et nos parents et nous : c’est l’imposture intellectuelle soutenue par le labeur. Mais entre l’esprit et l’effort il n’y a aucun rapport…
Voir tout de l’extérieur, convertir en problèmes les choses qui s’y prêtent le moins, systématiser l’ineffable, s’adonner à cette manie monstrueuse qu’on appelle histoire littéraire (ou, plus grave encore, critique littéraire), ne regarder rien en face mais faire l’inventaire des vues des autres ; – à quoi servent ces personnages entreposés, ces proxénètes, ces colporteurs des productions intelligibles par elles-mêmes ?
La seule consolation qu’on puisse avoir de sa stérilité consiste dans la certitude qu’on est hors d’atteinte d’un professeur, qu’on ne sera jamais ratifié ou démoli par lui.
Tout commentaire d’une œuvre est ou mauvais ou inutile. On n’a nullement besoin qu’on nous explique Phèdre ou une pièce contemporaine, encore moins un roman, comme l’histoire est indigeste si ce ne sont pas les Mémoires qui nous les révèlent. Tout ce qui n’est pas direct est nul. Quand donc on brûlera toutes les œuvres de critique qu’on a faites depuis bientôt deux siècles ?
Dans des temps plus heureux, le nombre des professeurs était au moins limité : la théologie en328 bénéficiait… (Enseigner l’Absolu, se spécialiser en Dieu !) Notre époque lugubre et éclairée en est envahie : point de secteur dont ils ne compromettent l’attrait, qu’ils s’en prennent à Michel-Ange ou à la vie intime des mouches. L’Apocalypse a décrit la folie des empereurs, prévu la chute des empires, l’embrasement du monde ; mais il y manque un paragraphe sur l’Avènement du Professeur.
LA LIBERTÉ, UNE ABERRATION…329
On peut, à la rigueur, concevoir la liberté ; mais y croire, c’est faire montre d’un esprit dangereusement équilibré, d’une santé déshonorante330. Il revient aux malades de toucher – dans leur combat avec eux-mêmes et dans leur lente désagrégation – aux forces qui les régissent. Ce combat s’aggrave : ils perçoivent alors les éléments originels qui mènent la vie, les données primitives de ses compositions et de ses dissolutions. Comment pourraient-ils encore compter sur la liberté sans méconnaître le sceau qui les a marqués pour toujours ? Je puis lutter contre un moment de dépression : mais au nom de quelle vitalité vais-je m’acharner contre une obsession qui m’appartient, qui me précède ? Si je me porte bien, je choisis à ma guise une des voies qui s’offrent sur mon chemin : que je me sente « atteint », et ce n’est plus « moi » qui décide : c’est mon mal. Les obsédés n’ont pas d’option à faire : leur obsession a déjà opté pour eux, avant eux. On se choisit quand on n’est rien, quand ses virtualités sont indifférentes ; mais la précision d’un mal est un choix qui devance la diversité des routes offertes à ce choix. Baudelaire ne s’est pas choisi : son aboulie, ses fantômes funèbres ont choisi avant lui : il ne fut que celui qu’il ne pouvait ne pas être. Se demander si on est libre ou non, – question oiseuse pour un malade, comme pour tout homme qui se sent un destin, qui se sent foudroyé par lui-même. C’est être métaphysiquement superficiel que d’exulter sur sa propre liberté. Enthousiasme inconcevable pour un esprit rongé de soi-même, et pour lequel seule la fécondité dans la destruction pourrait avoir un sens. Il adhère à sa fatalité ; parfois l’abhorre, parfois s’en réjouit, jusqu’à ce qu’il en crève. Enchaîné à l’orgueil de son mal, tout, en dehors de sa fatalité, lui paraît une aberration, la « liberté » en premier lieu.
VERS LE RÈGNE DES ÉPICIERS331
Les grands désastres en politique viennent des idéologues et des professeurs332. Rousseau333 et Hegel furent de vraies calamités. Une nation excitable suit les élucubrations d’un hystérique, s’enfièvre pour les formules creuses, pour la déclamation : le lyrisme dans les affaires d’État ne mène qu’à des syncopes ; une nation pesante s’attache à un système, pratique les déductions élaborées dans un cabinet, et y met la même profondeur qu’a mise celui qui les a conçues : la philosophie en politique égare un peuple ; toute Weltanschauung est fatale, surtout lorsqu’elle imprègne, non pas tant les cerveaux, que l’administration.
Comment ne pas admirer l’Angleterre qui seule a su ne pas mêler les plans ? point de visionnaires, point de doctrinaires dans son évolution politique. Toute sa réussite est due à son indifférence aux idées. Sa philosophie a établi la valeur de la sensation ; sa politique celle de l’affaire. C’est que l’empirisme, dans la pensée et dans l’action est l’unique modalité de respecter les autres. Il n’en va pas de même lorsqu’on croit à la toute-puissance des concepts : ça a été la malédiction du continent qui a subi une lourde hérédité théologique, dont il n’a pu s’affranchir sans en garder l’empreinte. Car toute idéologie, tout système est une survivance scolastique. Quelle stupidité que ces constructions abstraites ! L’homme politique devrait avoir des soucis d’épicier à l’échelle nationale. Ce continent dégénéré est tombé en proie aux ministres rêveurs, aux avocats nourris de lectures, aux hystériques endoctrinées, aux fous de cabinet. Il s’est épuisé dans des combats de mots et dans des guerres ; et il a entraîné l’Angleterre dans sa déchéance.
Un334 chef d’État devrait s’évertuer à faire bâiller ses administrés, et leur proposer un seul idéal : la médiocrité. C’est à l’honneur des hommes politiques anglais d’avoir su éviter les convulsions à leur peuple, d’avoir banni le pathétique dans la conduite des affaires. Nation de boutiquiers ? Napoléon a lancé son mépris au nom de l’aventure, de cet attentat romantique contre une nation. Mais à l’esprit d’aventure s’oppose la fadeur sublime du parlement, institution du bon sens, réplique suprême à l’héroïsme, au délire, aux songes. Un politique attaché aux principes, et dédaignant les manœuvres, la fraude, les femmes, les compromis, relève de la pathologie. Il est à souhaiter qu’une nation institue – pour l’examen de ses dirigeants – des commissions de psychiatres, et qu’elle fasse interner tous les ambitieux, tous les inassouvis, tous les intraitables qui prétendent la gouverner ; qu’elle ne donne son consentement qu’à ceux qui ne sont pas aigris par la vie ou par leurs maux, aux non-déçus, aux heureux, aux brutes paisibles, qui aiment le sommeil et la bonne chère. À qui sont dues les catastrophes ? Aux passionnés de la frugalité (Napoléon), aux impuissants (Frédéric le Grand), aux insomniaques (de Caligula à Hitler), à tous les artistes ratés qui ont porté une couronne, un sabre ou un uniforme. Il est temps que les commerçants s’emparent du pouvoir, et que commence le Règne des Épiciers.
LE POUR ET LE CONTRE335
Satires ou soupirs sont également légitimes336. Que j’ouvre un auteur galant ou un « Ars moriendi », – tout y est vrai ; que je m’indigne avec Voltaire ou m’alanguisse avec sainte Thérèse, – j’ai pareillement l’assurance d’avoir raison.
Lorsque j’adopte une affirmation, je regrette celle qui la nie ; je me confonds avec tous les mots337, ainsi qu’un dictionnaire qui s’en ferait l’avocat, les défendant tour à tour, avec pitié et sans scrupule.
Je m’étends, comme une bouse, sur toutes les vérités… Elles en deviennent confortables et flasques. Cette molle philosophie me plaît.
« Tu seras objectif », – bénédiction d’un paradis putride, ignorée d’Adam, mais réservée à ses derniers rejetons, – nihilistes… qui croient à tout…
LA QUANTITÉ DE HAINE338 [b] LE DIABLE NÉCESSAIRE339 [b]
Qu’en chacun de nous il y a une quantité de haine que nous devons dépenser, – les théologiens sont là pour nous le démontrer par leur exemple. N’ayant pas le droit d’étaler leur méchanceté, ils se rattrapent par leurs attaques contre le Diable, ils y déversent leurs disponibilités de haine, ils y placent la fureur que leur métier interdit. La pratique officielle de l’amour ne doit point être aisée : on comprend qu’ils en souffrent. Quelle torture que de proposer en de gros volumes des Évangiles sirupeux et d’en ressasser les sentences usées et fuyantes ! C’est un exercice contre nature. Pour satisfaire à la cruauté inscrite dans chaque être, l’Église a offert aux fidèles le Diable en pâture : ils le détestent naïvement : il leur est loisible de haïr ailleurs, soit dans leurs propos soit dans leurs actes. Mais le champ d’action du théologien est plus restreint, sa vie plus rétrécie ; aussi lui reste-t-il le domaine des principes, et singulièrement celui du Mal, pour y projeter ses bas instincts. De ces invectives, de ces jurons abstraits qui l’accablent, le Diable sort agrandi : le lyrisme, le pamphlet et la métaphysique de ses ennemis lui donnent une stature majestueuse : le voilà Prince du Monde, possesseur d’un empire auquel il n’eût point osé aspirer. Son « abjection » universelle s’étend plus loin que la fadeur de Dieu. Une haine de refoulés l’élève au-dessus de ses dimensions, le dresse en maître de la Création. En quoi est-il responsable de ricaner sur un piédestal érigé par ses négateurs ? Et où consiste notre faute si nous l’admirons, fascinés par sa démesure et sa magnificence ?
J’ai tant lu de théologiens, et les pages qu’ils ont consacrées à l’Adversaire m’ont tant séduit, qu’il eût été malhonnête de ma part de ne pas lui payer le tribut qu’exigeaient les titres dont il a été gratifié. Ces pages sont d’ailleurs les seules vraiment340 lisibles qu’ils aient écrites. Qu’ils sont ennuyeux lorsqu’ils s’épanchent en déductions sur le Très-Haut ou sur son Fils, qu’ils sont niais lorsqu’ils veulent nous intéresser à la Vierge ! Mais combien leur ton change, leur verve s’allume, leur passion s’excite quand, quittant l’insipide Lumière, ou l’invraisemblable Trinité, ils plongent dans les Ténèbres, s’y roulent sous l’empire d’un accès d’authentique humanité, et soupirent, et fulminent et s’enfièvrent. On dirait qu’ils redescendent dans leur élément, qu’ils s’approchent de la patrie du Mal dont une hérésie les a bannis, qu’ils se redécouvrent : leur haine, trop longtemps mise en quarantaine, respire le plein air, se donne libre carrière, et prend des ailes aussi vigoureuses que celles dont ils ont doté l’ange nocturne et sidéral. Ils l’ont rendu aussi grand que la haine qu’ils lui portent. Et cette haine, surgie enfin, leur fait oublier le rayonnement des sphères et le murmure des séraphins, la douceur et l’humilité : plus de paroles tendres ; le combat commence : le cœur bat sous la soutane ; des lettres de feu suppléant aux épées : l’Ennemi est en face, il est partout ; les arguments abdiquent devant son irréfutable présence, devant les charmes de sa violence. On en a assez d’adorer, de se restreindre aux prières monocordes ; on ne s’épanouit que dans les excès de langage. Les bistrots sont interdits ; point de maîtresse à injurier : à qui faire une scène ? avec qui se consoler de l’absence de vie domestique ?
Aimer la vague humanité anémie ; le sang ne circule341 que dans la haine. On ne monte pas en chaire sans mentir : comment prendre à cœur le salut d’inconnus ? La foi se répète ; l’incrédulité seule invente…
Remarquez comment les yeux de ces professionnels de la vertu s’exorbitent lorsqu’ils s’en prennent à la puissance du vice et leur voix s’échauffe lorsqu’ils stigmatisent ceux qui y cèdent ; ce n’est plus le ton d’une leçon, ni de gargarismes flous : ils s’implantent dans la terre, et – par la négation – en assument les tares : la haine met de la chaleur dans leur propos ; l’œuvre du Malin les rend véridiques et, par l’exaspération inconsciemment sympathique qu’elle leur inspire – les réintègre à la vie. La haine peut être vile : mais si on ne lui donne pas cours, sa relégation produit plus d’accidents que ne suscite son exercice abusif. La haute sagesse de l’Église a été d’épargner à ses hommes de tels risques : pour contenter leurs instincts de proie, elle les a excités contre le Diable : ils s’y cramponnent, l’exaltent, et le grignotent avec une voracité canine : mais c’est un os inépuisable… Et si par miracle on le leur ôtait, ils sombreraient tous dans le délire ou l’apathie.
VALEUR DE LA MÉCHANCETÉ342
Laclos était un grand admirateur de Rousseau ; il en a imité la facture de la phrase, le style vibrant et tendu ; mais il en a exécré la fausse générosité, les tirades sur la « vertu ». Les343 Liaisons ne datent pas, alors que l’Héloïse exaspère. Un esprit pathétique – et sans fiel – est intolérable. Imaginez344 Zarathustra tendre ou Ecce homo progressiste. 345Monstre devant la feuille blanche, Nietzsche346 a mis toute sa méchanceté347 dans ses écrits ; c’est dans sa vie qu’il a dépensé sa bonté.
Les traits empoisonnés de Proust, la chirurgie qu’il a pratiquée sur ses contemporains, ne transpirent pas dans ses lettres obséquieuses, dans son empressement à gagner la sympathie des mondains ; bourreau en paroles, il s’est vengé dans son œuvre de son empressement dans les salons.
Grands sentiments, belle âme, élan pur – les voyez-vous farcir un livre, sachez que leur fadaise348 est le prix que leur auteur paye pour avoir dépensé toute sa cruauté dans ses rapports avec les autres349.