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L’HYDRE DE LERNE
(The Lernean Hydra)

HERCULE POIROT gratifia son vis-à-vis d’un regard encourageant.

Le Dr Charles Oldfield ne devait sans doute pas être très éloigné de la quarantaine. Ses cheveux blonds commençaient de grisonner aux tempes et l’expression de son regard bleu trahissait l’inquiétude. Son dos se voûtait. Une certaine hésitation était perceptible dans tout son comportement. Plus encore, il paraissait incapable d’en venir au fait.

— Si je me suis présenté à vous, préluda-t-il non sans un léger bégaiement, c’était avec l’idée de vous adresser une requête d’un genre assez particulier. Mais maintenant que j’ai entamé ma démarche, l’envie me prend d’y renoncer. Parce que – je m’en rends bien compte à présent – il s’agit de quelque chose à quoi personne ne peut rien...

— Cela, vous voudrez bien m’en laisser juge, dit doucement Poirot.

— Je ne sais pas pourquoi j’avais pensé que, peut-être...

Poirot termina la phrase à sa place :

— Que, peut-être, je pourrais vous aider ? Eh bien, mais... peut-être en effet le puis-je. Dites-moi votre problème...

Oldfield se ressaisit. Poirot remarqua une nouvelle fois la mine défaite de son interlocuteur, dont l’évidente désespérance assourdissait la voix :

— Vous comprenez, aller trouver la police ne servirait à rien... Ils ne pourront rien faire... Et pourtant... de jour en jour, ça enfle... ça enfle – ça ne fait que croître et embellir... Je ne sais plus à quel saint me vouer...

— Qu’est-ce qui enfle ?

— La rumeur... Oh, c’est bien simple, monsieur Poirot. Il y a de ça tout juste un peu plus d’un an, ma femme est morte. Elle était malade depuis plusieurs années. Et on répète partout... tout le monde répète partout... que je l’ai assassinée... que je l’ai empoisonnée !

— Tiens, tiens ! Et vous l’avez empoisonnée ?

— Monsieur Poirot ! bondit le Dr Oldfield.

— Calmez-vous, l’apaisa Poirot, et rasseyez-vous, je vous en prie. Nous prendrons comme hypothèse d’école que vous n’avez pas empoisonné votre femme. Vous exercez, j’imagine, en milieu rural...

— Oui, à Market Loughborough – dans le Berkshire. J’ai toujours su que c’était le genre d’endroit où les gens cancanent volontiers à tout va, mais je n’aurais jamais imaginé que cela puisse prendre de telles proportions.

Il avança un peu sa chaise :

— Vous ne pouvez concevoir, monsieur Poirot, les épreuves que j’ai subies. Au début, je ne m’étais pas vraiment rendu compte de ce qui se passait. J’avais seulement remarqué que les gens étaient moins aimables, qu’ils avaient tendance à s’écarter de moi – mais j’avais mis ça sur le compte d’une réserve de bon aloi, d’une forme de respect pour mon deuil récent. Et puis c’est devenu de plus en plus ostentatoire. En ville, on change désormais de trottoir pour m’éviter. Ma clientèle fond comme neige au soleil. Où que j’aille, on baisse la voix, on me lance des regards hostiles, et je crois entendre toutes ces bouches distiller leur venin. J’ai même reçu une ou deux lettres anonymes... ignobles.

Il se tut un instant avant de poursuivre :

— Et... et je ne sais pas quoi y faire. Je ne vois aucun moyen de me rebiffer, de réduire à néant ce tissu de mensonges et de soupçons. Comment réfuter ce qu’on ne vous dit jamais en face ? Je me sens impuissant... piégé. Et j’ai l’impression d’assister à ma propre mise à mort... lente, féroce, inexorable.

Pensif, Poirot hocha la tête :

— Oui. La rumeur, c’est comme l’hydre de Lerne, qu’on ne peut exterminer parce que, si vif soit-on pour trancher l’une de ses neuf têtes, deux autres ont déjà repoussé à la place — C’est exactement cela, approuva le Dr Oldfield. Il n’est rien que je puisse faire – rien ! Je suis venu à vous en désespoir de cause, tout en n’imaginant pas une minute que vous non plus puissiez faire quoi que ce soit.

Hercule Poirot resta silencieux un instant.

— Je n’en suis pas aussi sûr que vous, déclara-t-il enfin. Votre problème m’intéresse, docteur Oldfield. Je voudrais, si j’ose dire, voir si mon bras est assez fort pour détruire ce dragon multicéphale... Avant tout, apprenez-m’en davantage sur les circonstances qui ont donné naissance à ces calomnies. Votre épouse, m’avez-vous indiqué, est morte il y a un peu plus d’un an. Quelle a été la cause de la mort ?

— Ulcère de l’estomac.

— A-t-on pratiqué une autopsie ?

— Non. Elle souffrait de troubles gastriques depuis longtemps déjà.

Poirot hocha la tête :

— Or, les symptômes d’une dégénérescence inflammatoire de la paroi gastrique et ceux d’un empoisonnement à l’arsenic se ressemblent étrangement – tout le monde sait ça de nos jours. Nous avons connu, au cours des dix dernières années, au moins quatre affaires criminelles à sensation, pour lesquelles le permis d’inhumer portait la mention « affection gastrique ». Votre femme était plus jeune ou plus âgée que vous ?

— Elle avait cinq ans de plus que moi.

— Et vous étiez mariés depuis longtemps ?

— Quinze ans.

— Elle a laissé des biens importants ?

— Oui. Elle disposait d’une assez jolie fortune personnelle. Sa succession se montait, en gros, à quelque trente mille livres.

— Voilà une somme qui peut ouvrir de vastes horizons... C’est à vous qu’elle l’a léguée ?

— Oui.

— Votre épouse et vous-même étiez en bons termes ?

— Absolument.

— Pas de disputes ? Pas de scènes ?

— Euh... hésita Charles Oldfield. Ma femme avait ce qu’on qualifie volontiers de caractère difficile. C’était une malade, que sa santé préoccupait beaucoup et qui avait donc tendance à se montrer exigeante, à n’être jamais satisfaite. Il y avait des jours où rien de ce que je pouvais dire ou faire ne trouvait grâce à ses yeux.

Poirot hocha la tête :

— Je vois le genre. Elle se plaignait sans doute d’être négligée, délaissée... et de ce que son mari se soit lassé d’elle et ne rêve que de sa mort prochaine.

Le changement qui affecta les traits du Dr Oldfield démontra que Poirot avait vu juste.

— Vous avez tapé dans le mille, grinça le médecin avec un sourire contraint.

Poirot continuait son interrogatoire :

— Avait-elle, pour la soigner, une infirmière ? Ou bien une dame de compagnie ? Ou encore une domestique dévouée ?

— Une garde-malade. Une femme extrêmement compétente, bourrée de bon sens. Je la vois mal se répandre en ragots.

— Le Bon Dieu, voyez-vous, a donné une langue même aux gens les plus compétents et les mieux dotés de bon sens – sans pour autant qu’ils en fassent toujours le meilleur usage. J’ai la conviction que la garde-malade a cancané, que vos domestiques ont cancané, que tout le monde a cancané ! Il faut avouer que tous les ingrédients étaient réunis pour concocter un merveilleux scandale de village. Maintenant, il faut que je vous pose encore une question : qui est la femme ?

Le rouge de l’indignation monta au front du Dr Oldfield :

— Je ne saisis pas bien !

— Je crois que si, docteur, répliqua Poirot avec douceur. Ce que je vous demande, c’est qui est la personne dont le nom a été associé au vôtre.

Une fois de plus le Dr Oldfield sauta sur ses pieds. Visage fermé, il se dirigea vers la porte :

— Il n’y a pas de « cherchez la femme » dans cette affaire ! Je regrette, monsieur Poirot, de vous avoir fait perdre votre temps.

— Je le regrette aussi, repartit Poirot. Votre problème m’intéresse, et j’aimerais beaucoup vous aider. Mais je ne peux rien entreprendre si vous vous refusez à me confier la vérité pleine et entière.

— La vérité, je vous l’ai dite !

— Non.

Le Dr Oldfield revint sur ses pas.

— Mais enfin pourquoi voulez-vous qu’il y ait une femme dans cette histoire ? cria-t-il presque.

— Mon cher docteur ! Me croyez-vous à ce point ignorant de la mentalité féminine ? Les ragots de village se fondent toujours sur des histoires de sexe. Qu’un individu assassine sa femme pour partir explorer en paix le pôle Nord ou jouir tranquillement d’une vie de célibataire, cela n’intéressera pas le moins du monde ses concitoyens ! C’est lorsqu’ils ont la conviction que le meurtre a été commis pour que l’individu en question puisse en épouser une autre que la rumeur gonfle et s’étend. Il s’agit là d’une notion de psychologie élémentaire.

— Je ne suis quand même pas responsable des insanités que peuvent inventer une meute de cancane uses en folie !

— Bien sûr que non. C’est pourquoi vous feriez mieux de vous rasseoir et de me donner la réponse à la question que je viens de vous poser.

Lentement, comme à regret, le Dr Oldfield revint à son fauteuil.

— J’imagine qu’il n’est pas exclu que l’on ait jasé à propos de miss Moncrieffe, finit-il par grommeler en rougissant jusqu’aux oreilles. Joan Moncrieffe est ma laborantine, une jeune femme tout ce qu’il y a de remarquable.

— Depuis quand est-elle votre collaboratrice ?

— Depuis trois ans.

— Votre femme la trouvait sympathique ?

— Euh... non, pas précisément.

— Elle en était jalouse ?

— C’était grotesque ! Poirot sourit :

— Les épouses sont d’une jalousie proverbiale. Mais je dois cependant attirer votre attention sur un fait : selon mon expérience, la jalousie, si outrée ou grotesque qu’elle puisse sembler, repose toujours sur un élément de réalité. On clame haut et fort, n’est-il pas vrai ? que le client a toujours raison. Eh bien, il en va de même pour les jaloux : si discutables que puissent être leurs motifs, ils ont quand même toujours raison.

— Absurde ! trancha le Dr Oldfield. Je n’ai jamais rien dit à Joan Moncrieffe que ma femme ne puisse entendre !

— Ça, peut-être bien. Mais cela ne change rien à la profonde vérité de ce que je viens de vous dire.

Poirot se pencha en avant.

— Docteur Oldfield, reprit-il d’une voix pressante, je suis prêt à tout mettre en œuvre pour résoudre votre problème. Mais j’ai en revanche besoin de votre franchise la plus absolue – quitte à vous voir piétiner les conventions bourgeoises et jusqu’à vos sentiments les plus intimes. Il est exact, nous en sommes bien d’accord, que vous aviez cessé d’aimer votre femme depuis un bon moment déjà avant qu’elle ne meure ? Le Dr Oldfield en resta d’abord muet.

— J’en ai ma claque, décréta-t-il enfin. Il faut que je me raccroche à un espoir, si ténu soit-il. Je sens obscurément que, Dieu sait comment, vous pouvez me venir en aide. Je vais être franc avec vous, monsieur Poirot : je n’ai jamais éprouvé de sentiment très profond pour ma femme. Je crois avoir été pour elle un bon mari, mais je ne l’ai jamais vraiment aimée.

— Et cette jeune femme ? cette Joan ? La sueur perla au front du médecin :

— Je... Il y a belle lurette que je lui aurais demandé de m’épouser s’il n’y avait pas ce scandale et tous ces racontars.

Poirot se carra dans son fauteuil :

— Nous y voilà ! Eh bien, docteur Oldfield, je vais m’occuper de votre cas. Mais rappelez-vous bien ceci : moi, c’est la vérité que je recherche.

— Ce n’est pas la vérité qui risque de me blesser ! maugréa le médecin, amer.

Il hésita, puis :

— Vous savez, j’ai été jusqu’à envisager de porter plainte pour diffamation ! Si seulement je pouvais en faire épingler un – ou une –, je me sentirais en quelque sorte vengé. Enfin, c’est ce que je me plais parfois à imaginer... Et puis, à d’autres moments, je me dis que cela ne ferait qu’empirer les choses, qu’attirer encore un peu plus l’attention sur moi, qu’inciter les gens à chuchoter : « Preuves ou pas preuves, il n’y a jamais de fumée sans feu. »

Il leva les yeux vers Poirot :

— Dites-moi, en toute honnêteté, s’il y a une échappatoire quelconque à ce cauchemar ?

— Il y a toujours une échappatoire, répondit Hercule Poirot.

*

— Georges annonça Hercule Poirot à son valet de chambre, nous partons pour la campagne.

— Pour la campagne, monsieur ? s’étonna Georges sans pour autant se départir de son calme.

— Notre voyage a pour but l’extermination d’un monstre à neuf têtes.

— Vraiment, monsieur ? Monsieur ferait-il allusion au monstre du Loch Ness ?

— Notre monstre à nous est plus immatériel, Georges. Je ne parle pas d’un animal de chair et de sang.

— Que Monsieur me pardonne, mais j’ai de la peine à comprendre Monsieur.

— Ma tâche serait plus simple si nous avions affaire à un monstre palpable. Mais rien n’est plus fuyant, plus difficile à cerner, que l’origine d’une rumeur.

— J’entrevois ce que Monsieur veut dire. Il peut parfois se révéler complexe de découvrir comment une chose a commencé.

— Exactement.

Hercule Poirot préféra ne pas s’installer chez le Dr Oldfield et choisit plutôt d’établir ses pénates à l’hostellerie du village. Le matin même de son arrivée, il fit la connaissance de Joan Moncrieffe.

C’était une grande jeune femme à la chevelure cuivrée et aux yeux bleus limpides. Tout dans son expression trahissait cependant la prudence. On la sentait attentive, sur ses gardes.

— Ainsi le Dr Oldfield a fini par aller vous voir, fit-elle sur un ton dont le moins qu’on puisse dire est qu’il manquait cruellement d’enthousiasme. Je savais qu’il y pensait.

— Et vous n’étiez pas d’accord ? hasarda Poirot. Elle le toisa sans ciller.

— En quoi pourrez-vous bien être utile ? interrogea-t-elle avec froideur.

Poirot n’était pas homme à se laisser démonter :

— Il doit y avoir un moyen de se sortir de cette situation.

— Un moyen ! ricana-t-elle. Vous avez l’intention d’aller voir toutes ces mégères et de leur susurrer : « Je vous en conjure, cessez de déblatérer comme vous le faites. Ce n’est pas gentil du tout pour ce pauvre Dr Oldfield. » Elles vous répondront toutes en chœur : « Moi ? mais je n’en ai jamais cru un traître mot, de toute cette histoire ! » C’est bien ça, le drame. Personne n’ose risquer un : « Il ne vous est jamais venu à l’idée, très chère, que la mort de Mrs Oldfield n’avait peut-être pas grand-chose à voir avec la version de la famille ? » Non, on préfère : « Il va de soi, très chère, que je n’ai personnellement jamais cru un mot à ces histoires sur le Dr Oldfield et sa femme. Je suis sûre que le pauvre homme est parfaitement incapable d’une chose pareille... même s’il faut bien reconnaître qu’il la négligeait sans doute un peu et si j’estime que ce n’était vraiment pas – mais alors ce qui s’appelle vraiment pas – raisonnable de prendre une fille aussi jeune pour l’aider... non pas, encore une fois, que je croie un instant qu’ils aient jamais pense à mal... Non, non, je suis convaincue qu’ils ont toujours su se tenir...

Elle se tut soudain, rougissante. À sa tempe, une veine battait.

— Vous me paraissez fort bien informée de ce qui se colporte, fit observer Hercule Poirot.

— Oui. Je suis on ne peut plus au courant ! lança-t-elle avec amertume.

— Et quelle est la solution que vous préconisez ?

— Le mieux serait qu’il vende son cabinet, décréta Joan Moncrieffe, et qu’il s’en aille recommencer quelque part ailleurs.

— Vous ne craignez pas que cette histoire le poursuive ?

Elle haussa les épaules :

— C’est un risque qu’il doit prendre en compte. Poirot s’accorda quelques secondes de réflexion.

Puis :

— Miss Moncrieffe, avez-vous l’intention d’épouser le Dr Oldfield ?

Elle ne parut ni choquée ni surprise.

— Il ne m’a pas demandé de l’épouser, se contenta-t-elle de préciser.

— Pourquoi ça ?

Son beau regard d’azur vacilla un instant :

— Parce que j’ai fait en sorte que cela ne se produise pas.

— Quelle bénédiction que de trouver quelqu’un qui sache parler franc !

— Je saurai faire étalage de toute la franchise qu’il vous faudra. Quand je me suis rendu compte que les gens racontaient que Charles s’était débarrassé de sa femme pour m’épouser, j’ai aussitôt estimé que, si nous convolions bel et bien en justes noces, ça ne ferait que confirmer les ragots. Ce que j’avais en tête, c’est que s’il apparaissait clairement qu’un mariage entre nous était hors de question, ce scandale imbécile s’éteindrait de lui-même.

— Mais vos vœux n’ont pas été exaucés ?

— Non.

— Mais enfin, s’étonna Poirot, c’est quand même bizarre, non ?

— Bah ! fit-elle avec fatalisme, dans un trou pareil, on n’a pas grand-chose pour se distraire.

Poirot la regarda bien en face :

— Dites-moi, vous voulez épouser Charles Oldfield ?

— Oui, fit-elle avec une tranquille assurance. Je l’ai voulu dès que j’ai fait sa connaissance, ou presque.

— Alors la mort de sa femme ne pouvait pas mieux tomber ?

Joan Moncrieffe n’hésita pas une seconde :

— Mrs Oldfield était une femme singulièrement déplaisante. Très franchement, j’ai été enchantée de sa mort.

— Vous avez tout à l’heure eu le mot juste, sourit Poirot. Vous faites étalage de franchise !

Elle se contenta d’un sourire hautain.

— Je voudrais vous faire une suggestion, continua Poirot.

— Oui ?

— Aux grands maux les grands remèdes. Je pense qu’il serait bon que quelqu’un – vous-même, par exemple – écrive au Home Office.

— Qu’est-ce que vous me chantez là ?

— Je veux dire, expliqua Poirot, que la seule et unique façon d’en finir une bonne fois pour toutes avec cette histoire sordide est d’obtenir une décision ministérielle ordonnant d’exhumer le corps et de faire pratiquer une autopsie...

Elle recula d’un pas. Elle ouvrit la bouche, comme pour commencer une phrase, mais se tut. Poirot ne la quittait pas des yeux :

— Eh bien, mademoiselle ?

— Je ne suis pas d’accord avec vous, fit-elle avec tout le sang-froid du monde.

— Pourquoi ça ? Un verdict de mort naturelle ferait taire toutes ces méchantes langues, non ?

— Si vous l’obteniez, ce verdict.

— Comprenez-vous ce que sous-entendent vos paroles, mademoiselle ?

Joan Moncrieffe ne chercha pas à dissimuler son exaspération :

— Je sais de quoi je parle. Vous avez en tête un empoisonnement à l’arsenic... auquel cas vous pourriez prouver qu’elle n’a pas été empoisonnée à l’arsenic. Mais il existe d’autres poisons je pense aux alcaloïdes. Après plus d’un an, et en admettant qu’on en ait usé, je doute fort qu’on puisse en déceler la moindre trace. Or, les experts officiels, je les connais. Histoire de ne pas se mouiller, ils seraient parfaitement capables de déclarer en guise de conclusion qu’ils n’ont rien trouvé qui puisse être considéré comme la cause du décès... sur quoi la calomnie reprendrait de plus belle !

Une fois encore, Hercule Poirot s’accorda le temps de la réflexion.

— À votre avis, demanda-t-il enfin, quelle est la langue de vipère la plus invétérée du village ?

La jeune femme réfléchit deux secondes :

— Je crois vraiment que la vieille miss Leatheran est la plus garce du lot.

— Hum ! Serait-il envisageable que vous me présentiez à cette miss Leatheran – de la manière la plus naturelle et banale que possible ?

— Rien de plus simple. À cette heure-ci, toutes ces vieilles harpies vaquent à leurs courses matinales. Il nous suffira de descendre la grand-rue.

Joan Moncrieffe connaissait bien son monde. Devant la poste, elle s’arrêta pour saluer une grande femme desséchée, entre deux âges et qui se signalait par un long nez et des yeux pleins de curiosité :

— Bonjour, miss Leatheran...

— Tiens ! bonjour, Joan. Bien belle journée, n’est-ce pas ?

Les yeux de la vipère en chef ne quittaient pas l’homme qui accompagnait Joan Moncrieffe.

— Permettez-moi, dit la jeune femme, de vous présenter M. Poirot, qui compte passer quelques jours ici.

 

*

 

Mordillant prudemment un scone tout en maintenant, sur son genou, une tasse de liquide tiédasse en équilibre instable, Hercule Poirot se laissait aller à faire des confidences à son hôtesse. Miss Leatheran avait en effet poussé le sens de l’hospitalité jusqu’à le convier pour le thé et s’était aussitôt employée à découvrir les raisons pour lesquelles ce petit étranger auquel elle trouvait des allures de métèque s’en était venu rôder dans les parages.

Il avait un long moment paré les estocades de la vieille fille avec brio ne faisant par là qu’aiguiser sa curiosité. Puis, lorsqu’il avait enfin jugé l’instant propice et le fruit mûr à point, il s’était penché en avant :

— Ah, miss Leatheran ! Il me faut rendre les armes : vous êtes trop forte pour moi ! Vous avez percé mon secret. Je suis ici en mission, à la demande du Home Office. Mais, je vous en conjure, l’avait-il suppliée, que tout ceci reste entre nous !

— Mais comment donc ! Mais bien sûr... bien sûr...

Le frémissement, dans la voix de miss Leatheran, trahissait l’émoi qui agitait la vieillarde jusqu’au tréfonds :

— Le Home Office ? trémola-t-elle. Ne me dites pas que c’est au sujet de... oh ! pas de cette pauvre Mrs Oldfield, tout de même ?

Poirot dodelina silencieusement de la tête à plusieurs reprises, confirmant ainsi l’ineffable.

— Alors là !...

Dans ces trois syllabes murmurées, miss Leatheran était parvenue à faire passer un monde.

— Vous comprenez bien qu’il s’agit d’une affaire extrêmement délicate, reprit Poirot. Je suis chargé de déterminer si, oui ou non, les faits justifient une exhumation.

Miss Leatheran poussa un cri :

— Vous allez déterrer cette malheureuse ? Mais c’est épouvantable !

Se serait-elle exclamée « mais c’est formidable » au lieu de « mais c’est épouvantable » que son ton eût mieux convenu.

— Quelle est votre opinion sur la question, miss Leatheran ?

— Oh, bien évidemment, monsieur Poirot, on a beaucoup jasé. Mais je n’écoute jamais les ragots. Il circule tant de racontars auxquels on ne saurait se fier. Ce qui est en revanche certain, c’est que le Dr Oldfield se comporte de manière extrêmement bizarre depuis la mort de sa femme... mais, comme je ne cesse de le répéter : rien ne nous permet d’attribuer ça aux remords. Il ne s’agit peut-être que de chagrin. Encore que sa femme et lui ne se soient jamais manifesté beaucoup de tendresse. Ça, je suis on ne peut mieux placée pour le savoir, et c’est un renseignement de première main. Miss Harrison, notre infirmière, qui soignait Mrs Oldfield depuis trois ou quatre ans et qui l’a suivie jusqu’à la fin, l’a admis devant moi sans détour. J’ai d’ailleurs toujours pensé que miss Harrison avait des soupçons... qu’elle savait à quoi s’en tenir – non qu’elle ait jamais dit quoi que ce soit, bien sûr... mais, rien qu’à leur façon d’être, il n’est pas sorcier de se forger une idée de ce que les gens ont dans la tête, n’est-ce pas ?

— On a si peu à quoi se raccrocher, gémit Poirot.

— Oui, ça n’est que trop vrai... Mais, monsieur Poirot, si exhumation il y a, vous, au moins, vous saurez.

— Oui, à ce moment-là, nous saurons.

— Ce genre d’affaires, ce n’est pas la première fois que ça se présente, tint à rappeler miss Leatheran dont les narines frémissaient d’une délicieuse excitation. Prenez le cas Armstrong, par exemple, et puis celui de cet autre individu... ah ! je n’arrive pas à me rappeler son nom... Et puis il y a eu le cas Crippen, bien sûr... Je me suis d’ailleurs toujours demandé si Ethel Le Neve était dans le coup ou non. Oh, bien évidemment, Joan Moncrieffe est une fille tout ce qu’il y a de bien, j’en mettrais ma main à couper... Ce n’est pas moi qui irais jusqu’à dire que c’est elle qui l’a poussé à faire ça... Mais les hommes sont capables de tels égarements pour peu qu’un jupon vienne à passer, n’est-ce pas ? Or, ces deux-là, par la force des choses et pour ne rien arranger, ils étaient comme qui dirait perpétuellement fourrés ensemble.

Poirot s’abstint de répondre. Il portait sur miss Leatheran un regard naïvement interrogateur qui ne pouvait que la pousser à s’avancer davantage. Et il s’amusait mentalement à compter le nombre de fois où l’expression « bien sûr » et sa variante « bien évidemment » revenaient dans ses propos.

— Et, bien sûr, avec une autopsie et tout ça, prophétisa miss Leatheran, les langues vont se délier, on va en apprendre des vertes et des pas mûres, vous allez voir. Rien que les domestiques, tenez. Les domestiques, ça sait toujours tout un tas de choses, non ? Et, bien évidemment, il n’est pas possible de les empêcher de cancaner, n’est-ce pas ? Les Oldfield avaient une Béatrice à leur service. Eh bien elle a eu droit à ses huit jours quasiment le lendemain de l’enterrement... ce que j’ai toujours estimé suspect... surtout quand on songe à la difficulté de trouver une bonne par les temps qui courent. De là à se dire que le Dr Oldfield avait peur qu’elle sache quelque chose...

— De tout ceci il appert que l’ouverture d’une enquête est pleinement justifiée, énonça Poirot d’un ton officiel autant que guindé.

Miss Leatheran ne put retenir un élégant frisson de dégoût :

— Quelle abominable perspective ! Notre petit village si tranquille... à la une des journaux... tout cet étalage de linge sale en public !

— Cela vous horrifie ?

— Un peu, oui. Je suis vieux jeu, voyez-vous.

— Et puis, comme vous me le disiez si bien, il ne s’agit probablement que de ragots !

— Alors là... je n’oserais l’affirmer en conscience. Pour parler franchement, je crois beaucoup à la vérité de l’adage... selon lequel il n’y a pas de fumée sans feu.

— J’allais précisément vous confier que j’en fais autant.

Ayant dit, Poirot se leva :

— Puis-je compter sur votre discrétion, mademoiselle ?

— Oh, bien sûr ! Je ne soufflerai mot à âme qui vive !

Hercule Poirot sourit et prit congé.

Dans le vestibule, il confia à Gladys, la jeune femme de chambre qui lui tendait son manteau et son chapeau :

— Je suis venu enquêter sur les circonstances exactes de la mort de Mrs Oldfield, mais je vous serais infiniment obligé de bien vouloir garder cela pour vous.

Gladys faillit en choir dans le porte-parapluies.

— Oh, monsieur ! s’étrangla-t-elle. Alors, comme ça, c’est bien le docteur qui lui a fait son affaire ?

— C’est ce que vous vous disiez depuis un petit bout de temps déjà, n’est-ce pas ?

— Ben, m’sieur, c’était pas moi. C’est Béatrice. Elle était là-bas quand c’est que Mrs Oldfield est morte.

— Et elle s’est dit que...

Poirot choisit délibérément une formule quelque peu mélodramatique :

— ...qu’il y avait eu là intervention d’une main criminelle ?

— Ben oui ! s’exclama Gladys, au comble de l’excitation. Même qu’elle m’a dit comme ça que miss Harrison, l’infirmière qui soignait Mrs Oldfield, en avait fait autant. Elle avait toujours bien aimé Mrs Oldfield, miss Harrison, alors vous imaginez : inconsolable, qu’elle était ! Et Béatrice, elle a toujours dit comme ça que miss Harrison, eh bien sûrement qu’elle savait quelque chose, parce que, sinon, elle se serait pas montée contre le docteur s’il y avait pas eu quelque chose de pas clair, pas vrai ?

— Qu’est devenue miss Harrison ?

— Elle s’occupe de la vieille miss Bristow. La maison tout au bout du village. Vous ne pouvez pas vous tromper. Y a un auvent avec des colonnes...

 

*

 

Hercule Poirot ne tarda pas à se trouver face à face avec la femme qui, à n’en pas douter, en savait plus que quiconque sur les circonstances qui avaient donné naissance aux rumeurs.

À l’approche de la quarantaine, miss Harrison, infirmière de son état, restait séduisante. Ses traits, illuminés par le regard souriant de ses yeux noirs, avaient la douceur d’une madone. Elle écouta Poirot avec infiniment de patience et d’attention. Puis elle déclara en pesant ses mots :

— Je sais, en effet, qu’on a colporté des histoires assez déplaisantes. J’ai fait ce que j’ai pu pour stopper le processus, mais c’est un cas désespéré. Que voulez-vous, il faut aux gens leur ration de sensationnel.

— Mais enfin, fit observer Poirot, il a bien dû y avoir quelque chose pour que la rumeur prenne son envol ?

Il nota qu’elle avait l’air désemparée. Mais elle se contenta de hausser les épaules.

— Peut-être, proposa Poirot, que le Dr Oldfield et sa femme ne s’entendaient plus, et que c’est cela qui a donné aux gens l’occasion de cancaner ?

Miss Harrison secoua vigoureusement la tête :

— Pas du tout. Le Dr Oldfield a toujours été très gentil et très patient avec sa femme.

— Il était très amoureux d’elle ? Elle hésita :

— Non... ce serait aller un peu loin. Mrs Oldfield avait très mauvais caractère, était difficile à satisfaire et exigeait de son entourage une attention et une compassion constantes que rien ne justifiait vraiment.

— Vous voulez dire qu’elle exagérait la gravité de son état ?

L’infirmière acquiesça d’un hochement de tête :

— Oui... Sa maladie, pour une large part, était imaginaire.

— Et cependant, fit Poirot d’un ton grave, elle est morte.

— Oh, je sais... je sais...

Il la dévisagea un instant, jaugeant son trouble manifeste, mesurant son évidente perplexité :

— Je pressens – j’en suis même sûr que vous savez ce qui a donné naissance à tous ces racontars.

L’infirmière rougit. Puis :

— Eh bien... le mieux que je puisse faire, c’est de me livrer à des suppositions. Je crois que c’est Béatrice, la bonne, qui a lancé la rumeur, et je pense savoir ce qui lui a mis cette idée-là dans la tête.

— Oui ?

— Vous comprenez, ce sont des choses que j’ai surprises par hasard, préluda miss Harrison sans grand souci de cohérence. Des bribes de conversations entre le Dr Oldfield et miss Moncrieffe... Et je suis certaine que Béatrice les a entendues elle aussi, mais j’imagine qu’elle ne voudra jamais le reconnaître.

Elle marqua un temps, comme si elle n’était pas absolument convaincue de la justesse de ses souvenirs. Puis :

— C’était à peu près trois semaines avant la dernière crise qui a emporté Mrs Oldfield. Ils étaient à la salle à manger. Je descendais l’escalier quand j’ai entendu Joan Moncrieffe dire : « Combien de temps cette situation va-t-elle encore durer ? Je ne crois pas pouvoir supporter d’attendre beaucoup plus longtemps. » Et le docteur lui a répondu : « Ça ne va plus s’éterniser, ma chérie, je vous le jure. » Sur quoi, elle a répété : « Cette attente est au-dessus de mes forces. Vous êtes sûr que tout va bien se passer, au moins ? » Et lui, il a répondu : « Sûr et certain. Tout ira très bien. Dans un an, nous serons mariés. »

Pour la seconde fois, miss Harrison fit une pause.

— C’était la première fois, monsieur Poirot, que je me rendais compte qu’il y avait quelque chose entre le docteur et miss Moncrieffe, reprit-elle bientôt. Je savais, bien sûr, qu’il l’admirait beaucoup et qu’ils étaient très bons amis, sans plus. J’ai remonté les marches – j’étais sous le choc, ça va de soi , mais j’avais quand même eu le temps de remarquer que la porte de la cuisine était ouverte et, depuis, je n’arrive pas à m’ôter de l’idée que Béatrice avait dû écouter. Et, ce qu’ils avaient dit, il y avait deux façons de l’interpréter, pas vrai ? Ça pouvait tout bonnement signifier que le docteur savait que sa femme était très malade et qu’elle ne passerait pas l’année – et je suis convaincue que c’était là le fond de sa pensée –, mais, pour quelqu’un comme Béatrice, ça pouvait avoir un tout autre sens... Ça pouvait donner à penser que le docteur et Joan Moncrieffe avaient décidé de se débarrasser de Mrs Oldfield...

— Mais, vous, ce n’est pas ce que vous croyez ?

— Non... non, bien sûr que non...

Il scruta chaque trait de son visage :

— Miss Harrison, est-il encore autre chose que vous sachiez ? Quelque chose que vous n’auriez pas osé me dire ?

Elle rougit, puis :

— Non ! non ! s’écria-t-elle avec une violence contenue. Absolument pas ! De quoi pourrait-il bien s’agir ?

— Je vous le demande. Car enfin... Mais n’y a-t-il vraiment rien ?

Elle secoua la tête. Son trouble était à nouveau manifeste.

— Il n’est pas impossible, annonça Poirot, que le Home Office ordonne une exhumation du corps de Mrs Oldfield !

— Oh, non ! s’exclama-t-elle, horrifiée. Quelle horreur !

— Vous estimez que ce serait dommageable ?

— J’estime que ce serait abominable ! Pensez un peu à tous les racontars que cela susciterait ! Ce serait atroce... atroce pour ce pauvre Dr Oldfield.

— Vous ne croyez pas que cela pourrait, au contraire, lui être particulièrement salutaire ?

— Que voulez-vous dire par là ?

— S’il est innocent... son innocence pourra être démontrée.

Poirot se tut, le temps d’observer les réactions de l’infirmière tandis que l’idée faisait son chemin dans sa tête. Elle commença par plisser le front, puis ses traits redevinrent sereins.

Elle respira à fond, puis le fixa :

— Je n’avais pas pensé à ça... Bien sûr, c’est la seule chose à faire.

Une série de coups sourds ébranlèrent soudain le plafond. Miss Harrison sauta sur ses pieds :

— C’est la vieille miss Bristow, expliqua-t-elle. Elle vient de se réveiller de sa sieste. Il faut que j’aille lui arranger ses oreillers avant qu’on lui apporte son thé et que je puisse sortir faire un tour. Oui, monsieur Poirot, je crois que vous avez entièrement raison. Une autopsie réglera la question une bonne fois pour toutes. Ça fera taire la rumeur, et la campagne de dénigrement à l’encontre de ce pauvre Dr Oldfield cessera d’elle-même.

Elle lui serra la main, et se hâta vers l’escalier.

 

*

 

Hercule Poirot se rendit à la poste et appela Londres au téléphone.

À l’autre bout du fil, son interlocuteur ne mâcha pas ses mots :

— Faut-il vraiment que vous fourriez votre nez dans des histoires pareilles, mon très cher Poirot ? Êtes-vous bien sûr que cette affaire puisse nous concerner ? Vous savez pourtant que, derrière ces ragots de village, il n’y a généralement... que du vent !

— Dans ce cas particulier, dit Poirot, il en va tout autrement.

— Oh et puis, après tout, si c’est vous qui le dites... Vous avez l’exécrable habitude d’avoir toujours raison. Seulement, si vous vous êtes pour une fois fourré le doigt dans l’œil, nous le prendrons assez mal, autant vous en prévenir tout de suite.

Poirot se dédia un sourire d’autosatisfaction :

— Mais moi, je le prendrai fort bien.

— Allô ! Quoi ? Que dites-vous ? Je ne vous entends pas !...

— Oh, rien... Rien du tout. Et il raccrocha.

Sortant de la cabine téléphonique, il gagna le guichet et interrogea la préposée de son ton le plus aimable :

— Pourriez-vous par le plus grand des hasards me dire, très chère madame, où l’ancienne domestique du Dr Oldfield – une certaine Béatrice, de son prénom – habite désormais ?

— Béatrice King ? Elle est déjà passée par deux places depuis. Elle travaille maintenant chez Mrs Marley, juste après la banque.

Poirot la remercia, lui acheta deux cartes postales, un carnet de timbres et une quelconque faïence locale. Il profita de ces emplettes pour amener la conversation sur la mort de Mrs Oldfield et ne manqua pas de noter l’expression un peu particulière qu’arbora aussitôt le visage de la postière :

— C’a été très soudain, pas vrai ? dit-elle. On a beaucoup jasé, comme vous devez déjà le savoir.

Une lueur de curiosité s’alluma dans son regard :

— Peut-être bien que c’est pour ça que vous voudriez la voir, Béatrice King ? On a tous trouvé bizarre qu’elle se fasse mettre aussi brusquement à la porte. Il y en a qui ont pensé qu’elle en savait trop... et c’était peut-être bien le cas. Elle ne s’est en tout cas pas privée de faire des insinuations.

Béatrice King était une gamine courtaude, d’allure sournoise et que des végétations faisaient parler du nez. Elle aurait pu passer pour totalement stupide, mais on lisait dans ses yeux plus de finesse que son comportement ne l’aurait laissé prévoir. Il ne semblait guère possible, en tout état de cause, de tirer d’elle quoi que ce soit :

— J’sais rien de rien, voilà c’que j’sais. C’est pas à moi d’dire quoi qu’c’est qui s’tramait là-bas. Et j’vois pas c’que vous voulez dire comme quoi qu’j’aurais entendu j’sais pas quelle conversation entre le docteur et miss Moncrieffe. J’suis pas du genre qu’écoute aux portes, et z’avez pas l’droit d’dire comme quoi que j’l’ai fait. J’sais rien de rien, moi.

— Avez-vous déjà entendu parler d’empoisonnement à l’arsenic ? interrogea Poirot.

Une lueur d’intérêt réveilla un instant le visage lunaire de la fille :

— C’était donc ça qu’était dans le flacon d’médicament ?

— Quel flacon de médicament ?

— Eh ben, un des flacons d’médicament que miss Moncrieffe avait préparés pour la patronne. Même que miss Harrison en était toute retournée, j’l’ai vu comme je vous vois. Et que j’te goûte ça, et que j’te l’renifle... Résultat, elle a tout balancé, dans l’lavabo. Et puis la bouteille, elle l’a remplie avec d’l’eau du robinet... R’marquez, c’était un médicament qu’on aurait dit d’l’eau... Et puis un jour qu’miss Moncrieffe apportait du thé à la patronne, miss Harrison l’a remporté aussi sec et en a refait d'autres en disant comme ça qu’il avait pas été fait avec d’l’eau bouillante. Mon œil, oui ! Sur le moment, j’m’étais dit qu’c’était des simagrées comme les infirmières en font toujours... mais j’me demande... p’têt bien qu’il s’agissait d’aut’chose...

Poirot hocha la tête :

— Vous aimiez bien miss Moncrieffe, Béatrice ?

— Elle m’faisait ni chaud ni froid. Pas très causante, qu’elle était. Sûr que j’ai toujours su qu’elle en pinçait pour l’docteur. Y avait qu’à voir comment qu’elle le r’gardait...

Une fois encore, Poirot hocha la tête. Puis il regagna l’auberge.

Là, il donna à Georges des consignes bien précises.

 

*

 

Le Dr Alan Garcia, chef de labo au Home Office, se frotta les mains et adressa un clin d’œil à Poirot :

— Eh bien, monsieur Poirot, j’imagine que cela fait bien votre affaire ? Hercule Poirot ! L’homme qui a toujours raison...

Poirot s’inclina :

— Vous êtes trop aimable.

— Qu’est-ce qui vous avait mis sur le coup ? Des ragots ?

— Tout juste... Le grand air de la Calomnie.

Le lendemain matin, Hercule Poirot reprit le train pour Market Loughborough.

La bourgade bruissait comme un nid de frelons. L’agitation n’avait pas cessé depuis que l’exhumation avait été entreprise. Mais les résultats de l’autopsie avaient filtré, et l’excitation atteignait maintenant des sommets.

Poirot n’était à l’auberge que depuis une heure et achevait à peine un solide déjeuner à base de steak et de tourte aux rognons arrosés de bière qu’on vint lui annoncer qu’une dame demandait à le voir.

C’était miss Harrison, blême et hagarde :

— Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que c’est vraiment vrai, monsieur Poirot ?

Il la fit asseoir dans un fauteuil.

— Oui, dit-il, c’est vrai. On a trouvé plus d’arsenic qu’il n’en fallait pour provoquer la mort.

— Je n’aurais jamais cru... jamais pu imaginer un instant que...

Elle fondit en larmes.

— Il fallait bien que la vérité apparaisse au grand jour, murmura Poirot.

— Ils vont le pendre ? sanglota-t-elle.

— Il reste encore beaucoup à prouver, vous savez. Occasion... accès au poison... méthode d’administration...

— Mais à supposer, monsieur Poirot, qu’il n’ait rien à voir dans tout ça ? Rien du tout ?

Poirot haussa les épaules :

— En ce cas, il sera acquitté.

— Il y a tout de même quelque chose, commença miss Harrison avec lenteur, que j’aurais dû... Oui, je suppose que j’aurais dû vous en parler plus tôt... mais je n’ai pas pensé une seconde que ça pouvait être important. C’était seulement... bizarre.

— Je vous avais bien dit que vous en saviez plus long. Le mieux serait que vous m’en parliez sans plus attendre.

— Ce n’est pas grand-chose. C’est tout bonnement qu’un jour où j’avais dû descendre au laboratoire du docteur pour je ne sais plus quoi, j’ai vu Joan Moncrieffe faire quelque chose d’assez... d’assez peu banal.

— Ah bon ?

— Ça a l’air idiot. Simplement, elle remplissait son poudrier  – un poudrier d’émail rose...

— Oui ?

— Mais ce n’était pas de la poudre qu’elle mettait dedans  – pas de la poudre de riz, je veux dire... Ce qu’elle mettait dans son poudrier, elle le prenait dans un des flacons de l’armoire aux poisons. Quand elle m’a vu, elle a sursauté, elle a refermé son poudrier et l’a fourré dans son sac... et elle a remis si vite le flacon dans l’armoire que je n’ai pas pu voir ce que c’était. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que ça a une signification quelconque, mais maintenant que je sais que Mrs Oldfield a bien été empoisonnée...

Sa voix se brisa.

— Voulez-vous m’excuser quelques instants ? fit Poirot.

Il se leva et s’en fut téléphoner au sergent Grey, de la police du Berkshire.

Puis il revint, et miss Harrison et lui restèrent un moment silencieux.

En pensée, Poirot revoyait une jeune femme à la chevelure rousse qui lui disait d’une voix nette : « Je ne suis pas d’accord avec vous. » Joan Moncrieffe avait rejeté l’idée d’une autopsie. Certes, elle avait su donner une explication très plausible à ce refus, mais le fait était là, et bien là... Une jeune femme compétente, efficace, décidée... Amoureuse d’un homme prisonnier d’une malade geignarde qui pouvait encore survivre des années puisque, à en croire miss Harrison, sa maladie était largement imaginaire...

Hercule Poirot soupira.

— À quoi pensez-vous ? demanda miss Harrison.

— Au gâchis universel.

— Je ne crois pas un instant qu’il ait jamais été au courant, murmura miss Harrison.

— Non, fit Poirot. Je suis sûr qu’il ne se doutait de rien.

La porte s’ouvrit sur ces entrefaites et le sergent Grey entra. Il tenait à la main un objet enveloppé dans un mouchoir de soie. Il le déplia avec précaution et posa l’objet sur la table : c’était un poudrier d’émail rose.

— C’est celui que j’ai vu ! s’écria miss Harrison.

— Je l’ai trouvé tout au fond du tiroir du secrétaire de miss Moncrieffe, indiqua le sergent Grey. Dans une pochette à mouchoirs. Pour autant que je puisse en juger, il n’y a pas d’empreintes digitales dessus, mais autant ne pas courir de risques.

À travers le mouchoir, le sergent actionna le fermoir. Le poudrier s’ouvrit.

— Ça, ce n’est pas de la poudre de riz, décréta le policier.

Il l’effleura du bout d’un doigt qu’il porta à sa langue :

— Pas de goût particulier.

— L’arsenic blanc n’a aucun goût, observa Poirot.

— Je vais le faire analyser tout de suite, dit Grey. Puis, tourné vers miss Harrison :

— Vous pouvez jurer qu’il s’agit bien du même poudrier ?

— Oui. J’en suis sûre. C’est le poudrier que j’ai vu dans les mains de miss Moncrieffe, devant l’armoire aux poisons, une semaine environ avant la mort de Mrs Oldfield.

Le sergent Grey poussa un profond soupir. Puis il lança un coup d’œil à Poirot en hochant la tête. Ce dernier sonna :

— Envoyez-moi mon valet de chambre, je vous prie.

Georges, en valet de chambre stylé et discret, se contenta d’un regard interrogateur à l’adresse de son maître.

— Miss Harrison, commença Poirot, vous venez d’identifier ce poudrier comme étant celui que vous aviez vu en possession de miss Moncrieffe il y a plus d’un an. Mais vous serez sans doute étonnée d’apprendre que ce poudrier-là n’a été vendu par la maison Woolworth qu’il y a quelques semaines et qu’il s’agit en outre d’un modèle d’une couleur inédite et qui n’est fabriqué que depuis trois mois...

Miss Harrison en laissa choir son menton. Ses grands yeux sombres, à présent exorbités, fixaient Poirot qui reprit :

— Georges, avez-vous déjà vu ce poudrier ? Le valet s’avança :

— Oui, monsieur. J’ai vu de mes yeux miss Harrison l’acheter chez Woolworth le vendredi 18. Conformément aux instructions de Monsieur, j’avais systématiquement filé cette personne. Le jour que je viens de mentionner, elle a pris le bus pour Darnington, où elle a acheté ce poudrier qu’elle a rapporté chez elle – à savoir chez la vieille demoiselle dont elle s’occupe actuellement. Plus tard, le même jour, elle s’est rendue au domicile de miss Moncrieffe. Toujours selon les instructions de Monsieur, je m’y trouvais déjà. J’ai constaté qu’elle pénétrait dans la chambre de miss Moncrieffe et cachait cet objet au fond du premier tiroir du secrétaire. La porte étant providentiellement restée entrebâillée, je ne perdais rien de ses faits et gestes. Elle a ensuite quitté la maison, à cent lieues de penser que son petit manège avait eu un témoin. Je me dois de préciser qu’ici, personne ne ferme sa porte à clef et qu’il commençait déjà à faire sombre.

Poirot se tourna vers miss Harrison :

— Pouvez-vous nous fournir à tout cela une explication satisfaisante, miss Harrison ? fit-il d’une voix implacable. Je ne crois pas. Quand ce poudrier est sorti de chez Woolworth, il ne contenait pas d’arsenic, mais il en était plein quand il est ressorti de chez miss Bristow.

« Conserver de l’arsenic par-devers vous n’était pas bien malin, ajouta-t-il avec plus de douceur. »

Miss Harrison enfouit son visage dans ses mains :

— C’est exact... tout ce que vous dites est exact, lâcha-t-elle d’une voix sourde. Je l’ai tuée. Et tout ça, pour rien... Pour rien... J’avais perdu la tête.

 

*

 

— Je vous dois des excuses, monsieur Poirot, dit Joan Moncrieffe. Je vous en voulais beaucoup. Énormément, je l’avoue. J’avais l’impression que tout ce que vous faisiez rendait les choses encore pires.

Poirot lui sourit :

— Au commencement, c’était vrai. Comme dans la légende antique de l’hydre de Lerne. Chaque fois que l’on tranchait l’une des têtes du monstre, deux autres têtes repoussaient à sa place. Alors, au début, la rumeur n’a fait qu’enfler et se développer. Mais ma tâche, comme celle d’Hercule, mon homonyme, c’était d’atteindre la première tête – la tête d’origine. Qui, en l’occurrence, avait lancé la rumeur ? Il ne m’a pas fallu bien longtemps pour découvrir que miss Harrison était la source de toute cette boue. Je suis allé la voir. Elle m’a paru charmante, m’a fait l’effet d’une femme intelligente et intuitive. Mais elle a presque immédiatement commis une grossière erreur. Elle m’a répété une conversation qu’elle avait soi-disant surprise entre le docteur et vous – mais cette prétendue conversation sonnait complètement faux. Psychologiquement, elle était invraisemblable. À supposer que le docteur et vous ayez projeté de tuer Mrs Oldfield, vous êtes l’un et l’autre bien trop intelligents pour en avoir discuté toutes portes ouvertes, dans une pièce où vous risquiez d’être entendus des escaliers ou de la cuisine. En outre, les mots qu’elle mettait dans votre bouche ne correspondaient en rien à votre personnalité. C’étaient les mots qu’aurait employés une femme nettement plus âgée que vous, et nettement plus conventionnelle. En fait, miss Harrison vous a fait dire ce qu’elle aurait dit elle-même dans ces circonstances.

« À partir de là, j’ai considéré toute l’affaire comme très simple. Miss Harrison, je l’avais constaté, était une femme relativement jeune et encore assez belle qui, pendant près de trois ans, avait été très proche du Dr Oldfield. Lui, il l’appréciait beaucoup et lui savait gré de son tact et de sa compassion. Quant à elle, elle était allée s’imaginer que, si Mrs Oldfield mourait, le docteur lui demanderait probablement de l’épouser. Au lieu de quoi, après la mort de Mrs Oldfield, la voilà qui découvre que le Dr Oldfield est amoureux de vous. Aussitôt, mue par la rage et la jalousie, elle commence à répandre la rumeur que le docteur a empoisonné sa femme. »

— Voilà, ainsi que je vous l’ai dit, comment j’ai d’entrée de jeu jaugé la situation. Le cas classique de la femme jalouse qui lance une rumeur mensongère. Je n’en étais cependant pas moins titillé par la vieille formule qui veut qu’il n’y ait pas de fumée sans feu. Et je me suis mis à me demander si miss Harrison s’était uniquement contentée de répandre la rumeur. Elle m’avait dit des choses étonnantes. Par exemple que la maladie de Mrs Oldfield était largement imaginaire – qu’en réalité elle souffrait très peu... Et pourtant le docteur lui-même ne doutait pas un instant des souffrances de sa femme. Lui, il n’avait pas été surpris par sa mort. Peu auparavant, il avait fait venir en consultation un autre médecin qui avait confirmé la gravité de son état. Alors, à tout hasard, j’ai avancé l’éventualité d’une exhumation... Sur le moment, miss Harrison en a éprouvé une peur panique. Et puis, presque aussitôt, sa haine et sa jalousie ont repris le dessus. Que la police trouve donc de l’arsenic – ce ne serait en tout cas pas elle qu’on irait soupçonner. Ce seraient le docteur et Joan Moncrieffe qui expieraient à sa place.

— Je n’avais qu’un espoir : que notre infirmière tombe dans ses propres filets. Si miss Harrison se fourrait dans la tête que Joan Moncrieffe avait la moindre chance de se voir lavée de tout soupçon, j’étais prêt à parier qu’elle se mettrait en quatre pour essayer de la compromettre davantage. J’ai donc donné des instructions à mon fidèle Georges, qui est le plus discret des hommes et qu’elle ne connaissait pas. Il avait l’ordre de ne pas la lâcher d’une semelle. Et... et c’est ainsi que tout est bien qui finit bien.

— Vous avez été mer-veil-leux ! s’écria Joan Moncrieffe.

— Oui, extraordinaire ! surenchérit le Dr Oldfield. Je ne pourrai jamais assez vous remercier ! Quel aveugle et quel imbécile j’ai pu être !

— Et vous, mademoiselle, demanda Poirot avec curiosité, avez-vous été aveugle, vous aussi ?

— J'étais folle d’inquiétude, répondit-elle lentement. Les quantités d’arsenic que j’avais dans l’armoire aux poisons, voyez-vous, ne correspondaient plus à mon registre des substances toxiques...

— Joan ! s’écria le Dr Oldfield. Vous n’avez tout de même pas cru que...

— Non, non ! Pas vous... pas toi ! Ce dont j’étais en fait persuadée, c’est que Mrs Oldfield s’était débrouillée pour en subtiliser, qu’elle en avalait histoire de se rendre malade et qu’on s’occupe davantage d’elle... et puis qu’elle avait par inadvertance forcé la dose. Et ce que j’ai redouté, s’il y avait une autopsie et si on décelait des traces d’arsenic, c’est qu’on ne croie pas à ma théorie et qu’on pense que le coupable, c’était toi. C’est pour ça que je n’ai jamais soufflé mot des quantités d’arsenic manquantes. J’ai même été jusqu’à truquer le registre des toxiques ! N’empêche que la dernière personne que j’aurais soupçonnée, c’est quand même bien miss Harrison.

— Moi aussi, dit le Dr Oldfield. C’était une créature si douce... si féminine. On aurait juré une Madone.

— Eh oui, intervint Poirot avec une pointe de tristesse. Elle aurait probablement fait une bonne épouse et une bonne mère. Mais elle était aussi du genre à se laisser déborder par ses émotions...

Il soupira, et murmura entre ses dents :

— Quel gâchis...

Puis il adressa un large sourire à l’homme et à la femme aux visages épanouis qui se trouvaient en face de lui.

« Ces deux-là, songea-t-il, ont enfin émergé de leur nuit et trouvé leur place au soleil... Quant à moi... eh bien, j’ai accompli le second des Travaux d’Hercule. »