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LES TROUPEAUX DE GÉRYON
(The Flock of Geryon)

— MONSIEUR Poirot, je suis confuse de faire ainsi intrusion chez vous.

Miss Carnaby serra plus étroitement son sac à main et se pencha en avant pour mieux guetter, pleine d’anxiété, le regard de Poirot. Comme de coutume, l’émotion l’étranglait.

Poirot haussa les sourcils.

— Vous vous souvenez de moi, n’est-ce pas ? s’inquiéta-t-elle.

L’œil de Poirot pétilla :

— Je me souviens de vous comme de l’une des criminelles les plus accomplies que j’aie jamais rencontrées !

— Pauvre de moi, monsieur Poirot ! Faut-il vraiment que vous disiez des horreurs pareilles ? Vous avez été si gentil pour moi ! Nous deux Emily, nous parlons souvent de vous et, chaque fois qu’il est question de vous dans un journal, nous découpons l’article pour le coller dans un cahier. Quant à Augustus, nous lui avons appris un nouveau tour. Nous lui disons : « Fais le mort pour Sherlock Holmes, fais le mort pour sir Henry Merrivale et puis fais le mort pour M. Hercule Poirot » et alors il se laisse tomber comme une masse et ne bouge plus d’un poil tant qu’on ne lui donne pas le feu vert.

— Vous m’en voyez fort honoré, la félicita Poirot. Et à part ça, comment va-t-il, ce cher Augustus ?

Miss Carnaby joignit les mains et entama l’éloge de son pékinois :

— Oh, monsieur Poirot, il est plus intelligent que jamais. Il sait tout. Tenez, pas plus tard que l’autre jour, je m’extasiais sur un bébé dans sa poussette quand j’ai senti qu’on me tirait... eh bien, c’était Augustus qui s’escrimait comme un beau diable à couper sa laisse avec ses dents. Est-ce que ça n’est pas intelligent, ça ?

Une petite lueur dansa de nouveau dans les yeux de Poirot :

— J’ai l’impression très nette qu’Augustus partage les instincts criminels dont nous parlions à l’instant !

Mais la plaisanterie ne fit pas rire miss Carnaby. Au contraire, l’inquiétude et la tristesse se peignirent sur son aimable visage aux joues rebondies.

— Oh, monsieur Poirot, je me fais tellement de souci ! sanglota-t-elle presque.

— Que se passe-t-il ? s’enquit gentiment Poirot.

— Voyez-vous, monsieur Poirot, j’ai peur... vraiment peur... peur d’être une criminelle endurcie, si je peux utiliser pareille expression. Il me vient de telles idées !

— Quel genre d’idées ?

— Des idées pas croyables ! Hier, par exemple, un plan extraordinairement pratique de mise à sac d’un bureau de poste m’a surgi à l’esprit. Je n’avais pourtant pas la tête à ça– mais c’est venu tout seul ! Ainsi qu’un moyen imparable de filouter la douane... Je suis convaincue, mais alors là tout ce qu’il y a de convaincue, que ça marcherait.

— C’est fort probable, ironisa Poirot. C’est bien le danger, avec vos idées.

— Ça m’angoisse, monsieur Poirot. Quand on a, comme moi, été élevée dans des principes très stricts, on ne peut être que profondément perturbée d’avoir des idées aussi condamnables. Je crois, d’ailleurs, qu’une partie du problème vient de ce que j’ai désormais beaucoup de temps. J’ai quitté lady Hoggin pour une vieille dame à qui je dois faire la lecture et rédiger son courrier. Les lettres, j’en vois vite le bout, et, dès que je commence à lire, elle s’endort comme une souche. Ce qui fait que je reste là, l’esprit oisif... alors que chacun sait bien que l’oisiveté est mère de tous les vices.

— Tst, tst, siffla Poirot.

— J’ai récemment lu un ouvrage... un ouvrage extrêmement moderne, traduit de l’allemand, et qui jette sur les tendances criminelles un éclairage fascinant. Il conviendrait, ai-je cru comprendre, de sublimer ! Voilà, en fait, pourquoi je suis venue vous voir.

— Ah bon ? hasarda Poirot.

— Voyez-vous, monsieur Poirot, je crois qu’il ne s’agit pas tant chez moi de vice que d’un profond besoin de sensations fortes ! J’ai hélas connu jusqu’ici une existence déplorablement popote. Il m’arrive d’avoir le sentiment que notre... euh... notre « campagne des pékinois » a été la seule période où j’ai vécu. Qu’une telle façon de voir soit hautement condamnable, je n’en disconviens pas, mais je ne suis pas de celles qui s’enfouissent la tête dans le sable pour échapper à la réalité. En bref, monsieur Poirot, je suis venue vous trouver avec l’espoir qu’il me serait possible de sublimer ce besoin de sensations fortes en le mettant au service de justes causes.

— Tiens, tiens ! C’est donc en collègue que vous vous présentez désormais ?

— Je mesure à quel point c’est présomptueux de ma part, rougit miss Carnaby. Mais vous vous êtes montré si gentil...

Elle s’interrompit. On pouvait lire, au fond de ses yeux d’un bleu délavé, un peu de la supplication muette du chien qui espère, contre toute espérance, que son maître va l’emmener faire un tour.

— C’est peut-être une idée, murmura pensivement Poirot.

— Oh, je sais bien que je ne suis pas une lumière, concéda miss Carnaby. Mais j’ai un talent certain pour... pour la dissimulation. Il le faut bien... sinon pas moyen de faire de vieux os dans le rôle de dame de compagnie. Et j’ai toujours constaté que se faire passer pour plus bête que nature donne d’assez bons résultats.

Poirot éclata de rire :

— Très chère mademoiselle, vous m’enchantez !

— Saperlipopette, monsieur Poirot, quel homme exquis vous faites ! Ainsi, il me serait permis d’espérer ? Il se trouve que je viens juste de toucher un petit héritage... bien modeste, certes, mais suffisant pour que ma sœur et moi puissions en vivoter sans plus avoir à dépendre d’un éventuel salaire.

— Il faudrait, déclara Poirot, que je réfléchisse à la meilleure manière d’utiliser vos talents. Mais, vous-même, n’auriez-vous pas quelque projet en tête ?

— Vous lisez dans les âmes, monsieur Poirot. Voilà un moment que je m’inquiète pour une de mes amies au sujet de laquelle je comptais vous demander conseil. Vous aurez beau jeu de me rétorquer qu’il s’agit là de fantasmes de vieille fille... de purs produits de l’imagination. On est souvent enclin, c’est vrai, à l’exagération, à voir une intention là où il n’y a peut-être qu’un enchaînement de coïncidences.

— Je ne vous crois pas femme à exagérer, miss Carnaby. Dites-moi donc l’objet de vos soucis.

— Eh bien, j’ai une amie... une amie qui m’est très chère, même si je l’ai un peu perdue de vue ces dernières années. Elle s’appelle Emmeline Clegg. Elle était allée épouser dans le Nord un homme, mort il y a quelques années et qui l’a laissée très confortablement pourvue. Ce décès l’a néanmoins très affectée et elle s’est bien vite sentie très seule. Je crains fort qu’elle ne manque un peu de jugeote et qu’elle ne soit très crédule. La religion, monsieur Poirot, peut se révéler d’un grand secours... à condition toutefois qu’il s’agisse d’une religion fondée sur un minimum d’orthodoxie.

— Vous faites allusion à l’Église grecque ? s’enquit Poirot.

Miss Carnaby parut scandalisée :

— Bien sûr que non, voyons ! À l’Église anglicane ! Et même si je réprouve les catholiques romains, force m’est à tout le moins d’admettre qu’ils sont largement admis. Quant aux wesleyens ou aux congrégationalistes, ce sont gens connus et respectables. Non, ce que je vilipende, ce sont toutes ces sectes bizarres. Elles fleurissent un peu partout. Elles ont un certain attrait émotionnel, mais il m’arrive de faire plus que douter qu’il y ait derrière tout ça de vrais sentiments religieux.

— Vous croyez que votre amie est tombée sous la coupe d’une de ces sectes ?

— Oh oui. Absolument. Une secte qui s’appelle le Troupeau du Berger. Leur centre est dans le Devonshire... une superbe propriété en bord de mer. Les adhérents y vont pour ce qu’ils dénomment une retraite. Cela dure quinze jours... ponctués de services religieux et liturgies diverses. Et ils ont trois grandes fêtes dans l’année : la Poussée du Pâturage, la Maturité du Pâturage et la Moisson du Pâturage.

— Ce qui est stupide dans le cas de la troisième, remarqua Poirot. On ne moissonne pas du foin !

— C’est toute cette histoire qui est stupide ! renchérit miss Carnaby avec flamme. La secte ne vit que pour son chef, le Grand Berger, comme il se fait appeler. En fait, c’est un certain Dr Andersen. Un fort bel homme, semble-t-il, qui ne manque pas de prestance.

— Ce qui attire les femmes, non ?

— Hélas ! soupira miss Carnaby. Mon père était bel homme, lui aussi. Ce qui créait parfois dans la paroisse des situations inextricables : rivalités entre brodeuses d’ornements sacerdotaux... règlements de comptes entre dames patronnesses...

Elle dodelina de la tête à ces réminiscences.

— Et la plupart des membres du Grand Troupeau sont des femmes ?

— Au moins pour les trois quarts, je crois. Les quelques hommes qui en font partie sont presque tous des hurluberlus ! Le succès de la secte repose sur les femmes et sur... et sur l’argent qu’elles prodiguent.

— Nous y voici ! grinça Poirot. Franchement, vous pensez que toute cette affaire n’est qu’un vaste racket ?

— Franchement, oui, monsieur Poirot. Et j’ai un autre sujet d’inquiétude. Je me suis en effet laissé dire que mon amie est tellement entichée de sa nouvelle religion qu’elle a, par testament, récemment légué tous ses biens au mouvement.

— C’est une démarche qu’on lui a... suggérée ?

— En toute honnêteté, non. Elle l’a fait de son propre chef. Le Grand Berger, d’après elle, lui a montré le Chemin de la Nouvelle Vie : c’est donc pour qu’il en soit remercié qu’à sa mort, tout ce qu’elle possède ira à la Cause. Mais ce qui me tourmente par-dessus tout, c’est...

— Oui... continuez...

— Il y a, parmi les adeptes, quelques femmes très riches... Eh bien, trois d’entre elles, pas moins, sont mortes l’année dernière.

— En laissant tout leur argent à la secte ?

— Oui.

— Leurs familles n’ont pas protesté ? Il aurait dû y avoir des contestations, non ?

— Voyez-vous, monsieur Poirot, ce sont en général des femmes seules qui font partie de ce groupe. Des femmes qui n’ont ni amis ni famille proche.

Pensif, Poirot hocha la tête. Quant à miss Carnaby, elle reprit :

— Je ne devrais pas me livrer à des insinuations. Car enfin, d’après tout ce que j’ai pu apprendre, il n’y a jamais rien eu de suspect dans ces décès. Dans le premier cas, il s’agissait, je crois bien, d’une pneumonie, qui succédait à une grippe... et un autre a été attribué à un ulcère de l’estomac. Rien qui puisse justifier des soupçons. En plus, ces femmes sont mortes chez elles, pas au Sanctuaire de Green Hills. Je ne doute pas que tout cela soit relativement normal, mais tout de même je... euh... je ne voudrais pas qu’il arrive quoi que soit à Emmie.

Elle joignit un peu plus fort les mains et lança à Poirot un regard suppliant.

Poirot, quant à lui, observa pendant quelques instants un silence total. Quand il parla enfin, ce fut d’une voix grave, aux intonations sourdes.

— Pourriez-vous me procurer, dit-il, les noms et adresses des adeptes de la secte décédés au cours des derniers mois ?

— Bien sûr, monsieur Poirot.

— J’estime, mademoiselle, ajouta-t-il lentement, que vous êtes une femme d’un grand courage et d’une grande détermination. Vous jouez admirablement la comédie. Accepteriez-vous de vous lancer dans une aventure qui pourrait comporter de sérieux dangers ?

— Rien ne me plairait davantage ! affirma miss Carnaby, foncièrement risque-tout.

— Si péril il y a, l’avertit Poirot, vous serez en danger de mort. Car ne nous leurrons pas : ou bien vous avez pris des vessies pour des lanternes... ou bien l’affaire est grave. Pour en avoir le cœur net, il va vous falloir aller grossir les rangs du Grand Troupeau. Je vous suggérerai, en outre, d’exagérer le montant de l’héritage dont vous venez de bénéficier. Vous voici devenue une femme très à l’aise et sans but précis dans l’existence. Vous allez vous chamailler avec votre amie Emmeline à propos de sa nouvelle religion... lui dire tout le mal que vous en pensez. Elle n’en sera que plus ardente à tenter de vous convertir. Vous vous laisserez convaincre d’aller faire un séjour au Sanctuaire de Green Hills. Et là, vous succomberez au pouvoir de persuasion et au charisme du Dr Andersen. Je sais pouvoir vous faire confiance pour jouer ce rôle haut la main.

Miss Carnaby eut un sourire modeste :

— Je suis persuadée de m’en tirer sans mal aucun !

 

*

 

— Eh bien, mon bon ami, que me rapportez-vous ?

L’inspecteur Japp contempla pensivement le petit homme qui venait de lui poser cette question.

— Pas du tout ce que j’aurais souhaité, Poirot, répondit-il, amer. Dieu sait que je hais comme la peste ces faux dévots aux cheveux longs qui endoctrinent les bonnes femmes à coups d’insanités ! Mais notre homme est prudent. Rien qui permette de le prendre en défaut. A priori, son affaire paraît farfelue, mais inoffensive.

— Et sur le personnage lui-même, sur le « Dr Andersen », qu’avez-vous appris ?

— J’ai demandé qu’on m’épluche son passé. C’était un chimiste d’avenir, qui s’est fait éjecter de je ne sais quelle université allemande. Il aurait eu une mère juive. Il s’est toujours passionné pour l’étude des religions et des mythes orientaux. Il y consacrait tous ses loisirs, et il a écrit une masse d’articles sur le sujet... dont certains me paraissent relever du pur délire.

— Nous pourrions donc nous trouver en face d’un fanatique bon teint ?

— Je suis bien forcé d’admettre que c’est ce qui me semble le plus probable !

— Et ces noms et ces adresses que je vous ai donnés ?

— Rien à glaner de ce côté-là non plus. Miss Everitt est morte d’une colite ulcéroïde – pas d’un bouillon d’onze heures, son médecin est formel. Mrs Lloyd a été emportée par une bronchopneumonie. Et c’est la tuberculose qui a eu raison de lady Western. Or, elle en souffrait depuis des années, bien avant d’avoir rencontré cette bande de tordus. Et quant à miss Lee, c’est la typhoïde qui aurait eu sa peau : une salade qu’elle aurait mangée, quelque part dans le Nord. Sur les quatre, trois sont tombées malades et sont mortes chez elles. Mrs Lloyd, elle, est décédée dans un hôtel du sud de la France. Bref, il n’y a rien là qui nous permette d’établir un lien entre ces divers décès et le Grand Troupeau ou avec la propriété du Dr Andersen dans le Devonshire. Il doit s’agir de coïncidences, un point c’est tout. Il n’y a rien à gratter...

— Et pourtant, mon tout bon, soupira Poirot, j’ai comme le pressentiment de me trouver devant le dixième des Travaux d’Hercule, et j’entrevois dans ce Dr Andersen le monstrueux Géryon que j’ai pour mission d’anéantir.

Japp lui jeta un regard inquiet :

— Dites donc, Poirot, vous n’auriez pas fait de mauvaises lectures, ces temps derniers ?

— Mes commentaires, affirma avec dignité Poirot, sont invariablement frappés au coin du bon sens. Ils brillent en outre immanquablement par leur justesse et leur profondeur de vue.

— Vous me paraissez mûr pour lancer à votre tour une nouvelle religion, dites-moi ! s’étrangla Japp. Avec pour credo : « Personne n’est aussi intelligent qu’Hercule Poirot, Amen ! » à répéter à tire-larigot.

 

*

 

— C’est cette paix de l’âme que je trouve tellement merveilleuse, soupira miss Carnaby, chavirée.

— Je vous l’avais bien dit, Amy, lui rappela Emmeline Clegg.

Les deux amies s’étaient assises au flanc d’une colline surplombant la mer, admirable et d’un bleu profond. L’herbe, d’un vert éclatant, contrastait avec le pourpre du sol et des falaises. La modeste propriété, mieux connue maintenant sous le nom de Sanctuaire de Green Hills, couvrait les trois hectares d’un promontoire que, seul, un mince cordon de sable mordoré reliait à la terre ferme. C’était presque une île.

Mrs Clegg, roulant les yeux, murmura :

— Cette terre rouge... terre d’ardeur et d’espérance... où le destin, par trois fois, doit s’accomplir...

— Le Maître a si bellement expliqué tout cela hier soir, pendant le service, renchérit miss Carnaby entre deux « oh ! » et trois « ah ! » extatiques.

— Attendez, lui conseilla son amie, la fête de ce soir. La Maturité du Pâturage...

— Je m’en fais une joie par avance, trémola miss Carnaby.

— Vous mesurerez la splendeur d’une expérience spirituelle aussi extraordinaire.

Miss Carnaby était arrivée au Sanctuaire la semaine précédente. Elle s’était aussitôt répandue en « Voyons, qu’est-ce que c’est que ces sornettes ? » et autres « Vraiment, Emmie, une femme raisonnable comme vous... ».

Dès sa rencontre avec le Dr Andersen, elle s’était appliquée à mettre les choses au point :

— Je ne voudrais pas me leurrer moi-même sur un éventuel sens profond de ma présence ici, Dr Andersen. Mon père était prêtre de l’Église anglicane, et ma foi n’a jamais vacillé. Je rejette les doctrines païennes.

Le grand gaillard aux cheveux couleur de blés mûrs lui avait souri, d’un sourire chaleureux, débordant de compréhension. Il avait posé un regard indulgent sur la petite bonne femme replète, mais combative qui se tenait bien droite devant lui sur sa chaise.

— Chère miss Carnaby, avait-il expliqué, vous êtes l’amie de Mrs Clegg et, à ce titre, vous êtes la bienvenue parmi nous. Croyez-moi, nos doctrines n’ont rien de païen. Nous accueillons ici toutes les religions, et nous les honorons avec la plus parfaite équanimité.

— Mais tel ne devrait pas être le cas ! s’était indignée la fille de feu le révérend Thomas Carnaby.

— Il est plusieurs demeures dans la Maison de mon Père, avait répliqué le Dr Andersen d’une voix mélodieuse en se carrant dans son fauteuil. N’oubliez jamais cela, très chère mademoiselle.

Comme les deux amies se retiraient sur la pointe des pieds, miss Carnaby avait soufflé :

— Ce qu’il est bel homme...

— Oui, avait approuvé Emmeline Clegg. Et quelle merveilleuse spiritualité...

Miss Carnaby n’avait pu qu’acquiescer : elle l’avait ressentie elle-même – une aura venue d’ailleurs, d’un monde spirituel...

Elle voulut se ressaisir. Elle n’avait pas débarqué à Green Hills pour succomber à la fascination, spirituelle ou terrestre, du Grand Berger. Elle appela à la rescousse l’image d’Hercule Poirot. Mais le détective semblait si loin  – si étrangement frivole et mondain...

« Amy, s’admonesta miss Carnaby, reprends-toi. Souviens-toi de ce que tu es venue faire ici... »

Force lui fut pourtant de constater, au fil des jours, qu’elle n’était que trop encline à tomber sous le charme de Green Hills. Le calme, la simplicité, la chère sans prétention, mais délicieuse, la beauté des services rituels avec leurs chants d’amour et de louange, les mots simples et émouvants du Maître qui s’adressait à ce qu’il y a de meilleur et de plus élevé en chaque être humain... Ici, la cruauté et la laideur du monde s’effaçaient. Tout n’était que paix, et amour...

Ce soir, ce serait la grande fête de l’été, la fête de la Maturité du Pâturage. Amy Carnaby devait y être initiée, pour devenir enfin l’une des brebis du Troupeau.

La cérémonie se déroula dans le bâtiment de béton blanc que les adeptes nommaient le Bercail Sacré. Les fidèles, couverts de chapes de peau de mouton, sandales aux pieds et les bras nus, s’y assemblèrent juste avant le coucher du soleil. Au centre du Bercail, le Dr Andersen avait pris place sur une petite estrade. Cheveux dorés, yeux bleus, barbe blonde, profil élégant, il n’avait jamais paru aussi dominateur. Vêtu d’une longue robe verte, il brandissait une houlette d’or.

L’assemblée observa un silence de mort.

— Où sont mes brebis ?

La foule, en chœur, répondit :

— Nous voici, ô Berger.

— Que la joie et la reconnaissance élèvent vos cœurs. Ce soir est la fête de la Joie.

— La fête de la Joie et, tous, nous sommes joyeux.

— Vous ne connaîtrez plus le chagrin ni la douleur. Tout est Joie !

— Tout est Joie.

— Combien de têtes le Berger possède-t-il ?

— Trois têtes. Une tête d’or, une tête d’argent, une tête de cuivre sonore.

— Combien de corps ont les Brebis ?

— Trois corps. Un corps de chair, un corps de corruption et un corps de lumière.

— Qu’est-ce qui marquera votre appartenance au Troupeau ?

— Le sacrement du sang.

— Êtes-vous prêts à ce sacrement ?

— Nous le sommes.

— Bandez-vous les yeux et tendez le bras droit. Disciplinés, les adeptes se bandèrent les yeux avec l’écharpe verte vouée à cet usage. Miss Carnaby, comme les autres, tint son bras droit devant elle.

Le Grand Berger parcourut lentement les rangs de son Troupeau. On entendait de petits cris, des gémissements de douleur ou d’extase.

« Tout ceci n’est que blasphème ! s’indigna in petto miss Carnaby. Comment accepter ce genre d’hystérie religieuse ? Je dois demeurer absolument calme, et observer les réactions des autres. Je ne me laisserai pas prendre au jeu. Je ne me... »

Le Grand Berger était arrivé devant elle. Elle sut qu’on se saisissait de son bras, qu’on le tenait fermement, puis elle ressentit une douleur aiguë, comme la piqûre d’une aiguille. La voix du Berger murmura :

— Le sacrement du sang, qui apporte la joie... Il s’éloigna.

Bientôt, sa voix commanda aux fidèles :

— Otez vos bandeaux, et jouissez des plaisirs de l’esprit !

Le soleil disparaissait derrière l’horizon. Miss Carnaby regarda autour d’elle. Avec les autres, elle quitta lentement le Bercail Sacré. Elle se sentait soudain rassérénée, heureuse. Elle se laissa tomber dans l’herbe mœlleuse et douce. Pourquoi avait-elle jamais pensé qu’elle n’était qu’une femme mûrissante, seule, et rejetée ? La vie était merveilleuse et, elle aussi, elle était merveilleuse... elle pouvait tout comprendre, tout imaginer... il n’était rien qu’elle ne pût réussir !

Une vague d’euphorie la submergea. Elle observa les autres adeptes : ils avaient, en un instant, acquis des tailles gigantesques.

— Comme des arbres qui marchent..., murmura-t-elle pieusement.

Elle leva la main d’un geste autoritaire. Elle se sentait en mesure de donner des ordres à la terre entière, à César, à Napoléon, à Hitler à tous ces misérables vermisseaux ! Ils ne savaient pas, ils n’avaient jamais su, ce qu’elle, Amy Carnaby, pouvait réaliser ! Dès le lendemain, elle se chargerait de la paix du Monde, de la Fraternité universelle... Il n’y aurait plus ni guerres, ni pauvreté, ni maladie. Elle, Amy Carnaby, allait créer un monde nouveau.

Mais tout cela sans hâte. Elle avait pour elle l’infinité du temps...

Les minutes succédaient aux minutes, et les heures aux heures ! Miss Carnaby se sentait des jambes de plomb, mais son esprit demeurait délicieusement libre. Il pouvait, à sa guise, embrasser l’univers tout entier. Elle s’endormit, d’un sommeil plein de rêves... Des espaces immenses... De vastes constructions... Oui, un monde neuf et merveilleux...

Et puis, peu à peu, l’univers se mit à rétrécir. Miss Carnaby bâilla. Elle se mit en devoir de remuer ses membres raidis. Que s’était-il donc passé depuis la veille ? Tout au long de la nuit, elle avait rêvé...

La lune étincelait dans le ciel. À sa lumière, miss Carnaby parvint à distinguer les aiguilles de sa montre. Pour sa plus grande stupéfaction, elles ne marquaient que 21 h 45. Le soleil, elle le savait, s’était couché à 20 h 10. Il n’y avait donc de cela qu’une heure et trente-cinq minutes seulement ? Impossible ! Et pourtant...

— Absolument remarquable, murmura miss Carnaby pour elle-même.

— Il vous faut suivre mes instructions à la lettre, ordonna Hercule Poirot. Vous m’avez bien compris ?

— Oh oui, monsieur Poirot. Vous pouvez me faire confiance.

— Avez-vous déjà fait allusion à votre volonté de faire bénéficier la secte de vos largesses ?

— Oui, monsieur Poirot. J’en ai parlé au Maître en personne – pardonnez-moi... au Dr Andersen. Je lui ai confié, avec des trémolos, quelle révélation tout cela avait été pour moi, comment j’étais passée du scepticisme railleur à la foi. Je dois d’ailleurs avouer qu’une telle déclaration ne m’a paru que trop naturelle. Le Dr Andersen, comprenez-vous, est doté d’un tel magnétisme...

— C’est ce que je crois comprendre, en effet, nota Poirot, pince-sans-rire.

— Il a eu un comportement tout à fait convaincant. Il donne vraiment l’impression de ne pas se soucier de l’argent. « Donnez ce que vous pouvez, m’a-t-il dit avec son sourire si merveilleux. Si vous ne pouvez rien donner, cela n’a aucune importance. Vous n’en serez pas moins l’une des brebis du Troupeau. » « Oh, Dr Andersen, ai-je répondu, je ne suis quand même pas à ce point fauchée. Je viens tout juste d’hériter, d’une lointaine parente, une très grosse somme d’argent. Je ne peux y toucher tant que les formalités légales ne sont pas achevées, mais il y a quelque chose que je veux faire tout de suite. » Sur quoi, je lui ai expliqué que j’allais faire mon testament et laisser tout ce que j’ai à la Communauté. J’ai ajouté que je n’avais plus de famille proche.

— Vous a-t-il fait la faveur d’accepter votre legs ?

— Il a montré beaucoup de détachement. Il m’a dit qu’il s’écoulerait encore de longues années avant que je ne quitte ce monde, que j’étais bâtie pour une longue vie de joie et de plénitude spirituelles. Il s’exprimait de manière réellement émouvante.

— On le dirait, oui, grinça Poirot. Vous avez parlé de votre santé ?

— Oui, monsieur Poirot. J’ai placé dans la conversation que j’avais eu des troubles pulmonaires, avec moult rechutes, mais qu’un séjour en sanatorium m’avait, je l’espérais du moins, guérie définitivement.

— Excellent !

— Je n’arrive quand même pas à comprendre pourquoi j’ai dû lui raconter ces balivernes, alors que mes poumons se portent comme le Pont-Neuf.

— Croyez bien que c’était nécessaire. Vous lui avez parlé aussi de votre amie ?

— Oui. Je lui ai révélé – sous le sceau du secret – qu’Emmeline, outre la fortune qui lui vient de son mari, hériterait sous peu encore davantage, d’une tante qui a pour elle beaucoup d’affection.

— Eh bien, voilà qui devrait protéger Mrs Clegg pour un petit bout de temps !

— Oh, monsieur Poirot, vous croyez réellement qu’il y a quelque chose de louche dans toute cette histoire ?

— C’est ce que je me tue à essayer de découvrir. Avez-vous rencontré, au Sanctuaire, un certain Mr Cole ?

— Il y avait en effet un Mr Cole la dernière fois que j’y suis allée. Un original. Il porte des shorts vert tendre, et il ne mange que du chou. C’est un adepte convaincu.

— Eh bien, notre affaire avance à merveille. Je vous fais mon compliment pour la tâche que vous avez accomplie. Tout est prêt pour la Fête de l’Automne.

 

*

 

— Miss Carnaby... vous avez un moment ?

L’œil brillant, fiévreux, Mr Cole s’agrippait à miss Carnaby :

— J’ai eu une vision... une vision fascinante. Il faut absolument que je vous en parle !

Miss Carnaby soupira. Mr Cole et ses visions lui faisaient assez peur. Par moments, elle jugeait que, décidément, Mr Cole était fou.

Sans compter que lesdites visions, parfois, heurtaient les convenances. Elles rappelaient certains passages, plutôt crus, d’un fort moderne ouvrage allemand sur l’inconscient, qu’elle avait lu avant de revenir dans le Devon.

Mr Cole, dont les yeux luisaient et les lèvres tremblaient, voulait faire partager son exaltation :

— Je méditais... sur l’accomplissement de la vie... sur la joie suprême de l’Être... Et puis figurez-vous que mes yeux se sont dessillés, et que j’ai vu...

Miss Carnaby se prépara au pire et forma des vœux ardents pour que ce que Mr Cole avait vu ne soit pas ce qu’il avait vu lors de sa précédente vision : apparemment, un mariage rituel entre un dieu et une déesse de l’antique Sumer.

— J’ai vu...

Haletant, le regard exorbité d’un fou oui, oui, d’un fou à lier  –, Mr Cole se penchait vers elle :

— J’ai vu, vous dis-je, le prophète Elie qui descendait du Ciel sur son chariot de feu.

Miss Carnaby soupira derechef, mais, cette fois, de soulagement. Le prophète Elie, songeait-elle, ce n’était que moindre mal. Elle n’avait rien contre le prophète Elie.

— En bas, poursuivit Mr Cole, se dressaient les autels de Baal. Des centaines et des centaines d’autels. Une Voix m’a ordonné : « Regarde, et écris pour témoigner de ce que tu auras vu... »

Il marqua une pause, et miss Carnaby, toujours soucieuse de politesse, se crut obligée d’émettre un « Oui ? » sans conviction.

Le visionnaire continua :

— Sur les autels, les victimes choisies pour les sacrifices, ligotées, impuissantes, attendaient le couteau des prêtres. Des vierges... des centaines de vierges... de jeunes et splendides vierges dénudées...

Mr Cole émit un petit claquement de lèvres. Et miss Carnaby se sentit rougir.

— Alors, volant depuis les solitudes du Nord, arrivèrent les corbeaux, les corbeaux d’Odin. Ils se joignirent aux corbeaux d’Elie... Ensemble, ils formèrent un grand cercle dans le Ciel... Puis ils plongèrent et arrachèrent les yeux des victimes – je ne vous dis pas les pleurs et les grincements de dents ! — et la Voix tonitrua : « Offrez un sacrifice ! ! ! car ce jour est le jour où Elie et Odin signent un pacte de sang ! ! ! ! » Alors, les sacrificateurs, brandissant leurs poignards, se jetèrent pêle-mêle sur leurs victimes... les mutilèrent à qui mieux mieux...

Désespérément, miss Carnaby s’arracha à la main de son tourmenteur qui, l’écume aux lèvres, paraissait plonger dans une extase sadique.

— Excusez-moi une seconde...

En toute hâte, elle se précipita vers Lipscomb, l’homme qui tenait la loge à l’entrée de Green Hills, et que la Providence amenait à passer par là.

— Je me demande si vous n’auriez pas trouvé une broche qui m’appartient ! jeta-t-elle. J’ai dû la laisser tomber quelque part dans le jardin...

Lipscomb, que le climat général de douce convivialité du Sanctuaire n’avait pas le moins du monde affecté, grommela qu’il n’avait pas vu la queue d’une fichue broche. Son boulot, maugréa-t-il, ne consistait pas à collecter les objets perdus. Il tenta de se débarrasser de miss Carnaby, qui ne le lâcha pas d’un pouce, brodant à perdre haleine sur le thème de la broche égarée jusqu’à ce qu’elle s’estime à distance de sécurité de la ferveur de Mr Cole.

Sur ces entrefaites, le Maître en personne sortit du Bercail Sacré et, encouragée par un sourire bienveillant, miss Carnaby trouva la force de lui parler de ce qu’elle avait sur le cœur.

Le Maître ne pensait-il pas que Mr Cole était... enfin... un peu... ?

Mais le Maître lui mit la main sur l’épaule :

— Bannissez la Peur. Le Parfait Amour point ne la connaît.

— Mais je suis sûre que Mr Cole est fou. Ces visions qu’il a...

— Et pourtant, pontifia le Maître, il voit. Oh, de manière imparfaite, bien sûr à travers le Prisme de sa Charnelle Nature... mais le jour va poindre où il sera capable de voir spirituellement... de jouir d’un Face-à-face avec le Divin...

Miss Carnaby n’en revenait pas. Évidemment, envisagé sous cet angle... Mais elle trouva la force de protester :

— Et, à propos, pourquoi Lipscomb éprouve-t-il le besoin d’être si effroyablement grossier ?

Le Maître, une fois encore, l’apaisa du Sourire céleste :

— Lipscomb est le type même du fidèle chien de garde. C’est un être fruste... une âme primitive... mais fidèle... la fidélité même.

Il s’en fut. Miss Carnaby le vit prendre Mr Cole par l’épaule. Elle espéra que l’influence du Maître changerait quelque peu la thématique des futures visions.

Quoi qu’il en soit, il ne restait plus guère qu’une semaine avant la Fête de l’Automne.

L’après-midi précédant la Fête, miss Carnaby retrouva Hercule Poirot dans l’unique salon de thé de la charmante bourgade somnolente de Newton Woodbury. Amy Carnaby était congestionnée, apoplectique, et plus hors d’haleine encore que de coutume.

Émiettant machinalement entre ses doigts un bun un peu rassis, elle buvait son thé à petites gorgées.

Poirot posa un grand nombre de questions. Elle y répondit par monosyllabes.

Il demanda enfin :

— Combien de personnes assisteront à la fête ?

— Cent vingt, je crois. Emmeline est déjà là, bien sûr, et aussi Mr Cole. Il s’est montré vraiment bizarre, ces temps derniers. Il a des visions. Il m’en a raconté quelques-unes... d’un caractère vraiment très spécial. J’espère sincèrement qu’il n’est pas atteint de démence. Il y aura en outre pas mal de nouveaux membres... près d’une vingtaine.

— Bien... Vous savez ce que vous avez à faire ?

Il y eut un long silence avant que miss Carnaby ne se décide à répondre, d’une voix méconnaissable :

— Je me souviens parfaitement des ordres que vous m’avez donnés, monsieur Poirot...

— Parfait !

C’est alors qu’Amy Carnaby décréta, à haute et intelligible voix :

— Mais je n’ai pas la moindre intention de les suivre.

Poirot la fixa, ébahi.

Miss Carnaby se dressa et jeta, à la limite de l’hystérie :

— Vous m’avez envoyée espionner le Dr Andersen... Vous le soupçonnez de tous les péchés d’Israël... Mais c’est un homme merveilleux, un prophète admirable... Je crois en lui, corps et âme !... Et j’ai bien fini d’espionner pour votre compte, monsieur Poirot !... Aujourd’hui, je suis l’une des brebis du Berger... Le Maître a un Message nouveau pour l’Univers tout entier et, maintenant, je lui appartiens, de tout mon cœur et de tout mon esprit... Permettez !... Je paierai mon thé moi-même !

Un peu prosaïquement, miss Carnaby écrasa sur la table un shilling et trois pence, et se rua dehors.

— Sacré bon sang de bonsoir ! siffla Hercule Poirot entre ses dents.

La serveuse dut, par deux fois, attirer son attention avant qu’il ne s’aperçoive qu’elle lui présentait la note. Il remarqua cependant qu’à la table voisine, un petit homme chafouin ne le quittait pas des yeux. Il rougit, paya son addition et sortit.

Il réfléchissait furieusement.

*

Une fois encore, le Troupeau s’était rassemblé dans le Bercail sacré. On terminait antiennes et répons :

— Êtes-vous prêts au Sacrement ?

— Nous le sommes.

— Bandez-vous les yeux, et tendez votre bras droit.

Le Maître, superbe dans sa robe verte, parcourait lentement les rangs des fidèles. Mr Cole, le visionnaire mangeur de chou, debout au côté de miss Carnaby, laissa échapper un gémissement d’extase douloureuse quand l’aiguille lui transperça la chair.

Le Grand Berger était arrivé devant miss Carnaby. Il lui prit le bras...

— Non ! Pas question !

Incroyable !... Sans précédent !... La salle bruissa d’un murmure de colère. Certains arrachèrent leur bandeau vert – pour contempler l’inconcevable : le Grand Berger luttant pour s’arracher à l’étreinte de Mr Cole, toujours revêtu de sa chape de peau de mouton, mais bénéficiant du renfort d’une des adeptes.

Rapide et sans fioritures superfétatoires, la voix dudit Mr Cole débitait ces mots stupéfiants :

— ...et j’ai contre vous un mandat d’arrestation. Je tiens d’ailleurs à vous avertir que tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous.

Des silhouettes s’encadrèrent dans l’entrée du Bercail sacré. Des silhouettes en uniforme bleu marine. Quelqu’un hurla :

— C’est la police ! Ils emmènent le Maître ! Ils emmènent le Maître...

Chacun était sous le choc, saisi d’horreur... Pour eux, le Grand Berger était déjà un martyr souffrant, comme tous les vrais prophètes, de l’ignorance et de la persécution.

Pendant ce temps, l’inspecteur Cole emballait comme il convient la seringue hypodermique qui avait échappé des mains du Grand Berger.

— Ma très chère et vaillante collaboratrice !... Poirot serra avec effusion la main de miss Carnaby et lui présenta l’inspecteur Japp.

— Du boulot de première, miss Carnaby ! la félicita l’inspecteur. Parole de flic, sans vous, nous n’y serions jamais arrivés !

— Seigneur Jésus ! minauda miss Carnaby avec une parfaite fausse modestie. C’est tellement gentil à vous de dire ça... Vous savez, je crains bien de m’être beaucoup amusée. Que d’émotions, comprenez-vous ! Et puis quel beau rôle... J’ai d’ailleurs manqué de peu, à plusieurs reprises, me prendre à mon propre jeu... J’avais parfois l’impression très nette d’être bel et bien l’une de ces malheureuses gourdes sans cervelle...

— C’est pour ça que vous avez si bien réussi ! lui expliqua Japp. Vous aviez la tête de l’emploi. Il n’en fallait pas moins pour coincer ce triste sire ! C’est qu’il est rusé, le gaillard !

Miss Carnaby se tourna vers Poirot :

— J’ai eu un moment de panique, dans le salon de thé. Je ne savais plus à quel saint me vouer. Je n’ai pas eu le choix : j’ai suivi mon intuition...

— Vous avez été sensationnelle, répliqua Poirot avec chaleur. J’ai en effet craint, une seconde, que l’un de nous deux n’ait perdu le sens commun... J’ai redouté, je vous l’avoue, que vous ne parliez sérieusement...

— C’a été pour moi un tel choc, avoua-t-elle. Nous étions là, en train de nous parler en confidence... Et voilà que, dans le miroir, j’aperçois Lipscomb, celui qui gardait l’entrée du Sanctuaire, assis juste derrière moi... Je ne pouvais pas savoir si c’était le hasard, ou s’il m’avait suivie. Comme je vous le disais, le mieux que j’aie pu faire, c’était de me fier à mon instinct, avec l’espoir que vous comprendriez.

— J’ai fort bien compris, sourit Poirot. Il n’y avait qu’une seule personne assez près de nous pour avoir pu surprendre ce que nous disions. Dès que j’ai quitté le salon de thé, je me suis arrangé pour le faire filer à sa sortie. Quand j’ai su qu’il était rentré droit au Sanctuaire, j’ai compris que je pouvais vous faire pleine confiance, et que vous ne laisseriez pas tomber... Mais j’étais très inquiet, parce que cela me paraissait décupler les dangers que vous couriez...

— Il y avait... il y avait vraiment un risque ? C’était quoi, dans la seringue ?

— Vous lui expliquez ? interrogea Japp. Ou vous préférez que je m’en charge ?

— Mademoiselle, dit Poirot avec gravité, le Dr Andersen avait mis au point un très beau système d’extorsion et de meurtre de meurtre scientifique. L’essentiel de sa vie, il l’a passé à faire de la recherche en bactériologie. Sous un autre nom, il possédait un laboratoire à Sheffield, et il y cultivait toutes sortes de bacilles. Lors des fêtes de la secte, il avait l’habitude d’injecter à ses fidèles une dose, assez faible, mais suffisante, de Cannabis Indica... que vous connaissez peut-être sous les noms de haschisch ou de bhang. Ce produit procure des hallucinations – des idées de grandeur... mais aussi de profondes sensations de plaisir et d’accomplissement. Ainsi s’attachait-il indéfectiblement ses adeptes. C’était cela, les fameuses joies spirituelles qu’il promettait.

— Il faut avouer que c’était remarquable, approuva miss Carnaby. Absolument renversant.

Hercule Poirot hocha la tête :

— Cela, c’était le courant de sa pratique – une personnalité dominatrice, une belle capacité à susciter l’hystérie collective, et les réactions provoquées par sa drogue. Mais ce n’était pas son seul objectif.

 » Bien des femmes seules, emportées par la gratitude et la ferveur, avaient, par testament, laissé leur fortune à la secte. Et, l’une après l’autre, ces femmes sont mortes. Elles sont mortes chez elles et, apparemment, de mort naturelle. Je ne voudrais pas être trop technique, mais je vais essayer de vous expliquer... Il est possible de suractivé les cultures de certaines bactéries. Par exemple de colibacilles, qui finissent par provoquer des colites ulcéroïdes... Mais on peut faire de même avec l’agent de la typhoïde, ou avec les pneumocoques... Et il y aussi ce que l’on appelle la tuberculine ancienne. Pour un sujet sain, elle est sans danger, mais, chez un ancien malade, elle réveille les vieilles lésions... Vous voyez la malignité de cet homme ? Les décès se produiraient aux quatre coins du pays. Ce seraient des médecins différents qui assisteraient les mourantes. Et personne ne soupçonnerait quoi que ce soit... Et je crois qu’en plus, Andersen avait réussi à cultiver une substance qui a le double pouvoir, à la fois, de retarder et d’accroître l’action des bactéries qu’il sélectionnait.

— C’était Satan en personne ! dit Japp.

— Vous avez suivi mes consignes, poursuivit Poirot, et vous vous êtes fait passer pour tuberculeuse. Quand Cole l’a arrêté, il y avait de la tuberculine ancienne dans sa seringue. À vous, cela n’aurait fait aucun mal, et c’est pourquoi j’ai insisté pour que vous lui parliez de problèmes pulmonaires. Mais je ne vous cache pas que j’étais terrifié à l’idée qu’il puisse choisir un autre germe. Cependant, j’ai respecté votre courage, et je vous ai laissée prendre vos risques...

— Oh, mais ça, ça n’avait pas d’importance ! coupa vivement miss Carnaby. Prendre des risques ne m’a jamais fait peur. Pour me donner une frousse bleue, il n’y a que les taureaux en plein champ, ce genre de bestioles, quoi ! Mais, cet homme abominable, vous avez assez de preuves pour le faire inculper, au moins ?

Japp se fendit d’un sourire sardonique :

— Des preuves, nous en avons à la pelle. Nous avons son laboratoire, ses cultures, j’en passe et des meilleures !

— Je n’exclus pas, ajouta Poirot, qu’il ait commis une belle série de meurtres. Je peux à tout le moins vous dire que ce n’est pas à cause d’une soi-disant mère juive qu’il a été exclu de son université en Allemagne. Ça, c’était un joli conte, pour justifier de son arrivée dans ce pays et pour s’attirer les sympathies. Mais j’ai toutes les raisons de croire que c’est un pur Aryen...

Miss Carnaby soupira longuement.

— Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea Poirot.

— Je repensais, souffla miss Carnaby, à ce rêve délicieux que j’avais fait après ma première fête le haschisch, j’imagine. Le monde devenait si merveilleux : plus de guerres, plus de misère, plus de maladies, plus de laideur...

— Un rêve somptueux, commenta Japp avec envie.

Miss Carnaby sauta sur ses pieds :

— Il faut que je rentre. Emily a passé par de tels moments d’inquiétude. Et ce cher Augustus... il paraît que je lui ai tellement manqué !

Poirot sourit :

— Il redoutait peut-être que, comme lui, vous ne vous décidiez à « faire le mort » pour Hercule Poirot !