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LE SANGLIER D’ÉRYMANTHE
(The Erymanthian Boar)

MENER à bien le troisième des Travaux d’Hercule l’ayant contraint à un voyage en Suisse, Hercule Poirot décida de mettre à profit son séjour pour visiter des lieux qu’il ne connaissait pas encore.

Il passa ainsi quelques jours forts agréables à Chamonix, s’attarda ensuite quarante-huit heures à Montreux, puis se rendit à Andermatt dont plusieurs de ses amis lui avaient fait l’éloge.

Andermatt, hélas, ne lui réussit pas. Cette station touristique se trouvait au fond d’une vallée écrasée par les contreforts de montagnes escarpées. Sans motif précis, Hercule Poirot se sentait oppressé.

« Il est exclu que je reste ici », se désolait-il quand, tout à coup, la vue d’un funiculaire accrocha son regard. « Il n’y a pas de doute, il me faut monter. »

Il se renseigna et découvrit que le funiculaire passait par les Avinés, puis par Caurouchet, pour finalement aboutir aux Rochers Neiges, à plus de trois mille mètres.

Poirot n’envisageait pas de monter aussi haut. Les Avinés, pensait-il, feraient tout à fait son affaire.

Mais c’était compter sans l’intervention du hasard qui, dans la vie de tout homme, joue un rôle primordial.

Le funiculaire n’était pas plus tôt parti que le contrôleur vint demander à Poirot son billet qu’il vérifia, puis poinçonna au moyen d’une pince impressionnante avant de le lui rendre en s’inclinant. Au même instant, Poirot sentit qu’un petit bout de papier lui était glissé dans la main.

Il réprima un léger froncement des sourcils et, discrètement, sans hâte, déplia le message écrit au crayon par une main fébrile :

 

Impossible de se tromper sur ces moustaches ! Je vous salue, mon cher collègue. Si vous le voulez, vous pouvez mètre d’un grand secours. Je suis sûr que vous avez entendu parler de l’affaire Salley. Or nous avons tout lieu de penser que l’assassin, Marrascaud, et plusieurs des membres de sa bande ont rendez-vous – je vous le donne en mille ! — aux Rochers Neiges. Il peut naturellement s’agir d’un bobard, mais notre information paraît sérieuse : quelqu’un finit toujours par bavarder, n’est-ce pas ? Ouvrez l’œil, mon bon ami. Prenez contact avec l’inspecteur Drouet, qui est sur place. C’est un garçon très bien, mais qui ne peut prétendre au génie d’un Hercule Poirot ! Il est impératif, mon tout bon, que Marrascaud soit capturé vivant. Ce n’est pas un homme, c’est un sanglier furieux, l’un des tueurs les plus dangereux qui soient. Je n’ai pas voulu courir le risque de vous parler à Andermatt, car je redoutais d’être repéré. Et vous aurez les coudées plus franches si on vous prend pour un simple touriste. Bonne chasse !

 

Votre vieil ami, Lementeuil

 

Pensif, Poirot caressa ses moustaches.

Eh oui, c’était vrai : il était impossible de ne pas reconnaître les inimitables moustaches d’Hercule Poirot. Mais l’important était ailleurs. De quoi s’agissait-il ? Il avait lu dans les journaux tout ce qui concernait l’affaire Salley, l’assassinat, de sang-froid, d’un célèbre bookmaker parisien. On connaissait l’identité de l’assassin. Marrascaud appartenait à une bande qui écumait les champs de courses. On l’avait déjà soupçonné de nombreux autres meurtres, mais, cette fois, sa culpabilité avait été établie sans le moindre doute. Il avait pris la fuite et on pensait qu’il avait quitté la France. Toutes les polices d’Europe étaient à ses trousses.

Et voilà qu’un informateur avait révélé que Marrascaud avait un rendez-vous aux Rochers Neiges.

Poirot secoua la tête, incrédule. Les Rochers Neiges se situaient dans le domaine des neiges éternelles. Il y avait bien là un hôtel assez luxueux, mais l’établissement, perché sur une étroite plate-forme qui dominait la vallée, n’était relié au monde que par le funiculaire. L’établissement ouvrait dès le mois de juin. Il fallait cependant attendre en général juillet pour que les clients commencent à arriver. L’endroit avait bien peu d’issues. Il semblait inconcevable qu’un ramassis de criminels l’aient choisi pour se donner rendez-vous.

Pourtant, si Lementeuil faisait confiance à son informateur, il avait sans doute ses raisons. Hercule Poirot avait de l’estime pour ce commissaire de police suisse. Il le savait courageux et plein de bon sens.

Un motif inconnu, il fallait l’admettre, conduisait Marrascaud en ce lieu situé bien loin du monde civilisé.

Poirot soupira. Traquer un tueur sans pitié ne correspondait pas vraiment à l’idée qu’il se faisait d’agréables vacances. Il aurait préféré se prélasser dans un bon fauteuil et s’y abandonner à la réflexion plutôt que de piéger un sanglier furieux au bord d’un précipice.

Un sanglier furieux. C’était là l’expression à laquelle Lementeuil avait eu recours. Ne fallait-il y voir qu’une simple coïncidence ?

— Le quatrième des Travaux d’Hercule, murmura Poirot pour lui-même. Le sanglier d’Erymanthe.

Discrètement, il observa les autres passagers du funiculaire.

Sur la banquette en face de la sienne, il y avait un touriste américain. La coupe de ses vêtements, de son manteau, l’alpenstock arrimé à sa valise, l’attention passionnée qu’il portait au paysage et jusqu’au guide qu’il avait à la main, tout concourait à démontrer qu’il s’agissait bien d’un citoyen des États-Unis, tout droit débarqué de sa province et venu visiter l’Europe pour la première fois. Dans peu de minutes, jugea Poirot, l’homme allait engager la conversation. Il n’y avait pas à se tromper sur son expression mélancolique de bon chien soumis.

De l’autre côté de la cabine se tenait un homme assez grand, d’une certaine distinction, aux cheveux grisonnants et au long nez curviligne, qui lisait un ouvrage en allemand. Ses doigts secs et nerveux étaient ceux d’un musicien, ou d’un chirurgien.

Plus loin, trois individus jouaient aux cartes. Ils étaient tous trois bâtis sur le même modèle : jambes arquées et allure trahissant une familiarité de tous les jours avec la race chevaline. On pouvait s’attendre à les voir, d’une seconde à l’autre, suggérer à un inconnu de prendre part à leur jeu. Au début, le nouveau venu ne manquerait pas de gagner. Et puis sa chance tournerait.

En fait, il n’y avait rien chez ces trois hommes qui sortent de l’ordinaire. Ce qui sortait de l’ordinaire, c’était qu’ils se trouvent là. On se serait attendu à les rencontrer dans l’omnibus conduisant à un hippodrome de banlieue, ou sur un paquebot de deuxième catégorie – mais certainement pas dans un funiculaire presque vide.

Plus loin encore, une passagère regardait le panorama sans le voir. Elle était grande et brune. Ses traits, admirablement modelés, étaient sans aucun doute capables d’exprimer toute la gamme des émotions et des sentiments. Mais, pour le moment, on était surtout frappé par leur totale vacuité.

Comme Poirot s’y était préparé, l’Américain entama la conversation. Il expliqua que son nom était Schwartz et qu’il visitait l’Europe pour la première fois. À son avis, le paysage était du tonnerre. Il avait été très impressionné par le château de Chillon. En revanche, il n’avait guère été séduit par Paris, dont il jugeait la réputation bien surfaite. Il était allé aux Folies-Bergère, au Louvre et à Notre-Dame, et avait constaté que dans aucun de ces établissements on ne jouait de bon jazz. Seuls, les Champs-Élysées étaient considérés par lui comme assez chouettes, et il en aimait bien les fontaines surtout le soir, quand elles étaient illuminées.

Nul ne descendit aux Avinés ni à Caurouchet. Il devenait évident que tous les passagers du funiculaire faisaient route pour les Rochers Neiges.

Mr Schwartz ne manqua pas de donner à Poirot ses propres raisons de s’y rendre. Il avait toujours souhaité accéder aux neiges éternelles et, plus de trois mille mètres, ça commençait déjà à valoir le coup. À ce propos, il s’était laissé dire qu’à des altitudes pareilles, c’était plutôt coton de faire cuire un œuf à la coque.

Dans sa cordialité naïve, Mr Schwartz tenta d’engager aussi la conversation avec le grand homme aux cheveux grisonnants, qui se contenta de lui adresser un regard glacé par-dessus son pince-nez et se replongea dans la lecture de son livre.

Sans se laisser décourager, Mr Schwartz offrit alors à la passagère d’échanger sa place avec lui, car elle pourrait jouir d’une vue plus agréable.

On pouvait se demander si elle comprenait l’anglais. En tout cas, elle secoua la tête et resserra le col de son manteau de fourrure.

— Ça n’est vraiment pas normal de voir une femme voyager toute seule, sans personne qui soit aux petits soins pour elle, confia Mr Schwartz à Poirot. Quand une femme voyage, il lui faut quelqu’un pour veiller à tout.

Songeant à certaines Américaines qu’il avait rencontrées sur le Continent, Poirot acquiesça.

Mr Schwartz soupira. Il trouvait le monde bien hostile. Tout n’irait-il pas mieux, proclamait hautement le regard de ses grands yeux noisette, avec un peu plus de chaleur humaine ?

 

*

 

Être reçu dans un endroit aussi loin de tout ou plus exactement aussi au-dessus de tout – par un directeur d’hôtel portant jaquette et escarpins vernis avait quelque chose d’un tantinet incongru.

C’était un homme élancé, élégant, et qui cherchait à se donner de l’importance. Pour l’heure, il se répandait en excuses :

— Si tôt dans la saison... Une panne d’eau chaude.... Tant de choses à remettre en service... Naturellement, je ferai l’impossible pour... Le personnel n’est pas encore au complet... Vous me voyez confus... Un nombre aussi élevé de nouveaux arrivants...

Derrière la façade d’irréprochable courtoisie professionnelle, Poirot crut déceler une profonde anxiété. Malgré l’aisance de son comportement, l’homme n’était pas à l’aise. Quelque chose le tracassait.

Le déjeuner fut servi dans une longue salle dont les baies vitrées donnaient sur la vallée. L’unique serveur, qui répondait au prénom de Gustave, se montra adroit et efficace. Il se multipliait, conseillant l’un sur le choix de son menu et détaillant la carte des vins à un autre. Les trois individus aux allures chevalines avaient pris place à la même table. Ils riaient beaucoup et parlaient haut, en français :

— Joseph, sacrée vieille branche ! Et comment va la Denise, mon cochon ? Tu te souviens de cette carne qui nous a tous fichus dedans à Auteuil ?

Ces propos semblaient chaleureux, authentiques – mais ils sonnaient bizarrement dans cet hôtel du bout du monde.

La jeune femme au beau visage occupait seule une table à l’écart. Elle ne regardait personne.

À l’issue du repas, Poirot s’installa au salon. Le directeur vint lui faire quelques confidences.

Il souhaitait, dit-il, que l’hôtel et sa direction ne soient pas trop sévèrement jugés. La saison n’avait pas encore débuté. En général, personne n’arrivait avant la fin juin. M. Poirot avait peut-être remarqué la dame ? Elle, en revanche, venait toujours à cette période. Son mari avait trouvé la mort trois ans auparavant, au cours d’une ascension. Triste histoire ! Ils étaient tellement inséparables. Elle venait toujours avant que la saison ne commence, pour être vraiment tranquille. Pour elle, c’était une sorte de pèlerinage. Le monsieur un peu âgé était un médecin réputé, le Dr Lutz, de Vienne. Il était, lui, venu à l’hôtel pour trouver un peu de calme et de repos.

— Il est bien vrai que l’endroit est paisible, concéda Poirot.

Puis, montrant les trois compères :

— Mais ces messieurs ? Ils cherchent eux aussi le repos, vous croyez ?

Le directeur haussa les épaules, mais parut à nouveau inquiet et lâcha, sans grande conviction :

— Ah, ces touristes... Toujours à l’affût d’expériences inédites ! Rien que l’altitude leur procure une sensation nouvelle.

De l’avis de Poirot, ce n’était pas une sensation particulièrement agréable. Il ressentait trop l’accélération des battements de son cœur. Stupidement, il se répétait une phrase qui, par sa sonorité, évoquait la marche d’une locomotive à grande vitesse : « Si tu tombes, tu t’tues, si tu tombes, tu t’tues. »

Schwartz fit son entrée au salon. À la vue de Poirot, ses yeux s’éclairèrent, et il vint à lui :

— Je viens de discuter avec ce docteur. Il parle un peu l’anglais. C’est un Juif. Les nazis l’ont chassé d’Autriche. Ces gens-là sont vraiment cinglés ! Ce Dr Lutz, c’était un ponte, je crois. Un spécialiste des nerfs. La psychanalyse. Tout le tremblement.

Puis Schwartz, d’un geste, désigna la jeune femme qui ne cessait de fixer les sommets enneigés. Il baissa la voix :

— J’ai eu son nom par le serveur. C’est une certaine Mme Grandier. Son mari s’est tué en montagne. C’est pour ça qu’elle vient ici. Vous ne trouvez pas qu’on devrait essayer de faire quelque chose de l’arracher un peu à elle-même ?

— À votre place, je ne m’y risquerais pas, lui conseilla Poirot.

Mais rien ne pouvait décourager le bon cœur de Mr Schwartz. Poirot vit comment il tenta de nouer le contact, et avec quelle froideur sa tentative fut repoussée. Pendant un instant, leurs deux silhouettes se dessinèrent devant la fenêtre. La jeune femme était plus grande que Schwartz. Elle rejetait la tête en arrière, et tout son comportement exprimait la réserve et le dédain.

Hercule Poirot ne parvint pas à entendre ce qu’elle disait, mais quand Schwartz revint, il avait la mine défaite :

— Rien à faire, avoua-t-il piteusement. Puis sa bonne nature reprit le dessus :

— Je trouve quand même que, quand des êtres humains sont rassemblés comme ça, il n’y a aucune raison de ne pas se montrer sociables les uns envers les autres. Vous n’êtes pas d’accord, Mr... Je m’aperçois que je ne sais même pas votre nom.

— Je m’appelle Poirier, répondit Poirot. Je suis de Lyon et je fais le commerce de la soie.

— Je vais vous donner ma carte. Et vous pouvez être sûr que si vous venez un jour à Fountain Springs, vous y serez le bienvenu.

Poirot prit la carte de visite qui lui était tendue, puis, tapotant du plat de la main la poche de son veston :

— Que c’est bête ! Je n’ai pas la mienne sur moi. Ce soir-là, avant de se coucher, Poirot relut avec soin le billet de Lementeuil, qu’il replia avant de le ranger dans son portefeuille.

— C’est curieux, murmura-t-il. Je me demande si...

 

*

 

Ce fut Gustave, le serveur, qui apporta à Poirot un petit déjeuner composé de café et de croissants. Il présenta force excuses au sujet du café :

— Monsieur doit bien comprendre, n’est-ce pas, qu’à cette altitude, il est impossible d’obtenir du café réellement chaud. L’eau bout, hélas ! bien avant d’atteindre la bonne température.

— Il nous faut accepter avec force d’âme les bizarreries de la nature, répliqua Poirot.

— Je vois que Monsieur est philosophe. Gustave se dirigea vers la porte, mais, au lieu de quitter la chambre, il jeta un rapide coup d’œil dans le couloir, referma le battant et revint à côté du lit :

— Monsieur Hercule Poirot ? Je suis l’inspecteur Drouet.

— Bah ! répondit Poirot. Je m’en étais douté. Drouet baissa la voix :

— Monsieur Poirot, il vient de se produire un incident grave. Le funiculaire a subi une avarie.

— Une avarie ? Quel genre d’avarie ?

— Personne n’a été blessé. Ça s’est passé pendant la nuit. Il y a peut-être une cause naturelle une mini-avalanche qui aurait déclenché une chute de pierres et de rochers. Mais la malveillance ou le sabotage ne sont pas à exclure. On ne sait pas. De toute manière, le résultat est le même. Il va falloir plusieurs jours pour rétablir la voie. Et, en attendant, nous sommes coupés du monde. Si tôt dans la saison, il y a trop de neige pour qu’on puisse rejoindre la vallée.

Poirot se redressa sur ses oreillers :

— Voilà qui est bien intéressant, fit-il remarquer à mi-voix.

— Oui. Ça tendrait à prouver que l’information du commissaire était exacte. Marrascaud a bel et bien rendez-vous ici, et il a fait ce qu’il fallait pour ne pas être dérangé.

— C’est quand même incroyable ! s’exclama Poirot.

— Je vous l’accorde, acquiesça l’inspecteur. Ça défie le bon sens ! Mais c’est comme ça. Vous savez, ce Marrascaud est un type ahurissant. Moi, je suis persuadé qu’il est fou.

— Un fou doublé d’un assassin.

— Je reconnais que ça n’est pas drôle, grinça l’inspecteur.

Poirot réfléchit tout haut :

— Oui, mais cela veut dire que si Marrascaud a bien rendez-vous ici, au beau milieu de toute cette neige, il est déjà arrivé, puisque nous sommes maintenant isolés.

— Je sais, concéda froidement Drouet.

Les deux hommes gardèrent un moment le silence.

— Ce Dr Lutz, finit par dire Poirot. Ce ne serait pas Marrascaud, par hasard ?

Drouet secoua la tête :

— Non, je ne pense pas. Il existe bien un Dr Lutz, médecin connu et respecté. J’ai déjà vu sa photo dans les journaux. Et cet homme est son portrait tout craché.

— Si Marrascaud est un as du déguisement, murmura Poirot, il peut fort bien être capable de jouer son personnage.

— Oui, mais est-ce bien le cas ? Personne n’a jamais prétendu que Marrascaud savait changer de peau. Il n’a rien d’un serpent prudent et rusé. Non, c’est un sanglier furieux, effrayant, qui charge à l’aveuglette.

— Tout de même... insista Poirot.

— Bien sûr, reconnut Drouet, il est en fuite. Il ne peut pas se présenter tel qu’il est. Il est donc en effet possible – et même probable qu’il se déguise d’une manière quelconque.

— Vous avez son signalement ?

Drouet haussa encore une fois les épaules :

— Sommaire, hélas. J’aurais dû recevoir aujourd’hui les photos et les renseignements détaillés de l’Identité judiciaire. Je sais seulement qu’il a la trentaine, le teint mat et qu’il est de taille moyenne. Pas de signe particulier.

Ce fut au tour de Poirot de hausser les épaules :

— Voilà qui pourrait s’appliquer à n’importe qui. Et l’Américain, Schwartz ?

— J’allais vous poser la question. Vous lui avez parlé, et je crois savoir que vous fréquentez beaucoup d’Anglais et d’Américains. À première vue, c’est un touriste tout ce qu’il y a de banal. Son passeport est en règle. Évidemment, on peut trouver suspect qu’il ait choisi de venir ici. Mais, avec ces gens-là, on peut aussi s’attendre à tout. Qu’en pensez-vous vous-même ?

Poirot ne chercha pas à dissimuler sa perplexité :

— A priori, j’avoue qu’il m’a l’air inoffensif un peu trop bavard et entreprenant tout au plus. C’est à coup sûr un raseur, mais il me paraîtrait abusif de le considérer comme dangereux.

Il s’interrompit un instant avant de reprendre :

— Et la petite bande des trois ?

L’inspecteur hocha la tête, le regard soudain plus vif :

— Ceux-là, ils ont en tout cas le physique de l’emploi. Je vous parie tout ce que vous voulez, monsieur Poirot, que ces trois-là sont à la solde de Marrascaud. Ils ont des gueules d’écumeurs d’hippodromes ou je ne m’y connais pas. Et il se pourrait bien que l’un des trois soit Marrascaud en personne.

Hercule Poirot prit le temps de la réflexion et tâcha de se remémorer les traits des trois hommes.

Le premier avait un visage épais, porcin, bestial, le sourcil broussailleux et un triple menton. Le second compère, émacié, aux yeux glacés, arborait un faciès en lame de couteau. Quant au troisième, on l’aurait volontiers qualifié de « grand dadais à face de lune ».

Il se pouvait, après tout, que l’un des trois soit Marrascaud. Mais, dans cette hypothèse, une question se posait : pourquoi ? Pourquoi Marrascaud et deux de ses hommes auraient-ils choisi de voyager de compagnie pour venir s’enfermer dans cette souricière au fin fond des Alpes ? S’il leur fallait absolument se réunir, ils pouvaient aisément trouver un cadre plus sûr et moins extravagant : un café, un quai de gare, un cinéma bondé, un jardin public  – bref, un endroit qui ne manquerait pas de voies de retraite.

Poirot essaya de faire partager ce point de vue à l’inspecteur Drouet, qui se laissa convaincre sans trop de difficultés :

— C’est vrai, vous avez raison, c’est extravagant... ça ne tient pas debout.

— Et puis, s’il s’agit d’un rendez-vous, pourquoi voyager ensemble ? Non, tout ça n’a pas de sens.

— Alors, risquons une autre hypothèse, proposa Drouet, la mine soucieuse. Nos trois bonshommes font partie de la bande de Marrascaud et ils sont venus ici pour retrouver ledit Marrascaud. Auquel cas, qui est Marrascaud ?

— Quid du personnel de l’hôtel ? demanda Poirot.

— On ne peut pas vraiment parler de personnel.

Il y a une vieille femme qui fait la cuisine, et Jacques, son mari. Ils font partie du décor depuis cinquante ans au bas mot. Et puis il y a le garçon dont j’ai pris la place un point c’est tout.

— Le directeur. Il sait bien entendu qui vous êtes ?

— Bien entendu. Il me fallait sa coopération.

— Vous n’avez pas été frappé par son air soucieux ?

Drouet parut pris au dépourvu.

— Si, c’est exact, souffla-t-il, pensif.

— Peut-être est-il tout bonnement contrarié d’être mêlé à une enquête.

— Vous dites ça, mais vous pensez qu’il y a autre chose ? Qu’il sait quelque chose ?

— L’idée m’en a traversé l’esprit, sans plus.

— Je me demande... murmura Drouet, le visage fermé.

Il s’interrompit, puis :

— Vous pensez qu’on devrait lui tirer les vers du nez ?

Poirot resta dubitatif :

— Il me paraît préférable qu’il ignore nos soupçons. Mais ayez-le quand même à l’œil.

Drouet hocha la tête.

— Vous n’avez... — comment dire ? — aucune lueur, monsieur Poirot ? Je... je connais votre réputation. Même dans notre pays, vous avez fait parler de vous.

— Pour le moment, je marche à l’aveuglette. Ce qui m’échappe, c’est la raison de tout ceci la raison qu’il pouvait y avoir de se donner rendez-vous ici. Et, en fait, la raison d’un rendez-vous tout court.

— L’argent, trancha Drouet.

— Ce pauvre Salley n’a donc pas seulement été tué, il a également été dévalisé ?

— Oui, il avait sur lui une grosse somme qui a disparu.

— Et ce rendez-vous, ce serait pour le partage du butin, d’après vous ?

— C’est ce que je peux imaginer de plus vraisemblable.

Poirot secoua la tête, l’air peu convaincu :

— Admettons, mais pourquoi ici ? Pour des hors-la-loi, il est difficile de trouver pire. En revanche, cela me paraît l’endroit rêvé pour qui souhaiterait retrouver une femme.

Drouet sursauta :

— Vous croyez que...

— J’estime, fit Poirot, que Mme Grandier est une fort belle personne. Et m’est avis que n’importe qui monterait à trois mille mètres pour ses beaux yeux. À condition qu’elle en ait manifesté le souhait, naturellement.

— Ça, c’est intéressant. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle puisse être impliquée dans cette affaire. Après tout, cela fait plusieurs années qu’elle vient régulièrement ici.

— Hé oui, murmura Poirot. Et sa présence ne saurait donc susciter de commentaires. Ne vous apparaît-il pas que nous tenons là une bonne raison d’avoir choisi les Rochers Neiges ?

Drouet en parut tout émoustillé :

— C’est une idée de génie que vous venez d’avoir là, monsieur Poirot. Je vais réenvisager le problème sous cet angle.

 

*

 

La journée se passa sans encombre. L’hôtel était, fort heureusement, très bien approvisionné et le directeur put rassurer ses hôtes : ils ne risquaient pas de mourir de faim.

Hercule Poirot tenta d’ouvrir le dialogue avec le Dr Karl Lutz et essuya une sèche rebuffade : le praticien viennois ne se gêna pas pour lui expliquer qu’il était, en ce qui le concernait, un professionnel de la psychologie et qu’il ne voyait pas le moindre intérêt à en discuter avec des amateurs. Assis dans un coin du salon, il lisait, en allemand, un gros volume sur l’inconscient, qu’il couvrait d’annotations.

Poirot s’en fut alors rôder dans les parages de la cuisine. Il fut déçu de sa rencontre avec le vieux Jacques, aussi aigri que soupçonneux. Mais sa femme, la cuisinière, se montra plus amène. Par chance, expliqua-t-elle à Poirot, les caves de l’hôtel recelaient une vaste réserve de boîtes de conserve. Évidemment, elle-même ne pensait pas grand bien des conserves en général. Elles étaient affreusement chères et, tout bien considéré, était-ce vraiment de la nourriture ? Le Bon Dieu n’avait pas créé l’homme pour qu’il vive de conserves.

La conversation, rondement menée, dévia vers le personnel de l’hôtel. Les femmes de chambre et les divers serveurs arriveraient début juillet. Mais pour ce qui était des trois semaines à venir, personne, ou peu s’en fallait, car la plupart des gens qui empruntaient le funiculaire se contentaient de déjeuner avant de repartir. Et ça, Jacques et elle, secondés du serveur, pouvaient sans peine s’en débrouiller.

— Il y avait déjà un serveur avant l’arrivée de Gustave, n’est-ce pas ? interrogea Poirot.

— Oui. Mais un bon à rien. Pas d’expérience, pas de métier. Aucune classe.

— Il est resté combien de temps avant que Gustave ne le remplace ?

— Quelques jours à peine. Même pas une semaine. Il a naturellement été fichu dehors. Ça ne nous a pas surpris. Ça devait arriver.

— Il n’a pas fait d’histoires, pas protesté ? s’étonna Poirot.

— Oh, que non ! Il est parti sans demander son reste. Après tout, il n’avait à s’en prendre qu’à lui-même, pas vrai ? C’est un trois-étoiles, ici. Il faut un service à la hauteur.

Poirot en convint.

— Et où est-il allé ? demanda-t-il encore.

— Ce Robert, vous voulez dire ? fit-elle en haussant les épaules. Il a dû s’en retourner dans la gargote qu’il aurait jamais dû quitter !

— Il est reparti par le funiculaire ? La vieille le dévisagea avec curiosité :

— Bien sûr, monsieur. Comment qu’il serait reparti, autrement ?

— Est-ce que quelqu’un l’a vraiment vu partir ? insista Poirot.

Les deux vieillards le regardèrent d’un œil rond :

— Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’on accompagnerait un abruti de cet acabit ? Qu’on irait lui faire un départ en fanfare ? On a autre chose à s’occuper, nous autres.

— C’est bien vrai, ça, reconnut Poirot.

Il prit congé, sortit et s’éloigna à pas comptés, non sans lever les yeux vers la lourde masse de l’hôtel qui le dominait de toute sa hauteur. Une vaste bâtisse... dont une aile seulement était pour le moment ouverte. L’autre aile comptait un grand nombre de chambres, volets fermés, portes closes et où il était bien peu probable que quiconque s’aventure hors-saison.

Au détour de la terrasse, il faillit se cogner dans l’un des trois joueurs de cartes. C’était le grand dadais au faciès lunaire. Il regarda Poirot d’un œil torve. Tel un cheval vicieux, ses lèvres retroussées lui découvraient les dents.

Poirot passa son chemin. Devant lui se mouvait la haute et élégante silhouette de Mme Grandier.

Il pressa le pas pour la rattraper.

— C’est bien fâcheux, cette panne de funiculaire, fit-il observer. J’ose espérer, madame, que cela ne vous cause aucun souci ?

— Cela m’est tout à fait indifférent, monsieur. Elle avait une voix chaude, au riche contralto.

Sans même accorder à Poirot la grâce d’un regard, elle s’écarta et regagna l’hôtel par une porte latérale.

Hercule Poirot se coucha tôt. Mais, peu après minuit, il fut réveillé par un bruit insolite.

Quelqu’un tripotait la serrure.

Il s’assit dans son lit et alluma. Au même instant, le verrou céda et la porte s’ouvrit en grand. Trois hommes se tenaient sur le seuil : les trois joueurs de cartes. Ils étaient, estima Poirot, passablement éméchés. Leurs visages suaient la bêtise et la cruauté. Un reflet joua sur la lame d’un rasoir.

Le gros individu à la face porcine s’avança. Il avait la voix graillonneuse.

— Sacré cochon de flicard ! gronda-t-il. Tu me débectes !

Ce n’était que le prologue à un torrent d’insultes. Les trois hommes s’avancèrent avec une lenteur étudiée vers l’homme sans défense dans son lit.

— On va le découper en rondelles, les potes ! Hein, vieille branche ? On va lui rectifier le portrait, à Sa Majesté le Flicard ! Et ce sera pas le premier de la soirée qu’on aura saigné !

Ils continuaient d’avancer... d’un pas lent, implacable. Les rasoirs luisaient dans la semi-pénombre d’entre chien et loup.

Et soudain s’éleva une voix, à l’inimitable accent américain :

— Haut les mains !

Les trois malfrats pivotèrent sur eux-mêmes. Vêtu d’un pyjama rayé aux couleurs particulièrement criardes, Schwartz se dressait dans l’encadrement de la porte. Il avait un automatique au poing.

— Mieux que ça, les gars ! Quand je tire, ça fait bobo !

Il appuya sur la détente. Une balle siffla aux oreilles du gros lard et alla se ficher dans l’huisserie de la fenêtre.

Trois paires de mains se levèrent avec ensemble.

— Puis-je faire appel à vous, monsieur Poirier ? demanda Schwartz avec la plus extrême courtoisie.

Poirot sauta de son lit en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, s’empara des rasoirs et palpa les trois hommes sous toutes les coutures pour s’assurer qu’ils n’étaient pas armés.

— Et maintenant, en avant, marche ! ordonna Schwartz. Il y a un grand cagibi dans le couloir ! Sans fenêtre ! Exactement ce qu’il nous faut !

Il les y fit entrer et donna un tour de clef. Puis, s’en retournant vers Poirot et d’une voix qui trahissait la satisfaction du devoir accompli :

— C’est bien la preuve, non ? Dire qu’il y a des gens, à Fountain Springs, monsieur Poirier, qui se sont payé ma tête quand je leur ai dit que j’emportais ce joujou en Europe ! « Tu crois que tu vas où ? » qu’ils m’ont dit. « Dans la jungle ? » Ouais, eh bien, maintenant, c’est moi qui me marre ! Vous aviez déjà vu pareil ramassis de salopards ?

— Mon cher Mr Schwartz, le remercia Poirot, vous êtes tombé à pic ! Il a bien failli y avoir du grabuge ! Je vous dois une fière chandelle !

— Il n’y a vraiment pas de quoi. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? Il faudrait confier ces apaches à la police, mais il n’y a précisément pas moyen ! C’est embêtant ! Peut-être bien qu’on devrait demander conseil au directeur.

— Le directeur, je ne sais pas trop, fit Poirot, dubitatif. Je crois que le mieux serait de nous adresser d’abord au serveur, à Gustave alias l’inspecteur Drouet. Hé oui, Gustave, le serveur, est en réalité policier.

Schwartz écarquilla les yeux :

— Alors c’est pour ça qu’ils se le sont fait !

— C’est pour ça qu’ils se sont fait quoi ?

— Vous n’étiez que le second sur la liste de ces salauds ! Ils ont déjà tailladé Gustave à coups de rasoir !

— Quoi ?

— Venez avec moi. Le toubib s’occupe de lui.

La petite chambre de Drouet se situait au dernier étage. Le Dr Lutz, en robe de chambre, s’affairait à entourer de bandelettes le visage du blessé.

Il tourna la tête à leur entrée :

— Ah ! C’est vous, Mr Schwartz ? Sale boulot ! Une vraie boucherie ! Ces types sont des monstres !

Drouet, inerte, ne pouvait que geindre faiblement.

— Il est mal en point ? interrogea Schwartz.

— Il ne va pas mourir, si c’est ce que vous voulez savoir. Mais il ne faut pas qu’il parle. Et il ne faut pas qu’il s’agite. J’ai pansé les plaies : pas de danger de septicémie.

Les trois hommes quittèrent la chambre de concert.

— Vous m’avez bien dit que Gustave était policier ? demanda Schwartz à Poirot.

— Oui.

— Mais qu’est-ce qu’il fichait à Rochers Neiges ?

— Il était à la poursuite d’un criminel extrêmement dangereux.

En peu de mots, Poirot résuma la situation.

— Marrascaud... marmonna le Dr Lutz. J’ai lu l’affaire dans les journaux. J’aimerais bien le rencontrer, cet individu. C’est un remarquable cas pathologique. Je donnerais cher pour savoir quel genre d’enfance il a eue.

— Et moi, rétorqua Poirot, j’en donnerais volontiers tout autant pour savoir où il se trouve en cet instant précis.

— Ce ne serait pas un des trois truands qu’on a enfermés dans le cagibi ? intervint Schwartz.

— C’est possible, admit à contrecœur Poirot. Mais je n’en suis pas convaincu. J’ai personnellement idée que...

Il s’interrompit soudain, les yeux rivés sur la carpette. Elle était d’un beige très pâle, marquée par endroits de taches d’un brun rouille.

— Des traces de pas, reprit-il. Les traces de quelqu’un qui a, si je ne me trompe, marché dans le sang et qui mènent à l’aile inoccupée. Venez ! il faut faire vite !

Ils franchirent à sa suite une double porte battante et enfilèrent un corridor poussiéreux et chichement éclairé. Ils le parcoururent jusqu’au bout, toujours guidés par les traces sanglantes qui s’arrêtaient devant une porte entrouverte.

Poirot la poussa et entra.

Il ne put retenir un hurlement d’horreur.

Cette chambre au lit défait, quelqu’un y avait dormi, et il restait, sur la table, les reliefs d’un repas.

Au beau milieu de la pièce gisait le cadavre d’un homme. De taille à peine supérieure à la moyenne, il avait été attaqué avec une sauvagerie et une férocité proprement inimaginables. Sa poitrine et ses bras étaient tailladés en maints endroits. Quant à son visage et à son crâne, ils avaient été réduits à l’état de bouillie sanguinolente.

Schwartz étouffa un cri et se détourna, à la recherche d’un endroit pour vomir.

Le Dr Lutz jura entre ses dents en allemand.

— Qui est ce type ? chevrota Schwartz d’une voix quasi inaudible. Quelqu’un le sait ?

— J’ai quelques raisons de penser, répondit Poirot, que c’était un certain Robert, un serveur pas très doué.

Le Dr Lutz se pencha sur le cadavre. Du doigt, il montra un papier épingle sur la poitrine. Quelques mots y avaient été griffonnés à l’encre :

Marrascaud ne tuera plus... et ne volera plus ses amis !

— Marrascaud ? vociféra Schwartz. Mais qu’est-ce qui lui avait pris de grimper s’enterrer dans ce trou perdu ? Et pourquoi dites-vous qu’il s’appelait Robert ?

— Il était venu y jouer les serveurs, expliqua Poirot. Et, s’il faut en croire le qu’en-dira-t-on, les très mauvais serveurs. Si mauvais que nul n’a été surpris qu’il se fasse flanquer dehors. Il a pris ses cliques et ses claques... vraisemblablement pour s’en retourner à Andermatt. Seulement voilà : personne ne l’a vu partir.

— Et alors, grommela le Dr Lutz de sa voix lente et caverneuse. Que s’est-il passé, à votre avis ?

— Je crois, répliqua Poirot, que nous tenons ici l’explication de certains airs soucieux que j’avais trouvé au directeur de l’hôtel. Marrascaud avait dû lui graisser la patte pour pouvoir rester caché dans cette partie inoccupée de l’hôtel...

— Mais ça ne lui plaisait guère, au directeur, ajouta-t-il pensivement. Oh, non, à mon humble avis, ça ne lui plaisait même pas du tout.

— Et Marrascaud a pu vivre ici, dissimulé dans cette aile fermée, sans que personne d’autre que le directeur ne le sache ?

— C’est ce qu’il semble bien. Ça n’a rien d’impossible, vous savez.

— Mais pourquoi a-t-il été tué ? voulut savoir le Dr Lutz. Et qui l’a tué ?

— Ça, ce n’est pas sorcier ! s’écria Schwartz. Il devait partager le magot avec sa bande. Il ne l’a pas fait. Il les a doublés. Il est venu se planquer ici, loin de tout, histoire d’essayer de se faire oublier. Il s’imaginait qu’on irait le chercher partout sauf là. Et il a eu tort. Dieu sait comment, ils ont fini par le savoir, ils l’ont suivi, et....

De la pointe de sa chaussure, il effleura le cadavre :

— Et chacun d’entre eux lui a réglé son compte... comme ça !

— Oui, murmura Poirot. J’admets que ce n’était pas exactement le genre de rendez-vous auquel nous avions pensé.

— Cette série de « pourquoi ? » et de « comment ? » est sans doute du plus haut intérêt, s’emporta le Dr Lutz. Mais, moi, c’est notre situation actuelle qui m’inquiète. Nous avons ici un cadavre. Et j’ai, là-bas, un blessé sur les bras, et des médicaments en quantité limitée. Or, nous sommes coupés du monde ! Pour combien de temps ?

— Sans compter, ajouta Schwartz, les trois assassins enfermés dans leur cagibi ! C’est ce qui s’appelle une situation peu banale !

— Que faisons-nous ? tonna le Dr Lutz.

— Avant toute chose, décida Poirot, nous mettons la main sur le directeur. Lui, ce n’est pas un criminel ; seulement un homme qui aime trop l’argent. Mais c’est aussi un froussard. Il fera tout ce que nous lui demanderons. L’excellent Jacques, ou sa femme nous dénicheront bien un peu de corde. Nous pourrons ligoter nos trois truands et les conserver au frais jusqu’au jour où nous recevrons du renfort. Et je suis sûr que l’automatique de Mr Schwartz nous aidera beaucoup dans l’exécution de nos plans.

— Et moi ? Qu’est-ce que je fais ? demanda encore le Dr Lutz.

— Vous, docteur, décréta gravement Poirot, vous ne lâcherez pas votre patient d’une semelle. Quant à nous, nous resterons sur le qui-vive. C’est la seule chose à faire.

 

*

 

Ce n’est que trois jours plus tard qu’un petit groupe d’hommes fit son apparition sur la terrasse de l’hôtel aux toutes premières heures de la matinée.

Hercule Poirot leur ouvrit la porte non sans ostentation :

— Nous avons failli attendre, très cher !

Le commissaire Lementeuil serra avec effusion les deux mains tendues de Poirot :

— Ah, mon bon ami, avec quelle émotion vous revois-je ! Quels événements incroyables n’avez-vous pas vécus ! De quelles épreuves n’êtes-vous pas sorti indemne ! Tandis que nous, en bas... imaginez notre angoisse, nos peurs ! Nous ne savions rien ! Nous redoutions le pire ! Pas de téléphone, pas de radio... aucun moyen de communication ! User de l’héliographe ! De votre part, quel trait de génie !

— Mais non, mais non, fit Poirot, tentant de jouer les modestes. Après tout, quand la technique défaille, on peut encore s’en remettre à la nature. Le soleil brille toujours dans le ciel.

Tous s’engouffrèrent dans l’hôtel.

— Nous ne sommes pas attendus ? demanda le commissaire Lementeuil avec un sourire en coin.

Poirot lui rendit son sourire, mais grand format :

— Bien évidemment non ! Tout le monde croit le funiculaire toujours en panne.

— Ah, c’est un grand jour ! s’exclama le commissaire, ému. Vous êtes sûr qu’il n’y a aucun doute ? Que c’est bien Marrascaud ?

— C’est lui, en chair et en os. Venez avec moi.

Ils montèrent l’escalier. Une porte s’ouvrit et Schwartz, en peignoir, apparut sur le seuil de sa chambre :

— J’ai entendu des voix. Qu’est-ce qui se passe ?

— Les renforts ont débarqué, annonça Poirot avec emphase. Veuillez nous accompagner, cher monsieur. L’instant est solennel !

Il entama l’escalade du second étage.

— Vous allez chez Drouet ? interrogea Schwartz. À propos, comment va-t-il ?

— D’après le Dr Lutz, il se portait hier au soir comme un charme.

Ils parvinrent à la porte de la chambre de Drouet, que Poirot ouvrit à la volée avant de s’exclamer :

— Voici votre sanglier furieux, messieurs ! Capturez-le vivant... et veillez à ce qu’il n’échappe pas à la guillotine !

L’homme qui se trouvait dans le lit, le visage toujours couvert de pansements, esquissa un mouvement. Mais déjà les policiers l’immobilisaient.

— Mais c’est Gustave, le serveur ! s’écria Schwartz, au comble de la stupéfaction. C’est l’inspecteur Drouet !

— C’est Gustave, vous avez raison... mais ce n’est pas l’inspecteur Drouet ! Drouet, c’était le premier serveur, le serveur Robert qui était retenu prisonnier dans l’aile inhabitée et que Marrascaud a tué le soir même où on m’a attaqué dans ma chambre.

 

*

 

Au petit déjeuner, Poirot s’efforça d’expliquer le déroulement des faits à un Schwartz encore mal remis de sa surprise :

— Il est, comprenez-vous, des choses que l’on sait... des choses que la vie professionnelle vous a apprises à reconnaître avec la plus absolue certitude. On sait, par exemple, ce qui différencie un policier d’un assassin ! Gustave n’était pas un serveur ça, je m’en étais avisé tout de suite  –, mais je savais également qu’il n’appartenait pas à la police. Des policiers, j’en ai connu tout au long de mon existence, et j’ai l’œil. Au regard d’un profane, il pouvait passer pour un policier... mais pas à celui d’un homme qui a lui-même appartenu à la police.

— C’est pour cela que je me suis immédiatement méfié. Le premier soir, je n’ai pas bu mon café. Je l’ai vidé dans une plante verte. Et j’ai eu bien raison. Dans la nuit, un inconnu est entré dans ma chambre avec la désinvolture de celui qui croit savoir que l’homme dont il va fouiller les tiroirs a été drogué. Il a passé toutes mes affaires au peigne fin, et il a trouvé le billet de Lementeuil dans mon portefeuille où je l’avais placé pour qu’il le trouve ! Le lendemain matin, Gustave frappe et entre avec mon petit déjeuner. Il m’appelle par mon nom et joue son rôle avec une parfaite aisance. Mais il est fou d’angoisse fou d’angoisse, croyez-moi  – car il sait désormais que la police a retrouvé sa trace ! Elle a découvert sa cachette, et c’est pour lui une effroyable catastrophe. Tous ses plans en sont bouleversés. Il est fait comme un rat.

— La pire bourde qu’il ait jamais commise, commenta Schwartz, c’était de venir ici. Pourquoi a-t-il fait ça ?

— Ce n’était pas aussi stupide que vous l’imaginez, rectifia Poirot d’un ton grave. Il lui fallait et il lui fallait très vite  – un endroit isolé, loin de tout, où il puisse rencontrer certain individu pour que certain événement puisse se dérouler.

— Quel individu ?

— Le Dr Lutz.

— Le Dr Lutz ? C’est un truand, lui aussi ?

— Le Dr Lutz est bien le Dr Lutz mais il n’a jamais rien eu à voir avec les maladies nerveuses ni avec la psychanalyse. C’était une sommité, mon bon ami, de la chirurgie esthétique. Voilà pourquoi il avait rendez-vous ici avec Marrascaud. Il a été expulsé de son pays et n’a plus le sou. On lui a offert des honoraires faramineux pour retrouver ici un inconnu dont il devrait modifier l’apparence et resculpter le visage. Peut-être s’est-il douté que son client était un criminel, auquel cas il aura décidé de fermer les yeux. Il va de soi que l’opération ne pouvait pas se faire au grand jour, dans une clinique ayant pignon sur rue, même à l’étranger. Tandis qu’ici, dans ce nid d’aigle à l’écart de la civilisation, où personne ne vient jamais si tôt dans la saison et où le directeur ne crache pas sur un pot-de-vin, c’était l’endroit rêvé.

— Mais, je vous l’ai dit, les plans n’ont pas fonctionné comme prévu. Marrascaud a été vendu. Les trois hommes ses gardes du corps, en fait – censés avoir rendez-vous ici avec lui afin d’assurer sa sécurité n’étaient pas encore arrivés, mais il décide d’agir sans plus attendre. L’inspecteur de police qui joue les serveurs est kidnappé et Marrascaud prend sa place. Le gang s’arrange pour mettre le funiculaire hors service. Tout se joue sur le temps. Le lendemain soir, Drouet est assassiné, et le message funèbre est épinglé sur son cadavre. Ce qu’ils espèrent, c’est qu’au moment où le contact sera rétabli avec le monde extérieur, la dépouille de Drouet aura été enterrée comme étant celle de Marrascaud. Le Dr Lutz opère sans perdre une minute. Mais il est quelqu’un qu’il faut réduire au silence : Hercule Poirot. Aussi le gang m’est-il dépêché. Mais, grâce à votre bienheureuse intervention, mon bon ami...

Poirot s’inclina courtoisement devant Schwartz, qui demanda :

— Alors, vous êtes vraiment Hercule Poirot ?

— Sans que le doute soit permis.

— Et ce cadavre ne vous a pas induit en erreur un seul instant ? Dès la première seconde, vous avez su qu’il ne s’agissait pas de Marrascaud ?

— Bien évidemment.

— Pourquoi n’en avez-vous rien dit ?

Le visage d’Hercule Poirot se figea dans une expression solennelle :

— Parce que je voulais avoir l’assurance de livrer à la police le véritable Marrascaud.

Et il marmotta pour lui tout seul, entre, ses dents :

— Et de capturer vivant le sanglier d’Erymanthe.