8
UN POINT DE VUE INDÉPENDANT
Loin, très loin au-dessus de nos têtes, des B9 89 sans pilotes traversaient le ciel ; seul un faible écho de leur grondement nous parvenait. Par ailleurs, c’était une de ces superbes journées du Pacifique que l’on dirait destinées à durer éternellement. Un soleil éclatant brillait dans le ciel, une légère brise soufflait parmi les arbres. Le murmure de l’océan fournissait le fond sonore. Un pétrel venait parfois planer au-dessus des arbres avant de s’y poser.
Les bâtiments dont Bernie et moi étions en train de nous approcher étaient plongés dans un silence complet. Pas un mouvement. J’avais gardé l’œil ouvert pendant que nous contournions la haie d’épines, incertain de ce que serait notre réception, mais je n’avais rien vu bouger. Bien que Bernie avançât avec confiance, j’étais sur mes gardes, prêt à faire face à tout nouveau danger. J’avais eu mon compte de coups de feu pour la journée.
Les baraquements n’inspiraient pas confiance. Ils étaient tous de la même taille, tous pareillement négligés ; l’un d’eux, à en juger par les plantes grimpantes qui le recouvraient presque entièrement, semblait franchement abandonné. Des vitres étaient brisées çà et là. Des antennes et des panneaux solaires encombraient les toits des deux bâtiments qui présentaient le mieux. Le complexe était dominé par une structure à croisillons de trois étages comme il m’était arrivé d’en voir ailleurs. C’était un capteur de rayons énergétiques qui pouvait servir aussi pour les signaux radio ; ce dispositif datait de l’époque où le système global de navigation, relié à des satellites en orbite, avait remplacé le système plus ancien, représenté par les pylônes en train de pourrir dans les broussailles environnantes. C’était à partir de là que Mortimer Dart était alimenté en énergie.
Je m’arrêtai devant une porte ouverte dans ce qui semblait être le baraquement principal.
— Il y a quelqu’un ? criai-je.
Silence, en dehors du bruit sourd de l’océan. J’appelai une nouvelle fois.
Un homme décharné, avec des cheveux blancs, apparut au coin d’un des bâtiments, une vieille clé anglaise à la main. Il s’arrêta et nous examina à quelques mètres de distance. Il était torse nu et de constitution normale.
— Salut, Bernie. Ne me dis pas que c’est un produit du laboratoire de Dart qui est avec toi !
— Je m’appelle Calvert Madle Roberts, dis-je. Je suis américain.
— Eh bien, vous voilà loin de la bannière étoilée, l’ami. (Il s’avança et poursuivit, sans me tendre la main :) Moi, c’est Jed Warren. Sans nationalité ni profession.
Je m’abstins de tout commentaire. Il avait un bel accent du Mid-West.
Bernie se lança dans un récit aussi long qu’embrouillé pour expliquer notre arrivée ici. Jed Warren écouta le tout sans manifester le moindre signe d’impatience ou d’intérêt. À la fin du discours de Bernie, il dit :
— Sûr que vous n’avez pas l’air de vous être offert une promenade d’agrément. Feriez bien d’entrer tous les deux faire un brin de toilette, puisque vous êtes ici. J’espère seulement que vous n’apportez pas d’ennuis avec vous.
Il promena un regard pensif autour de la clairière, mais tout était tranquille.
Je le suivis à l’intérieur du bâtiment. Bernie ne voulut pas aller plus loin que le seuil. Je parvins à me dépouiller de ma combinaison et à me laver les bras et la figure qui étaient tout égratignés, sous une douche d’eau froide dans le cabinet de toilette de Warren. Je restai là, la tête relevée et la bouche ouverte, laissant l’eau couler dans ma gorge desséchée. Au bout de quelques minutes, je me sentis décidément plus humain. Revenu dehors, j’eus le plaisir de voir que Warren avait apporté à Bernie une cuvette d’eau dans laquelle l’Homme-Chien se trempait.
Warren portait un vieux pantalon et une paire de sandales fatiguées. Son torse avait tourné au marron foncé à force d’être exposé au soleil. Il était si maigre que chacune de ses côtes était visible. Sa poitrine était parsemée de poils blancs qui s’harmonisaient parfaitement avec sa barbe mal taillée. Ses cheveux, qu’il avait longs, étaient tirés en arrière et attachés sur la nuque par un petit bout de tissu. Il devait avoir dans les soixante ans.
— Je crois comprendre que ceci n’est pas une visite de courtoisie, dit-il.
— Non. Comme le disait Bernie, nous avons eu de la chance de nous en tirer vivants. Renardeau a réussi à aller repêcher le fusil de Hans au fond de la lagune.
— Un emmerdeur, ce Renardeau. Tout le contraire de Bernie. Et George s’est fait descendre ?
— Blessé seulement, j’ai l’impression. Mais George est dans une position difficile maintenant que son ami Hans est mort.
— Comme je n’ai rien d’un homme courtois, je suis ravi d’apprendre que ceci n’est pas une visite de courtoisie, Mr Roberts. Je suppose que vous allez vous dépêcher de retourner chez Dart, maintenant que vous êtes reposé.
— Est-ce que je peux expédier d’ici un message radio à la FASA à San Diego ?
— Vous ne pouvez rien faire d’ici à part vous en aller. Les facilités sont plutôt limitées, comme vous vous en êtes sans doute rendu compte.
— On ne peut pas dire que votre accueil soit très chaleureux, Mr Warren.
— Je ne vous ai pas tiré dessus, n’est-ce pas ? Je suis occupé à quelque chose, s’il faut tout vous dire, et je voudrais bien m’y remettre. Pourquoi vous et Bernie ne reprendriez pas ce sentier pour aller voir comment Mortimer Dart s’en sort ?
— Seriez-vous inquiet au sujet de Dart ? Je croyais que vous n’étiez pas en très bons termes.
— Nous restons chacun de notre côté, c’est le principal.
Il restait là sans bouger, attendant que nous partions.
— Nous aller, brave gars, oui, être bien sage, dit Bernie, en me lançant des coups d’œil inquiets.
— Je ne suis pas venu ici pour me faire éconduire comme ça, Mr Warren. Je demande asile. Peut-être serait-il bon que vous sachiez qu’une expédition de secours est à ma recherche, même si personne n’a de nouvelles de moi. Elle sera là dans les quarante-huit heures, au maximum. Je ferai alors aux autorités compétentes un rapport circonstancié de ce que j’ai vu sur cette île.
Il cracha par terre.
— Les autorités compétentes… Voilà bien une de ces expressions que je suis venu fuir ici. Ça me fait dresser le poil, voilà ce que ça me fait. Les autorités compétentes, mon cul…
— Comme il vous est permis de l’imaginer, Mr Warren, chacun des Hommes-Animaux sera un témoin vivant de la situation inadmissible qui règne ici. Comme vous pouvez encore l’imaginer, l’île sera évacuée. Et vous feriez bien d’imaginer aussi ce qui pourrait vous arriver si vous étiez mêlé à tout ça.
Warren se croisa les bras sans lâcher sa clé anglaise et me regarda droit dans les yeux.
— Dites donc, coco, vous devenez bien méchant quand on ne déroule pas le tapis rouge sous vos pieds. Voilà comment sont les gens, faut croire, et c’est la raison pour laquelle je ne vous ouvre pas tout grand les bras. Mais dites-moi un peu… qu’est-ce que c’est, à votre avis, que ces autorités compétentes qui vont être surprises quand elles sauront ce qui se passe sur l’île du Dr Moreau ?
— Vous êtes américain, Warren, non ? Originaire du Mid-West. Eh bien, c’est le gouvernement américain qui sera surpris devant ce qu’il trouvera ici. Sans parler de l’armée et des Coalliés. Quand les média tomberont sur la chose, vous pouvez être sûr qu’ils la trompetteront – ainsi que la part que vous y aurez prise, quelle qu’elle soit – aux quatre coins du monde civilisé.
De façon inattendue, il se retourna et expédia une grande tape sur les reins de Bernie.
— File, Bernie ! Retourne chez le Maître !
Bernie poussa un glapissement de douleur et partit en courant. Parvenu à quelque distance, il se retourna vers nous. Je l’appelai. Mais Warren fit le geste de lancer une pierre, et l’Homme-Chien disparut dans les fourrés. Warren se retourna vers moi.
— Et maintenant on va causer un peu, coco.
— Je m’appelle Roberts, Mr Warren.
— Maintenant que cette créature n’est plus dans nos pattes, nous allons discuter de ce que vous venez de me dire. Mais tout d’abord on va faire un petit tour du propriétaire. Peut-être que ça vous apprendra des choses, peut-être pas.
Je me gardai de montrer ma colère. Je me contentai de marcher à ses côtés, persuadé que j’en verrai et que j’en apprendrai peut-être plus qu’il ne le désirait.
La promenade fut brève. Il me fit simplement faire le tour des bâtiments. Il avait là un superbe dépotoir, où s’entassaient pêle-mêle de vieux barils de pétrole et des caisses marquées aux armes de la Marine américaine, ainsi que divers bouts de ferraille. Warren se prenait manifestement pour un artiste, car l’arrière d’un baraquement était orné d’une fresque grossière, tandis que d’autres peintures, cette fois sur panneaux de bois, se dressaient ici et là en plein soleil. Il y avait aussi des sculptures abstraites faites de bouts de ferraille, hautes et compliquées. L’une d’elles, encore inachevée, se dressait près de la porte de derrière. Un peu plus loin se trouvait une fontaine recouverte de verre ; j’aperçus dans l’eau le reflet d’un poisson. Nous passâmes devant le pied de soutien du treillis énergétique et regagnâmes le devant du bâtiment.
— Comme vous le voyez, Mr Roberts, il y a un tas de camelote par ici, tout ça fourni par l’Armée américaine. Un de leurs sous-marins nucléaires aborde ici tous les deux mois avec du matériel et du ravitaillement. Qui a construit cette station énergétique, à votre avis ? Dart et moi avec nos seules mains ? (Il se mit à rire.) D’où croyez-vous que Dart tire l’argent dont il a besoin pour ses recherches ? Pas de moi, je peux vous le dire. Il vient de la grande poche du gouvernement américain, voilà d’où il vient !
L’esprit humain vous joue d’étranges tours. Dès que Warren s’était lancé dans son discours – non, avant même qu’il se fût lancé dans son discours – mon esprit avait fait parvenir la vérité jusqu’à ma conscience. Je savais depuis déjà un certain temps. Il était impossible de croire que cette île continuait d’échapper à toute visite et à toute surveillance. Et pourtant j’avais réussi à le croire parce que cela m’arrangeait mieux que de croire que les expériences impies de Dart avaient l’appui d’une nation quelconque, et particulièrement celui des États-Unis.
— Pourquoi soutiendraient-ils Dart ?
Je pouvais à peine articuler.
Warren éclata de rire.
— Sûr que vous n’avez pas pénétré dans son laboratoire, sinon vous ne poseriez pas une telle question. Ne comptez pas sur moi pour vous le dire. Tout ce que je peux vous dire, c’est ceci : si vous avez l’intention de mettre les média au courant de ce qui se passe sur cette île, c’est vous qui allez avoir des ennuis quand le sous-marin va revenir. Des ennuis tout ce qu’il y a de sérieux, croyez-moi ! Un mot, et vous risquez de vous retrouver derrière les barreaux pour un bon bout de temps. Vous feriez bien de réviser votre façon de voir, l’ami, et vite, parce que ce bon vieux sous-marin va se pointer dans quelques jours.
Je m’éclaircis la gorge et contemplai le paysage quelques instants, tandis qu’il continuait de me regarder.
— Mr Warren, je dois vous avouer que je suis absolument atterré par ce que vous me dites là. Vous prétendez que tout ce qui se passe sur cette île est approuvé – subventionné – par quelque ministère ?
— Je vous l’affirme. (Il posa la clé anglaise sur une marche pour m’examiner à son aise.) Il y a une guerre en train, comme vous le savez. Ce qui se passe ici se situe dans le cadre d’une de ces recherches vitales comme il s’en entreprend régulièrement en temps de guerre.
— Mr Warren, vous m’avez l’air d’un brave homme – croyez-vous que la guerre soit une excuse suffisante pour la cruauté et les souffrances dont sont victimes les créatures qui vivent ici ? Ne sommes-nous pas censés nous battre précisément contre de telles atteintes à la vie et à l’esprit ? Est-ce que vous avez tous perdu la raison ici ?
Pour me rendre justice, je dois reconnaître combien mes paroles sonnaient creux, même à mes oreilles, même en cet instant de désarroi. En tant que serviteur agréé de mon pays, j’étais bien placé pour savoir combien de projets étaient subventionnés par le contribuable à l’insu de celui-ci en raison de leur caractère effrayant. Sur une plus petite échelle, les mêmes pratiques avaient cours dans mon propre ministère ; le nombre de projets confidentiels qui s’y élaboraient et que je ne connaissais que par leurs noms de code, quand je les connaissais ! Qu’on fût en temps de guerre ou de paix ne faisait rien à l’affaire. J'étais une des rares personnes, par exemple, à savoir que l’on était en train d’entasser sur la Lune des armes redoutables, certaines destinées à être utilisées sur le front du Pacifique. N’empêche qu’un mal n’en annulait jamais un autre.
Il baissa les yeux sans rien dire.
— Allez, Mr Warren, dites-moi tout le plaisir que ça vous fait de tremper dans cette torture organisée ! Il se peut que vous me jugiez en fâcheuse posture. Mais ne croyez-vous pas que votre situation est encore plus difficile ?
Il se redressa agressivement, bombant son torse osseux.
— Hé, doucement, je ne trempe dans rien du tout, alors ne vous faites pas d’idées fausses. Vous ne connaissez pas mon passé, pas plus que je ne connais le vôtre. Nous sommes des étrangers l’un pour l’autre, et des étrangers n’ont pas le droit de fourrer…
— Bien parlé. Qu’est-ce que vous faites ici ? Si ce que vous dites est vrai, vous émargez sur le budget de l’île du Dr Moreau, non ?
— Écoutez, monsieur, je n’ai jamais eu d’affection pour la société, de quelque manière que ce soit. Je suis né dans une grande ville, et dès que j’ai été en mesure de lire les panneaux indicateurs, je me suis tiré en pleine cambrousse, le plus loin possible. J’étais un marginal, comme beaucoup d’autres à l’époque. Un hippie. Seulement la plupart de mes amis se sont mariés, ont pris un boulot ou je ne sais quoi, et sont rentrés dans le rang. Moi, je suis resté à l’écart. Mais je me suis fait avoir quand la guerre a éclaté et que la mobilisation générale a été décrétée. Ils m’ont trouvé tellement antisocial, dans la Marine, qu’ils m’ont affecté au service de Dart. Je me suis engueulé avec lui dès la première semaine, et depuis je vis seul ici. Alors vous ne pouvez pas dire que je trempe d’une façon quelconque dans ce qu’il trafique en bas. Est-ce que j’y trempe, en ce moment ?
— Vous vous occupez de son ravitaillement en électricité, vous émargez au budget de l’État. Vous êtes dans le bain jusqu’au cou.
Il s’essuya la bouche d’un revers de main.
— Vous ne devriez pas me dire cela. Ce qui se passe ici me fait autant horreur qu’à vous. Il se trouve seulement que j’ai vu broyer des existences un peu partout dans le monde depuis que j’ai des yeux pour voir… On ferait mieux de rentrer. J’ai besoin de boire un coup. Peut-être que ça ne vous ferait pas de mal à vous non plus.
— Merci. Ça se pourrait effectivement. Un jus de fruits quelconque serait parfait.
— Il faudra vous contenter de ce que j’ai, Mr Roberts.
Nous entrâmes à l’intérieur. Tout se passait dans une seule pièce passablement encombrée mais bien rangée ; Warren vivait, dormait, mangeait et cuisinait là. Il sortit deux bières d’un vieux réfrigérateur. Nous fîmes sauter les languettes des boîtes, les levâmes en direction l’un de l’autre et les portâmes à nos lèvres. Je ne lui dis pas depuis combien de temps je n’avais pas bu de bière. C’était délicieux.
— Je reconnais que ce ne sont pas les aspects déplaisants qui manquent dans la vie humaine. Quelquefois, on dirait que les progrès les plus prometteurs de la science ne font que nous poser de nouveaux problèmes – comme l’abaissement de la mortalité infantile, qui nous a valu une dangereuse surpopulation – mais vous êtes compromis dans une expérience qui ne promettait que des souffrances depuis le début. Comment pouvez-vous donc vous justifier de cela ?
— Est-ce que je ne me tue pas à vous le dire ? Je ne cherche pas à me justifier de quoi que ce soit. Je me suis mis sur la touche une fois pour toutes. Et puis, qu’est-ce que peut faire un type tout seul ?
— Je ne pense pas qu’on ait jamais entendu Jésus dire ça.
— Que voulez-vous, il se trouve que je ne suis pas Jésus, monsieur, alors laissons-le en dehors de ça ! Je fais ce que je peux, et c’est déjà pas si mal. Je me tiens à l’écart de la guerre, je ne tue personne. Si vous voulez mon avis, le monde est devenu fou.
— Vous pourriez saboter l’installation électrique de Dart.
— Et il viendrait ici avec les bêtes, il me tuerait et l’électricité serait rétablie en moins d’une semaine. Finissez de boire et repartez. Je suis désolé de ne pas me montrer plus hospitalier, mais votre présence ne me vaut rien.
— Ce n’est pas ma présence, c’est celle de votre conscience.
— Pas du tout. C’est vous et le genre de remarque que vous venez de faire. Quand je suis tout seul, je me sens parfaitement bien dans ma peau.
Un nouveau silence s’établit entre nous. Je percevais son ressentiment. La main qui tenait ma bière tremblait. Mes pensées s’affolaient. J’étais si atteint que c’était à croire que j’avais passé toute ma vie sur l’île du Dr Moreau, perpétuellement dépossédé – en dépit de mes efforts – de mon initiative, comme si je n’étais rien de plus qu’un Homme-Animal parmi les autres. Et je me dis que lorsque je retournerais à la prétendue civilisation, il me faudrait démissionner et retrouver la vie de simple particulier. Bien sûr, il restait encore à résoudre la question du retour…
— Mr Warren, vous me disiez qu’un sous-marin venait vous ravitailler tous les deux mois. J’aimerais en savoir davantage à ce propos.
— Je vous ai tout dit. Il se pointe régulièrement, laisse des vivres et tout ce que Dart peut avoir commandé d’un peu spécial. Apporte le courrier aussi. Sa prochaine visite devrait avoir lieu dans quatre ou cinq jours.
— Dart s’est enfui au volant d’un camion en me laissant me débrouiller tout seul. Il ne peut pas savoir si je suis mort ou vivant. Est-ce qu’il est possible de passer un message radio d’ici ?
— Je n’ai pas de radio, même pas de récepteur. Tous ces engins sont en bas.
— Alors je voudrais pouvoir rester ici jusqu’à l’arrivée du sous-marin. Vous ne m’aurez pas dans vos pattes. Je ne vous parlerai même pas, si vous y tenez. Laissez-moi seulement attendre le sous-marin en lieu sûr. Dart pensera que les Hommes-Animaux m’ont tué et ne viendra pas me chercher ici.
— Ce n’est pas sur ce sous-marin que vous trouverez des gens disposés à vous écouter. Ils vous diront que nous sommes en guerre, tout comme moi.
— Mr Warren, vous n’êtes du côté de personne, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas du côté de Dart, et vous n’êtes certainement pas du mien.
Il s’essuya les lèvres du dos de la main ayant de répondre.
— Sapristi, Mr Roberts, je suis de mon côté. Dart n’aura pas de cesse qu’il sache ce qu’il est advenu de vous. Tout ce que je demande, c’est qu’on me fiche la paix, et c’est vraiment la croix et la bannière pour y arriver. Vous êtes le dernier d’une longue suite de gens à venir vous immiscer dans mes affaires et à essayer de me faire changer de bord. Comme je n’en ai aucun, la question est réglée.
— Avez-vous peur de ce qui pourrait vous arriver ?
— Et allez donc, encore une de ces remarques à la graisse de chevaux de bois ! Non, je n’ai pas peur. J’aime mon indépendance, un point c’est tout. Je crois en la nature et aux belles choses, ce qui exclut en quelque sorte mes congénères. Du reste… laissez-moi vous dire qu’il y a de quoi avoir peur par ici, si vous tenez à voir les choses sous cet angle. Venez faire un tour derrière avec moi, et je vous montrerai quelque chose à vous donner froid dans le dos.
Un surprenant changement venait de s’opérer dans ses manières d’ours. Je le suivis dehors. Nous passâmes devant la statue inachevée et continuâmes au-delà du filet énergétique. Il ramassa une entretoise de métal en route tout en regardant autour de lui ; on pouvait très bien le surveiller sans qu’il s’en doutât, dit-il.
— Les Hommes-Animaux ne vous attaqueraient pas à moins d’être provoqués, observai-je.
Il ne répondit pas.
Le chemin se resserra, tout en se mettant à grimper légèrement, et nous traversâmes un boqueteau de bambous. Quand nous en sortîmes, nous fûmes confrontés à une vue extraordinaire.
Warren m’avait conduit à l’extrémité de la pointe est de l’île. Nous nous tenions sur un épaulement rocheux d’où nous pouvions embrasser sans interruption l’éternel océan, le cercle de l’horizon et le vaste dôme du ciel. La petite tache de l’îlot des otaries était elle aussi visible, presque à nos pieds. Le bruit sempiternel de l’océan frappant les rochers berçait nos oreilles.
L’après-midi était désormais très avancé ; le soleil déclinait vers l’ouest. Il inondait tout ce grand vide de son éclat et fit flamboyer les voiles d’un navire au loin sur la mer. Mon cœur bondit à cette vue : le vaisseau ressemblait à un ancien navire à voiles – encore que ce fût principalement parce que la surface vide de l’océan n’offrait aucune échelle de grandeur. Le vaisseau que je regardais faisait en réalité plus d’un kilomètre de long, sa coque était de plastique et ses voiles faites de feuilles de métal. Ces voiles et leur gréement étaient contrôlés par ordinateurs, et les ordinateurs occasionnellement surveillés par un équipage formé de camarades syndiqués.
J’avais navigué sur un de ces magnifiques bâtiments des années auparavant. La famille de ma troisième femme était propriétaire d’une compagnie de navigation ; le voyage avait occupé une partie de notre lune de miel. Ce mariage était rompu depuis longtemps ; c’était devenu une chose du passé, comme beaucoup de mes amitiés personnelles.
Je perçus une tension chez Warren, et me retournai pour le trouver en train de me regarder fixement.
Il s’humecta les lèvres.
— Vous ne vous sentez pas tenté de sauter, par hasard ? me demanda-t-il.
— De me souvenir, mais pas de sauter.
Il haussa les épaules et détourna les yeux.
— Il y a juste un mois, une des créatures expérimentales de Dart s’est échappée et s’est dirigée jusqu’ici comme vous l’avez fait, dit Warren. Dart, Hans, George et quelques autres se sont lancés à sa poursuite avec des fusils et des filets. Je me suis caché dans les fourrés.
— Qu’est-ce qui est arrivé à la créature en question ?
— Eh bien, elle a couru jusqu’à cet endroit précis et s’est arrêtée… parce qu’elle ne pouvait plus aller plus loin, n’est-ce pas ? Mi-homme, mi-singe qu’elle était. Les autres lui sont arrivés dessus et… vous savez ce qu’elle a fait ? Plutôt que d’être capturée, elle s’est jetée dans l’océan du haut de ce rocher. Si vous vous approchez du bord, vous constaterez que la falaise est si abrupte qu’un homme pourrait plonger d’ici et toucher l’eau sans trop de mal – avec un peu de chance. Voyez par vous-même.
Je m’avançai le long de l’étroit promontoire, en proie à ce mélange de crainte et de fascination que m’inspiraient les sommets et dont même le voyage spatial n’avait jamais réussi à me guérir. Le rocher s’avançait légèrement au-dessus de l’océan. Comme Warren le disait, il devait être possible de faire le saut et de tomber assez loin de la falaise en eau profonde. Mais cela représentait une chute d’une centaine de mètres ; je n’aurais pas aimé tenter l’expérience.
— Qu’est-il arrivé à la créature qui a fait le saut ?
— Noyée. Elle n’avait pour ainsi dire pas de bras.
Je me retournai, et voilà qu’il arrivait sur moi, sa barre de fer levée, la bouche réduite à un trait.
Il se ramassa sur lui-même, prêt à frapper. Quand nos yeux se rencontrèrent, il marqua un temps d’arrêt.
— Warren… dis-je.
J’avais le dos au précipice. Il se rua sur moi.
Son hésitation lui avait fait perdre sa meilleure chance de se débarrasser de moi. J’avais d’instinct assuré mon équilibre, et j’étais plus lourd que lui.
Il abattit la barre de fer de toutes ses forces, mais le coup m’atteignit à l’épaule gauche et, de la main droite, je le saisis à la nuque. Il essaya de me faucher la jambe gauche. Je l’attirai contre moi jusqu’à ce qu’il lâche la barre pour me marteler le ventre à coups de poing. Je fis glisser ma main droite autour de sa tête et lui enfonçai mon pouce dans un œil. Il hurla. Il m’expédia un coup de pied heureux sous la rotule. Ma jambe se déroba sous moi et je tombai à terre, l’entraînant dans ma chute.
Nous restâmes étendus en travers du rocher, ma tête pendant dans le vide. Warren s’était étalé sur moi, mais j’avais les deux mains cramponnées à sa gorge et la jambe droite enroulée autour d’une des siennes.
— Otez-vous de là, espèce de salaud, avant qu’on ne passe tous les deux par-dessus bord !
J’accentuai ma pression autour de son cou, rien que pour lui apprendre à vivre, puis le repoussai loin de moi. Il resta assis dans l’herbe, suffoquant, s’employant tour à tour à se tâter l’œil et à se frotter la gorge. En me remettant debout, je vis la barre de métal derrière moi, logée de façon précaire là où elle était tombée, dans une anfractuosité du rocher. Je la ramassai et la jetai au loin dans la mer, me retournant alors qu’elle était encore en train de tourbillonner dans l’air.
— Debout ! dis-je.
— Ne m’expédiez pas en bas, monsieur ! Je ne voulais pas vous faire de mal, parole. Je ne sais pas ce qui m’a passé par la tête…
Il s’accroupit à mes pieds, un bras à demi levé en un geste de protection.
Je me rendis compte alors que je tremblais de tous mes membres.
— Debout, dis-je. Je ne vous ferai pas de mal.
Il se remit lentement sur ses pieds, sans me quitter des yeux. Nous nous fixâmes comme des chats en colère. Je remarquai que lui aussi tremblait. Son visage était d’une pâleur cadavérique. Nous retournâmes chez lui sans échanger un mot.
À l’entrée du bungalow, une main sur le linteau de la porte, il s’arrêta et me regarda en face, la bouche crispée.
— Vous n’avez quand même pas l’intention de me régler mon compte à cause de ce que je vous ai fait ?
— Tout ce que je veux, c’est rester ici. Je vous l’ai déjà dit. Je vous laisserai tranquille, vous me laisserez tranquille. J’attendrai ici l’arrivée du sous-marin et je me ferai prendre à bord.
Il baissa les yeux.
— Nous sommes en pleine guerre mondiale, Mr Roberts. Personne à bord de ce sous-marin ne voudra vous écouter. Je respecte en vous l’homme miséricordieux, mais vous êtes aussi fou que les autres.