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ENTRE LES MAINS DU MAÎTRE
Une des raisons de ma croyance en Dieu tient à la présence dans ma vie d’émotions et d’intuitions échappant à la méthode scientifique. J’ai rencontré par ailleurs des hommes de science qui croient à la télépathie tout en niant Dieu. Pour moi il est plus sensé de croire en Dieu qu’en la télépathie ; la télépathie me paraît être une mystification dépourvue de toute base scientifique comme l’astrologie (bien que j’aie rencontré des hommes travaillant prosaïquement sur la Lune qui croyaient dur comme fer à l’astrologie), tandis que Dieu ne peut être sans base scientifique puisqu’il est le Moteur Premier qui contient la science ainsi que tous les autres effets de notre univers. C’était du moins la petite idée que je m’étais provisoirement fabriquée, pour ma satisfaction personnelle. Dieu est un terrain mouvant.
Dès que je fus en face du Maître, je ressentis quelques-unes de ces émotions – jugez-les emphatiques si vous voulez – que je signalais plus haut comme échappant à la méthode scientifique. Dès qu’il parla, je sus qu’en lui, comme dans ses créatures, peur et agressivité se mêlaient. Dieu me rendait avisé.
Il ne pouvait pas s’agir là d’un robot.
Je levai les yeux vers la chose. Une fois que j’eus repris le contrôle de moi-même, je vis que le Maître, tout en restant d’une stature redoutable, n’était pas aussi grand que j’en avais jugé dans ma quasi-panique. Il mesurait dans les deux mètres vingt-cinq, ce qui revient à dire qu’il ne me dépassait guère que d’une tête.
Sous son casque se détachait une figure pâle qui transpirait tout autant que la mienne.
— Qui êtes-vous, et d’où sortez-vous ? questionna-t-il.
J’ai appris à connaître les hommes, à les percer à jour au-delà de leurs poses. Je sais distinguer les durs de ceux qui n’en ont que les apparences. En dépit de la rudesse qu’il y avait dans la voix de cet homme, il me sembla y percevoir une certaine indétermination. Je me détachai du rocher sur lequel j’étais appuyé.
Il marqua le pas gauchement, afin de continuer à me faire face, tout en braquant son fusil sur mon ventre. Cela eut pour effet d’attirer mon attention sur l’arme, que je reconnus pour être d’un type dont étaient équipées les Forces Coalliées d’Invasion et d’Occupation. C’était un Xiay 25 A, fabriqué à peu de frais par nos alliés chinois et susceptible d’usages multiples : il pouvait tirer des balles ordinaires, des bombes asphyxiantes, des grenades à crampons et autres joyeusetés de ce genre. L’homme-robot portait un fouet et un revolver à sa ceinture. Il était bien armé s’il était dehors pour une promenade matinale.
Il répéta sa question.
Je me campai solidement devant lui, luttant contre ma faiblesse.
— Je suis américain, ce dont vous ne pouvez sans doute pas vous vanter. Je m’appelle Calvert Madle Roberts, et je suis sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, dans le gouvernement Willson. Je revenais d’une mission ministérielle quand mon avion s’est écrasé dans le Pacifique. Vos employés m’ont ramené à terre. Il faut que j’entre immédiatement en contact avec Washington.
— Mes employés ? Vous devez sans doute faire allusion à Maastricht. À quoi diable jouait-il en vous débarquant ici ? Ce n’est pas une fête foraine que je dirige. Pourquoi ne vous a-t-il pas amené par la lagune ?
— Je viens de passer neuf jours à la dérive. Je suis à peu près entier et j’ai besoin de contacter mon département le plus tôt possible, d’accord ? Si c’est vous le patron, c’est à vous qu’incombe la responsabilité de vous occuper de moi.
Il émit un grognement qui pouvait passer pour un petit rire.
— C’est moi le patron ici, ça ne fait aucun doute… Et je peux très bien vous faire rejeter à la mer.
— Vous ne manquez vraiment pas d’air. Je vous ai dit mon nom. Roberts. Quel est le vôtre ?
Ses lèvres se retroussèrent légèrement.
— Appelez-moi Maître, comme tout le monde ici.
Il pivota sur lui-même d’un violent mouvement du corps et reprit le chemin par où il était venu. Je lui emboîtai le pas.
Nous cheminâmes le long de la misérable piste qui servait de rue principale au village indigène. Ses habitants, ayant rassemblé leur courage, étaient revenus nous guigner. Ils laissaient tomber des formules apotropaïques sur le passage de leur Maître.
— À Lui la Main qui Mutile…
— À Lui la Tête qui Blâme…
— À Lui le Fouet qui Dompte…
au-delà du petit village dépenaillé s’étendait la lagune. La route la contournait, serpentant le long de ses tranquilles eaux vertes jusqu’à des bâtiments qui apparaissaient entre les arbres. Plus loin, se dressait une colline escarpée dont les falaises grises dominaient la forêt. Si viles que fussent les affaires humaines en ces lieux, la nature y apposait une note de majesté.
Il était impossible de rivaliser avec les grandes enjambées mécaniques du soi-disant Maître. Je me faisais de plus en plus distancer. Un groupe d’indigènes travaillait à l’autre bout de la lagune, où l’on pouvait apercevoir une grue mobile ; ils s’interrompirent pour nous regarder.
Ma vision commença à se brouiller quand le chemin se mit à grimper. Un rempart de grands poteaux de métal se dressait là. Le haut de la palissade était muni de rouleaux de fil de fer barbelé. Le Maître s’arrêta devant une porte étroite ménagée dans la paroi, se pencha maladroitement pour la déverrouiller. J’entendis jouer les serrures. Il tourna un volant, la porte s’ouvrit et il la franchit. Dès que je l’eus rejoint, il la repoussa et la referma de l’intérieur.
Une immense faiblesse me gagna. Je tombai sur un genou.
— Bella ! appela-t-il sans m’accorder la moindre attention.
Je me relevais, prêt à reprendre ma marche, quand une étrange silhouette sortie d’un des bâtiments accourut vers nous. Ça portait une robe. Ça – non, elle, Bella – avait les courtes jambes difformes communes à la plupart des autres habitants de l’île. Sa peau était d’un rose terne. Sa figure était aussi hideuse que celle de George et de ses camarades, mais ses yeux étaient curieusement… caressants, oui, je crois que c’est le mot. Ils luisaient d’un doux éclat qui avait quelque chose d’oriental. Elle évitait de me regarder directement, mais elle s’approcha sans rechigner tout en écoutant ce que le Maître lui disait.
À ma grande surprise, elle marcha droit sur moi et essaya de me soulever de terre. Un frisson nerveux me parcourut à son contact. Puis je m’écroulai.
Je ne perdis jamais complètement connaissance. Je discernais d’étranges visages autour de moi, et j’eus conscience d’être transporté dans une pièce obscure. Quelque chose de frais fut placé sur mon front. On me versa de l’eau dans la bouche ; je pouvais à peine avaler, et le récipient fut remporté. Puis on me banda les yeux. Je restai étendu, privé de volonté, tandis que des mains expertes me parcouraient le corps et que l’on me soumettait à un examen approfondi. Autant de choses que je remarquai à peine sur le moment, mais que je devais me rappeler plus tard.
Quand je revins enfin à moi, le bandage avait été ôté de mes yeux. J’étais nu sous un drap et je me sentais parfaitement reposé. Me soulevant sur un coude, je vis qu’un onguent contre les coups de soleil avait été appliqué sur ma poitrine et mon visage. La femme répondant au nom de Bella se tenait accroupie dans un coin de la pièce. Un éclat vert passa dans ses yeux quand elle tourna la tête vers moi.
— Toi… sentir bien maintenant ?
— Je pense.
— Toi aimer whisky ?
— Merci, mais je ne bois pas.
— Pas boire ? Toi boire eau.
— Je veux dire que je ne bois pas d’alcool.
Elle me fixait sans bouger. Elle avait de courts cheveux noirs. Je me demandai si c’était une perruque. Son nez faisait penser à un museau de chat.
— Merci de m’avoir veillé, Bella. J’étais plutôt mal en point. La réaction.
— Moi dire Maître.
Elle s’éclipsa, ouvrant à peine la porte pour sortir, la refermant aussitôt. Décidément féline.
La pièce prit une nouvelle dimension dès que mon infirmière fut partie. Mon corps me parut extrêmement léger. Bah, me dis-je, c’est comme ça sur la Lune. Il ne faut pas s’attendre à trop de réalité. La réalité n’est ici qu’un sixième de ce qu’elle est sur Terre.
— M pour Madame la Lune, dis-je à voix haute.
Il y avait de la musique qui jouait tout près, de la musique et la puissante chaleur d’une journée tropicale. La musique était du Haydn, ce compositeur qui en était venu à dominer tous les autres, même Bach et Beethoven, au cours des dix dernières années. Il me semblait bien que c’était sa Cinquante-Quatrième Symphonie qu’on entendait. Haydn et Hélios…
Par je ne sais quel tour que me joua mon esprit, je me rappelai qui était Moreau.
J’avais les yeux fixés dehors sur une cour pleine d’un beau désordre. Entassés pêle-mêle, il y avait là des pots de peinture, des plaques de bois, des panneaux de métal. Maastricht, toujours cramponné à sa bouteille, traversa mon champ de vision. J’avais oublié qu’il était lui aussi sur la Lune.
J’entendis le Maître lui crier après.
— Pourquoi diable avoir largué ce politicien où tu l’as fait ? C’est vraiment chercher les ennuis… ceci n’est pas une fête foraine ! Suppose que George ait…
— Je me suis pas soucié de l’amener par le port parce qu’il fallait que je me grouille d’aller voir les filets, comme vous m’en aviez donné l’ordre, répliqua la voix de Maastricht. J’ai eu mon compte d’engueulades pour la journée. George vous l’a amené en entier, non ?
— Il a fallu que j’aille à la rescousse du bonhomme. Ils étaient prêts à le mettre en pièces, si tu veux le savoir.
— Pfft ! Vous me ferez pas croire ça. N’importe comment, qu’est-ce qu’on fait de ce type maintenant qu’il est là ?
— Tu sais très bien qu’il ne peut pas rester ici. Regarde un peu plus loin que le bout de ton nez, mon garçon. Suppose qu’il se mette dans la tête de faire équipe avec Warren ?
— Bon Dieu, vous occupez pas de Warren… Laissez courir pour l’instant, Maître. Il est temps que je m’offre un gorgeon.
Le dialogue se poursuivit, mais d’étranges vagues ondulaient dans ma tête, porteuses de ténèbres. Je regagnai péniblement mon lit, plongeai une main sous l’oreiller et sombrai dans un sommeil agité. J’étais sans arrêt plus ou moins arraché de ses profondeurs par des rêves effrayants, dont le motif récurrent était un gigantesque M, noir, tantôt taillé dans le roc, tantôt dans de la chair. Il m’arrivait parfois de me réveiller pour trouver Bella à mon chevet, en train de me veiller ou de m’éponger gauchement le front.
Depuis que j’étais sur la Lune, je trouvais plaisantes certaines choses qui ne m’auraient pas semblé telles autrement. À sa façon féline, Bella se pressait contre moi. Sa bouche, avec ses incisives aiguës, touchait la mienne. J’aime le pouvoir et son exercice ; dans n’importe quelle situation donnée je manœuvrerai jusqu’à l’avoir bien en main ; mais avec Bella contre moi, dont les airs craintifs ne dissimulaient pas les allures de fauve, je savourais la faiblesse dans laquelle je flottais. C’est ainsi que les choses se passent sur la Lune.
Arriva enfin un temps où je pus me mettre sur mon séant, la tête absolument claire. Mes horloges internes me dirent que ma fièvre avait duré deux ou trois jours. Des vêtements repassés de frais étaient posés près de mon lit. Je posai les pieds par terre et me mis debout. Mes jambes me parurent plus minces qu’avant. J’éprouvai mon équilibre ; une légère houle continuait de me bercer, un fantôme des jours passés à dériver dans mon esquif ; mais je repris contrôle de moi-même et n’eus aucune difficulté à marcher jusqu’à la fenêtre.
Devant moi s’étendait l’île du Dr Moreau, baignant dans sa dose quotidienne de soleil, tandis que le Pacifique attendait comme toujours à l’horizon, réservoir d’énergie. Dans la cour débarras, un oiseau passa en piqué. Tout le reste était immobile. La Lune s’était enfoncée derrière mon horizon psychique. Je revins vers le lit et m’assis.
Un peu plus tard, Bella se glissa dans la pièce.
— Toi… es mieux ? demanda-t-elle.
Je lui fis signe d’approcher. Elle resta où elle était, une main sur la porte. L’enveloppant d’un regard pénétrant, je récapitulai les sentiments mêlés qu’elle m’avait inspirés durant ma fièvre. Elle portait une robe de toile écrue qui lui descendait jusqu’aux chevilles. Celle-ci était déchirée. La déchirure et son maintien général avaient quelque chose de pitoyable ; et pourtant, il y avait dans sa façon de faire le dos rond une note de défi que j’admirais. Elle était par ailleurs assez laide, mais il y avait en elle une animalité qui avait vaguement éveillé mes appétits les plus charnels.
— J’apprécie les attentions que tu as eues pour moi pendant que j’étais malade, Bella, dis-je. J’ai du travail à faire maintenant. Où est la douche ici ? Je suis sûr que ça me ferait le plus grand bien.
— Le Maître vouloir toi parler.
Peut-être avait-elle compris, peut-être pas.
Elle me conduisit le long d’un petit couloir et me fit pénétrer dans une autre pièce. De la musique était en train de jouer – encore du Haydn. Je m’étais attendu à voir le Maître me dominer de toute son impressionnante hauteur, mais il n’était pas là. C’était une pièce assez plaisante, mais presque dépourvue de mobilier. Il y avait une large baie vitrée qui donnait par-dessus la palissade – la vue aurait pu être agréable, n’eût été l’aspect sinistre de l’environnement immédiat.
Je pouvais voir un morceau d’une tranquille lagune, dont les eaux presque turquoise étaient abritées de l’étendue bleue du Pacifique par un cordon littoral presque continu. Un petit port, réduit à un appontement fatigué auquel était amarré un bateau, était niché au creux de la côte. De grands palmiers se penchaient vers l’eau, couvrant quelques huttes de leur ombre. Derrière, la jungle escaladait une pente dont le sommet se perdait derrière le bâtiment où je me trouvais.
Le décor était si typiquement tropical que j’en vins à me demander si je ne l’avais pas déjà vu dans quelque vie antérieure. Puis je me souvins que ce genre de paysage incarnait un des rêves d’évasion préférés du début du XXe siècle : la retraite dans les mers du Sud, où un vapeur européen ne venait mouiller qu’une fois par mois, et où les filles n’étaient vêtues que de pagnes de raphia. Et je me dis, comme je me retournais pour observer l’antre du Maître, qu’il y avait beaucoup de choses dont j’avais lieu d’être reconnaissant. À commencer par la vie.
Un des murs était occupé par un écran tridi : mes yeux plongeaient dans une vaste salle surchargée d’ornements, appartenant peut-être à quelque palais allemand, où un orchestre sacrifiait de son mieux au culte de Haydn. Je reconnus immédiatement la chaîne comme étant Monde Trois ; elle diffusait de la musique depuis Chicago vingt-quatre heures sur vingt-quatre et pouvait se capter n’importe où par relais satellite, même dans ce coin perdu de l’océan. On pouvait aussi la prendre sur la Lune. Un des agréments auxquels la guerre n’avait pas encore mis fin.
Puis la voix du Maître vint se superposer à la musique, tandis que l’orchestre s’estompait.
— Je vais venir vous parler, Roberts. Êtes-vous prêt ?
— Certainement. Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Il se peut que vous soyez surpris.
Là-dessus, une porte latérale s’ouvrit, et quelqu’un entra. Maastricht suivait, mais je le remarquai à peine.
J’étais trop occupé à regarder la personne qui le précédait.
C’était le Maître. Je reconnus la face pâle. Il devait avoir dans les trente-cinq ans. Il avait considérablement rapetissé depuis la dernière fois où je l’avais vu parader. Il s’avança rapidement dans un fauteuil roulant motorisé et s’arrêta devant moi. Je reculai et m’assis dans un fauteuil relax. Il n’avait pas de jambes. Un vêtement flottant lui couvrait le corps.
— Nous y sommes, Mr Roberts. Maintenant que vous me voyez tel que je suis, nous savons tous les deux où nous mettons les pieds.
Il était plein d’expressions argotiques passées de mode depuis dix ans, et il utilisa celle-là avec une pointe d’humour.
— De toute façon, je ne peux pas supporter ces prothèses très longtemps avec cette chaleur. Et maintenant, nous allons avoir une petite conversation pendant que Bella va vous apporter quelque chose à manger.
Dépouillé de son armure et attifé de ce vêtement flottant, le soi-disant Maître offrait à première vue toutes les apparences de la faiblesse et de la féminité. Mais je remarquai dans la face blême, dans les joues fortes et la bouche fine et pâle quelque chose d’impitoyable dont n’importe qui aurait tenu compte – quelque chose que l’on ne pouvait que respecter ou contourner.
J’étais en train de le jauger quand il se retourna pour dire quelque chose au Hollandais, qui musardait dans les parages.
— Un bien fâcheux accident, dis-je avec un geste en direction du fauteuil roulant perfectionné. Qu’est-ce qui vous a amené sur cette île du Pacifique en pleine zone de combat ? Vous êtes anglais, n’est-ce pas, si j’en juge par votre accent ?
Il me fixa sans ciller.
— Il se trouve que je suis né en Angleterre. Et alors ? Je ne me soucie pas plus de l’Angleterre qu’elle ne s’est souciée de moi. Maudite Angleterre. Je suis apatride – c’est aussi simple que ça. Vous me suivez ?
Je ne me préoccupai pas de répondre. Bella entra, poussant devant elle un chariot à desserte qu’elle installa devant moi. Il contenait un assortiment d’alcools, auquel je ne touchai pas, et de la citronnade fraîche à laquelle je fis largement honneur. La nourriture était coréenne, servie directement dans des plateaux de congélateur et très savoureuse, surtout pour quelqu’un qui n’avait rien absorbé de solide depuis des jours.
— Vous vous y connaissez en matière de construction, Mr Roberts ? demanda Hans.
— Ce n’est pas important, lui dit le Maître. Laisse-nous seuls. Retourne au port. Qu’est-ce que tu as à traîner ici, n’importe comment ?
— D’abord vous voulez que je peigne les panneaux, ensuite vous voulez que j’aille travailler au port…
— Hans, ceci n’est pas une fête foraine. Il y a du travail à faire. Va au port quand je te le dis. Tu sais bien que cette racaille ne travaille pas convenablement sans toi.
— Pour ce que j’en ai à foutre… grommela Maastricht, mais il sortit quand même à reculons en jetant des regards noirs à l’homme dans le fauteuil.
Quand nous fûmes seuls, le Maître dit en manière de conclusion :
— J’essaie de bien gouverner mon petit navire. Et maintenant, Mr Calvert Roberts, puisque vous êtes là, même si c’est à mon grand regret, si nous parlions un peu ?
— Excellente cuisine… Après plus d’une semaine dans un canot découvert, je vous assure qu’un homme a de quoi être plus que satisfait quand la Providence le rend à la terre ferme et lui procure de l’eau, de la nourriture et de la compagnie – même si celle-ci n’est pas très amicale.
— Je n’ai jamais vu personne remercier la Providence de sa présence sur ce rocher.
— Peut-être qu’ils auraient dû essayer… Je voudrais justement discuter avec vous de ce que vous appelez ce rocher…
Il secoua négativement la tête.
— Je voudrais discuter de vous. Peu importe ce que vous voulez. Chaque chose en son temps. J’ai mes priorités.
— Écoutez, l’ami, vous y allez quand même un peu fort. Vous ne vous êtes même pas présenté. Je ne suis pas votre chose, mettez-vous ça dans la tête. Je ne vous donnerai pas du « Maître » – quel est votre nom ?
— Ici on ne m’appelle pas autrement que « Maître ».
— Vous ne gagnerez rien à persister dans cette attitude, je vous assure. Votre présence ici, en pleine zone de combat, enfreint probablement les lois militaires et vous expose à de graves sanctions.
Je continuai de manger pendant que l’orchestre continuait de jouer et que mon interlocuteur se propulsait à toute vitesse à travers la pièce.
Virant devant moi, il me fit face et dit :
— Puisque vous trouvez cela tellement important, sachez que mon nom est Dart. Mortimer Dart – bien que je sois désormais aussi privé de nom que de patrie. Comme je suis privé de forme. Il n’y a pas place pour vous sur cette île si vous ne vous soumettez pas à mon autorité.
— À quoi bon vous énerver, Mr Dart ? Je ne défie pas votre autorité, et ce n’est pas moi qui vais vous réclamer le moindre bout de votre petite île. Mon intention est simplement de regagner les États-Unis aussitôt que possible. Ma présence y est réclamée. La FASA – c’est-à-dire les Forces Alliées Spatiales et Aérospatiales, au cas où ce sigle ne vous dirait rien – va ratisser toute cette région en quête d’éventuels survivants de l’accident arrivé à la navette. Il faut absolument que vous me laissiez utiliser votre radio pour prendre contact avec le Q.G. de la FASA à San Diego, qui transmettra mon message au Président, l’informant de mon bon état et de ma position présente. Vous serez dédommagé de tout dérangement occasionné.
Il me regarda par-dessus une épaule difforme, les lèvres serrées.
— D’après vous, vous êtes un sous-secrétaire d’État. Un copain du Président, hein ? Un gros bonnet. Une huile. Ce n’est pas une histoire facile à avaler – vous avez échoué ici à demi mort. Prouvez-moi la vérité de vos dires.
— Tous mes papiers se sont perdus dans l’accident du Léda. Essayez de contacter la FASA, demandez-leur si le sous-secrétaire d’État Roberts est porté disparu. Ou alors je peux alerter mon propre département sur une longueur d’onde confidentielle – ils ne seront que trop heureux de m’identifier. Vous pouvez aussi vérifier les noms des gars qui m’accompagnaient. Je peux vous les donner. Je suis tout ce qu’il y a d’authentique. Comme sont authentiques les nouvelles que j’apporte au Président.
Son regard se fit soupçonneux.
— Quelles nouvelles ?
Je regardai ma montre et effectuai un rapide calcul. La guerre allait vite, même dans la phase plus ou moins bidon des premiers engagements. Des mouvements militaires qui étaient secrets dix jours auparavant devaient être à présent connus de tout le monde sur Terre.
— Vous suivez le déroulement de la guerre ?
Il fit un geste en direction de l’orchestre sans cesser de me tenir sous son regard furieux.
— Je préfère ceci. Si les hommes tiennent absolument à s’entretuer, qu’est-ce que je peux y faire ?
— Les forces soviétiques terrestres, maritimes et aériennes sont sur le point d’occuper Hokkaido et les îles voisines du Japon. Elles auront ainsi sous leur contrôle toute la mer du Japon ainsi que plusieurs routes maritimes entre les États-Unis et la Chine. Je revenais d’une conférence sur la Lune consacrée à la conduite future de la guerre sur la scène japonaise ; il est essentiel que je fasse tout de suite mon rapport. Beaucoup trop de temps a déjà été perdu au profit de l’ennemi.
Dart accueillit ces paroles d’un air sombre. Puis il parla sur un ton plus conciliant.
— J’ai vu un bulletin ce matin. Une formidable attaque vient d’être lancée contre les cités et les ports japonais… Donnez-moi quelques détails à votre sujet, juste pour me permettre de vous situer.
Mes mains se crispèrent sur mes genoux. Le cauchemar, l’agonie finale du XXe siècle étaient en train, et j’étais assis là, soumis aux caprices d’un pauvre petit fou… Je lui donnai rapidement quelques détails. Né dans une ferme du Connecticut, fils unique. Père ambitieux d’ascendance allemande, mère écossaise presbytérienne. Familles plus qu’aisées des deux côtés. Les relations de mon père m’avaient permis d’entrer dans la vie politique dès ma sortie de l’Université. Un petit poste dans le gouvernement Ammader m’avait permis de partir en mission à Pékin à l’époque où les hostilités russo-chinoises s’étaient déclenchées le long de l’Ussuri. M’étais trouvé à Helsinki au moment de l’Incident d’Helsinki, qui marquait le début de l’expansionnisme soviétique. M’étais réfugié en Finlande et en Europe avec des blocs mémoriels vitaux provenant du Q.G. de la NAPA. M’étais vu offrir un poste gouvernemental peu après, sous le président Willson.
Dart prêta une oreille attentive à ce récit, la tête légèrement penchée de côté. Je sentis qu’il ne savait pas trop s’il devait me croire ou non. Ce que je disais était convaincant et assez proche de la vérité.
— Vous êtes un homme entreprenant. Avoir réussi à vous promener ainsi autour du monde, en dépit de toutes les restrictions sur les déplacements, d’est en ouest, du nord au sud, toutes ces activités officielles… À vous en croire, vous avez eu des années bien remplies. Si tout cela est vrai, on peut dire que vous en avez eu pour votre argent. (Il soupira.) À simple titre de renseignement, quel âge avez-vous, Mr Roberts ?
Je pris soin de ne pas laisser paraître mon impatience grandissante.
— Trente-cinq ans, ce qui n’est pas de la première jeunesse. Né le 24 mai 1961. Marié quatre fois, divorcé quatre fois. Pas d’enfant. Y a-t-il encore quelque chose que vous aimeriez savoir ? Je n’ai pas besoin d’un passeport pour l’île du Dr Moreau, je suppose ?
Il fit de nouveau le tour de la pièce, faisant décrire un large arc de cercle à sa voiture avant de s’arrêter brusquement devant moi, le sourcil froncé, une expression menaçante sur le visage.
— Nous avons le même âge, Mr Roberts. Nous sommes nés le même jour du même mois. Est-ce une coïncidence, une mauvaise plaisanterie ou je ne sais quel coup monté ? Pendant que vous profitiez pleinement de l’existence – voyages, femmes, tout ça – je traînais la mienne sur des béquilles, ou dans cette voiture, ou pire encore. Le même jour. La gloire pour vous, l’humiliation pour moi.
— La gloire…
— Vous ne connaissez pas votre bonheur, espèce d’ordure à deux bras et à deux jambes.
Il prononça ces mots sans emphase aucune ; c’était simplement une réflexion qu’il devait avoir l’habitude de faire quand il se trouvait confronté à des gens de constitution normale. Il me regarda dans les yeux en disant cela, me forçant à les baisser. Le visage de Dart, sous ses aspects poupins, était tout à fait frappant. Il possédait un crâne imposant, bien pourvu en mâchoires et en nez, et c’étaient deux yeux haineux, profondément enfoncés dans les orbites, qu’il posait sur l’univers. Il avait des cheveux noirs coiffés à la diable mais qui lui retombaient sur le front de façon assez élégante. Peut-être avait-il tendance à s’empâter.
— Comme vous deviez le prévoir, je me sens gêné, Mr Dart. Oui, nos vies ont sans doute été très différentes. Mais n’imaginez pas que la mienne a été sans problème. C’est le lot de tout le monde. Vous n’avez pas besoin de m’expliquer ce qu’il entre de mystère dans les voies de Dieu, qui communique très souvent à travers la souffrance.
— Dieu ! fit-il en écho, et il proféra un blasphème.
Bien que les faibles ne soient pas les seuls à jurer, je considère cet acte comme une marque de faiblesse.
— Un reste de l’éducation presbytérienne de votre mère, je suppose…
Il était temps de changer de sujet. L’orchestre s’était lancé dans le dernier mouvement de la symphonie de Haydn, et Bella vint remporter presque subrepticement le chariot à desserte.
Je dis à Dart :
— Je crois bien connaître toutes les îles du Pacifique. Mais je n’ai jamais entendu parler de l’île du Dr Moreau. Comment ça se fait ? Qui l’a baptisée ainsi ?
Il riposta par une autre question.
— Est-ce que le nom de Moreau vous dit quelque chose ?
Je me frottai le menton.
— Je dois reconnaître que oui. J’étais autrefois un grand admirateur des romans scientifiques de H.G. Wells, l’auteur des Premiers hommes dans la lune et de La Machine à explorer le temps. Wells a écrit aussi un roman ayant pour cadre une île du Pacifique, dépourvue de nom si je me souviens bien, sur laquelle un certain Dr Moreau pratiquait des expériences pénibles sur diverses espèces d’animaux. Y a-t-il un rapport ?
— Vous êtes sur l’île du Dr Moreau. C’est la même île.
Je me mis à rire – un peu jaune, je dois l’admettre.
— Allons, Dart. L’île du Dr Moreau est parfaitement fictive. Wells écrivait une allégorie. Je peux faire la distinction entre le réel et l’imaginaire, merci bien.
— Vantardise d’ignorant, Mr Roberts. Wells a peut-être écrit une allégorie, mais son île est bel et bien empruntée à la réalité – exactement comme l’île sur laquelle le Robinson de Defoe fait naufrage est inspirée d’une île réelle. Vous connaissez Robinson Crusoé ? De même qu’il a existé un équivalent de Crusoé, il y a eu un Moreau. Le véritable Moreau était un gentleman d’une certaine distinction qui faisait partie de l’Académie de Chirurgie d’Édimbourg ; il était connu sous le nom de Mr Angus McMoreau. C’était un élève de Thomas Huxley – Wells l’a rencontré. On connaît bien sa vie. Wells ne s’est guère éloigné des faits réels ; il les a seulement très fortement dramatisés. En fait, McMoreau lui a intenté un procès.
— Tout ça doit remonter à plus d’un siècle, si je ne m’abuse.
Dart nourrissait de toute évidence de dangereuses illusions. Je n’arrivais pas à croire à ce qu’il me racontait, mais préférai dissimuler mon scepticisme.
— Oui, tout cela se passait il y a plus d’un siècle, oui, dit Dart avec un sourire aigre. Mais quelle différence cela fait-il ? Les expériences de Moreau continuent encore aujourd’hui d’intéresser la recherche. Il explorait la frontière entre la nature humaine et animale, où gisent les ressorts du comportement de l’homme moderne. Les impératifs territoriaux, pour ne citer qu’un exemple qui ne vous est sans doute pas étranger. Des questions auxquelles le monde scientifique essaie de répondre aujourd’hui à travers des disciplines futiles comme la paléontologie et l’archéologie, McMoreau a essayé de les résoudre par la chirurgie. Ses méthodes étaient primitives, mais ses idées étaient valables… C’était un vieux fou génial, il n’y a pas à dire.
» Après la mort de McMoreau, un assistant non mentionné dans le roman de Wells poursuivit ses travaux pendant plusieurs années. Puis il trépassa lui aussi, et les habitants de l’île durent se débrouiller tout seuls pour survivre. Sûr que les choses n’ont pas dû être faciles pour eux. Comme vous le savez, c’étaient des êtres hybrides, mais ils réussirent à se reproduire, et ils forment la base de la population que vous pouvez voir ici aujourd’hui. Tous ces gens descendent en droite ligne des créatures de l’époque de Moreau.
La symphonie s’acheva. L’orchestre salua. Dart se carra dans son fauteuil roulant, terminant son discours, les yeux fixés sur la lagune.
— Durant la Deuxième Guerre mondiale, les forces japonaises envahirent la plus grande partie du Pacifique, y compris cette île. Mais un détachement permanent n’y fut pas installé. Puis, après la reddition des Japonais, l’existence de cette île fut portée à la connaissance des Américains. À propos, son nom local est Narorana. Ce qui signifie propriété privée. Une expédition scientifique fut envoyée en reconnaissance et…
Il s’interrompit. Quelque chose dans la cour extérieure venait d’attirer son attention. Il s’élança vers la fenêtre. J’allai regarder moi aussi, impressionné par son expression de fureur absolue.
Il n’y avait que Bella en vue. Elle se tenait près de la palissade. Un instant je crus qu’elle était en train de parler toute seule ; puis il devint manifeste qu’elle devait communiquer avec quelqu’un de l’autre côté de la fortification.
— Combien de fois lui ai-je dit…
Dart s’était remis en mouvement ; il fonça à travers la porte et le long du couloir. « Da Silva ! Da Silva ! » appela-t-il. Le régime de sa voiture était proportionnel à sa colère. Il apparut dehors, suivi de près par un homme mince, au teint basané, vêtu d’une blouse de laboratoire, que je supposai être le Da Silva mandé d’urgence. Je vis Dart tendre la main vers un fouet fixé à l’extérieur de sa voiture. Puis je m’élançai à mon tour.
Quand j’arrivai dehors, ce fut pour le voir frapper la malheureuse Bella à coups redoublés sur les épaules. Elle se faisait toute petite sous la morsure de la lanière mais ne cherchait pas à s’enfuir ; ce n’est qu’au moment où je me mis à crier qu’elle se décida à détaler, pour disparaître à l’intérieur par une porte située un peu plus loin.
L’homme à la blouse blanche me saisit le bras sans grande conviction, et je n’eus aucun mal à le repousser. Je m’emparai du fouet de Dart et le jetai à l’autre bout de l’enclos.
— Vous osez vous interposer… ceci est mon île…
Le visage de Dart avait viré au jaune sale.
— Ces gens ne sont pas vos choses pour que vous puissiez vous permettre…
— Ce sont mes choses…
— Leur âme ne vous appartient pas…
— Ils n’ont pas d’âme, ce sont des animaux…
— Les animaux méritent qu’on les traite mieux que ça. Nous n’allons pas du tout nous entendre, Dart, si vous ne vous décidez pas à vous contrôler. Je comprends que vous pensiez avoir de bonnes raisons de haïr le monde entier, et j’en suis désolé, mais je ne supporterai pas de vous voir…
— Imbécile, vous n’allez pas faire long feu ici si vous me parlez ainsi ! Vous osez vous attaquer à moi !
Mon geste était loin de l’avoir intimidé. Son visage était le portrait même de l’animosité. De plus, je ne l’avais nullement désarmé en lui arrachant son fouet. Il semblait en fait remarquablement équipé. Quel que fût le malheur qui l’avait frappé, je remarquai à présent qu’il possédait des bras aussi bien que des jambes de remplacement, bien que son ample vêtement empêchât d’en savoir plus. Trois paires de bras étaient accrochées des deux côtés de son fauteuil roulant, ce qui le faisait ressembler à une espèce d’araignée de métal et de plastique. Certains de ces appendices amovibles portaient de bien étranges mains à leur extrémité ; deux d’entre elles au moins avaient tout l’air d’armes mortelles.
Mais il domina sa colère et dit :
— Que ceci soit un avertissement. Retournez à l’intérieur ; j’ai encore des choses à vous dire. Da Silva, regagnez le laboratoire.
Sa voiture le reconduisit à toute vitesse dans la pièce que nous avions quittée, et je suivis.
Dart supprima l’image sur son immense écran. Seule la musique continua de se déverser dans la pièce – un quatuor de Chostakovitch.
— Ces gens-là doivent être surveillés de très près – comme vous le comprendrez quand vous serez là depuis un peu plus longtemps.
Il parlait sans me regarder.
Encore tout à ma colère, je m’abstins de répondre. Quand Dart reprit la parole, ce fut de nouveau sur le mode explicatif, bien que le ton de sa voix n’exprimât pas la moindre excuse.
— Pour être franc, Roberts, il me déplaît d’être interrompu dans mon travail, par vous comme par n’importe qui. Mes recherches sont passées par trois étapes. La première n’a consisté qu’à reproduire les expériences primitives de Moreau, la seconde… bah, laissons cela. Disons simplement, pour couper court, que j’en suis maintenant à la troisième étape, au point culminant. Tout ce qu’il pouvait y avoir de grossier dans les premières approches a été balayé, mis à la poubelle – supprimé. J’ai dépassé tout cela. Je suis en train de découvrir la relativité de la chair…
» Cette expression ne signifie rien pour vous, Roberts. Mais croyez-moi, toutes ces années de souffrance – et de douloureuse réflexion – souffrir n’est rien si on sait en tirer un enseignement… bref, je suis l’Einstein d’une biologie révolutionnaire…
Il me décocha un regard pénétrant.
— Je vous écoute, dis-je.
Il se mit à rire. Je vis de nouveau cette ombre tourmentée en lui.
— Je sais que vous écoutez, mon vieux. Mr Roberts, je veux que vous soyez de mon côté et je ne sais pas comment vous y faire venir. Je ne suis pas un autre Moreau. Il s’en faut de beaucoup. Vous avez déjà décidé que vous me haïssiez, n’est-ce pas ?
— Je n’ai pas apprécié la façon dont vous avez traité Bella.
— Écoutez, je ne suis pas un autre Moreau. C’était un monstre sous bien des aspects, un tyran. Je suis une victime. Essayez de saisir ce concept. Une victime. Regardez !
D’un mouvement vif du menton, il toucha un bouton sur son épaule droite. Pour autant que je l’eusse remarqué, je n’y avais vu jusque-là qu’un bouton qui tenait attachée son ample tunique. C’était plus que cela. Il y eut un claquement sec, le ronronnement de quelques servo-mécanismes, et le bras droit de Dart se détacha pour aller s’accrocher tout seul sur le côté de la voiture.
Un autre mouvement brusque du menton, et il repoussa la tunique de son épaule, la mettant à nu.
Je vis son véritable bras.
Ce n’était pas un bras. C’était à peine une main. Quatre appendices flexibles en forme de doigts pointaient à l’articulation de l’épaule. Il fit pivoter la voiture afin que je puisse voir la chose en détail, et notamment le plissement de chair où quelque chose comme une main se détachait sous la douce saillie de l’épaule.
— De l’autre côté c’est un peu plus grotesque. Et mes phalanges inférieures et mes os métatarsiens sortent de fémurs déformés – c’est ce que j’ai en guise de jambes. Et j’ai une malformation du pénis.
Sa voix était gutturale et les yeux de cet Einstein d’une biologie révolutionnaire brillaient en s’humidifiant.
J’avais beau le regarder sans ciller, le visage impassible, je dus lutter contre un besoin inopiné de m’excuser. Pourquoi le corps sain devrait-il s’excuser auprès du défectueux ? Cela m’échappe. Ça ne fait pas partie de ma philosophie.
— Pourquoi êtes-vous si désireux d’obtenir ma pitié ?
Il se pencha sur le côté. Les petits doigts pressèrent un bouton placé à l’intérieur du bras artificiel. Celui-ci se remit en place, produisant un bruit sec quand il se trouva dans la position correcte. Le petit claquement que l’on entendit fit hocher la tête à Dart de façon presque suffisante.
Il avait pleinement retrouvé le contrôle de lui-même, comme le montra sa voix quand il reprit la parole.
— Durant toutes ces sales années, quand j’étais gosse, je lisais comme un fou. Tout ce qui me tombait sous la main. Pas le vieux H.G. Wells, non. Dostoïevsky, Nietzsche, et tout un tas d’autres choses, même des livres techniques. Un écrivain français du nom de Gide compare Dostoïevsky et Nietzsche. Il leur trouve beaucoup de ressemblance, et savez-vous ce qu’il avance à leur propos ? Il dit que Nietzsche était jaloux de Jésus-Christ, l’enviait à en devenir fou, alors que Dostoïevsky était rempli d’humilité devant Jésus et le considérait comme un surhomme. Vous savez quoi ? Les sentiments de ces deux écrivains envers Jésus-Christ décrivent très exactement ce qu’étaient les miens à l’égard des êtres humains normalement constitués – j’avais simultanément les deux attitudes. Parce que j’étais un monstre de naissance, Mr Roberts. Un produit de la thalidomide. Vous vous souvenez de la thalidomide ?
Je me souvenais très bien du scandale soulevé par ce médicament. Il s’agissait d’un tranquillisant. Fabriqué par une compagnie allemande, il avait été autorisé par les firmes pharmaceutiques partout dans le monde. Les effets secondaires du produit n’avaient fait l’objet d’aucune enquête sérieuse ; son action tératogène n’était apparue qu’au moment où étaient nés des bébés difformes. Quand ce remède était administré à des femmes en début de grossesse, il avait le pouvoir de traverser l’enveloppe placentaire et de perturber la croissance du fœtus.
Huit à dix mille enfants étaient nés anormaux de par le monde.
Si je gardais un souvenir aussi clair de cette affaire, c’était parce qu’une vingtaine d’années auparavant, à l’occasion d’une action en justice intentée au Canada à propos du montant des dommages et intérêts qu’il convenait de verser à un des enfants de la thalidomide, ma mère m’avait dit : « Cal, tu es né à l’époque où la thalidomide était en vente partout dans le monde. C’est une chance pour nous que les États-Unis aient de bonnes lois pour ce qui est du contrôle des médicaments – de sorte que lorsque je suis allée voir le Dr Harris pour qu’il me conseille un tranquillisant pendant ma grossesse, il m’a prescrit quelque chose de sûr. Sans ça tu aurais très bien pu venir au monde tout estropié comme d’autres bébés de ton âge en Angleterre et ailleurs. »
Je dis à Dart :
— Toute cette affaire était un parfait exemple de négligence criminelle.
Je ne pouvais que garder mon regard fixé sur lui ; j’aurais eu honte de détourner les yeux.
— Ma mère s’est vu prescrire du Distaval, comme on appelait la thalidomide en Angleterre, et elle n’en a absorbé que durant une semaine. Une semaine ! Elle en était au quarante-huitième jour de sa grossesse. Quand je suis né, j’étais affligé de ces terribles difformités que vous contemplez maintenant avec tant de plaisir.
» Si les médecins, avaient eu le moindre bon sens, ils ne m’auraient jamais laissé vivre.
— Mais vous avez survécu…
— Je vous laisse imaginer ce que survivre peut signifier dans ces conditions. Ma vie n’a pas été une fête foraine, Mr Roberts.
Sur ce il partit dans une violente embardée. Je restai planté au milieu de la pièce. J’enfonçai mes mains dans les poches. Mon cerveau refusait de penser.
Pendant ce temps Chostakovitch menait son affaire vers une énigmatique conclusion.
Mortimer Dart ne réapparut que le matin suivant.
Dans l’intervalle mes forces étaient revenues et je m’étais livré à toute une série d’angoissantes réflexions. J’avais aussi fait la connaissance de Heather Landis.
La dernière remarque de Dart m’avait ému ; il m’avait invité à examiner sa vie, cette vie qui égalait la mienne en durée (du moins le prétendait-il) mais qui en différait si profondément par suite d’un accident physique. Je n’avais qu’un moyen de comprendre le genre d’existence – entendez le genre d’existence mentale – qu’il avait mené ; il me suffisait de considérer à quels usages il avait fait servir cette île. Ces usages (dont je n’avais pourtant jusque-là qu’une idée très générale) me donnaient d’amples renseignements sur l’espèce d’homme à laquelle j’avais affaire.
Je me trouvais pratiquement prisonnier. Bien que la maison contînt plusieurs pièces, elles étaient presque toutes fermées à clé. Les seules auxquelles j’avais accès étaient ma chambre, avec la salle de bains attenante, et la grande pièce décrite plus haut. Je pouvais circuler dans l’enclos, mais cela ne me servait pas à grand-chose vu qu’il ne communiquait pas avec le reste de la maison et que les portes extérieures menant au village restaient verrouillées.
au-delà de ma prison, l’océan et la lumière du jour accomplissaient leurs fonctions prédestinées sans m’émouvoir autrement. Je me sentais prisonnier du Maître aussi sûrement que si j’avais été captif de son esprit.
La réclusion n’était pas pour moi une nouveauté. Tout en me considérant comme un grand voyageur, j’appartenais à la version fin XXe siècle de cette espèce ; j’avais fait le tour du monde et j’étais allé sur la Lune en ma qualité de représentant officiel, mais ces voyages s’étaient presque toujours effectués entre des parois métalliques, et la plupart de mes destinations s’étaient trouvées être des pièces blindées. J’avais beau posséder une solide musculature, ma véritable force résidait dans mon endurance. J’étais un bon négociateur en cas de demande – et les négociations, c’est bien connu, demandent de la constance du côté du postérieur.
Quand la nuit tomba sur l’île, un extraordinaire concert de cris et de huées s’éleva dans la direction du village. Je sortis dans l’enclos voir ce qu’il était possible de voir, mais les murs étaient trop hauts pour me permettre de distinguer autre chose que l’éclat froid des lumières bleutées qui brûlaient au-dessus du quai désert. Comme je revenais sur mes pas, je vis une silhouette traverser la pièce enténébrée que je venais de quitter.
— Hé ! criai-je, et je courus après elle.
C’était une femme – pas Bella.
Il n’y avait qu’une lampe de bureau qui brûlait près d’un tableau de commande.
À sa lueur j’aperçus vaguement une petite forme contrefaite à l’autre bout de la pièce.
— Qui êtes-vous ? demandai-je.
— Salut, dit la silhouette.
Elle se retourna et alluma quelques lumières supplémentaires.
— Qui êtes-vous ? répétai-je sur un tout autre ton.
La jeune femme était petite sans doute, mais parfaitement constituée. Elle avait des cheveux noirs, longs et bouclés, qui retombaient librement sur ses épaules ; le jeu des ombres sur cette chevelure m’avait fait croire un instant que j’avais une bossue en face de moi. Je pouvais voir à présent que ce n’était pas le cas. Elle possédait un corps menu, sur lequel elle portait une tunique vague jaune safran et un pantalon de nylon noir ; de légères sandales chaussaient ses pieds nus. Sa caractéristique la plus frappante était d’immenses yeux noirs qui me fixaient avec l’expression surprise de quelque animal nocturne, un tarsier ou un loris.
— Je m’appelle Heather, dit-elle. Je travaille pour le Maître.
Je m’approchai d’elle. Elle fit un pas en arrière.
— J’aimerais mieux que vous gardiez vos distances, Mr Calvert Roberts.
Tout en exprimant la méfiance, sa voix n’était pas dépourvue d’une certaine coquetterie.
— Vous êtes américaine ? Vous ne faites pas partie des indigènes ?
— On peut dire que vous vous y entendez pour tourner un compliment !
— C’est votre accent… écoutez, je ne veux pas fâcher Dart… après tout, ses gars m’ont tiré du bouillon… mais il faut que j’expédie au plus tôt un message à San Diego. Pouvez-vous m'aider ?
Elle porta un index à sa bouche et se mit à en mordiller l’ongle.
— Je crois savoir que c’est une chance que vous soyez vivant. Désolée, transmettre des messages n’est pas mon fort.
— Alors je veux parler à Dart – ou Maastricht, ou Da Silva.
— Da Silva vit dans le laboratoire. Hans est saoul comme à l’ordinaire. Vous savez, si ce type voulait seulement faire un effort, il pourrait se débarrasser sans problème de son penchant pour la bouteille. Au fond, il est très gentil.
Elle mit les mains sur ses hanches et me jaugea de ses grands yeux. Il y avait trop de charme conscient dans son geste pour mon goût.
— Ainsi vous êtes le seul à avoir survécu dix jours dans un canot de sauvetage. Pourquoi pensez-vous que vous vous en êtes tiré et pas vos amis ?
— Ils ont été victimes d’une explosion, sinon ils s’en seraient tirés. C’étaient des gaillards solides. Écoutez, jeune dame, c’est magnifique de vous voir ici… vous voulez bien me montrer où est la radio ?
— Croyez-vous que j’aurai survécu dans votre canot ?
Cette conversation commençait à m’impatienter. Voilà qu’elle – Heather – se mettait à évoluer dans la pièce, promenant une main sur le dos des sièges et le bord des tables en passant. Ses mouvements avaient beaucoup de grâce, et mon regard fut attiré par les petites fesses rondes qui se dessinaient sous son pantalon.
Je dis :
— Je parierais que vous êtes meilleure au lit que dans un canot de sauvetage.
Elle se retourna, affichant un air supérieur tout en se redressant sur la pointe des pieds, l’air très petite fille.
— Je me serais très bien comportée dans ce canot parce que j’ai un parfait contrôle de moi-même. Tenez, j’aurais pu faire mieux que vous. Ailleurs aussi, il se pourrait que je me débrouille pas mal, mais vous n’aurez jamais à vous en soucier.
— Qu’est-ce que vous faites ici, Heather ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Je vous ai apporté votre souper, étant donné qu’on ne peut trouver Bella nulle part. Il vous attend dans votre chambre.
Il me vint à l’esprit que c’était la première fois qu’elle répondait directement à une de mes questions.
— Je n’avais jamais rencontré un sous-secrétaire d’État. Je voulais vous parler ; c’est chose faite.
Comme elle se dirigeait vers la porte donnant sur le corridor, je la saisis par un de ses fins poignets. Elle devait s’y attendre. Elle se tortilla de telle façon que je ressentis un élancement douloureux dans le bras qui m’obligea à la lâcher. Je surpris une lueur moqueuse dans ses yeux ; puis elle s’éclipsa.
Penché sur mon repas coréen refroidi, je me demandai jusqu’à quel point j’étais manœuvré. Quelqu’un comme Dart devait éprouver fortement le besoin d’exercer un contrôle aussi total que possible sur son environnement ; à cette fin il ne pouvait pas rêver meilleur cadre que celui d’une petite île. Restait à voir dans quelle mesure la fantasque Heather était sa propre maîtresse ou la marionnette de Dart. Que signifiait sa remarque comme quoi elle avait un parfait contrôle d’elle-même ?
Malgré les inquiétudes que m’inspirait ce que j’avais pu voir de la situation sur l’île, mon intérêt était dirigé ailleurs et mon devoir était de me pointer au rapport et de retourner au cœur de l’action le plus tôt possible. Il y avait une guerre en cours et j’avais un rôle à y jouer. Je me couchai d’assez mauvaise humeur et passai une très mauvaise nuit.