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LE PROCESSUS FRANKENSTEIN

Le Maître était calé dans son lit, la tête et la moitié de son visage toujours couvertes d’un bandage.

— Peut-être vous souvenez-vous, Mr Roberts, d’une petite conversation que nous avons eue précédemment à propos des gens qui se battaient dans cette guerre. Je crois vous avoir fait remarquer alors qu’elle avait été causée par vous autres, les gens normaux, et non par les monstres comme nous. L’affaire a pris de telles proportions que nous sommes tous dans le bain à présent. Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’y suis – ce n’est pas une fête foraine que je dirige ici, vous savez.

» Puisqu’il est désormais établi que vous êtes bien le gros bonnet que vous avez toujours affirmé être – un de ces politiciens pleins de morgue dont la main gauche ne sait pas ce que fait la main droite – laissez-moi vous dire que des sommités militaires et médicales du monde coallié sont souvent venues ici me faire des courbettes pour essayer de me soutirer quelques informations. Pas vrai, Heather ?

Elle était debout près de son lit, en train de contempler d’un regard distrait une tache sur le mur du fond. Elle approuva de la tête.

— Voyez-vous, vous croyez être dans le coup, Mr Roberts, mais vous ne savez pas ce que c’est que la guerre.

— Quand vous en aurez fini avec les généralités, dis-je, tâchez de vous rappeler que je vous ai demandé des explications, aussi sommaires soient-elles, sur ces espèces de gnomes qui ont tué Bella.

— Ces gnomes, comme vous les appelez, apparaissent sur le papier sous le nom de SRSR, vu ? Ce sont des SRSR, Roberts, et non des gnomes, quel que soit le mépris dans lequel votre esprit malade peut les tenir. Peut-être aimeriez-vous que je vous dise ce que recouvre cette appellation. SRSR est l’abréviation de Sous-Race Substitut de Réserve. Sous-Race Substitut de Réserve. C’est exactement ce qu’ils sont. Et d’une.

» Je vous avais précédemment donné à entendre que je dirigeais un programme complexe ici. Les SRSR représentent le sommet d’une étape de ce programme – c’est aussi simple que ça. Voilà ce que recouvre cette île. Les grossières techniques de vivisection de McMoreau n’étaient qu’un début, du travail d’amateur. Après cela, vinrent mes premières expériences de chirurgie génétique dont il ne reste plus, à mon grand regret, que les deux Hommes-Singes, Alpha et Bêta. Ils représentent une direction de recherche importante vers le but que je ne cessais de viser.

» Vous voyez ce qu’un médicament m’a fait au stade prénatal – en agissant au hasard, comme il avait été absorbé par hasard. Depuis la thalidomide, tout un nouveau choix de drogues a été mis au point pour la régulation de l’activité cellulaire et glandulaire. La difficulté était de les expérimenter sur du matériel humain dans les conditions requises. Il y a une limite à ce que l’on peut réaliser avec n’importe quelle quantité de cochons d’Inde, souris, rats, singes, grenouilles et tout le reste. Il arrive un moment où il faut du matériel humain, c’est aussi simple que ça.

» C’est là où les Hommes-Animaux faisaient parfaitement l’affaire. Ils étaient ce qui se rapprochait le plus des humains. Je me suis donc débrouillé pour me mettre au travail ici, bien tranquille sur ma petite île, barré que j’étais ailleurs par toutes sortes de lois chicanières contre la vivisection.

» C’est moi, et moi seul, qui ai créé ces SRSR, en dépit de quelques biologistes prétentiards et autres enchifrenés qui débarquent ici de temps en temps.

Ses lèvres tremblaient, comme si la seule pensée de ces gens-là le mettait dans tous ses états.

— Je ne sais pas ce que vous pensez de moi, Mr Roberts, et je ne m’en soucie guère, mais laissez-moi vous dire que j’ai fait – moi, pauvre chose sans mains ni pieds – plus que Christophe Colomb ou Genghis Khan. Je suis mal placé pour vous donner des explications sur mes travaux parce que je risque d’employer des termes que vous ne comprendriez pas, mais disons en gros que j’ai mis au point deux sortes de drogues qui agissent directement sur la structure embryonnaire.

» Une première drogue (grosso modo) altère fondamentalement la formation de l’épiderme, pour produire une enveloppe protectrice écailleuse, un peu comme celle des serpents, réfractaire à certaines formes de radioactivité. L’autre drogue bloque les stimuli de l’activité cellulaire, et altère divers taux métaboliques de base, notamment tout le programme pléiotypique.

» En utilisant ces deux drogues selon des combinaisons variées sur les fœtus fournis par les Hommes-Animaux, nous avons abouti – j’abrège une longue histoire – aux SRSR, une authentique sous-race, qui possède de nombreux avantages sur la race humaine.

— Des avantages ?

— Ils sont insensibles à certaines radiations mortelles pour nous, n’ont besoin que de sept mois de gestation, parviennent vite à maturité, prennent moins de place, consomment moins de nourriture et moins d’oxygène. Ce qui fait autant d’atouts positifs dans l’espèce de scénario catastrophe pour lequel ils ont été conçus.

De façon incongrue, des scènes de paix bucolique se succédaient sur le mur pendant qu’il parlait, accompagnant le mouvement lent d’une symphonie de Haydn. Vieilles maisons blanchies à la chaux avec des toits de tuiles, femmes aux gestes lents remplissant des seaux à la pompe, clôtures décrépites, formidables prairies se perdant dans la brume, vieillards coiffés de vieux chapeaux, silos de maïs, montagnes, ruisseaux, bœufs tirant des charrettes décorées, troupeaux de rennes, limettiers et acacias en fleurs, enfants en train de courir dans un chemin creux – toutes ces images jaillissaient et s’évanouissaient au rythme de la musique. Je demandai durement à Dart :

— Quelle sorte de satisfaction éprouvez-vous maintenant que votre travail est terminé ?

— Mon travail est loin d’être terminé, n’allez pas vous y tromper. Nous avons les SRSR – et trois des plus beaux spécimens sont en ce moment aux États-Unis, où on les étudie de près – mais ils ne sont pas encore parfaits. Il faut les rendre aptes à se reproduire correctement, à mettre au monde des êtres de leur espèce et non des monstres. Au début, ils étaient stériles, mais nous avons remédié à ce problème. À présent une des femelles est grosse, et tous les espoirs sont permis. Mais il reste encore beaucoup à faire. Rome ne s’est pas construite en un jour, comme on dit.

— Pourquoi faites-vous cela ? Pourquoi des gouvernements engagés dans une guerre générale encourageraient-ils des expériences aussi inhumaines ? demandai-je. À quoi peuvent servir vos SRSR… qu’est-ce qu’ils peuvent apporter à notre bonheur ?

— Vous n’êtes pas aussi intelligent que je le pensais. Je croyais que vous aviez saisi, l’ami. Bon, vous parlez de guerre générale – quel va en être le résultat ? Les Coalliés finiront par gagner, mais ce sera au prix d’un sacré nombre de vies humaines. Vous croyez que je me moque de ce genre de choses, mais il n’en est rien. Nous allons nous retrouver dans un monde de pénurie – c’est le prix de la victoire, et c’est vers cela qu’on va. La race humaine sera décimée, l’air et le sol seront radioactifs.

Il s’installa plus commodément dans son lit et referma ses bras prothétiques autour de sa mince poitrine.

— Mais si nous arrivons à multiplier les SRSR, ils pourront prendre en charge l’énorme travail de reconstruction qu’il y aura à faire. On les endoctrine déjà dans cette perspective. Ils seront moins vulnérables aux radiations que le reste d’entre nous, se propageront plus vite, consommeront moins en raison de leur moindre volume. Ils sont en fait notre nécessaire de survie pour le futur ; il se peut même qu’ils nous remplacent. Et même si le tableau ne s’avère pas aussi mauvais que je l’ai tracé, nous trouverons pour eux d’autres emplois. Qui épargne gagne. Les SRSR seraient parfaits comme équipages dans les vaisseaux spatiaux. On peut déjà les imaginer partant explorer les étoiles pendant que la pauvre vieille race humaine restera chez elle – ou du moins ce qu’il en subsistera.

S’il fallait en croire ce monstre, j’étais en train d’assister au couronnement du processus Frankenstein. Les premiers pas qu’avait effectués Victor Frankenstein, comme le rapportait Mary Shelley, en direction d’une création de la vie échappant à l’ordre naturel des choses, avaient conduit à ceci : on pouvait désormais envisager un futur proche où l’ordre naturel serait entièrement supplanté par le non naturel. Les arguments de la logique, avec leur appel au progrès et à la nécessité de la survie, étaient employés par Mortimer Dart comme ils l’avaient été par Frankenstein et, pareillement, par Moreau.

À voir la propagation de l’espèce ainsi pervertie, je ne savais plus ou j’en étais. Il n’y avait pas de dialogue possible pour moi avec un homme comme Dart.

— Hélas, nous n’avons plus la situation en main, dit Dart en s’adressant à Heather.

Elle lui effleura la joue du bout des doigts en un geste de sympathie. Leurs yeux échangèrent des messages qu’il me fut impossible d’interpréter. Je restai où j’étais, réfléchissant à toute allure. J’étais horrifié par ce que j’avais vu et appris, et j’agirais dès mon retour à Washington. Que les expériences de Dart fussent ou non précieuses à l’effort de guerre, elles étaient à coup sûr menées de façon aberrante ; aucune des morts qui s’étaient produites n’aurait dû arriver dans une organisation correctement administrée. Dart ne savait pas faire marcher ses affaires mieux que le Moreau de Wells.

En réfléchissant à l’état lamentable de l’île et, en particulier, au manque de personnel – pourquoi n’y avait-il pas une équipe soignante américaine auprès des SRSR ? – je compris, d’après l’expérience que j’avais de semblables projets, que l’Opération Moreau était en train d’être annulée. Le fait n’était peut-être pas encore apparu à Dart, mais ses grands desseins avaient déjà été condamnés à mort en haut lieu. On avait trouvé autre chose. Peut-être que les vieux programmes de clonage des années quatre-vingts avaient été dépoussiérés et relancés ; ses recherches à lui avaient déjà été barrées d’un trait. Quoi qu’il en fût, j’eus soudain la certitude que le robinet à dollars était fermé pour Dart.

Quelle ne serait pas sa colère quand il s’en rendrait compte !

Il était capable de tuer les SRSR. Et moi aussi, si j’étais encore dans les parages. Il pouvait être pathétique ; il était aussi mortellement dangereux.

Dart et la fille en avaient fini avec leurs messages silencieux. Tout en se démenant dans son harnachement, il me regardait fixement.

— Avez-vous bien saisi ce que j’ai dit ? Vous voyez le genre de choses qui sont en train ici, M. le sous-secrétaire d’État Roberts – de grandes choses. Plus grandes que tout ce que votre esprit bureaucratique est capable d’embrasser. Nous sommes en train de changer le futur, je suis en train de changer le futur ici même, sur l’île du Dr Moreau. Les choses ne seront plus ce qu’elles étaient. Il y aura des différences radicales. Les humains n’ont pas besoin de garder la forme qui est la leur depuis des siècles et des siècles. Changez cette forme, et vous aurez des changements de fonctions, dans la façon de penser… De grandes choses, oui…

À mesure qu’il parlait, son visage devenait de plus en plus laid, sa bouche de plus en plus serrée. Ses yeux fuyaient les miens. Il suait à grosses gouttes.

Je me retournai. Heather était là, pointant un pistolet sur moi. Quand quelqu’un vous tient sous la menace d’un pistolet, vous regardez d’abord votre homme dans les yeux, pour voir s’ils sont décidés – et ceux de Heather l’étaient – puis l’arme elle-même, pour voir quelle sorte de mécanique va vous liquider, si on doit en venir là. Elle avait à la main le pistolet à aiguilles dont elle s’était servie précédemment. C’était un modèle lourd, manifestement conçu pour terrasser sur le champ les grosses brutes comme George.

— Désolée, Roberts, dit-elle. Mais nous avons assez d’ennuis comme ça. Vous êtes de bonne foi, nous vous reconnaissons cela, mais nous ne tenons pas à vous voir rôder dans les parages en ce moment particulier.

— Nous allons vous enfermer pour quelques heures, Mr Roberts, dit Dart.

Je restai debout près du lit, les regardant l’un après l’autre. Heather ne demandait qu’à me faire déguster, mais la peur de me rater la rendait nerveuse. Elle se rapprocha.

— Attache-le, ordonna Dart en se penchant en avant.

J’entendis craquer son harnais.

La chose lui posait un problème. Elle ne voulait pas lâcher le pistolet. Elle jeta un coup d’œil vers une longue courroie tressée à la chinoise qui pendait derrière la porte. Je bondis sur elle.

Heather était prompte à la riposte. D’un mouvement continu elle laissa tomber le pistolet sur le lit, pivota sur elle-même, et lança le tranchant de sa main en direction de mon gosier. Mais j’étais moi aussi en mouvement. Son coup m’atteignit sous le bras sans me faire de mal, et je lui expédiai mon poing en travers de la tempe.

Presque en même temps, je plongeai vers le pistolet.

Dart portait ses bras artificiels. Une main de métal et de plastique me saisit le poignet et se mit à serrer. Je me tordis de douleur – les membres prothétiques de Dart étaient pourvus de servomoteurs. Quand la pression se relâcha, Heather avait repris possession du pistolet. Elle m’attacha adroitement les poignets. Elle avait réussi à éviter la force de mon coup.

— Voilà qui est bien, dit Dart. On ne s’est pas fait trop de mal, n’est-ce pas ? Tu vas m’installer dans la voiture et on ira voir ce qu’il y a à faire au labo. Espérons que Da Silva se débrouille.

— Est-ce qu’on laisse Roberts ici ?

Sa voix était parfaitement calme.

— Certainement pas ! Il vient avec nous, qu’on puisse l’avoir à l’œil. Roberts, je suis vraiment navré pour cela, mais vous êtes le pire emmerdeur que j’aie jamais vu, et nous n’allons pas vous laisser retourner à Washington semer le bordel !

— Espèce de sale petit nabot, vous feriez bien de me relâcher, ou c’est vous qui allez vous retrouver dans de sales draps. Vous savez qu’un hélicoptère est en route, et il ne repartira pas d’ici sans moi, même si on doit vous mettre au frais d’abord !

Pendant que Heather le faisait passer délicatement du lit dans son fauteuil roulant, il dit, les yeux fixés sur un coin de la pièce :

— C’est vous qui allez vous retrouver au frais, mon ami. Permettez-moi de vous rappeler quelque chose que vous devriez savoir ; vous pourrez l’appliquer à la situation présente. Les haines entre nations n’ont rien à voir avec les haines interdépartementales. Nous allons vous mettre au frais pour un bon bout de temps !

Il avait une horloge à diodes près de son lit.

— Vous feriez bien de ne pas perdre de temps, dis-je. Votre règne expire dans exactement cinq heures trois quarts.

N’empêche que ses dernières paroles m’inquiétaient. Je ne savais pas ce qu’il voulait dire. Et je ne fus guère rassuré par la façon dont ils me firent sortir de la pièce pour m’emmener, par l’autre entrée, dans ce maudit laboratoire.

Da Silva travaillait en silence d’un air plein de reproche, épongeant lentement les taches de sang avec une nettoyeuse électrique. Il avait déjà déménagé les cadavres des SRSR – je suppose que je dois les appeler ainsi – ainsi que le cadavre de Bella.

Les SRSR survivants, hommes et femmes, le regardaient faire en silence, immobiles. Ils n’essayèrent pas de s’enfuir du labo ; pas plus qu’ils ne se livrèrent à l’arrivée du Maître aux courbettes mi-serviles, mi-menaçantes, que les Hommes-Animaux n’auraient pas manqué de faire. Ils le regardèrent plutôt froidement, et l’une des femmes dit, d’une voix unie et avec une diction parfaite :

— Bella ne vous a pas fait autant de mal que nous étions portés à le croire.

— C’est toujours assez, dit Dart en tapotant son turban.

— Le Maître perdra probablement l’usage d’un œil, ajouta Heather à l’attention de la femme. Il a besoin de beaucoup de soins.

— Il lui faudra s’arranger avec vous, répliqua-t-elle sèchement.

— Eh bien… euh… on tâchera de survivre, intervint Dart. Navré pour toute cette pagaille. Ceci n’est pas une fête foraine, vous savez.

La femme répondit :

— Vous avez un faible sens des responsabilités si c’est tout ce que vous avez à dire. Onze d’entre nous ont été tués, dont 415, qui attendait un enfant, comme vous le savez. Nous avons tous eu très peur. Pour autant que nous puissions en juger, c’est à cause de votre négligence que Bella a fait irruption ici. Nous vous avions déjà averti du danger potentiel qu’elle représentait, et nous vous avions demandé de vous débarrasser d’elle. Elle n’était qu’un animal totalement dépourvu d’intelligence.

Je pouvais voir combien Dart était mal à l’aise derrière ses airs péremptoires, et ce fut Heather qui répondit d’une voix cassante :

— Assez de jérémiades, 402 ! Vous savez à quel point nous manquons de personnel. Pourquoi ne feriez-vous pas quelque chose pour changer ? Pourquoi n’aidez-vous pas Da Silva à nettoyer ?

— Nous ne sommes pas responsables de ce chantier.

— Allez, ouste, tout le monde dans la salle d’examen, dit Dart. Je désire vous examiner tous, en plus de l’analyse de sang habituelle.

Ces paroles déclenchèrent un torrent de protestations, mais ils obéirent ; Heather suivit derrière la voiture de Dart, me couvant de son œil noir. Quand nous fûmes tous dans la salle d’examen, un cabinet de consultation amélioré que l’on devinait remarquablement équipé, elle referma la porte derrière nous.

Le gnome qu’elle avait désigné sous le nom de 402 leva les yeux vers moi et dit :

— Qu’est-ce que cet humain fait ici ? Est-ce qu’il fait partie du Programme ? Si oui, je ne le reconnais pas. Je désire être plus amplement informée à son propos.

— S’il faisait partie du Programme, il n’aurait pas les mains liées, dit Dart. C’est un prisonnier, et nous le surveillons en attendant l’arrivée du sous-marin. Celui-ci le prendra alors à son bord.

Comme il parlait la tête baissée, il m’était impossible de voir l’expression de son visage.

— S’il ne fait pas partie du Programme, nous refusons d’être examinés en sa présence, disait 402 en fixant sur moi un regard dégoûté. C’est écrit dans notre Charte, et nous n’avons pas oublié le combat qu’il nous a fallu mener pour obtenir cette clause.

La discussion se poursuivit, mais je n’y faisais déjà plus attention. Le Maître, troublé par les paroles acérées de ses SRSR, avait laissé échapper un mot qui n’était pas précisément destiné à mes oreilles. Le sous-marin de ravitaillement !

Dans la confusion générale, j’avais oublié l’existence du sous-marin et l’imminence de sa visite. Ils avaient l’intention de m’y faire embarquer comme leur prisonnier, et il était probable qu’il était attendu pour bientôt. Étant donné qu’ils savaient que l’hélicoptère serait là vers minuit, pensaient-ils voir arriver le sous-marin avant ? C’était vraisemblable. Sinon, ils auraient pu me jeter dans la cellule que je connaissais déjà et m’oublier là pour s’occuper de choses plus urgentes.

Je me rendis compte que le fait d’être remis comme prisonnier au commandant du sous-marin me mettrait hors circuit pour un certain temps. C’était ce que Dart voulait dire par sa remarque : « Les haines entre nations n’ont rien à voir avec les haines interdépartementales. » Une fois que la Marine américaine m’aurait en sa garde (et Dart se ferait signer une décharge en bonne et due forme pour être blanchi auprès de l’officier responsable de l’hélicoptère de secours), ils ne se presseraient pas de me remettre au ministère des Affaires étrangères ; des mois de barrage pouvaient s’écouler avant qu’on ne me relâche. Des mois ou des années. En tout cas un temps assez long pour que Dart pût porter d’autres plaintes contre moi et rendre toute action contre lui rigoureusement impossible.

Une fois que j’étais à bord du sous-marin, ma cause était perdue.

Les SRSR restèrent inflexibles en ce qui concernait ma présence dans la pièce.

— Bon, très bien, si vous tenez absolument à compliquer les choses… dit Dart. Heather, emmène l’ami Roberts dans une des cages réservées aux animaux et boucle-le dedans, veux-tu ? Laisse-le attaché.

— Entendu, dit-elle. Encore que je trouve que vous cédez trop facilement à ces êtres expérimentaux.

Me prenant par le bras de manière cordiale, elle me conduisit un peu plus loin à l’intérieur du complexe de laboratoires. Les lumières étaient éteintes dans cette section, mais je pus constater qu’on avait vu grand. Dart s’était montré caustique en me parlant des animaux comme sujets d’expériences, mais cela n’empêchait pas qu’il y en eût beaucoup par ici, assis dans leurs cages. Un singe criailla après moi comme nous passions devant lui, tendant une main suppliante.

— Vous êtes vraiment une esclave pour votre ami infirme, dis-je. Vous travaillez pour lui, cuisinez pour lui, vous déshabillez pour lui… quoi encore ?

— Tout, dit-elle. J’ai été spécialement formée pour ce travail et je mets un point d’honneur à bien le faire. De même que je serais fière de vous expédier un coup de pied dans les parties si vous essayez encore de me blouser.

Elle appuya ses paroles d’un regard menaçant.

— Vous devez vous amuser comme une folle avec les SRSR ! Il va falloir que vous leur fassiez la cuisine et le ménage, et que vous nettoyiez leurs cages, maintenant que Bella est morte !

— Je déteste ces petites fripouilles, si vous voulez savoir. Mais il se trouve qu’elles font partie de mon travail. Quant à ce sous-marin – dont la mention vous a fait si vivement dresser l’oreille – nous avons réclamé du personnel et des gardes supplémentaires il y a un bon moment, et tous ces gens seront cette fois du voyage. Pleurez sur vous, pas sur moi. Je suis capable de me débrouiller toute seule.

— Et sexy avec ça, dis-je tandis qu’elle m’enfermait.

— Comme si ça vous faisait quelque chose !

Heather me mit la clé sous les yeux, la glissa dans une poche de sa tunique et s’éloigna, ses petites fesses faisant de petits bonds.

Je fus laissé à moi-même dans une petite cellule d’une rangée de six. Elles étaient faites d’épaisses tiges de métal de cinq centimètres de section. C’étaient de véritables cages, avec des barreaux devant, derrière, sur les côtés, en haut et en bas. Elles étaient fixées au sol de béton par d’énormes boulons. Un gardien avait la possibilité d’en faire le tour pour remplir les écuelles destinées à recevoir l’eau et la nourriture. Les miennes étaient vides, si l’on ne tenait pas compte des restes de repas qui faisaient croûte au fond de l’une d’elles.

L’odeur des lieux indiquait que c’était là que les Hommes-Animaux étaient enfermés quand Dart travaillait sur eux.

J’enregistrai tout cela avant que Heather n’eût atteint l’autre extrémité de la salle. Elle referma la porte derrière elle en partant, me laissant dans l’obscurité. Les seules fenêtres existantes se trouvaient au-dessus de ma tête, dans le toit. Je pouvais voir un peu de ciel bleu à travers et un petit morceau de verdure. La seule lumière artificielle venait d’une machine qui rougeoyait et tictaquait toute seule dans son coin à quelques mètres de moi.

Une espèce de désespoir s’empare de l’esprit de tout homme qui se retrouve en cage. Tous mes muscles se bloquèrent : mon système nerveux autonome refusait de transmettre l’impulsion destinée à me faire constater que j’étais dans une cage d’où il m’était impossible de sortir.

Tandis que j’étais là, agrippé aux barreaux, respirant un air aussi rare que fétide, des sons parvinrent à mes oreilles, de la musique, que je n’arrivai pas tout d’abord à identifier. Cette musique n’était qu’un murmure ; l’attention que je me mis à lui porter m’arracha à mon engourdissement. Ce murmure semblait me dire que quelque part, ne fût-ce qu’en théorie, existait un monde plus heureux que la série de dégradations que j’avais rencontrées.

En dépit de la fâcheuse posture dans laquelle je me trouvais, cette musique pleine d’espoir était un véritable enchantement. Puis je reconnus ce que c’était. Haydn, Haydn encore, et sa satanée Symphonie de l’Horloge. Pas Haydn exactement, mais un enregistrement de Haydn diffusé automatiquement à travers le complexe labo. Personne n’écoutait, ni Dart, ni Bella, ni Heather, ni quelque singe opéré de frais apprenant à manipuler une patte de lion. Ce pur produit de la civilisation, cet imbécile de Haydn n’avait le droit de parler à aucun d’entre nous, qui ne connaissions que souffrances en cette sombre fin de siècle.

En criant de toute la force de mes poumons, j’essayai de couvrir l’inconsistante musique. La vieille cour viennoise était morte, et avec elle toutes les belles résolutions que contenaient ses harmonies. Sur cette île, cela devenait un obscène anachronisme. Durant un moment, je me livrai à une frénésie d’activité aveugle, toute raison abolie. Quand je me ressaisis, la symphonie continuait de jouer, de façon presque subliminale.

Je me mis à chercher quelque objet saillant sur lequel je pourrais tenter de défaire ou de couper mes liens ; mais les constructeurs des cages avaient paré depuis longtemps à ce genre de calcul.

Je demeurai immobile et songeai à prier. Mais il y avait là un problème épineux qu’il me faudrait régler avec moi-même plus tard. Pour l’instant j’étais obnubilé par la colère et le désir de fuir. J’essayai de donner du branle aux cages ; elles bougèrent toutes de quelques centimètres, pour avoir sans nul doute été secouées à l’unisson par des créatures torturées, mais l’espoir de les desceller était parfaitement vain. Je secouai la porte ; elle ferrailla bruyamment mais ne céda pas. Je me mis debout sur l’abattant qui servait de siège ; de là, je ne pouvais que me cogner le crâne contre les barreaux du haut. Il m’était impossible de faire quoi ce fût d’efficace.

Je ne pouvais guère que rester ici et laisser passer le temps. En me contorsionnant un peu, je parvins à consulter ma montre. Il était 18 h 35. Encore cinq heures, si tout allait bien, avant l’arrivée de l’hélicoptère. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher.

De vagues plages de temps défilèrent. L’air s’épaissit, la lumière baissa. La nuit arrivait. Et le sous-marin avec elle.

Tandis que je rageais sur place, fixant désespérément les yeux sur chaque objet qui se présentait à ma vue – si seulement je pouvais atteindre cet escabeau, si seulement j’étais plus près de ce tour – un raclement de pieds capta mon attention. Je pouvais entendre les légers mouvements des animaux en cage à l’autre bout de la salle ; celui-ci était différent et plus proche.

Le labo était fait de plaques de métal préfabriquées rivées sur place. De ce côté-ci, orientée au sud-est de l’île, la pente du toit rencontrait le mur du fond derrière moi à deux mètres du sol tout au plus. C’était dans cette partie en pente que se trouvait la lucarne à travers laquelle je pouvais voir l’extrémité feuillue d’une branche d’arbre et le ciel en train de s’assombrir. Quelqu’un était debout sur le toit.

Un instant plus tard un visage s’encadra dans la vitre.

Je ne pus distinguer que le vague contour d’une tête et un museau pointu.

Bien que les Hommes-Animaux ne fussent pas de très grands amis, n’importe qui était un allié dans la situation critique qui était la mienne. Quoi qu’ils fussent en train de manigancer là-haut, ils étaient contre Dart et par conséquent de mon côté. Ma seule crainte était de ne pas être vu dans l’obscurité du laboratoire.

Me courbant en arrière, je retirai une de mes chaussures et frappai les barreaux avec, à coups répétés, tâchant de faire autant de bruit que possible.

La tête disparut de la lucarne. Elle fut remplacée un instant plus tard par deux têtes. Je cessai mon vacarme et agitai une jambe à travers les barreaux, comptant sur l’acuité de leur vue. Et de toute façon, me dis-je, ils pouvaient très bien chercher à voir si l’un des leurs était emprisonné, étant donné qu’ils connaissaient les cages de longue date.

Ils m’avaient vu ! L’un d’eux – à présent j’étais presque sûr que c’était Bernie – brandit un pieu et l’abattit sur la vitre. Le verre vola en éclats et vint s’écraser sur le sol en tintant. Il était renforcé par une armature métallique, mais celle-ci finit par céder sous les coups féroces des deux individus. Je n’osais pas crier des encouragements de peur qu’en découvrant qui j’étais ils ne m’abandonnent à mon sort.

L’armature métallique tomba par terre. Une des deux silhouettes sauta par l’ouverture et atterrit à quatre pattes juste à l’extérieur de ma cage.

— Bernie ! dis-je. C’est moi, Roberts – ton ami, tu te souviens de moi ? Brave gars, bien joué !

— Brave gars, brave homme, héros, oui. Chouette type ! Rester bien sage.

Il se coula en direction des barreaux. J’aperçus le reflet rouge de ses yeux vides dans l’obscurité grandissante.

— Sors-moi d’ici, Bernie. Ouvre la cage, force la porte, trouve une barre solide si tu peux.

Il secoua les barreaux.

— Pas clé, Maître parti. Toi rester dans cage comme pauvre bête.

— Sors-moi d’ici ! Trouve une barre, cherche, brave gars !

Il inspecta vaguement les alentours avec force reniflements. Les singes commencèrent à criailler tout en se jetant contre les barreaux, et je craignis que tout ce raffut n’attire Heather ou Dart. Mais Bernie revint un instant plus tard avec une grande barre plate munie d’encoches d’un côté.

Nous l’insérâmes entre la porte et son cadre, juste au-dessus de la serrure, et pesâmes dessus de tout notre poids. L’acier froid grinça et parut céder un peu. Nous renouvelâmes nos efforts, accentuant l’effet de levier de la barre. Progressivement le pêne s’écarta de la gâche. Une dernière poussée, et la serrure se débloqua. Je sortis de la cage en titubant.

Les mains difformes de Bernie s’escrimèrent un certain temps sur mes liens. Finalement la courroie tomba à terre. Je lui serrai l’épaule.

— Bravo, brave gars, dis-je.

— Toi être dans pas bon coin, brave gars héros. Bientôt Homme-Renardeau mettre feu toi, Homme-Renardeau, lui mettre feu, mettre feu Maître et tout. Pas bon coin être là bientôt. Lab’ratoire aller Grands Cieux.

— Magnifique ! Sortons d’ici, dis-je. Le plus tôt sera le mieux.

Renfilant ma chaussure, je courus vers l’escabeau que j’avais précédemment contemplé avec une telle envie et l’installai sous la lucarne brisée. Je passai le premier et, une fois arrivé sur le toit, aidai Bernie à grimper.

Ce fut pour moi un choc de découvrir que son compagnon sur le toit était un des Hommes-Singes – impossible de savoir si c’était Alpha ou Bêta, ou celui avec lequel je m’étais colleté chez Warren ; il me vint seulement à l’esprit que je ferais bien d’éviter les toits à l’avenir. Il s’avança vers moi, mais quelques mots d’explication marmonnés en vitesse par Bernie semblèrent le satisfaire.

Il faisait moins sombre dehors que je ne me l’étais imaginé. Il était juste 7 heures passées. Je vis comment les animaux avaient accédé au toit. Une longue corde avait été attachée au sommet d’un arbre d’un côté des bâtiments ; l’autre bout avait été fixé autour d’un arbre de l’autre côté, à peu près à la même hauteur. Il était alors assez simple de glisser le long de la corde au-dessus de la haute clôture et de se laisser tomber, encore qu’il eût été difficile de mettre ce plan à exécution si les occupants du Q.G. n’avaient pas été occupés ailleurs.

Tel quel, c’était tout de même un plan ambitieux. Je sus qui était derrière avant de voir l’individu en question. Un glapissement impatient s’éleva des fourrés derrière nous, Bernie y répondit par un cri semblable, et Renardeau apparut de l’autre côté de la palissade. Je pouvais distinguer d’autres formes, d’autres yeux, derrière lui ; les Hommes-Animaux étaient venus en force. Renardeau transportait une espèce de lanterne. Il m’appela :

— Hé, héros, qu’est-ce que tu faire là ? Tu n’être pas des nôtres. J’ai toujours le fusil, je pouvoir te descendre facile.

— Je descends. Je suis en train de fausser compagnie au Maître. Je ne suis pas ami avec lui.

— Dépêcher-toi d’arriver.

J’obtempérai avec joie. Je n’eus pas grand mal à me déplacer le long de la corde et à glisser jusqu’à terre le long de l’arbre. Renardeau m’attendait en bas. Il tenait à la main un vieux quart de l’armée dans lequel brûlait un petit feu de brindilles.

— Du feu !

Je fixai un regard étonné sur lui, la créature qui avait essayé de me tuer. On aurait dit un vrai brigand. Il portait toujours sa cape en loques et sa tête était coiffée de ce symbole de l’autorité qu’était le vieux chapeau de cuir de George.

Il frappa sa poitrine saillante.

— Moi toi Renardeau plus avoir peur feu comme les autres Hommes-Animaux. Moi tirer fusil, tuer George, tuer n’importe qui, compris, héros ? Moi homme comme toi, servir feu, compris ?

— Je ne comprends que trop bien.

— Bon bien comprendre. Nous vous Hommes-Animaux mettre feu Lab’ratoire Maître, faire endroit mort, tuer Maître avec fusil, compris ? Nous être Maîtres cet endroit, tous Maîtres.

— Tu n’arriveras jamais à faire flamber cet endroit avec ce petit feu. Écoute, mets d’abord le feu à une grosse branche. Et quand elle flambera bien, va de l’autre côté du Q.G. et regarde dans l’enclos, d’accord ? Là, il y a plein de pots de peinture qu’a laissés Hans. La peinture, ça brûle vite et bien. C’est le mieux à faire. Lance la branche enflammée sur les pots de peinture.

Ses yeux rouges se rivèrent aux miens.

Il acquiesça de la tête. Comme il se détournait pour faire avancer les autres, il lança malicieusement :

— Toi savoir j’avoir cette flamme par tes amis du rocher des otaries. Lorta, elle me donner flamme dans boîte quand je lui donner rhum et corned-beef. Toi aimer Lorta. Je savoir.

D’un air solennel, il se tapota la tête, puis le sexe.

Puis, prenant la tête des Hommes-Animaux, il partit mettre le plan à exécution. Ils passèrent devant moi en rangs serrés avec des airs de conspirateurs, ma présence ne semblant plus les gêner, grotesques d’allure et d’aspect, et pourtant bien loin de me paraître aussi étrangers qu’auparavant. Ils s’étaient rapprochés de l’humain. Je m’étais rapproché d’eux.

À les voir ainsi passer dans le noir, je me souvins du ton mélancolique que prenait la fable de H.G. Wells au moment où les bêtes de son île avaient définitivement régressé de l’humain vers l’animal. Celles que j’avais sous les yeux étaient au contraire en train d’évoluer de l’animal vers l’humain ; et je n’arrivais pas à me résoudre à trouver cela moins mélancolique.

L’obscurité était désormais presque totale. Je n’avais pas intérêt à rester au milieu des arbres. Renardeau était monté rejoindre l’Homme-Singe et Bernie sur le toit ; je pouvais entendre Bernie gémir de joie d’avoir Renardeau auprès de lui – pauvre Bernie ! Il avait trouvé un nouveau maître à suivre. Les autres animaux avançaient à pas feutrés le long de la palissade, parallèlement à ceux qui marchaient sur le toit au-dessus d’eux. J’étais libre de partir ; j’en avais suffisamment fait ; ce qui arrivait à présent devait s’accomplir sans aucune intervention de ma part.

On approchait des 7 heures et demie. Dans quatre ou cinq heures l’hélicoptère en provenance de Fiji serait là. Et le sous-marin ?

Le plus sûr était de me mettre à l’abri quelque part. Dans le noir je ne pouvais pas aller très loin. Je regrettais de n’avoir avec moi ni torche électrique ni fusil. Je me posais des questions au sujet de Heather. Dart et le sombre Da Silva devraient accepter le destin qui les attendait ; à l’égard de Heather, je ne pouvais pas m’empêcher d’éprouver une secrète sympathie.

J’attendrais près de l’entrée de la lagune. Le sous-marin arriverait par là, mais je pouvais me cacher au-dessus du niveau du bâtiment, du côté est de la lagune, là où commençait la falaise. De là je pourrais aussi garder un œil sur le Q.G.

La Lune, à présent à son décours, brillait déjà, mais sans donner beaucoup de lumière. Je me dirigeai lentement vers l’eau, non sans éprouver quelque répugnance à quitter le voisinage du Q.G. Comme je m’éloignais, une flamme jaillit quelque part derrière moi.

Le simple stratagème de Renardeau était en train de réussir. La peinture était à base de cellulose plutôt que de plomb, et par conséquent très inflammable. Le feu gagna les vieilles boîtes au rancart de Maastricht, s’élevant progressivement jusqu’à embraser les branches des arbres qui se dressaient à proximité dans l’enclos. Une grande clarté se fit et continua de s’étendre. La fascination qu’exercent tous les feux est telle que je me retournai pour regarder. Je me demandais si l’incendie serait suffisant pour mettre le feu aux bâtiments.

L’éclat des flammes me permit d’apercevoir la silhouette de Renardeau en train de danser sur le toit. En même temps, des cris sauvages parvinrent à mes oreilles, et un groupe d’Hommes-Animaux se rua contre la porte de l’enclos. Ils transportaient un bélier. Celui-ci heurta violemment la porte. Ils reculèrent et cognèrent une deuxième fois.

Avant qu’ils eussent le temps de cogner une troisième fois, une nouvelle lumière entra en scène.

C’était une lumière plus froide et plus puissante. De forme vaguement circulaire, elle éclata quelque part sur ma droite, dans les bois au-dessus du village, et glissa rapidement sur le paysage pour se fixer finalement sur les assiégeants. Ils s’arrêtèrent net, désarçonnés, et lancèrent des regards furieux en direction du projecteur.

Pris de court, je me jetai à terre. Le sous-marin venait d’arriver. Le faisceau lumineux provenait de son kiosque. Il était exactement 19 h 35.

Je me trouvais à une soixantaine de mètres des eaux de la lagune. Jetant un coup d’œil vers la source de lumière, j’estimai que le navire devait se trouver à une distance à peu près égale du rivage. Je pouvais entendre la voix des hommes d’équipage. Ils parlaient anglais. Ainsi les alliés de Dart étaient arrivés. Il était probablement en contact radio avec eux.

L’immobilité dans laquelle la lumière avait figé les Hommes-Animaux ne dura qu’un instant. Presque aussitôt, ils rompirent les rangs et disparurent dans l’obscurité.

Une mitrailleuse ouvrit le feu depuis le sous-marin. Un des taciturnes Hommes-Taureaux, un peu lent à réagir, fut touché. Il fit un saut en l’air, retomba gauchement, roula sur lui-même et resta étendu par terre, le corps agité de soubresauts.

Me trouvant désagréablement près de la ligne de tir, j’allai me réfugier en rampant dans les fourrés. Bien m’en prit, car le projecteur se mettait à présent à aller de gauche à droite, tandis que la mitrailleuse crachait au hasard. Une lourde forme caprine fonça à l’aveuglette à côté de moi, tomba dans un buisson et détala dans les fourrés en poussant des couinements de terreur. Sous cette nouvelle menace, les Hommes-Animaux redevenaient aussi dangereux qu’ils l’avaient été précédemment.

Le mieux était d’en rester à mon plan et de gagner la falaise près de l’entrée de la lagune. Je me remis en route en restant aussi près du sol que possible. La fusillade s’arrêta au bout d’un moment, sans doute parce qu’il n’y avait plus de cibles en vue sur lesquelles tirer ; mais j’étais trop occupé par ma propre sécurité pour m’intéresser vraiment à ce qui se passait ailleurs. J’entendais de temps en temps des bruits de course précipitée à travers les fourrés.

J’étais à bout de souffle quand je gravis les derniers mètres et me hissai sur une saillie rocheuse. Là, je pouvais m’étendre de tout mon long loin du cœur de l’action, à demi caché par un rideau de verdure. Durant un temps, je restai couché comme un chien, essayant désespérément de retrouver ma respiration.

Quand je relevai la tête, je vis que le feu s’était considérablement étendu dans le périmètre du Q.G. Des arbres entiers flambaient comme des torches. J’imaginais que le Q.G. lui-même était en flammes.

Le sous-marin était désormais parfaitement visible ; le reflet de l’incendie sur les eaux faisait ressortir une partie de sa silhouette. Un canot avait été mis à l’eau et se trouvait à présent à quai, où un groupe de douze Marines et un officier étaient en train de prendre pied et de se mettre prestement en formation. Pendant ce temps, le projecteur balayait lentement les environs de l’île. Quand le cercle lumineux s’approcha de moi, je m’aplatis sur le sol. De temps en temps la mitrailleuse claquait. Quelque pauvre créature poussait un hurlement en détalant dans les fourrés.

Estimant que je serais plus en sécurité avec un petit mur de rocher entre moi et le champ de bataille, j’attendis que la lumière fût repartie, et grimpai en hâte au sommet du rocher ; puis, m’étendant de tout mon long, je tâtonnai du côté du versant plongé dans l’obscurité à la recherche d’une corniche éventuelle. Sans cela je risquais de n’avoir qu’une pente abrupte entre moi et l’océan ; les vagues se brisaient seulement à un mètre et demi au-dessous de moi – je pouvais en sentir le poudrin sur mon bras et mon visage.

En guise de corniche, je trouvai un éperon rocheux sur la déclivité duquel je pouvais m’accroupir au moins pour un temps et me sentir en sécurité, tout en continuant d’observer ce qui se passait.

Levant prudemment la tête au-dessus de l’arête rocheuse, j’aperçus un point lumineux dans la direction du large. Craignant de tomber sur les rochers et de me noyer, j’attendis d’être bien calé sur mon misérable bout de rocher pour y consacrer toute mon attention.

Je vis alors que l’incendie qui faisait rage sur l’île du Dr Moreau avait son répondant en mer. La végétation du rocher des otaries était la proie des flammes. À travers le voile de fumée qui flottait au ras des eaux dans l’intervalle, je vis les palmiers s’embraser d’un seul coup !

Je pensai aussitôt à Lorta, à ses joyeux compagnons et à la petite Satsu. Mon imagination ne reconstituait que trop bien la cause probable de la catastrophe. Je leur avais fait don du feu. Ils avaient confectionné leurs propres feux et échangé ce cadeau – la phrase de Renardeau me revint – contre du rhum et du corned-beef. Avec quel enthousiasme leurs natures folâtres avaient dû s’abandonner à l’ivresse ! Et au cours de la beuverie ils avaient mis le feu à leur grossier abri, et probablement péri dans l’incendie. Rongé de remords, je n’arrivais pas à détacher mes yeux du drame qui se jouait de l’autre côté des eaux sombres.

C’était là un autre aspect du processus fatal que j’avais contribué à mettre en branle… Dans l’état d’abattement où je me trouvais, je restai pratiquement sourd aux cris qui venaient de la lagune. Mes canaux d’information étaient saturés ; je ne voulais plus rien savoir du monde. Cependant, en humain que j’étais, je finis par lever la tête au-dessus du niveau du rocher contre lequel j’étais blotti pour voir où en était la situation sur l’île.

Le nombre des Marines à terre avait augmenté. Un groupe était parti inspecter le village. Soit par inadvertance, soit qu’ils en eussent reçu l’ordre, ils y avaient mis le feu, de sorte qu’un nouveau foyer dévastateur brillait dans la nuit.

Le Q.G. était à présent dévoré par les flammes. Le premier incendie était aussi le plus important. Des étincelles jaillissaient dans l’air tropical, s’élevant vers les étoiles en une brève danse tourbillonnante. Un détachement de Marines était déployé en ligne à l’extérieur de la palissade – à bonne distance de George, remarquai-je, toujours debout à son poste.

Ils avaient pour mission de former une escorte, comme je ne tardai pas à l’apprendre. En bon ordre, Mortimer Dart et ses compagnons quittaient le bâtiment condamné. La clarté dispensée par les différents incendies était telle que je n’eus aucune difficulté à distinguer chacune des silhouettes qui s’avançaient.

En tête venait Heather, qui faisait escorte aux SRSR. Comme leur accompagnatrice, ceux-ci n’offraient aucun signe de panique visible, bien que ce fût probablement la première fois que la sous-race quittait l’abri du laboratoire. Heather portait des sacs, ou des valises, à chaque main. Derrière elle et ses ouailles venait Da Silva, poussant devant lui un grand chariot chargé de boîtes métalliques. Nul doute que celles-ci contenaient les précieuses archives et formules de Dart. Enfin, derrière Da Silva, venait Dart lui-même.

C’est alors que je m’avisai de me demander pourquoi ils avaient mis si longtemps à quitter le bâtiment. Il était peu probable qu’ils se fussent préoccupés de libérer les animaux qui servaient aux expériences. Dart devait avoir été retenu par une raison d’ordre plus pratique – à moins, tout simplement, qu’il ait d’abord refusé de croire que sa citadelle allait partir en fumée.

En tout cas il quittait les lieux crânement. Il s’était hissé dans son équipement de cyborg et se dirigeait vers le sous-marin tel qu’il m’était, apparu la première fois. Offrant l’aspect d’un robot massif plutôt que celui d’un homme.

Tandis que le groupe s’avançait, un Marine accourut en gesticulant. Les hommes d’escorte levèrent leurs fusils à canon court.

Sur le toit du bâtiment en flammes… une silhouette, armée elle aussi ! Je sus aussitôt qui c’était, tout en m’étonnant que l’individu en question n’ait pas fui, ou péri dans la chaleur du brasier. Mais peut-être l’angle du toit le protégeait-il en partie de la fournaise.

Il visa soigneusement, gêné par la fumée. Les Marines ouvrirent le feu sur lui.

Tous les autres se mirent à courir. Puis Renardeau fit feu à son tour.

Le gigantesque robot trébucha. Il resta un instant immobile, puis tournoya sur lui-même et s’écroula.

Je reportai les yeux sur le toit. Plus aucun signe de Renardeau. Un nuage de fumée masquait tout. Il était 8 h 10.

Un officier de Marines parlait dans un porte-voix, dominant le grondement de l’incendie.

— Vous les gars, allez à sa rescousse. Ma’am, vous et votre groupe, vous continuez d’avancer par ici, s’il vous plaît. Et vous montez dans le canot avant qu’il y ait encore du pétard. Nous nous occuperons du Dr Dart.

Les Marines dégagèrent doucement Dart de son harnachement : du géant sortit un petit enfant. Peut-être était-il encore en vie ; impossible de le savoir. Il fut transporté dans le canot, puis vers le sous-marin, qui avait déjà avalé Heather et tous les autres, y compris le produit de son invention, la sous-race aux allures de gnomes.

Le dernier détachement de Marines se replia promptement. Un dernier coup de feu fut tiré dans la nuit. Puis eux aussi disparurent dans la forme noire qui se détachait au milieu de la lagune.

Plus rien d’humain, ou d’approchant, ne s’agitait dans le décor. Les incendies faisaient rage sur une scène désormais vide. Feu et ténèbres, feu et ténèbres… les éléments de la psyché humaine…

Une voix près de moi dit :

— Calvaire, c’est toi là, c’est toi ?

Comme dans un rêve, j’abaissai les yeux vers les flots, vers les silhouettes qui venaient vers moi, luttant contre les vagues.

— Lorta, c’est toi ?

— Oui, mon doux Calvaire ! Qui veux-tu que ce soit ? Nous nager pour te voir, tous, tous ici.

— Satsu ?

— Moi ici, Calvy ! Ta petite Satsu en sucre.

Me penchant en avant, je tendis un bras, et les autres aidèrent la fille à grimper sur mon bout de rocher. Comme il ne semblait plus y avoir de danger à émerger au-dessus de la saillie rocheuse où je m’étais réfugié, je les y fis monter un par un. Même en la circonstance, ils riaient et gloussaient, jurant que je les chatouillais là où je n’avais pas droit de le faire tant que les autres étaient dans le voisinage. En un rien de temps, nous nous retrouvâmes serrés les uns contre les autres sur un coin de rocher où nous ne risquions rien.

— Vous allez voir, je vais bientôt tous vous emmener avec moi dans un autre endroit, dis-je.

— Chouette alors, dit un des hommes. Un endroit mieux qu’ici ?

— Un autre endroit. Pas vraiment mieux… avec plus à manger en tout cas.

Ce fut tout ce que j’arrivai à dire.

Le sous-marin repartait. Ses moteurs étaient tellement silencieux que nous ne percevions que le clapotis des vagues contre la coque. Il glissa hors de la lagune, s’enfonça dans les eaux profondes et disparut, tout son dangereux savoir avec lui, en direction d’un monde qui pensait avoir besoin d’un tel savoir.

Les feux semblaient avoir perdu de leur éclat. Le foyer qui s’était déclaré dans le village était pratiquement mort, les autres en train de mourir.

Une silhouette sortit des fourrés et clopina jusqu’au bord de l’eau. Elle erra près de l’endroit où Maastricht s’était noyé, bien des jours auparavant. Elle poussa un hurlement désolé, comme un chien perdu.

Prenant bien garde de ne pas lâcher Satsu, je regardai ma montre. Il était 8 h 55.

Comme d’habitude, il ne s’agissait que d’attendre. De tenir bon et d’attendre.

 

La lumière décrut jusqu’au moment où la nuit eut une consistance presque matérielle, à la façon d’un corps sur lequel les restes rougeoyants du quartier général de Dart faisaient figure de blessure. Au moment prévu, le sombre écarlate de la blessure éclaira le ventre d’un hélicoptère.

L’appareil descendit plus bas, inspecta le sol aux infra-rouges. La pression de l’air brassé par ses pales créa des friselis à la surface de la lagune, qui finit par ressembler à un châle précipitamment abandonné. L’illusion s’évanouit au moment où l’appareil atterrit et coupa ses moteurs. Les vagues reprirent leur martèlement régulier contre les rochers.

Quelques silhouettes incertaines furent recueillies sur la plage de l’île du Dr Moreau, après quoi les pales de l’appareil se remirent à tourner. L’hélicoptère décolla, et fut brièvement repris dans la lueur rougeâtre des feux mourants avant de s’évanouir dans la nuit.

Sur l’île abandonnée, une silhouette solitaire, mi-humaine, mi-canine, émergea de sa cachette et courut jusqu’au bord de l’eau. De temps en temps, elle s’élançait dans les vagues en hurlant à la mort, pour revenir aussitôt en arrière, hurlant de plus belle. Finalement, elle s’immobilisa sur les rochers, ne sachant plus que faire, contemplant le Pacifique comme si elle essayait de résoudre une énigme qu’elle pouvait à peine formuler.

Sous la surface de l’océan, le jour et la nuit constituaient des événements moins distincts que sur le reste de la planète. Les créatures de la terre étaient gouvernées par la présence ou l’absence des rayons du soleil ; sous les vagues un ensemble différent de facteurs avait cours. Sur le lit de l’océan régnait un éternel crépuscule mais, même dans ses couches supérieures, l’eau permettait à ses habitants de poursuivre leurs activités sans tenir compte du moment de la journée.

Un observateur philosophe pourrait voir là une analogie avec le cerveau humain et ces deux domaines que l’on appelle, par commodité sinon avec exactitude, conscient et inconscient. La partie consciente est accoutumée à une série régulière d’états de veille et de sommeil qui correspondent aux périodes diurne et nocturne. Les choses sont moins tranchées dans la partie inconsciente ; celle-ci est réglée par des horloges différentes. L’inconscient a son propre élément sous-marin, dont le rythme n’est pas commandé par le soleil. La différence recoupe celle de la Raison, qui a inventé la division en vingt-quatre heures, et de l’Instinct, qui obéit à son propre Temps. Tant que l’humanité ne sera pas parvenue à un armistice entre ces deux séries de facteurs, entre le yin et le yang, il n’y aura pas d’armistice possible sur la Terre. Les bombes tomberont.

Les bombes tombèrent. Le vaste océan comprenait beaucoup de mers périphériques, le golfe de Guatemala, la mer de Tasman, la mer de Corail, la mer de Chine méridionale, la mer Jaune, la mer du Japon, la mer d’Okhotsk, la mer de Bering. Sur toutes ces mers, le conflit se propagea au gré du heurt des idéologies et des guerres internationales.

Des débris de divers combats tombèrent dans l’océan, coulèrent, disparurent dans la vase, loin au-dessous de la surface. À quoi s’ajoutèrent les retombées dévastatrices de la guerre chimique. L’océan absorba tout. L’océan occupait un tiers de la surface du globe ; c’était en un sens l’élément mère du globe ; et il pouvait survivre à la plupart des activités de sa progéniture. Mais viendrait le jour où il ne pourrait plus rien absorber. Alors il mourrait, et la planète avec lui.

La question était de savoir si l’instinct de survie de l’humanité la pousserait à trouver la voie d’une paix définitive. Sinon, tout serait perdu. Car au bout du compte, l’océan n’avait pas plus la faculté de durer éternellement que l’Instinct seul, ou la Raison laissée à elle-même.

...Fin