POUR son appartement, Hercule Poirot avait fait le choix d’un mobilier ultramoderne. Le chrome y étincelait partout. Quoique confortablement rembourrés, les fauteuils imposaient sans compromis la rigueur de leurs lignes anguleuses.
Impeccable comme à l’accoutumée, Hercule Poirot était piqué, bien droit, sur l’extrême bord de l’un des fauteuils en question. En face de lui, plus vautré qu’assis, le Pr Burton, titulaire de la chaire de littérature grecque et latine au collège d’Ail Soûls, dégustait en connaisseur, à petites gorgées gourmandes, le Mouton-Rothschild de son hôte.
Rien d’impeccable chez le Pr Burton. Grassouillet, débraillé, il arborait sous une crinière argentée un visage aussi bienveillant que rubicond. Il émaillait sa conversation de gloussements d’asthmatique et avait la déplorable habitude de couvrir de cendres de cigarette sa propre personne et tout ce qui avait le malheur de l’entourer. C’était en vain que Poirot l’avait cerné de cendriers.
Pour l’heure, le Pr Burton posait une question fondamentale :
— Dites-moi, très cher, pourquoi Hercule ?
— Vous parlez de mon nom de baptême ?
— En fait de nom de baptême, reconnaissez qu’il n’a rien de très catholique. Il vous aurait plutôt un petit côté païen, non ? Mais, encore une fois, pourquoi ? C’est ça, ce que je voudrais bien savoir. Lubie de votre père ? Caprice de votre mère ? Tradition familiale ? Si je me rappelle bien – mais ma mémoire n’est plus, hélas ! ce qu’elle était –, vous aviez un frère prénommé Achille, n’est-ce pas ?
En un éclair, Poirot revit mentalement les péripéties de l’existence d’Achille Poirot. Tout cela était-il vraiment arrivé ?
— Cela n’a duré que bien peu de temps, se borna-t-il à répondre.
Avec tact, le Pr Burton abandonna ce sujet délicat.
— Les parents, grommela-t-il, devraient prêter davantage d’attention aux prénoms qu’ils donnent à leurs enfants. J’ai quelques filleules. Je sais de quoi je parle. Il y en a une qui s’appelle Blanche : elle est noire comme un pruneau ! À côté de ça il y a Deirdre, Deirdre des douleurs : elle, elle est gaie comme un pinson. Quant à la jeune Patience, on eût été mieux avisé de la baptiser Impatience ! Et pour ce qui est de Diana...
Le vieil universitaire frémit :
— Diana frise déjà les quatre-vingts kilos... or, elle n’a que quinze ans ! On me rétorque qu’il faut qu’adolescence se passe, mais j’ai bien peur que le problème soit ailleurs. Diana ! Ils auraient voulu l’appeler Hélène, mais, là, j’avais mis les pieds dans le plat. Quand on sait à quoi ressemblent ses père et mère ! Sans parler de sa grand-mère ! Moi, j’avais bataillé pour un prénom comme Martha, ou Dorcas... quelque chose de cohérent dans ce goût-là. Peine perdue. J’aurais aussi bien pu économiser ma salive. Drôle de race que celle des géniteurs...
Sur ce, le Pr Burton entama une série de gloussements qui plissèrent sa bonne bouille réjouie. Poirot le fixa, interloqué.
— Je pensais à une rencontre imaginaire entre Madame votre mère et la défunte, Mrs Holmes, expliqua le vieux savant. Je les vois bien, tricotant toutes deux des layettes et égrenant : « Achille, Hercule, Sherlock, Mycroft... »
Poirot ne parvenait pas à partager l’humour de son ami :
— Si je comprends bien, baragouina-t-il dans son anglais à la syntaxe toujours très personnelle, vous êtes en train de me dire que je n’ai pas exactement l’apparence physique d’Hercule ?
Le Pr Burton laissa son regard errer sur le détective, tiré comme toujours à quatre épingles avec ses bottines vernies, son pantalon rayé, son veston noir et son nœud papillon noué de main de maître, s’arrêta au passage à la tête en forme d’œuf et salua la moustache superlative qui faisait la gloire de la lèvre supérieure.
— Non, Poirot, franchement, vous n’avez rien d’un Hercule ! sourit-il. Je présume que vous n’avez jamais pris le temps de vous plonger dans les Classiques ?
— C’est bien le cas.
— Dommage ! Dommage ! Il vous manque et vous manquera toujours quelque chose. S’il ne tenait qu’à moi, tout le monde serait astreint à l’étude des Classiques.
Poirot haussa les épaules :
— J’ai très bien réussi sans eux.
— Réussi ! Réussi ! Il s’agit bien de réussir ! Vous ne comprenez rien au problème ! L’étude des Classiques n’a rien à voir avec un cours accéléré de correspondance commerciale ! Ce n’est pas un raccourci sur le chemin du succès ! Dans la vie de tout un chacun, ce ne sont pas les heures de travail qui comptent – ce sont celles qu’il peut consacrer à ses loisirs. C’est l’erreur que nous commettons tous. Prenez votre cas, si vous le voulez bien : vous avez réussi, vous voulez peu à peu prendre du recul et vous donner quartier libre... Mais qu’allez-vous faire de votre liberté ?
Poirot tenait sa réponse toute prête :
— Je vais me consacrer, très sérieusement, à la culture des courges.
Le Pr Burton fut pris au dépourvu :
— Des courges ? Qu’entendez-vous par là ? Ces grosses choses verdâtres autant que rebondies et qui ont un goût d’eau ?
— Eh oui ! s’enthousiasma Poirot. Vous touchez au cœur même de la question ! Les courges peuvent très bien ne pas avoir un goût d’eau !
— Oh, je sais, nappées de fromage, d’oignon émincé, ou de sauce blanche...
— Non, non ! Vous n’y êtes pas ! J’ai dans l’idée que c’est le goût lui-même des courges qu’il est possible d’améliorer. Qu’on peut lui donner...
Poirot plissa les yeux :
— Un certain bouquet...
— Sapristi, mon tout bon, une courge n’est pas un bordeaux !
Le mot bouquet venait de rappeler au Pr Burton qu’il avait un verre à la main. Il savoura quelques gorgées :
— Excellent, ce vin. Pas un défaut.
Hochant la tête pour marquer son approbation, il reprit :
— Cette histoire de courges, ce n’est pas sérieux ? Vous n’allez tout de même pas passer vos journées plié en deux, à pousser de pleines brouettées de crottin, à abreuver ces machins en leur entourant amoureusement le pied de chiffons de laine imbibés d’eau et tout ce qui s’ensuit ?
Le gémissement du Pr Burton exprimait toute l’horreur que lui inspirait pareil avenir, et sa main libre se crispait sur son estomac replet.
— Vous me semblez très bien connaître, lui fit remarquer Poirot, l’art et la manière de cultiver les courges...
— Il m’est arrivé d’observer des jardiniers à l’œuvre lors de séjours à la campagne. Non, mais, Poirot, sérieusement, quel passe-temps ! Pouvez-vous comparer cela au confort d’un bon fauteuil (la voix du Pr Burton commença de ressembler à un ronronnement de plaisir), devant une cheminée où brûle un feu de bois, dans une pièce longue et basse où s’alignent les livres – il faut que ce soit une pièce toute en longueur... à aucun prix carrée. Des livres tout autour. Un verre de porto. À la main un bouquin qui vous est cher. Par la lecture, vous remontez le temps...
Et de citer, d’une voix sonore :
« Par la lecture, vous remontez le temps... »
— « Et par sa seule habileté, traduisit-il, le timonier amène le frêle esquif bousculé par les vents à reprendre son cap sur la mer démontée. »
— Naturellement ! s’empressa-t-il d’enchaîner, la meilleure interprétation ne saurait retrouver totalement l’esprit du texte original...
Pendant un instant, emporté par son lyrisme, il en avait oublié Poirot. Et Poirot, qui l’observait, fut soudain saisi d’un doute – d’une douleur intime, d’une sorte de sourd remords. Y avait-il là quelque chose qu’il avait manqué ? Une certaine richesse de l’esprit ? Une tristesse diffuse s’empara de lui. Oui, il aurait dû découvrir les Classiques. Et depuis bien longtemps. Maintenant, hélas, il était trop tard...
Le Pr Burton mit fin à ce soudain accès de mélancolie :
— Tenteriez-vous de me laisser entendre que vous songez réellement à prendre votre retraite ?
— Oui.
— Vous n’en ferez rien ! gloussa l’autre.
— Mais je vous assure bien que...
— Mon tout bon, je vous en crois parfaitement incapable. Votre métier vous intéresse beaucoup trop.
— Certes, mais je pourrais... prendre certaines dispositions. Ne plus accepter que quelques enquêtes triées sur le volet. Pas question de continuer avec le tout-venant. Seuls les problèmes qui présenteraient pour moi un attrait particulier...
— Je vous vois venir, sourit le Pr Burton. Une ou deux affaires seulement. Puis encore une ou deux. Et ainsi de suite... Mon cher Poirot, le jour où la prima donna que vous êtes donnera son gala d’adieux n’est pas pour demain !
Burton eut un petit rire et s’extirpa non sans mal de son fauteuil, délicieux petit gnome aux cheveux blancs :
— Ce ne sont pas les Travaux d’Hercule que vous accomplissez, chuinta-t-il, car votre travail est votre passion. Vous verrez que j’ai raison. Je vous parie que, dans un an, vous serez toujours ici, et que les courges (il frissonna d’horreur) ne seront jamais rien mieux que des courges.
Prenant congé de son hôte, le Pr Burton quitta l’austère salon rectangulaire.
Il quitta du même coup les pages de ce récit, mais il avait fait à Poirot un legs précieux : une grande idée.
Et, de fait, après le départ du vieil universitaire, Poirot se rassit avec lenteur, comme un homme en plein rêve, et murmura pour lui-même :
— Les Travaux d’Hercule... Mais oui, c’est une idée, ça !
Le lendemain, Poirot passa la journée à consulter un grand in-quarto relié de maroquin, ainsi que quelques volumes de moindre ampleur. De temps en temps, il jetait un coup d’œil à divers feuillets tapés à la machine.
Sa secrétaire, miss Lemon, avait reçu pour mission de rassembler le maximum de documentation sur l’Hercule de la mythologie et de la lui communiquer toutes affaires cessantes.
Sans curiosité particulière – elle n’était pas de celles qui tiennent à connaître le pourquoi du comment –, mais avec l’efficacité qui la caractérisait, miss Lemon s’était acquittée de sa tâche à la perfection.
Hercule Poirot avait donc plongé tête baissée dans un monstrueux océan de légendes antiques dont émergeait la figure d’Hercule, « le plus fameux des Héros, qui fut, après sa mort, élevé au rang des dieux et reçut les honneurs divins ».
Jusque-là, pas de problème. Ce n’est qu’après que les choses se gâtaient. Poirot consacra de longues heures à une lecture attentive, prit des notes, fronça les sourcils, se reporta aux feuillets de miss Lemon et chercha son chemin dans d’autres ouvrages de référence.
À la fin, il se renversa dans son fauteuil et secoua la tête. La dépression qui l’avait un instant frappé la veille était bien dissipée. La mythologie, quel panier de crabes !
Prenez cet Hercule, ce héros ! Drôle de héros ! Qu’était-il, sinon un malabar au front bas animé de tendances criminelles ? À Poirot, cet Hercule rappelait un certain Adolphe Durand, boucher de son état, fort comme un bœuf et qui avait été jugé à Lyon en 1895 pour le meurtre d’une ribambelle d’enfants. L’argument principal de ses défenseurs avait reposé sur le fait que le boucher souffrait d’épilepsie, et l’on avait débattu pendant plusieurs audiences sans parvenir à déterminer s’il s’agissait du haut mal ou du petit mal. Cet Hercule des temps anciens était sans doute, lui aussi, victime du haut mal. Non, pensait Poirot en secouant violemment la tête, si c’était ça l’idée que les Grecs se faisaient d’un héros, elle ne correspondait plus aux critères du monde moderne. D’ailleurs, l’ensemble du canevas mythologique le heurtait. Ces dieux et ces déesses !... Ils s’affublaient d’autant d’identités qu’un criminel d’aujourd’hui ! Et, alcoolisme, débauche, inceste, viol, brigandage, meurtre et captation d’héritage, ils se comportaient, d’évidence, comme des délinquants. Il y avait là de quoi occuper un juge d’instruction à plein temps ! Même dans le cadre de leur vie de famille ces gens-là se conduisaient comme des malfrats ! Et avec ça pas d’ordre ! Pas de méthode ! Jusqu’à leurs crimes et délits, qui fleuraient l’amateurisme et trahissaient une absence totale d’esprit de synthèse !
— Hercule, mon œil ! grinça Poirot, privé de ses illusions, en abandonnant ses grimoires.
Il jeta autour de lui un regard satisfait. L’ordonnancement de la pièce ne laissait rien au hasard. Le mobilier, luxueux, faisait triompher la symétrie d’une géométrie parfaite. Dans un coin trônait une sculpture moderne : un cube posé sur un autre cube, couronnés tous deux d’une figure octaédrique à base de fil de cuivre. Et, au beau milieu de ce chef-d’œuvre de rigueur, lui-même, Hercule Poirot ! Il s’admira dans un miroir : voilà, décréta-t-il, un Hercule moderne ! Rien à voir avec cette caricature d’être humain à moitié nu, aux muscles noueux, brandissant une massue ! Au lieu d’un bateleur de foire, on avait là un homme de taille... euh... ramassée, un élégant citadin arborant moustache – une moustache telle que jamais cet autre Hercule n’aurait imaginé en posséder. Une moustache luxuriante et cependant tirée au cordeau.
Hercule Poirot et l’Hercule des légendes antiques partageaient néanmoins un point commun : tous deux avaient indubitablement joué un rôle essentiel en débarrassant le monde d’une kyrielle de fléaux. Et on pouvait à bon droit les qualifier de bienfaiteurs des sociétés dans lesquelles ils vivaient.
Qu’avait donc dit le Pr Burton en partant ? Ah oui : « Ce ne sont pas les Travaux d’Hercule que vous accomplissez... »
Oh, mais il se trompait, le vieux fossile ! Le monde, encore une fois, allait applaudir aux Travaux d’Hercule – de l’Hercule des temps modernes. C’était d’une ingéniosité renversante, cette idée ! Et d’un humour de bon, de parfait aloi ! Avant de prendre sa retraite, il n’accepterait plus que douze affaires, ni plus ni moins. Et il les choisirait en fonction de leur parenté avec les Travaux de l’Hercule de l’Antiquité. Oui, vraiment, ce ne serait pas seulement amusant, ce serait aussi raffiné et spirituel.
Saisissant un dictionnaire, Poirot relut encore une fois ce qui concernait les légendes antiques. Il n’avait pas l’intention de suivre son modèle à la lettre. Il n’y aurait pas de femme, pas de tunique de Nessus. Les Travaux, et les Travaux seulement...
Et, par conséquent, la première de ses missions s’inspirerait de l’histoire du lion de Némée.
— Le lion de Némée, articula-t-il à haute voix, comme pour mieux apprécier la sonorité de ces syllabes magiques.
Bien entendu, Poirot n’imaginait pas que l’affaire puisse impliquer un véritable lion tout droit sorti de la savane. Et il aurait fallu une séquence inconcevable de coïncidences pour que les responsables d’un jardin zoologique fassent appel à ses services pour résoudre une énigme dont un lion de chair et d’os serait l’un des protagonistes.
Non, mieux valait avoir recours à la symbolique. Le premier des Travaux d’Hercule devrait toucher une personnalité en vue, ce devrait être une affaire à sensation, et de toute première importance ! Un maître ès crimes, peut-être ? Ou encore un des puissants de ce monde, que le grand public compare volontiers à des lions ? Un écrivain renommé ? Un homme politique ? Un peintre illustrissime ? Ou, pourquoi pas, l’un des membres de la famille royale ?
L’idée de la famille royale n’était pas pour lui déplaire...
De toute façon, il n’était pas pressé. Il attendrait. Il attendrait que se présente l’affaire qui serait le premier des douze Travaux qu’il avait choisi d’accomplir.