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LES CHEVAUX DE DIOMÈDE
(The Horses of Diomedes)

LE téléphone sonna.

— Allô, Poirot, c’est vous ?

Hercule Poirot reconnut la voix du jeune Dr Stoddart. Il aimait beaucoup Michael Stoddart. La chaleur timide de son sourire lui plaisait. Il s’amusait de sa passion naïve pour les faits divers. Mais il respectait en lui le médecin infatigable aux diagnostics sans faille.

— Je regrette de vous ennuyer...

— Mais quelque chose vous ennuie, vous, lui suggéra Poirot.

— Exactement, reprit le Dr Stoddart d’une voix soulagée. Vous avez vu juste.

— Eh bien, mon bon ami, que puis-je pour vous ?

— J’imagine qu’il serait indécent de ma part de vous demander de venir me rejoindre à une heure pareille, expliqua le médecin avec un certain embarras qui le faisait légèrement bégayer. Mais je... je suis un peu dans le pétrin.

— Il va sans dire que j’accours. Vous êtes chez vous ?

— Non... en fait, je suis dans le mews qui se trouve derrière ma rue. Conningby Mews. Au numéro 17. Vous pourriez vraiment venir ? Je vous en serais éternellement reconnaissant.

— J’arrive immédiatement, se borna à répondre Poirot.

 

*

 

Hercule Poirot arpenta le mews plongé dans l’obscurité en s’efforçant de déchiffrer les numéros. Il était 1 heure du matin et la plupart des habitants de ces anciennes écuries transformées en logements de luxe avaient apparemment rejoint leur lit. Une ou deux fenêtres seulement étaient éclairées.

Au moment où il atteignait le 17, la porte s’ouvrit et le Dr Stoddart apparut sur le seuil.

— Vous êtes formidable ! dit-il. Venez en haut, voulez-vous ?

Un escalier aussi raide et étroit qu’une échelle menait à l’étage. Là, sur la droite, s’ouvrait une pièce d’assez vastes dimensions, meublée de divans profonds, de tapis de fourrure et de coussins en lamé argent. Sur des tables basses s’alignaient verres et bouteilles.

Une pagaille indescriptible régnait dans les lieux : des mégots tramaient dans tous les coins et, de-ci de-là, on apercevait des tessons de verre brisé.

— Tiens ! tiens ! s’écria Hercule Poirot. De tout ceci je conclus, mon cher Watson, qu’il s’est tenu céans une petite sauterie !

— Pour une sauterie, c’en était une ! grimaça le médecin.

— Mais vous-même n’y étiez pas ?

— Non. Je ne suis ici qu’à titre professionnel.

— Que s’est-il passé ?

— La maison appartient à une certaine Patience Grâce, expliqua Stoddart. Mrs Patience Grâce.

— Que voilà un nom qui fleure exquisément l’élégance surannée du bon vieux temps, s’émut Poirot.

— Pour ce qui est de Mrs Grâce, rien hélas d’élégant ni encore moins d’exquis. Elle cultiverait plutôt le genre ex-belle plante un tantinet vulgaire. Elle a déjà usé plusieurs maris et se trouve présentement dotée d’un petit ami qu’elle soupçonne de vouloir la quitter... Bref, la soirée a commencé à l’alcool, et s’est terminée à la drogue – à la cocaïne, pour être précis. La cocaïne, c’est une saloperie qui commence par vous donner l’impression d’être génial et qui vous fait voir la vie en rose. Ça vous stimule, et vous avez le sentiment de pouvoir en faire deux fois plus que d’habitude. Mais, pour peu que vous forciez la dose, vous offrez à la médecine de beaux cas de surexcitation, avec délire et hallucinations. Mrs Grâce s’est bagarrée avec son coquin, un type peu sympathique du nom de Hawker. Résultat : il l’a plantée là. Sur quoi elle s’est penchée par la fenêtre et lui a tiré dessus, au jugé, avec un joli petit revolver flambant neuf dont quelqu’un avait eu la bêtise de lui faire cadeau. Poirot leva haut les sourcils :

— Elle l’a touché ?

— Oh, que non ! La balle l’a manqué, de plusieurs mètres à mon humble avis. Mais elle a atteint un pauvre bougre de traîne-savates qui faisait les poubelles. En plein dans le gras du bras. Il a poussé des cris d’orfraie, bien entendu, ce qui fait que nos jeunes gens l’ont monté ici à toute vitesse, se sont ensuite affolés à la vue du sang qui coulait partout et sont venus me chercher dare-dare...

— Et puis ?

— Je l’ai recousu sans problème. Ça n’avait rien de bien méchant. Deux ou trois des types présents l’ont travaillé au corps, et il a fini par accepter une pincée de billets de cinq livres pour prix de son silence. Ça l’arrangeait bien, le malheureux. Un coup de veine inespéré.

— Et vous ?

— Il me restait encore du pain sur la planche. Mrs Grâce était en pleine crise d’hystérie. Je lui ai fait une bonne piqûre et l’ai fourrée au lit. Et puis il y avait une jeune donzelle qui avait plus ou moins tourné de l'œil très jeune, en fait, et je me suis aussi occupé d’elle. À ce moment-là, tout un chacun était en train de s’éclipser aussi vite que ses jambes pouvaient le porter...

Il s’interrompit.

— Ce qui, si je comprends bien, fit Poirot, vous a donné le loisir de réfléchir un peu à la situation.

— Exactement, confirma Stoddart. Si ça n’avait été qu’une beuverie classique, je m’en serais tenu là. Mais avec la came, c’est une autre paire de manches.

— Vous êtes sûr de ce que vous avancez ?

— Oh, sûr et certain. Pas d’erreur ! Ils avaient fonctionné à la cocaïne. J’en ai trouvé un peu dans une petite boîte de laque – ils reniflent ça, ils le prisent, quoi ! La question qui se pose, c’est : d’où vient-elle ? Et je me suis souvenu que vous m’aviez parlé l’autre jour du grand retour en vogue de la drogue, et de la montée du nombre des drogués...

Hercule Poirot hocha la tête :

— Cette petite sauterie va beaucoup intéresser la police.

— C’est bien ça le problème, souffla le médecin, mal à l’aise.

Poirot le regarda d’un œil soudain inquisiteur :

— Dites donc, vous ne m’avez pas l’air bien pressé qu’elle s’en mêle ?

— Des innocents risquent d’être impliqués, marmonna Michael Stoddart. De faire les gros titres...

— C’est pour Mrs Patience Grâce que vous voilà si plein d’attention ?

— Seigneur ! Ah, ça non ! Elle, c’est une dure à cuire de première !

— Alors, c’est pour l’autre ? insinua Poirot avec un demi-sourire. Pour la « jeune donzelle » ?

— Oh, bien sûr, concéda le médecin, à sa façon, elle non plus n’a pas froid aux yeux. Ou du moins, c’est l’image qu’elle entend donner d’elle-même. En réalité, elle est seulement très jeune... un peu olé olé, un peu sale gosse... mais c’est de son âge. Frayer avec cette bande de foutriquets doit lui sembler le comble du chic, de l’audace, de Dieu sait quoi.

Le sourire de Poirot s’accentua :

— Cette jeune personne, vous la connaissiez avant ce soir ?

Michael Stoddart hocha la tête. Il avait tout à coup l’air d’un gamin pris en faute :

— Je l’ai rencontrée par hasard dans le Mertonshire, confessa-t-il. Au grand bal de la Chasse à courre. Son père est général en retraite style rantanplan, scrogneugneu, pukka Sahib en diable, vous voyez d’ici le tableau. Elles sont quatre filles, toutes plus foldingues les unes que les autres ce qui n’a rien d’étonnant avec un père comme ça. Pour ne rien arranger, elles habitent le mauvais secteur du comté : usines d’armement à deux pas, argent qui pousse sous les pierres, plus rien de commun avec ce qu’il est convenu d’appeler la bonne vieille aristocratie campagnarde, mais au contraire un ramassis de richards qui ont le vice dans la peau. Ces demoiselles se sont acoquinées avec du pas très joli monde.

Poirot le considéra quelques instants d’un air méditatif.

— Je commence à comprendre pourquoi vous souhaitiez ma présence, commenta-t-il enfin. Vous voulez que je prenne l’affaire en main.

— Vous accepteriez ? Je sens bien qu’il faut que j’intervienne... mais je ne vous cache pas que j’aimerais assez tenir Sheila Grant hors des feux de la rampe.

— J’imagine que cela peut s’arranger. Seulement j’aimerais bien voir cette jeune personne.

— Venez.

Il montrait le chemin à Poirot quand une voix tragique s’éleva derrière une porte close :

— Docteur... je vous en supplie, docteur, je deviens folle !

Stoddart poussa le battant. Poirot le suivit dans la chambre. C’était le chaos : poudre de riz répandue sur le plancher, pots de crème et flacons éparpillés, vêtements jetés à la volée. Sur le lit gisait une femme aux cheveux d’un blond outrancier. La débauche avait imprimé ses stigmates sur son visage qui n’avait plus rien d’humain.

— Je suis couverte d’insectes qui me grouillent dessus des pieds à la tête ! fit-elle dans un râle. Couverte ! Je les sens partout ! Je vais devenir folle ! Je vous en conjure, faites-moi une piqûre... n’importe quoi !

Le Dr Stoddart se planta au pied du lit – ton apaisant, attitude professionnelle.

Poirot, quant à lui, sortit sur la pointe des pieds. Une autre porte se trouvait en face. Il l’ouvrit.

C’était une chambre minuscule, à peine meublée, presque un réduit. Une frêle silhouette reposait sur le lit.

Cheveux noirs, visage oblong d’une extrême pâleur... et, oui, en effet, jeune... incroyablement jeune...

Une sorte d’écume blanchâtre moussait aux commissures de ses lèvres. Elle ouvrit des yeux égarés, effarés, et, rejetant d’un mouvement de la tête la masse de sa chevelure, fit un effort pour se redresser. Elle avait l’air d’une pouliche craintive et elle tremblait un peu, comme peut trembler un animal quand s’approche un inconnu menaçant.

— Qui diable êtes-vous ? demanda-t-elle d’une voix tout à la fois fluette et décidée.

— N’ayez pas peur, mademoiselle.

— Où est le Dr Stoddart ?

Le jeune médecin arriva au même instant.

— Ah, vous voilà ! s’écria la jeune fille, soulagée. Qui c’est, celui-là ?

— C’est un de mes amis, Sheila. Comment vous sentez-vous, maintenant ?

— Dans un état horrible, abominable... Pourquoi est-ce que j’ai pris cette saleté ?

— Si j’étais vous, je ne recommencerais pas, grinça le Dr Stoddart.

— Je... Je ne le ferai plus.

— Qui est-ce qui vous l’a donnée ? interrogea Poirot.

Ses pupilles se dilatèrent, et sa lèvre supérieure frémit :

— Ça s’est passé ici... au cours de la soirée. On a tous essayé. Au début, c’a été formidable...

— Mais qui l’avait apportée ? insista Poirot. Elle secoua la tête :

— Je ne sais pas... Probablement Tony, Tony Hawker. Mais, en réalité, je ne suis absolument pas au courant.

— C’était la première fois que vous preniez de la cocaïne, mademoiselle ? s’enquit doucement Poirot.

Elle fit signe que oui.

— Eh bien, que ce soit la dernière ! trancha le Dr Stoddart.

— Oui, vous avez sans doute raison... Mais c’était quand même formidable.

— Écoutez-moi un peu, Sheila Grant, coupa Stoddart. Je suis médecin et je sais de quoi je parle. La drogue, c’est un engrenage fatal qui vous mène droit à la déchéance. On se laisse aller à en tâter et on finit par y laisser sa peau ! Ce ne sont pas les exemples qui manquent et je suis ferré sur la question. La drogue vous démolit le corps et vous ratiboise le cerveau. À côté de ça, l’alcool, c’est de la rigolade. Arrêtez les frais tout de suite. Croyez-moi, ça n’a rien de drôle ! À votre avis, qu’est-ce que votre père irait penser de vos frasques de cette nuit ?

— Mon père ? éclata-t-elle d’un rire qui sonnait faux. Mon père ? Je vois d’ici sa tête ! Il ne manquerait plus qu’il apprenne ça ! Il en piquerait une attaque !

— Et il n’aurait pas tort, maugréa Stoddart.

— Docteur... Docteur...

Venant de la chambre voisine, la voix de Mrs Grâce n’était plus qu’un long gémissement.

Le médecin jura entre ses dents et sortit de la pièce.

Sheila Grant se remit à dévisager Poirot. Elle semblait dubitative :

— Qui êtes-vous au juste ? Vous n’étiez pas à la soirée.

— Non, je n’étais pas à la soirée. Je suis un ami du Dr Stoddart.

— Vous êtes médecin, vous aussi ? Vous n’en avez pas l’air.

S’efforçant, comme de coutume, de donner à la révélation de son identité toute la solennité requise, le détective annonça de sa plus belle voix :

— Je me nomme Hercule Poirot.

S’il arrivait parfois à Poirot de constater avec tristesse que les jeunes générations n’avaient jamais entendu parler de lui, tel ne fut pas le cas en la circonstance.

La déclaration produisit bel et bien son effet.

Sheila Grant savait de toute évidence à qui elle avait affaire. Le plus total ébahissement se peignit sur ses traits. Et elle se mit à le fixer comme si elle ne pouvait plus en détacher ses yeux écarquillés.

 

*

 

On dit souvent, à tort ou à raison, que tout Anglais bien né a une tante qui habite Torquay.

Et on dit aussi que chacun a, au moins, un cousin issu de germain dans le Mertonshire. Il est vrai que le Mertonshire n’est pas très éloigné de Londres. On peut s’y livrer aux joies de la pêche et de la chasse à courre ou à tir. Les villages pleins d’un cachet presque trop soigneusement préservé y pullulent. Le réseau des chemins de fer y est dense, et d’excellentes routes permettent de se rendre facilement en voiture dans la capitale, ou d’en revenir. Sans compter que les domestiques répugnent moins à y accepter un emploi que dans d’autres régions, plus rurales, des îles Britanniques.

Tout cela a pour conséquence que vouloir s’installer dans le Mertonshire relève de l’utopie pour qui ne dispose pas d’un revenu annuel dont le total s’écrit avec quatre chiffres. Et si l’on tient compte des impôts, de ci, de ça, plus de quelques broutilles annexes, il est nettement préférable qu’il y ait cinq chiffres que quatre...

Sujet du Royaume de Belgique, Hercule Poirot n’y avait pas de famille proche ou éloignée, mais, grâce à son large cercle d’amis, il n’eut pas la moindre peine à se faire inviter à découvrir les charmes de ce délicieux comté. Il avait, qui plus est, choisi comme hôtesse une adorable vieille dame dont le plus grand plaisir dans l’existence consistait à exercer l’agilité d’une langue particulièrement acérée aux dépens de ses voisins. Évidemment, cela comportait l’inconvénient majeur de contraindre Poirot à se soumettre à d’interminables discours sur des gens qui ne l’intéressaient pas le moins du monde avant de pouvoir enfin en venir à ceux qui présentaient de l’intérêt pour lui :

— Les petites Grant ? Mais bien sûr ! Elles sont quatre. Quatre filles. Inutile de se demander pourquoi le pauvre général n’arrive pas à leur tenir la dragée haute. Comme dit l’autre : seul contre quatre filles, que voulez-vous qu’il fît ?

D’un geste éloquent, lady Carmichael souligna l’impuissance proverbiale du mâle confronté à sa progéniture femelle.

— Euh... en effet, approuva à tout hasard Poirot.

— Je me suis laissé glisser dans le tuyau de l’oreille, reprit lady Carmichael, qu’il menait autrefois son régiment à la schlague. Mais, face à quatre furies, il lui a bien fallu rendre les armes. Ah ! ce n’était pas comme ça de mon temps. Le vieux colonel Sandys, lui – je m’en souviens comme si c’était hier –, se conduisait comme un garde-chiourme avec les siennes.

(Et lady Carmichael d’entamer une longue digression sur les épreuves traversées tant par les demoiselles Sandys que par d’autres de ses amies de jeunesse.)

— Ne vous méprenez pas, reprit-elle en revenant à son sujet initial. Loin de moi l’idée de prétendre que ces petites se méconduisent. Mais il n’en demeure pas moins qu’elles... s’amusent beaucoup. Elles font partie d’une petite bande quelque peu douteuse. Ah, ce n’est plus comme autrefois, ici. On voit débarquer les gens les plus hétéroclites. Notre existence « campagnarde » entre gens du même monde est bien finie. Aujourd’hui, il n’y a plus que l’argent, l’argent et encore l’argent. Et on colporte des histoires ahurissantes... Au fait, de qui me parliez-vous donc, très cher ? Anthony Hawker ? Bien sûr que je le connais ! Pour moi, c’est le type même du garçon antipathique et haïssable. Mais il roule apparemment sur l’or. Il vient ici pour chasser à courre. Et il donne des soirées... des soirées somptueuses... et parfois un peu spéciales, s’il faut en croire tout ce qu’on en raconte – ce qui n’est pas mon cas, parce que je trouve vraiment que les gens ont l’esprit par trop mal tourné. Ils sont toujours disposés à croire le pire. Vous savez, c’est devenu du dernier chic de dire de quelqu’un qu’il boit, voire qu’il se drogue. On me confiait l’autre jour que toutes les jeunes filles de la bonne société sont devenues des alcooliques invétérées, et je trouve que ce n’est vraiment pas quelque chose à crier sur les toits ! Et si quelqu’un a le malheur d’avoir un comportement original, ou différent, tout le monde clame aussitôt : « C’est la drogue. » Or, c’est parfois injuste. On me l’a dit à propos de Mrs Larkin, et, quoique je ne raffole pas de cette créature, je serais prête à parier qu’il s’agit seulement chez elle d’une légère tendance à la distraction. C’est une grande amie de votre Anthony Hawker et, si vous me posez la question, je vous dirai que c’est pour cette raison qu’elle déteste tellement les jeunes demoiselles Grant  – elle va jusqu’à les traiter de mangeuses d’hommes ! Je reconnais qu’elles leur courent passablement après, mais pourquoi pas ? C’est, après tout, bien naturel. Sans compter qu’elles sont toutes les quatre plus ravissantes les unes que les autres.

Poirot parvint à placer une question.

— Mrs Larkin ? s’exclama lady Carmichael. Mais, mon tout bon, ce n’est pas à moi qu’il faut demander qui elle est ! Et d’ailleurs, qui est quoi, par les temps qui courent ? On la dit bonne cavalière, et elle n’est manifestement pas dans le besoin. Son mari faisait, je ne sais trop quoi dans la banque. Non, non, il est mort. Ce n’est pas une divorcée. Elle ne sévit pas dans le coin depuis très longtemps – elle est venue s’y installer dans le sillage des Grant. J’ai toujours pensé qu’elle...

La vieille lady Carmichael s’arrêta soudain, bouche ouverte et roulant des yeux furibonds. Se penchant en avant, elle administra sur les doigts de Poirot un bon coup du coupe-papier qu’elle tenait à la main. Sans prêter attention au cri de douleur de sa victime, elle s’égosilla :

— Où avais-je donc la tête ? C’est pour ça que vous êtes venu soi-disant me présenter vos respects ! Menteur éhonté, ignoble cachottier, j’exige que vous me disiez tout !

— Mais à propos de quoi voulez-vous donc que je vous dise tout ?

Lady Carmichael tenta de décocher à Poirot un nouveau coup sur les doigts – coup qu’il parvint cette fois à esquiver avec adresse :

— Ne jouez pas les demeurés avec moi, Hercule Poirot ! Je vois vos moustaches qui remuent ! C’est une affaire criminelle qui vous amène ici et vous avez l’incroyable toupet d’essayer de me tirer les vers du nez ! Ceci posé, laissez-moi réfléchir... Se pourrait-il qu’il s’agisse d’un meurtre ? Qui donc est mort récemment ? Je ne vois que la vieille Louisa Gilmore, mais elle avait quatre-vingt-cinq ans et une hydropisie carabinée. Ça ne peut pas être elle. Quant à ce pauvre Léo Staverton, c’est à la chasse qu’il s’est cassé la figure et il est dans le plâtre jusqu’aux oreilles. Ça n’est pas non plus le bon numéro. Mais avons-nous bien affaire à un assassinat ? Oh, c’est trop bête ! Je n’ai en tête aucun vol de bijoux retentissant ces derniers temps... Ne seriez-vous pas plus prosaïquement sur la piste d’un tueur psychopathe ?... Ne s’agirait-il pas de Béryl Larkin ? N’aurait-elle pas, au bout du compte, bel et bien empoisonné son mari ? Et ne serait-ce pas le remords qui lui donne ce fameux air absent ?

— Madame, madame ! s’exclama Poirot. Vous allez trop vite en besogne.

— Sornettes ! Je vous sens à l’affût, Poirot !

— Connaissez-vous bien vos Classiques, madame ?

— Qu’est-ce que les Classiques ont à voir là-dedans ?

— Vous allez comprendre. J’essaie d’imiter Hercule, mon grand prédécesseur. Et dompter les cavales du roi Diomède a été l’un des Travaux d’Hercule.

— Allons donc ! N’essayez pas de me faire gober que vous allez vous adonner au débourrage des chevaux ! À votre âge ! Et avec vos bottines à boutons ! À vous voir, on sait tout de suite que vous n’avez jamais posé le cul sur une selle !

— Vous avez de ces mots ! Mais les chevaux en question, madame, n’étaient que symboliques : des cavales sauvages qui se nourrissaient de chair humaine.

— Quelle écœurante dépravation, mon Dieu ! J’ai toujours estimé que tous ces Grecs et tous ces Romains n’étaient pas des gens très fréquentables... Et je ne vois absolument pas pourquoi tant d’hommes d’Église prennent un tel plaisir à les citer. Primo, on ne comprend jamais de quoi il retourne au juste. Et, par-dessus le marché, c’est d’une parfaite incongruité dans la bouche du clergé. Ces incestes à tire-larigot... et ces statues dévêtues... Non que cela me choque personnellement le moins du monde... mais vous connaissez nos pasteurs et autres curaillons... au bord de l’apoplexie quand par hasard une gamine va à l’église sans avoir mis de bas... Voyons, où en étais-je ?

— J’avoue ne plus très bien le savoir.

— J’imagine, divine crapule, que vous ne me direz naturellement pas si Mrs Larkin a tué son mari ? Ni si Anthony Hawker est ou non l’homme à la malle sanglante de Brighton ?

Lady Carmichael fixait Poirot d’un œil gourmand, mais le visage du détective demeura impassible.

— Peut-être ne s’agit-il que d’une histoire de faux, spécula lady Carmichael. J’ai vu Mrs Larkin à la banque, l’autre jour. Elle y encaissait un chèque de cinquante livres – somme que j’ai trouvée exorbitante pour un retrait en espèces... Mais non, c’est tout le contraire ! Si c’était une faussaire, elle aurait banque l’argent, non ? Hercule Poirot, si vous restez planté là sans rien dire et à me regarder comme un hibou empaillé, je vais vous lancer quelque chose à la tête !

— Il vous faudra faire montre d’un peu de patience, madame, répliqua Hercule Poirot.

 

*

 

Ashley Lodge, résidence du général Grant, n’était qu’une demeure de dimensions modestes. Construite au flanc d’une colline, elle offrait cependant de belles écuries et un jardin touffu qui souffrait d’un évident manque de soin.

Un agent immobilier en aurait décrit l’intérieur comme « décoré avec une rare originalité ». Des myriades de bouddhas accroupis vous lorgnaient d’un œil salace du fond de leur niche et, venus en droite ligne de Bénarès, trépieds et tables basses à plateau de cuivre encombraient les planchers. Des troupeaux d’éléphants d’ivoire en procession égayaient les manteaux de cheminées. Quant aux murs, eux aussi s’ornaient de cuivres à la configuration torturée.

Au beau milieu de ce fatras anglo-indien jusqu’à la caricature, le général Grant, enfoncé dans un large fauteuil quelque peu râpé, avait posé sur une chaise un pied emmailloté d’un épais bandage.

— La goutte, expliqua-t-il. Une crise de goutte, vous n’avez jamais eu ça, Mr... euh... Poirot ? Le genre de truc qui ne vous arrange pas le caractère ! Et je le dois à qui ? À mon père, qui a forcé sur le porto toute sa vie... comme l’avait fait mon grand-père avant lui. Et c’est sur moi que ça retombe. Je vous offre un verre ? La sonnette est là. Si vous pouviez avoir l’amabilité d’appeler mon domestique...

Un serviteur enturbanné fit son entrée. Le gratifiant du prénom d’Abdul, le général Grant lui ordonna d’apporter sur-le-champ whisky et soda.

Sitôt les bouteilles à portée de la main, il se mit en devoir de servir le breuvage avec une telle prodigalité que Poirot crut bon de protester.

— Je ne peux, hélas, vous tenir compagnie, monsieur Poirot, déplora le général, dont l’œil évoquait à merveille le supplice de Tantale. Mon sorcier de médecin affirme que tremper mes lèvres là-dedans suffirait à me faire passer de vie à trépas. Je n’y crois pas une seconde. Ces toubibs à la noix n’y connaissent rien. Ne pensent qu’à vous gâcher la vie. Tout ce qui leur plaît, c’est de vous priver du boire et du manger, et de vous coller au régime poisson bouilli. Du poisson bouilli ! Pouah !

Dans son indignation, le général remua inconsidérément son pied endolori et les élancements qu’il en ressentit l’amenèrent à jurer longuement.

Il s’excusa ensuite de la verdeur de son langage :

— Je ne suis plus qu’un vieil ours aigri. Quand j’ai une crise de goutte, mes filles se tiennent au large. Je ne peux pas dire que je le leur reproche... Je crois que vous avez rencontré l’une d’elles.

— J’ai eu cet honneur, en effet. Vous avez plusieurs filles, n’est-ce pas ?

— Quatre, avoua piteusement le général. Et pas un garçon. Quatre foutues péronnelles. De quoi vous donner bien du souci, de nos jours...

— Je me suis laissé dire qu’elles étaient ravissantes toutes les quatre.

— Elles ne sont pas trop moches... pas trop moches dans l’ensemble. Seulement, allez savoir ce qu’elles ont dans le crâne ! Les filles, au jour d’aujourd’hui, on ne peut plus les tenir. Le laxisme règne en maître... le laxisme est partout. De quels moyens d’action dispose un père ? Il ne peut quand même pas les enfermer à double tour, n’est-ce pas ?

— J’ai cru comprendre qu’elles ont beaucoup de succès dans le voisinage.

— Pas mal de vieilles biques sur le retour ne peuvent pas les voir en peinture, grommela le général. Il y en a tout un tas, dans le secteur, qui essaient de se faire passer pour des oies blanches. Ici, un type doit regarder à deux fois où il met les pieds. Il s’en est fallu de peu que je ne me laisse piéger par une de ces veuves à l’œil humide. Celle-là, elle ne manquait jamais une occasion de venir se fourrer dans mes pattes et de ronronner comme une chatte en chaleur : « Ah ! général, général... vous avez dû mener une vie tellement passionnante ! » Le général cligna de l’œil :

— Un peu gros, non ? Mais, enfin, à tout prendre, j’imagine qu’il y a des endroits pires que celui-ci. Un peu moderne et bruyant cependant pour mon goût. Moi, j’aimais la vie à la campagne quand c’était encore la campagne... quand il n’y avait pas encore ces voitures dans tous les chemins creux, ni ce fichu jazz, ni cette maudite radio du matin au soir et du soir au matin ! Chez moi, je n’en veux pas, et les petites le savent ! Un homme a quand même le droit de jouir d’un peu de calme sous son toit.

Adroitement, Hercule Poirot amena la conversation sur Anthony Hawker.

— Hawker ? Hawker ? Connais pas. Ou plutôt si. Un vilain bonhomme, avec des yeux trop rapprochés. Ne jamais se fier à un type qui ne vous regarde pas en face.

— C’est pourtant, n’est-il pas vrai ? l’un des amis de votre fille Sheila ?

— De Sheila ? Première nouvelle. Les filles ne me disent jamais rien.

Le général fronça très bas ses sourcils broussailleux, et ses yeux bleus, bien mis en valeur par son teint rouge brique, se fixèrent droit sur le détective :

— Allons, monsieur Poirot, de quoi s’agit-il au juste ? Cela vous ennuierait beaucoup de m’avouer le motif exact de votre visite ?

— J’en serais bien en peine, répondit Poirot avec lenteur. Et ce pour la bonne raison que je n’en sais trop rien moi-même. Qu’il me soit cependant permis de vous confier ceci : votre fille Sheila – il en va d’ailleurs peut-être de même pour ses trois sœurs – s’est fait des amis assez peu recommandables.

— Mauvaises fréquentations ? C’est ce que je craignais un peu... il m’est arrivé de surprendre, de-ci de-là, quelques allusions...

Le visage du général devint pathétique :

— Seulement que faire, monsieur Poirot ? Que faire ?

Hercule Poirot secoua la tête avec commisération.

— Qu’est-ce qui cloche, avec leurs petits copains ? demanda encore le général.

Poirot répondit par une autre question :

— Avez-vous remarqué chez l’une ou l’autre de vos filles, mon général, une certaine instabilité d’humeur ? Des phases d’excitation suivies de dépression ou d’hébétude ? De la nervosité ? Voire de l’emportement ?

— Sacré nom, vous parlez comme un de ces charlatans de toubibs ! Non, je n’ai jamais rien remarqué de semblable.

— Voilà qui est fort heureux, déclara gravement Poirot.

— Je vous prie, monsieur, de me dire la signification de tout ceci.

— Ça se résume en un mot : la drogue !

— QUOI ? !

Plus que d’une exclamation, il s’était agi d’un hurlement.

— Quelqu’un essaie de faire de votre fille Sheila une droguée, expliqua Poirot. L’accoutumance à la cocaïne est rapide. Il suffit d’une semaine ou deux. Une fois qu’il ne pourra plus s’en passer, un drogué paiera n’importe quel prix, fera n’importe quoi, pour obtenir de nouvelles doses. Je vous laisse imaginer les fortunes que peuvent engranger ceux qui se livrent à ce commerce ignoble.

En silence, Hercule Poirot écouta le torrent d’insultes et de jurons que crachèrent les lèvres du vieil homme. Puis, lorsque la voix du général mourut sur la description du traitement qu’il ferait subir à l’infâme fils de chienne syphilitique sitôt qu’il lui tomberait entre les mains, Poirot reprit la parole :

— Avant de disposer de la peau de l’ours, il nous faut d’abord l’attraper. Une fois que nous aurons mis le grappin sur notre pourvoyeur de drogue, mon général, c’est bien volontiers que je le confierai à vos soins éclairés.

Il se leva, se prit les pieds dans une table basse lourdement tarabiscotée et ne retrouva l’équilibre qu’en se cramponnant au général.

— Je vous demande mille pardons, mon général, murmura-t-il, et je vous supplie – vous entendez bien : je vous supplie – de ne souffler mot de tout ceci à vos filles.

— Hein ? Je vais leur tirer les vers du nez, oui ! Leur faire cracher la vérité !

— La vérité, ce n’est pas comme ça que vous l’aurez. Vous n’obtiendrez qu’un tissu de mensonges.

— Mais, nom de Dieu de nom de...

— Je vous assure, mon général, il faut que vous restiez bouche cousue. C’est vital, comprenez-vous ? Vital !

— Bon, bon, comme vous voudrez, grommela le vieux militaire.

Dompté, il l’était. Mais convaincu, certes pas. Hercule Poirot se fraya avec adresse un chemin entre les cuivres de Bénarès et s’en fut.

Le salon de Mrs Larkin était bondé.

Debout derrière une petite table, elle s’occupait à secouer des cocktails. Grande, cheveux auburn ramenés en rouleau sur la nuque, elle avait des yeux gris-bleu aux pupilles dilatées. Ses mouvements souples exprimaient une grâce un peu inquiétante. On aurait pu croire qu’elle entrait à peine dans la trentaine, et il fallait observer de près les pattes-d’oie au coin de ses paupières pour deviner qu’elle affichait en fait dix ans de moins que son âge véritable.

Hercule Poirot avait été amené là par une amie de lady Carmichael, beauté mûrissante, mais encore pleine de vivacité. Il se trouva bientôt pourvu d’un cocktail et reçut pour consigne d’en porter un autre à une jeune fille qui se tenait près d’une des baies vitrées. Blonde et de petite taille, le teint frais, elle était d’un abord si angélique que c’en devenait très vite suspect. Ses yeux, que Poirot remarqua immédiatement, étaient vifs et comme à l’affût.

— Je bois à votre bonne santé, mademoiselle, dit-il avec sa courtoisie un tantinet désuète.

Elle le remercia d’une légère inclinaison de la tête, but une gorgée et lâcha tout à trac :

— Vous connaissez ma sœur.

— Votre sœur ? Seriez-vous l’une des demoiselles Grant ?

— Oui, je suis Pam Grant.

— Et où est donc aujourd’hui votre aînée ?

— À la chasse. Elle ne devrait pas tarder à rentrer.

— J’ai fait sa connaissance à Londres.

— Je sais.

— Elle vous l’a dit ?

Pam Grant acquiesça, puis :

— Elle était dans le pétrin ?

— Si je ne m’abuse, elle n’a donc pas été au bout des confidences ?

La jeune fille secoua la tête.

— Tony Hawker était présent, lui aussi ? demanda-t-elle.

Mais avant que Poirot n’ait pu répondre, la porte du salon s’ouvrit et Hawker et Sheila Grant firent leur entrée. Tous deux étaient en tenue de chasse, et une tache de boue séchée maculait la joue de la jeune fille.

— Bonjour tout le monde ! lança-t-elle. Nous sommes venus prendre un verre ! La gourde de Tony est à sec.

— Quand on parle du loup..., préluda Poirot.

— ...on voit arriver le diable et sa suite ! acheva tout aussitôt Pam Grant d’un air de profonde souffrance.

— Ce serait donc grave à ce point ? s’enquit vivement Poirot.

Béryl Larkin était allée à la rencontre des nouveaux arrivants.

— Vous voilà enfin, Tony ! se réjouit-elle. Comment s’est passée la battue ? Vous avez débusqué le chevalier fantôme ?

Sans avoir l’air d’y toucher, elle le pilota vers un canapé, près de la cheminée. Poirot le vit se retourner vers Sheila et lui lancer un clin d’œil avant de s’asseoir.

Sheila avait aperçu Poirot. Elle marqua une seconde d’hésitation, puis marcha droit sur sa sœur et lui.

— Ainsi, c’est bien vous qui êtes passé à la maison hier ? jappa-t-elle.

— Votre père vous en a parlé ? Elle secoua la tête :

— Non. Mais le signalement donné par Abdul était le vôtre.

— Vous êtes allé voir Père ! s’exclama Pam.

— Hé oui. Que voulez-vous, nous avons... des amis communs.

Le ton de Pam se fit acerbe :

— Je n’en crois pas un mot !

— Qu’est-ce que vous ne croyez pas ? Que votre père et moi puissions avoir des amis communs ?

— Ne soyez pas grotesque ! répliqua-t-elle avec emportement avant de rougir et d’ajouter : Non, ce que je voulais seulement dire, c’est que... que ce n’était pas la vraie raison de votre visite.

Elle se tourna vers Sheila :

— Et toi, pourquoi est-ce que tu ne dis rien ? Sheila Grant sursauta, semblant sortir d’un songe :

— Cette visite à mon père, est-ce que ça n’avait... est-ce que ça n’avait pas à voir avec Tony Hawker ?

— Pourquoi ? C’aurait dû ? s’enquit Poirot.

La jeune fille s’empourpra et, le feu aux joues, s’éloigna pour rejoindre les autres convives.

— Ce Tony Hawker, je l’exècre ! grinça entre ses dents Pam Grant avec une véhémence renouvelée. Il y a en lui quelque chose de... quelque chose de trouble. Pareil pour elle  – pour Mrs Larkin, veux-je dire. Regardez-les tous les deux.

Poirot suivit son regard.

Tony Hawker murmurait à l’oreille de Béryl Larkin. Il semblait essayer de l’amadouer. Mais la voix de la femme s’enfla un instant :

— ...Oui, seulement, moi, je ne peux pas attendre ! C’est tout de suite que j’en ai besoin !

— Ah ! les femmes, s’attendrit Poirot avec un sourire en coin. De quoi qu’il puisse s’agir, elles le veulent toujours tout de suite, non ?

Pam Grant, le visage figé, ne répondit pas. Machinalement, elle froissait et défroissait sa jupe de tweed.

— Vous semblez d’un genre très différent de celui de votre sœur, très chère mademoiselle, mondanisa Poirot, histoire de meubler ce blanc dans la conversation.

Elle montra clairement que les mondanités la lassaient.

— Monsieur Poirot ! exigea-t-elle. Quelle est cette saleté que Tony passe son temps à donner à Sheila ? Qu’est-ce qui la rend... tellement différente de ce qu’elle était ?

Poirot la regarda droit dans les yeux :

— Avez-vous déjà pris de la cocaïne, miss Grant ? Elle secoua la tête :

— Bien sûr que non ! Alors, c’est de ça qu’il s’agit ? De cocaïne ? Mais c’est tout ce qu’il y a de dangereux, non ?

Sheila Grant revenait vers eux, verre en main :

— Qu’est-ce qui est si dangereux que ça ?

— Nous parlions des effets de la drogue, répliqua Poirot. De cette mort lente de l’esprit et de l’intelligence... de la destruction de tout ce qu’il peut y avoir de beau et de noble dans un être humain.

Sheila Grant parut avoir un instant quelque peine à respirer. Sa main trembla et un peu du contenu de son verre se répandit sur le tapis.

— Le Dr Stoddart vous a, me souvient-il, expliqué très clairement comment la drogue peut faire de quiconque un mort-vivant, reprit Poirot. C’est que l’habitude en est si facile à prendre... mais qu’il est si difficile de s’en défaire. Ceux qui tirent profit de la déchéance et du malheur de leurs semblables sont des vampires qui se repaissent de chair et de sang.

Sur ces belles paroles, il se détourna. Dans son dos, il entendit aussitôt la voix de Pam Grant chuchoter :

— Sheila !

Puis dans un murmure – un murmure à peine audible, celle de Sheila Grant qui soufflait :

— La gourde...

Hercule Poirot prit congé de Mrs Larkin, et se dirigea vers le vestibule. Sur une console se trouvaient une gourde de chasse, une cravache et une bombe. Poirot s’empara de la gourde. Elle portait les initiales A. H.

— La gourde de Tony est-elle vraiment à sec ? marmonna-t-il pour lui-même.

Il l’agita. Pas le moindre mouvement de liquide à l’intérieur. Il dévissa le bouchon.

À sec, la gourde de Tony Hawker l’était indubitablement. Mais vide, en aucun cas.

Elle était pleine. Pleine d’une poudre blanche...

 

*

 

Installé sur la terrasse de lady Carmichael, Hercule Poirot était en conversation véhémente avec une jeune fille :

— Vous êtes très jeune, mademoiselle. Et j’ai la conviction que vous n’aviez pas compris, pas vraiment compris, ce que vous faisiez, vos sœurs et vous. Et pourtant, telles les cavales de Diomède, vous vous êtes nourries de chair humaine. Sheila frissonna et retint un sanglot :

— Présenté comme ça, ça paraît monstrueux. Et c’est pourtant l’exacte vérité ! Je ne m’en étais jamais avisée jusqu’à cette soirée, à Londres, où le Dr Stoddart m’a parlé. Il s’est montré si grave... si convaincant. J’ai soudain mesuré toute l’horreur de ce que j’avais fait... Avant, je me disais que c’était... bah ! comme boire du whisky un jour sans alcool. Que c’était quelque chose pour quoi les gens étaient prêts à payer n’importe quoi, mais que ça n’avait pas énormément d’importance !

— Et maintenant ? demanda Poirot.

— Je ferai tout ce que vous voudrez, promit Sheila Grant. Je... je sermonnerai les autres.

 » Je suppose, ajouta-t-elle en soupirant, que le Dr Stoddart ne voudra plus jamais m’adresser la parole...

— Au contraire, mademoiselle, au contraire. Le Dr Stoddart et moi-même sommes prêts à vous aider, dans toute la mesure de nos moyens, à prendre un nouveau départ. Vous pouvez compter sur nous. Mais, auparavant, vous avez un devoir à accomplir. Il est un individu qu’il faut abattre sans pitié, qu’il faut mettre définitivement hors d’état de nuire... or, seules vos sœurs et vous en possèdent le moyen. C’est votre témoignage, et votre témoignage uniquement, qui permettra de l’inculper.

— Vous voulez parler de... de mon père ?

— Ce n’est pas votre père, mademoiselle. Ne vous avais-je pas dit que rien n’échappe à Hercule Poirot ? J’ai des relations dans la police, et votre photographie a été identifiée sans peine. Vous êtes Sheila Kelly, adolescente récidiviste du vol à l’étalage envoyée en maison de correction il y a quelques années. Quand vous en êtes sortie, le prétendu général Grant est venu vous proposer cet emploi : jouer les filles de bonne famille. Il y aurait beaucoup d’argent à la clef, beaucoup d’occasions de s’amuser et de prendre du bon temps. Tout ce que vous auriez à faire, ce serait d’initier vos amis à la « neige » et de leur en fournir en prétendant toujours que c’était quelqu’un d’autre qui vous l’avait donnée. Vos « sœurs » étaient dans le même cas que vous. Poirot marqua un temps avant de reprendre :

— Allons, mademoiselle... Cet homme doit être démasqué, et puis jugé ! Après quoi...

— Après quoi ?

Poirot toussota, puis murmura avec un sourire en coin :

— Après quoi vous vous consacrerez au service des dieux...

Stupéfait, les yeux écarquillés, Michael Stoddart dévisageait Hercule Poirot :

— Le général Grant ? Le général Grant ?

— Hé oui, mon tout bon. Sa mise en scène utilisait de trop grosses ficelles pour mon goût. Tous ces bouddhas, ces cuivres de Bénarès, ce domestique indien ! Sans parler de la goutte ! C’est archidémodé, la goutte ! Il n’y a plus que de très, très vieux messieurs pour avoir encore la goutte – pas les pères de gamines de dix-neuf printemps.

— Quoi qu’il en soit, je m’étais arrangé pour en avoir le cœur net. En sortant, je trébuche et je me rattrape au pied goutteux. Notre homme est si troublé par ce que je viens de lui dire qu’il ne s’en rend même pas compte ! Oh oui, c’était bien du toc, notre général ! N’empêche, l’idée n’était pas bête du tout. Caricature de général en retraite de l’armée des Indes  – il n’a négligé ni le foie en capilotade ni le caractère de cochon  –, il ne s’installe pas parmi d’autres anciens militaires comme lui, oh non : il choisit un milieu bien trop reluisant pour sa modeste condition de demi-solde. C’est que ça fourmille de gens riches, dans le coin, de gens qui viennent de Londres. Quel débouché pour sa marchandise ! Et qui irait donc soupçonner quatre jeunes filles séduisantes et tout au plus un peu trop délurées ? En cas de pépin, il va de soi qu’on ne les considérerait jamais que comme des victimes !

— Quand vous êtes allé rendre visite à ce vieux démon, quelle idée aviez-vous en tête ? Vous vouliez lui flanquer la frousse ?

— Oui. Et surtout voir ce qui allait se passer. Les choses n’ont guère traîné. Ces demoiselles avaient reçu des consignes. Anthony Hawker, qui était en réalité une de leurs victimes, leur servirait de bouc émissaire. Sheila avait pour mission de me parler de la gourde posée dans le vestibule. Elle a bien failli ne pas avoir le cran de s’y résoudre. Mais Pam l’a rappelée à l’ordre et elle s’est exécutée... dans un murmure étouffé.

Michael Stoddart se leva et se mit à marcher de long en large :

— Vous savez, je crois que je ne vais pas perdre cette fille de vue. Les théories que j’ai pu approfondir quant à ce type de délinquance post pubère ne cessent de conforter ma position. Pour peu qu’on examine les antécédents familiaux, on s’aperçoit presque toujours que...

Poirot l’interrompit non sans une douce ironie :

— J’ai le plus vif respect pour la profondeur de vos théories, très cher. Et je ne doute pas un instant que la justesse de vos vues ne transparaisse avec un éclat tout particulier dans le cas de miss Sheila Kelly.

— Pour ce qui est des trois autres également.

— Pour ce qui est des trois autres, peut-être bien. Pourquoi pas, en effet ? Mais la seule pour laquelle je sois entièrement convaincu, c’est la petite Sheila. Aucun doute, vous saurez la dompter. D’ailleurs, il suffit de la regarder... elle vous mange déjà dans la main.

Le malheureux jeune homme s’empourpra :

— Mon Dieu, Poirot, comment pouvez-vous dire des âneries pareilles !