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PETITE SÉANCE DE STRIP-TEASE

Estimer la taille du bâtiment sur lequel régnait Dart n’était pas chose facile.

De l’extérieur c’était presque impossible, car la structure était adossée à la colline fortement boisée qui s’élevait vers l’est de l’île. De plus elle était entourée par la haute palissade.

De l’intérieur, des portes verrouillées déjouaient toute tentative d’exploration. Je ne connaissais que deux couloirs, qui formaient un T, et quelques-unes des pièces sur lesquelles ils donnaient. D’un côté du couloir le plus long se trouvaient les pièces dont les fenêtres s’ouvraient sur ce qui faisait probablement office de façade. Il y avait là deux chambres genre cellules, dont celle où j’avais été transporté lors de mon arrivée, une autre pièce dont la porte était fermée et la grande salle de contrôle. Ces pièces étaient orientées au nord-ouest. De l’autre côté du couloir se trouvaient la cuisine, la chambre de Bella, une pièce pour le générateur (fermée), puis le couloir latéral, puis une réserve, un vestibule avec des doubles portes (fermées) donnant sur la zone du laboratoire, et des W-C. Le couloir latéral menait à d’autres portes fermées, aux quartiers de Dart, à ceux de Heather, à des toilettes et, du moins le supposais-je, à la salle radio ainsi qu’à une autre porte fermée donnant sur le laboratoire. Selon mon estimation, les couloirs en T ne donnaient accès qu’à moins du tiers de l’ensemble du bâtiment.

C’est sous la surveillance de deux pistolets que je fus mené à une cellule située près du local réservé au générateur et enfermé. L’endroit était éclairé et une cheminée d’aération s’ouvrait au plafond. À en juger par sa position dans la maison, il devait être entièrement entouré par d’autres pièces, peut-être d’autres cellules. Il y avait là une couchette, sur laquelle étaient posés deux couvertures et un roman broché, et un seau hygiénique rangé dans un coin. Rien d’autre.

Bouillant de fureur et de frustration, je me mis à faire les cent pas dans mon cachot.

Un long temps s’écoula. Je ne sais combien d’heures. Puis les verrous de la porte furent tirés et Heather entra, me surveillant du coin de l’œil, avec un plateau de nourriture. Da Silva se tenait derrière elle, son pistolet à air comprimé à la main. Elle posa le plateau par terre et repartit. La clé tourna de nouveau dans la serrure.

Beaucoup plus tard je m’écroulai sur la couchette et m’endormis. Lorsque je me réveillai, la lumière, toujours allumée, me vrilla les yeux. J’étais incapable de dire s’il faisait nuit ou jour.

Je ne m’étais jamais trouvé prisonnier au cours de ma vie. Je n’arrivais plus à retrouver la rage tonifiante que j’avais éprouvée dans les premiers instants de mon incarcération. Je me remis à faire les cent pas, mais cette fois pour tenir mes inquiétudes à distance.

Heather revint et remporta le plateau. Je n’y avais pas touché. Elle était bientôt de retour avec une nouvelle ration de nourriture et une tasse de café chaud. Dès qu’elle fut partie, je m’accroupis et bus avidemment le café. J’expédiai la nourriture. Puis je me remis à arpenter ma cellule.

Lassé depuis longtemps de faire les cent pas, j’étais affalé sur la couchette lorsque j’entendis un choc contre la porte.

— Mr Roberts ? C’est moi, Mortimer Dart, je suppose que vous m’entendez ? Je suis venu vous dire que tout va bien et que nous allons vous libérer. Vous m’entendez ?

Je restai sur le lit. Un piège ? Se préparaient-ils à m’exécuter ? Qu’avaient-ils à perdre ?

— Mr Roberts, êtes-vous réveillé ? Inutile d’essayer de jouer au plus fin. Vous êtes libre et je ne cherche pas la bagarre. Nous avons vérifié vos dires ; ils sont confirmés. Je suis convaincu.

— Vous avez contacté la FASA ? demandai-je.

Un petit silence. Puis il dit :

— Mes soupçons n’étaient pas sans raison. Aucune mention de votre disparition sur les ondes coalliées. Aussi ne pouvais-je pas croire à votre histoire. Vous n’aviez aucune preuve, non ? Quel moyen avais-je de savoir que vous n’étiez pas un élément subversif ?

— Dart, avez-vous contacté la FASA ?

— C’était dans les nouvelles de ce matin, Mr Roberts. Vous savez comment on censure l’information en temps de guerre. On a fait passer une photo de vous en annonçant que vous veniez de mourir dans un hôpital de Washington. Vos funérailles auront lieu demain après-midi, à 3 heures. Intéressant, n’est-ce pas ?

Ainsi ils avaient abandonné les recherches. L’histoire qui maquillait les faits était typique ; le public n’appréciait pas que des hommes politiques fussent chargés de missions dangereuses. Mais… Dart savait-il cela ? Continuait-il d’avoir des doutes sur mon identité ? S’il croyait que j’étais un élément subversif, il avait de bonnes raisons de me tuer. D’un autre côté, s’il croyait désormais que j’étais bien celui que j’affirmais être, il avait toujours de bonnes raisons de m’empêcher de retourner aux États-Unis.

— Vous entendez ce que je vous dis ? Si je vous laisse sortir, puis-je compter sur votre coopération ? Pas de blagues ?

Il n’avait pas expédié de message radio à la FASA. Ce qui suffisait à me donner de bonnes raisons de me méfier. Il était essentiel d’entrer dans son jeu, du moins jusqu’à ce que je fusse le plus loin possible de cette cellule.

— Laissez-moi sortir, dis-je. On pourrait peut-être regarder mes funérailles ensemble à la tridi ?

Une note de soulagement passa dans sa voix quand il me répondit.

— Peut-être. Ce serait assez rigolo. En attendant, j’ai un petit problème sur les bras, et votre aide serait la bienvenue si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

La clé tourna dans la serrure. La porte s’ouvrit. Il était revêtu de son impressionnante armure prothétique, comme lors de notre première rencontre, pareil à un robot, son casque touchant presque le plafond. Je me trouvai malgré moi pris au dépourvu. Je me glissai prudemment dans le couloir. Heather était là ; elle m’adressa un petit sourire forcé.

Je levai les yeux vers Dart, conscient de mon désavantage psychologique après ma période de réclusion. Le moment viendrait où il regretterait de m’avoir traité ainsi.

Il laissa froidement tomber :

— Et alors, quel effet ça fait d’être mort et pratiquement enterré ?

— Très bien, Dart, on sait que je suis vivant parce que vous avez besoin de mon aide. Je prendrai une décision à ce propos quand vous m’aurez dit quel est votre problème. Auriez-vous encore fouetté Bella ?

— Il s’agit de Hans, intervint Heather.

— Il est encore saoul, dit Dart.

— Il s’est mis en grève, ajouta précipitamment Heather.

Je les regardai l’un après l’autre, conscient du petit avantage que j’avais provisoirement sur eux.

— Accordez vos violons. Quel est le problème de Maastricht ?

— Il a estimé que c’était une erreur de vous boucler, expliqua Heather, avec une note de défi dans la voix qui ne pouvait à mon avis s’adresser qu’à Dart. Alors il a forcé sur la gnôle.

Dart dit :

— Il faut que j’aille là-bas. Les Bêtes ne veulent pas travailler. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir venir avec moi. Juste pour vous montrer dans le village. Je crois qu’il faut les remettre en piste et leur faire voir que vous allez bien.

— Où est Maastricht ?

— Là-bas. Venez avec moi, Roberts. Nous allons le ramener ici. Il n’y a pas de danger.

— Ce n’est pas l’impression que vous me donnez. Quelle heure est-il ?

— 3 heures et demie de l’après-midi.

J’étais resté enfermé vingt-quatre heures.

Nous prîmes le couloir, le Maître martelant lourdement le sol, Heather fine et légère à ses côtés. Des pensées folles me traversèrent l’esprit ; ma sortie de cellule me remplissait soudain d’une étrange agoraphobie. Nous atteignîmes la porte située au bout du couloir et sortîmes dans l’enclos. J’aspirai l’air tiède à pleins poumons. L’odeur en était agréable. C’était celle de la liberté.

Heather nous ouvrit la grande porte et nous nous retrouvâmes sous les arbres, embrassant la scène du regard tandis que l’éternelle rumeur de l’océan venait à notre rencontre.

Mes yeux se portèrent d’abord vers le large. Vide. Pas d’avions dans le ciel, vide lui aussi. La guerre ne se laissait deviner nulle part.

À terre, c’était presque le même vide, la même absence d’activité. De l’autre côté de la lagune je pouvais apercevoir quelques vagues silhouettes étendues à l’extérieur des huttes. Personne ne bougeait. Plus près de nous, la grue était immobile. Dans l’intense clarté du jour, Maastricht était visible, affalé dans la cabine ouverte. À l’extérieur, appuyé contre les chenilles de la grue, je reconnus le robuste ami de Maastricht, George, son chapeau de cuir rabattu sur les yeux, les bras croisés, dans une attitude qui lui donnait à cette distance une apparence pleinement humaine.

— Tout a l’air tranquille, dis-je. Ne réveillons pas le chat qui dort, Dart. Si Hans a bu un coup de trop, le mieux est de le laisser cuver.

— La discipline, Mr Roberts. Dans votre profession vous devez connaître l’importance de la discipline.

Le plastron de sa cuirasse était muni d’un haut-parleur. Portant un petit micro à ses lèvres, il hurla :

— Hans, réveille-toi ! Debout là-dedans ! Tu vas te remuer, oui ou non ? Tout le monde dehors, au travail, au travail ! Au Maître le Courroux qui Flamboie. Au Maître le Fouet qui Dompte.

Le tonnerre de la voix amplifiée déclencha une agitation immédiate du côté des huttes. Sur Maastricht aussi, le bruit eut l’effet désiré.

Je vis Hans se dresser péniblement sur ses pieds et fouiller du regard l’endroit où nous nous tenions. Il se frotta la figure, s’approcha du marchepied de la cabine et tomba pratiquement par terre. George sursauta et se précipita à sa rescousse – sur quoi Maastricht se releva, expédia un grand coup dans la poitrine de son contremaître et se mit à lui hurler après.

Jouant du sifflet, George entra en action. Il se lança le long de la lagune à une vitesse impressionnante en agitant les bras et en beuglant. C’était là un curieux spectacle, mi-drôle, mi-attristant.

Ce qu’il y avait de drôle dans la scène tourna bientôt à la franche bouffonnerie. Comme George approchait du village avec toute la grâce d’une locomotive, un homme jaillit des arbres dans la direction opposée, foulant le sentier que j’avais pris à mon arrivée ici. Le nouveau venu était un gaillard dru et très roux, avec une touffe de cheveux qui lui tombait sur les yeux et un museau effilé. Il portait la traditionnelle combinaison des habitants de l’île, mais il en avait coupé les jambes pour révéler ses longs membres inférieurs, comme s’il était fier de présenter de ce côté-là un aspect plus humain que la plupart de ses compagnons. Un homme, ai-je dit, mais il n’en avait que l’apparence. Il ressemblait à ces renards qui, dans les livres d’enfants, s’habillent comme des hommes pour tromper leur monde.

Il se déplaçait à vive allure. Lui et George firent un écart pour s’éviter. Ils le firent malheureusement du même côté et entrèrent du même coup en collision. Ils tombèrent l’un sur l’autre, roulèrent sur eux-mêmes et entreprirent aussitôt de se battre.

Le rire aviné de Maastricht retentit dans la lagune.

— Il faut mettre un terme à cela ! dit Dart. Ceci n’est pas une fête foraine.

Il leva sa carabine et tira en l’air, par deux fois.

Dès le début de la bagarre, les Hommes-Animaux s’étaient rués sur le lieu de l’action. Les coups de feu les arrêtèrent momentanément dans leur élan. Puis la curiosité reprit le dessus et ils se précipitèrent de nouveau en avant. Avec un cri de rage, le cyborg se porta à leur rencontre de toute la vitesse de ses jambes assistées. Je suivis plus lentement, me laissant glisser le long du sentier tacheté d’ombre jusqu’à un point situé à mi-distance du combat et de l’endroit où se tenait Maastricht, toujours en train de rire niaisement.

L’arrivée du Maître eut un effet immédiat sur les Hommes-Animaux. Ils se dispersèrent dans les huttes et les fourrés sans se préoccuper des égratignures qu’ils risquaient de gagner dans leur course. Même George et Renardeau se séparèrent, haletants, continuant seulement de se jeter des regards mauvais.

Les deux créatures saignaient abondamment, comme je pus le constater en m’approchant. Renardeau se tenait le bras gauche. La manche en était déchirée, révélant une longue entaille dans la chair blond roux, là où les dents de George avaient porté. George, dont la carrure était plus forte, ne semblait pas blessé, encore que sa lèvre inférieure fût enflée et qu’il s’en échappât un filet de sang qu’il n’essayait même pas d’étancher. Ils gardèrent leur position, lançant à Dart les mêmes regards de défi qu’ils s’adressaient l’un à l’autre.

Dart – sagement, me sembla-t-il – dit d’un ton des plus calmes :

— Allez, au travail tout le monde ! George, retourne à la grue. Fais ce que je dis et tiens-toi tranquille.

Il saisit son fouet et le fit claquer.

— Je tuer chef George dans pas longtemps, articula distinctement Renardeau.

Il reçut un coup de fouet sur les épaules et détala.

Contrastant avec la morne soumission qu’il m’avait été donné de voir jusque-là, l’attitude de Renardeau était un monument de défi – coulé, en plus, dans un anglais exceptionnellement net. Peut-être était-ce aussi l’avis du Maître ; mais il se contenta de crier quelques paroles de menace au fuyard avant de se diriger à grandes enjambées vers la grue.

— George, marmonnant ténébreusement entre ses dents, balaya le sol du regard, ramassa son chapeau poussiéreux et se l’enfonça sur la tête. Comme si ce geste lui avait rendu son courage, il partit au grand galop vers le port, doublant le Maître ; il agitait ses bras courts tout en braillant, comme il avait commencé à le faire un peu plus tôt.

Je demeurai à l’ombre d’un arbre, observant la scène, certain qu’il allait y avoir du grabuge entre Dart et Maastricht. Celui-ci était trop ivre à présent ; mais il pouvait plus tard se révéler un allié précieux contre Dart. À nous deux nous serions capables de tenir tête au Maître, en dépit de tout son armement, à condition de rester à l’extérieur de l’enclos. Et Maastricht avait un fusil.

Maastricht s’arrêta de rire en voyant Dart venir vers lui et se mit à vociférer. Dart vociféra en retour. Un vigoureux échange d’injures s’ensuivit. Je vis Dart se pencher et prendre la bouteille à demi vide de Maastricht à l’endroit où elle était posée – sur le dessus de la chenille – pour la lancer vers le large.

Lâchant une brève bordée de jurons, Maastricht réintégra maladroitement la grue et la mit en route. George se livra alors à un tapage de tous les diables. Les ouvriers passaient devant moi en une bousculade effrénée pour regagner leurs pierres et leur ciment. Satisfait, Dart tourna les talons. Je m’avançai.

Maastricht embraya ; la grue commença à se traîner lentement le long de la berge. Il se pencha hors de la cabine pour crier quelque chose à George, qui menait furieusement les ouvriers. Ce faisant, il rencontra mon regard et leva un pouce en un geste de défi à la fatalité. Je lui rendis son signal. Et à l’instant même la grue piqua du nez.

Je vis la chenille extérieure passer par-dessus le rebord de béton dans une averse de pierraille. Lentement, la machine bascula sur le côté. Maastricht jura, tirant de toutes ses forces sur un levier. Le moteur gronda et la chenille s’emballa. Puis la masse tout entière versa et plongea dans la lagune. Il y eut un énorme splash.

Je me précipitai en hurlant.

La confusion la plus complète régnait dans le port.

Les Hommes-Animaux allaient et venaient au bord de l’eau dans un charivari de cris divers. La plupart d’entre eux semblaient en proie à une franche terreur – ce qui ne m’empêcha pas de surprendre ici et là une fugitive lueur d’exultation méchante. Beaucoup descendirent jusqu’au bord de l’eau, sautant sur les rochers et les éboulis de béton sans oser s’aventurer dans l’élément étranger. Un vieux bonhomme à face chevaline tomba dans l’eau ; d’autres l’y rejoignirent en se précipitant à sa rescousse. Jamais pareil concert de cris et de hurlements ne se fit entendre !

Et George… c’était le plus déchaîné ! Il courait dans tous les sens en beuglant comme un enragé. Finalement il se jeta dans la lagune et fut obligé de regagner la berge aussitôt.

Tout cela se déroulait en marge de mon attention. Mes yeux étaient fixés sur la vaste confusion qui régnait dans l’eau, à l’endroit où la grue était tombée. Un coin de la cabine et un morceau de chenille dépassaient de l’eau. Des bulles venaient crever à la surface. Aucun signe de Maastricht. Je me débarrassai de mes chaussures de deux coups de pied dans le vide.

— Roberts, je vous en prie… je vous en prie, sauvez-le !

J’entendis les paroles de Dart au moment où je plongeais.

Je découvris Hans tout de suite. Me faufilant sous la cabine, chassant l’eau boueuse de toute la force de mes jambes, je rencontrai son dos nu et sa jambe droite. Il se débattait. Une grande quantité de sable et de vase avait été remuée, mais je vis que ses bras étaient comme coincés de l’intérieur dans l’entrée de la cabine. Sa tête était dans la cabine, le reste de son corps en dehors, comme s’il avait failli être éjecté quand la machine avait versé. Je lui saisis une épaule et le secouai pour l’avertir qu’on s’occupait de le secourir, avant d’aller reprendre ma respiration à la surface.

Je redescendis par la porte qui était tournée vers le haut, plongeant jusqu’à lui à travers les eaux troublées. Des traînées de mazout me passèrent devant les yeux.

Le visage de Maastricht était à présent près du mien, chargé d’angoisse. Son fusil et sa courroie s’étaient pris dans la poignée fixée près de la porte, lui retenant le bras au moment où il avait essayé de sauter. À l’aide de son bras gauche, demeuré libre, il s’efforçait toujours de se libérer. Il ne me fallut qu’un instant pour le débarrasser de son arme et libérer son bras. Je le saisis sous les aisselles et le tirai à moi.

J’avais besoin d’une meilleure prise. Pour cela, il me fallait m’enfoncer plus avant dans la cabine et lui saisir le torse. Malgré moi, je fus forcé de regagner la surface.

C’était autour de moi un tourbillon d’étranges faces sombres. Et quel tapage tout ce monde faisait – à moins que ce ne fût le martèlement du sang dans mes artères. En proie à un léger vertige, je pris ma respiration et plongeai pour la troisième fois, traversant la cabine jusqu’au fond.

Cette fois je passai mes bras autour de Hans, les pieds bien calés contre la chenille. Je m’arc-boutai, tirai, glissai. Il continuait de se débattre. Mais je n’arrivais toujours pas à le dégager. La tête dans le noir, un vague carré de lumière au-dessus de moi, je tirai… tirai encore, incapable de comprendre pourquoi il ne venait pas. Les poumons près d’éclater, je me propulsai plus avant pour me rendre compte que sa jambe gauche était coincée sous la grue.

Quand je regagnai la lumière du jour, j’aperçus la silhouette du Maître au-dessus de moi sur le mur écroulé.

— Ramenez-le, il faut absolument que vous le rameniez, Roberts.

George était dans l’eau jusqu’aux jarrets, me dévorant de son regard noir.

— Toi me sortir de l’eau… s’il te plaît !

Beaucoup plus tard, revoyant la scène, me rappelant les paroles de George au moment où il était accroupi là, sa grosse tête sans cou tendue en avant, je me demandai : « Rien qu’une confusion de pronoms ou une réelle identification avec l’homme en train de se noyer ? »

Mais la créature qui montra en la circonstance une réelle présence d’esprit fut Renardeau. Il se fraya un chemin dans la mêlée avec un rouleau de corde trouvé sur le chantier. Il m’en lança une extrémité avec une curieuse expression de triomphe et de défiance dans ses yeux fuyants.

— Prenez l’autre bout, Dart, criai-je.

Puis je replongeai.

Je n’eus aucune difficulté à attacher la corde autour de la poitrine de Hans. Il avait toujours les yeux grands ouverts. Ses cheveux flottaient au-dessus de sa tête, des poils de barbe lui entraient dans la bouche. Dérapant dans la vase, je secouai la corde et regagnai la surface d’un grand coup de talon.

Dart tirait déjà sur la corde. Le reste de la troupe, en dépit de la crainte qu’il leur inspirait, se mit aussi à tirer. Horrible partie de traction à la Corde, durant laquelle j’eus plusieurs fois la vision de Hans faisant surface avec une jambe en moins. Mais il ne refit jamais surface.

Je replongeai par deux fois jusqu’au fond de la lagune. Sa jambe et son pied étaient coincés entre la grue et un bloc de pierre jeté là pour la construction du port.

Finalement, je me hissai hors de l’eau.

— Il est coincé. Il va falloir déplacer la grue, dis-je à Dart. Attachez des câbles aux deux vedettes. Si vous pouvez la faire bouger de quelques centimètres, Hans se retrouvera libre. Grouillez-vous.

On fit ce que je proposais. L’opération fut un vrai désastre. Ce qui aurait dû prendre une dizaine de minutes, tout au plus, prit plus d’une heure. Enfin la grue fut déplacée et le pauvre Hans hissé hors de l’eau. Dart distribua des coups de fouet à droite et à gauche tandis que je pratiquais le traditionnel bouche à bouche. Aucune réaction.

Nous fîmes sortir trois ou quatre litres d’eau de ses poumons et je fis une nouvelle tentative. Qui se solda par un échec. Hans Maastricht était mort.

Je m’accroupis près de son corps blême, promenant mon regard sur ceux qui l’avaient connu. Plusieurs individus commençaient à m’être familiers ; pas seulement George, qui continuait de fixer sur moi ses yeux noirs et impénétrables, Bernie, qui ne me quittait pas d’une semelle, l’air perpétuellement suppliant, Renardeau, qu’une secrète satisfaction faisait ricaner, mais bien d’autres – une vieille Femme-Porc grisonnante, un gros Cheval-Hippopotame à la démarche lente et pesante, deux Hommes-Taureaux, à l’air particulièrement morose. Ils avaient apprécié toute cette agitation ; la plupart d’entre eux commençaient à faire retraite, tout à fait disposés à laisser le corps sans vie reposer où il était.

Dart pointa son fouet vers les deux Hommes-Taureaux.

— Vous deux… portez le corps au Q.G. Ramassez-le ! Et que ça saute !

Ils saisirent le corps de Hans par les épaules et le traînèrent derrière eux, ses talons raclant le sol, sans se départir de l’expression chagrine qui était ordinairement la leur. Dart marchait devant. George trottait de-ci de-là à côté des Hommes-Taureaux, donnant de petites tapes sur le corps, le tâtant du bout des doigts, comme s’il n’arrivait pas à croire que la vie l’eût quitté. Les Hommes-Animaux restants tournèrent un peu en rond puis reprirent lentement le chemin du village. Renardeau avait disparu.

Le corps fut transporté dans une petite salle de soins à l’intérieur de l’aile réservée au laboratoire. C’était la première fois que j’y pénétrais ; je me sentis en partie gagné par le malaise des Hommes-Taureaux. Quand le corps se trouva étendu sur une table, Dart chassa les porteurs.

— Revenez demain. Demain funérailles… enterrer Hans, compris ? Hans aller dans terre, rencontrer Grand Maître. Compris ?

Les Hommes-Taureaux tournèrent vers moi des yeux mornes. Puis ils galopèrent vers la sortie. Dart verrouilla la grande porte derrière eux et nous retournâmes à l’intérieur. J’allai prendre une serviette dans ma chambre pour me sécher.

Quand il réapparut dans l’encadrement de la porte, Dart s’était débarrassé de son armure et avait réintégré son fauteuil roulant.

— Une bien fâcheuse affaire, pour sûr ! Mais la vie n’est faite que de cela. Un malheur suit l’autre.

— J’ai remarqué que vous essayiez d’inculquer des rudiments de religion à vos gens, même si vous ne croyez pas vous-même en Dieu !

— On peut faire la cuisine sans toucher aux plats que l’on confectionne. Vous voulez parler de cette histoire de « Grand Maître sous terre » ? Vous en entendrez bien davantage demain, à l’occasion des obsèques – qui auront lieu à 3 heures de l’après-midi, comme vos funérailles fictives. Une belle hypocrisie… vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’espère ?

— Hans est mort et bien mort. Faites-lui au moins un enterrement convenable.

— C’est une occasion de leur faire rentrer le truc du Grand Maître dans le crâne. Ça ne fait pas de mal – c’est un moyen de les faire filer doux, de les tarabuster avec l’idée qu’un être invisible avec un fouet encore plus grand que le mien pourrait bien les avoir à l’œil quand je ne suis pas dans les parages. N’est-ce pas par là que toutes les religions ont commencé ?

— Votre pays, votre nom, votre religion ne vous inspirent qu’amertume… je peux voir quelles sont vos raisons pour cela, mais après tout ce temps, ne pouvez-vous pas composer avec vos infirmités ? Vous y avez fort bien réussi sur le plan physique ; pourquoi vous mutiler sur le plan spirituel ?

Il m’adressa un sourire glacial.

— Si je croyais en votre fichu Dieu, il faudrait que je croie qu’il m’a fait à son image. Ni vous ni moi ne voudrions d’un Dieu pareil, c’est aussi simple que ça. Et maintenant, ne me cassez plus les oreilles avec ça. À chaque jour suffit sa peine. Venez prendre un whisky avec moi, comme un homme. Ça nous servira d’apéritif du soir.

— Un remontant me fera le plus grand bien.

Un peu plus tard Bella nous apporta deux plateaux de plastique chargés de nourriture que nous mangeâmes ensemble dans la salle de contrôle. Bella resta postée derrière le fauteuil de Dart. Je me dis qu’elle devait manger dans ce qui servait de cuisine, quoi que ce fût. Un léger frisson me parcourut comme je la regardais, tant le mélange en elle de la femme et de l’animal était complexe ; il y avait quelque chose de séduisant dans ses manières furtives, mais son visage était laid à faire peur sous sa perruque noire.

Sur le ton de la conversation, Dart lança :

— Un petit verre de temps en temps ne fait pas de mal. C’est une coutume qui caractérise les gens civilisés. L’abus d’alcool est tout autre chose ; on perd le contrôle de soi. C’était le problème de ce malheureux Hans. Sa grand-mère était malaise. Il buvait trop et aujourd’hui ça l’a perdu.

— Non. Sans doute avait-il trop bu, mais ce qui l’a perdu c’est la façon lamentable dont le port a été construit. Le béton a cédé.

— Il était saoul et il est parti dans le décor.

— Pas du tout ! Le mur s’est écroulé et la grue a basculé. Ce n’était pas la faute de Hans. C’est l’aménagement déplorable de l’île du Dr Moreau qui l’a tué !

— C’est la boisson, vous dis-je… je connaissais Hans depuis des années. Il avait du sang de couleur dans les veines. J’ai toujours dit que l’alcool le tuerait.

La colère me gagna.

— Et quand bien même ce serait l’alcool qui aurait tué ce pauvre type ? Pourquoi buvait-il ? Pour oublier la honte qu’il éprouvait à vivre ici avec ces créatures mutilées, ces parodies d’êtres humains.

Fixant son assiette, Dart dit :

— Je le connaissais mieux que vous. Vous ne comprenez pas, Roberts. Vous n’êtes qu’un fichu politicien. J’aimais bien Hans. Il va me manquer… Ah, au diable cette maudite installation pourrie !

Il abattit un poing de métal sur la table. La violence de son geste l’apaisa. Il releva les yeux vers moi et reprit, sur un ton parfaitement calme :

— On s’entendait bien, Hans et moi. Il n’avait pas été gâté par la vie ; déjà, quand il était gosse, il avait commencé à en baver. Cette île était un sanctuaire pour lui – pour une fois il n’était pas du côté des victimes. Aussi comprenait-il mes sentiments comme je comprenais les siens. Vous et moi en revanche…

Il laissa sa phrase en suspens. Voyant que je n’étais pas décidé à répondre, il reprit :

— Vous et moi… pourrons-nous jamais nous entendre ? Vous êtes un homme de pouvoir, vous avez vu du pays, vous vous entendez probablement avec tous les gens que vous rencontrez. Vous ne savez même pas ce que « s’entendre » signifie – c’est pour vous quelque chose qui va de soi. C’est là un type de relation que je ne peux jamais avoir à cause de ce que je suis. Une victime de la thalidomide. Un monstre. Il me faut dominer ou être dominé. Est-ce que ça vous semble de la mégalomanie ? Non, ce n’en est pas. C’est la leçon de l’expérience, et on ne se débarrasse pas comme ça de l’expérience. Non que j’aie dans l’idée d’imposer ma loi à autre chose que ce petit tas de boue au milieu de l’océan – mes ambitions se limitent à cela. Mais je ne sais pas ce que vous pensez, n’est-ce pas ? À part que vous devriez me réduire à zéro.

Je regardai par la fenêtre.

— Je ne pense pas en ces termes. Je peux voir que vous êtes bien décidé à me braquer contre vous, que vous en ayez conscience ou non, mais c’est là une conséquence de votre paranoïa et non de ma conduite.

— Ma paranoïa ! Qu’est-ce que c’est que ce boniment ? Savez-vous… avez-vous la moindre idée de ce qu’est la paranoïa ? C’est une réaction rationnelle aux circonstances immédiates. Pourquoi ne songeriez-vous pas à m’éliminer ? Il y a une guerre en train de par le monde, une guerre à laquelle vous êtes mêlé et moi pas. Qui se bat dans cette guerre, vous vous l’êtes demandé ? Pas les monstres comme moi, Mr Roberts, non, mais les gens normaux comme vous ! La guerre est une idée à vous ! Éliminer est une idée à vous.

Il tremblait à présent, et je sentais la colère monter en moi.

— Vous n’êtes pas exempt de culpabilité, Dart. Écoutez ce que vous dites. Vous me parlez comme à une multitude alors que je ne suis qu’un individu. Vous savez très bien que la guerre n’est pas une idée à moi, mais si vous pouvez voir en moi une force armée plutôt qu’un individu, il vous est plus facile de me haïr. C’est comme ça que les guerres commencent. Vos difformités ne vous donnent pas le monopole du droit.

Tout en parlant, je m’étais penché en avant, pointant un doigt vers lui. Il réagit immédiatement à ce geste et se mit à crier, avant même que j’eusse terminé.

— Foutez-moi la paix avec vos élucubrations ! Regardez-vous ! Vous êtes instinctivement en train de pointer un revolver sur moi, sauf que vous n’avez qu’un doigt à me mettre sous le nez. Alors faites attention, car moi je suis armé, souvenez-vous-en !

Il sortit son automatique et me le braqua sur le ventre.

— Et maintenant qui songe à éliminer l’autre ? demandai-je. Vous avez raison, Dart… ce n’est que lorsque vous avez ce truc dans vos griffes que vous pouvez être à égalité avec autrui. Je me demande comment vous pouviez permettre à ce pauvre Maastricht d’avoir un fusil.

Tout en gardant son pistolet pointé sur moi, il détourna les yeux. Il parcourut le sol du regard et se mordit la lèvre inférieure.

Quand il releva les yeux vers moi, il raccrocha l’automatique à une fixation ménagée en dedans de son fauteuil et dit :

— J’ai un tempérament vif, Mr Roberts, et vous avez tout fait pour me mettre hors de moi. Tout ce que j’essayais de vous dire, c’est que je tenais à ce que nous soyons en bons termes. Je veux que vous fassiez quelque chose pour moi. Je viens de me souvenir que nous n’avions pas récupéré le fusil de Hans. Où est-il ? Au fond de la lagune ?

— Là, au moins, il est en lieu sûr. Les Hommes-Animaux n’osent pas entrer dans l’eau.

— Il faut que vous me rameniez ce fusil, mon ami. Si vous ne le faites pas, ce sont eux qui le feront. (Il se tortilla dans son fauteuil.) Il ne faut surtout pas qu’ils aient des armes à feu. Essayez d’imaginer les ravages qu’ils pourraient causer.

— Je ne vais pas plonger encore une fois, Dart, c’est définitif. Vous avez vu George et les autres. Ils ont peur de l’eau.

— Mais les Hommes-Otaries, Roberts ! Les Hommes-Otaries ! Ils plongeront et récupéreront le fusil. Ils risquent de le donner aux habitants du village, à Renardeau ou à un autre. Ils sont tous de connivence. Nous aurions un soulèvement général sur les bras. Voulez-vous aller chercher ce fusil, s’il vous plaît… maintenant, avant le coucher du soleil.

Personnellement, je doutais que les Hommes-Otaries fussent capables de trouver le fusil, même s’ils partaient à sa recherche. Je secouai la tête, attendant de voir si Dart allait de nouveau me menacer de son pistolet. Au lieu de cela, il pressa un bouton sur son accoudoir.

Bella apparut.

— Va me chercher Heather, ordonna Dart.

Il m’adressa un sourire particulièrement mauvais, mais resta silencieux.

Bella revint presque aussitôt en compagnie de la brune américaine. Elle s’avança vers Dart d’un pas élastique et s’arrêta auprès de lui en se mordillant le bout de l’index ; l’air attentif. Bella resta derrière moi, près de la porte.

— Heather est une jeune femme remarquable, Mr Roberts. L’admiration que j’ai pour elle est presque sans bornes. Elle est très gentille et très belle. Heather, mon petit, voudriez-vous avoir l’obligeance d’enlever vos vêtements afin que Mr Roberts puisse voir combien vous êtes belle ? Bella, allume-nous une lampe.

Heather portait la même tenue que je lui avais vue plus tôt. Elle s’écarta de Dart pour avoir plus d’espace, et commença à se dévêtir. Elle se baissa pour ôter ses sandales, qu’elle plaça l’une à côté de l’autre. Un vague sourire aux lèvres, elle pencha la tête de côté et dénoua l’écharpe incongrue qu’elle portait autour du cou. Elle la fit glisser le long de ses épaules, tendant progressivement le bras, puis la laissa choir sur le sol. Il était clair qu’elle ne craignait pas grand-monde sur le terrain de la provocation. Puis elle défit lentement les boutons de sa tunique safran, du cou jusqu’à la taille, jusqu’à ce que le vêtement s’ouvre sur la chair qu’il couvrait. Elle fit délicatement tomber la tunique de ses fines épaules et l’envoya rejoindre l’écharpe tout en secouant la tête pour libérer ses cheveux. Le mouvement magnifia la beauté de ses seins, qui n’étaient pas particulièrement pleins ; elle caressa le gauche d’une main, s’amusant à en faire rouler la pointe entre ses doigts.

Un mouvement furtif dans le voisinage attira mon regard. Bella se coulait hors de la pièce.

Heather fit alors quelques pas autour de la pile de ses vêtements, peut-être pour mettre en valeur l’élasticité de sa poitrine. Puis, cessant son manège, elle se tourna de nouveau face à nous et, d’un air songeur, entreprit de se débarrasser de son pantalon. Après en avoir fait glisser la fermeture éclair, elle défit une agrafe à la taille et il tomba sur ses chevilles. Elle ne portait rien dessous. Comme elle se baissait pour le ramasser, j’eus la vision de fesses et de cuisses parfaitement galbées. Quand elle se retourna vers nous, ses joues étaient légèrement plus colorées, son sourire un peu plus lascif, la fourrure sombre de son mont de Vénus exposée dans toute sa désirable splendeur. Elle fit deux pas vers moi avant de m’en cacher malicieusement le spectacle de ses deux mains. Elle passa sa langue sur ses lèvres, puis leva soudain les bras et s’enfuit à l’autre bout de la pièce.

— Merci, Heather, dit Dart d’une voix pâteuse. Tu serais heureuse de passer la nuit avec Mr Roberts s’il voulait bien me rendre un petit service, n’est-ce pas ?

— Ce serait un plaisir, dit-elle. N’est-ce pas Calvert ?

Dart dit :

— Il est temps que nous nous montrions un peu plus hospitalier avec vous, Mr Roberts. Mais d’abord, s’il vous plaît, rapportez-moi ce fusil.

— Encore une de vos vieilles ficelles, Dart… vous vous servez de nous deux comme si nous étions vos choses. Comme je vous l’ai dit, je ne marche pas. Merci pour le strip-tease, Heather. Vous devriez continuer dans cette voie… et trouver un meilleur travail ailleurs.

— Les hommes qui parviennent au pouvoir y perdent souvent leur appétit sexuel, déclara Dart d’une voix mate. C’est ce qu’on appelle un transfert…

Dehors la nuit était tombée. L’océan, par delà lequel la guerre vivait et prospérait, n’était plus visible. Seule sa rumeur était audible, comme un canon sans fin.