CHAPITRE X
Penché sur la rambarde, Carse regardait la mer, quand il vit arriver les hommes du ciel. La galère avait laissé tomber en arrière le temps et la distance. Carse s’était reposé. Il portait un kilt propre, il était lavé et rasé, ses blessures se cicatrisaient. Il avait récupéré ses bijoux et la poignée de sa longue épée étincelait au-dessus de son épaule gauche. Boghaz était près de lui. Boghaz se tenait toujours près de lui. Il montra du doigt le ciel à l’ouest et dit :
– Regardez là-bas !
Carse vit au loin comme un vol d’oiseaux. Mais ceux-ci grossirent rapidement et il se rendit bientôt compte que c’étaient des hommes, ou plutôt des hybrides, comme l’esclave aux ailes brisées. Ceux-là n’étaient pas esclaves et leurs ailes larges s’ouvraient, étincelantes, au soleil. Leurs corps minces, entièrement nus, brillaient comme de l’ivoire. Incroyablement beaux, ils tombaient du ciel bleu comme des flèches. Ils étaient parents des Nageurs. Ceux-ci étaient les parfaits enfants de la Mer et les hommes du ciel étaient frères du vent, des nuages, de l’immensité de l’espace. Il semblait qu’une main de maître eût sculpté les deux races suivant leurs éléments respectifs, qu’elle les avait modelées, rêves matérialisés en chair joyeuse, avec une force et une grâce qui se dégageait de la lourdeur des hommes attachés à la terre.
Jaxart, qui était au gouvernail, les appela : « Scouts de Khondor ! »
Carse monta sur la plateforme et les hommes se groupèrent sur le pont pour regarder descendre en un essor impétueux les quatre habitants du ciel. Lorn, l’esclave ailé se tenait en avant, vers la proue ; là il ruminait ses pensées et ne parlait à personne. Il s’était mis debout et l’un des quatre Hybrides de l’air vint à lui. Les autres se posèrent sur la plateforme et replièrent leurs ailes brillantes avec un doux bruissement.
Ils saluèrent Jaxart en l’appelant par son nom et regardèrent avec curiosité la longue galère noire, l’équipage bigarré de durs à cuire qui s’occupait de la manœuvre et, surtout, Carse. Celui-ci retrouva dans leur regard quelque chose qui lui rappela désagréablement Shallah.
– Notre chef, leur dit Jaxart. Un barbare des confins de Mars, mais un homme qui sait se servir de ses mains et qui est loin d’être un imbécile. Les Nageurs ont sans doute raconté comment il s’est emparé du vaisseau et d’Ywain de Sark ?
– Oui, répondirent-ils en saluant Carse avec une grave courtoisie.
– Jaxart m’a assuré, leur dit Carse, que tous ceux qui luttent contre Sark peuvent trouver un refuge à Khondor. Je réclame ce droit !
– Nous transmettrons votre demande à Rold, qui préside le conseil des Rois de la Mer.
Les Khondoriens du pont se mirent ensuite à crier leurs messages personnels en termes ardents, comme font les hommes longtemps restés loin de leur pays.
Les Hommes du ciel répondirent de leurs claires voix douces puis, bientôt, ils partirent en flèche. Leurs ailes battirent l’air, ils montèrent dans le ciel bleu, de plus en plus haut, et se rapetissèrent au loin. Lorn, debout à la proue, les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils eussent disparu. Le ciel resta vide.
– Nous serons bientôt à Khondor, dit Jaxart, et Carse se retourna pour lui parler.
Un instinct le fit regarder en arrière et il vit que Lorn avait disparu. Il n’y avait dans l’eau aucune trace de lui. Il s’était jeté silencieusement par-dessus bord et s’était enfoncé comme un oiseau qui se noie, tiré par le poids de ses ailes inutiles.
– Il l’a voulu, et c’est sans doute préférable, grogna Jaxart qui maudit les Sarks, tandis que Carse avait un vilain sourire.
– Patience, dit-il. Nous pouvons encore les écraser. Comment se fait-il que Khondor ait résisté alors que Jekkara et Valkis sont tombées ?
– Parce qu’à Khondor, même les armes scientifiques des Dhuviens, ces diaboliques alliés des Sarks, ne peuvent nous atteindre. Vous comprendrez pourquoi quand vous aurez vu la ville.
Avant midi, la terre, côte rocheuse et rébarbative, fut en vue. Des falaises s’élevaient à pic de la mer et, derrière elles, des montagnes couvertes de forêts culminaient comme un mur de géant. Çà et là, des fjords étroits abritaient des villages de pêcheurs et, parfois, une ferme solitaire s’accrochait au pâturage des Hautes Terres. Des millions d’oiseaux de mer nichaient dans les rochers et le ressac dessinait un collier de flammes blanches au long des falaises.
Carse envoya Boghaz à la cabine d’Ywain. Elle y était restée sous bonne garde et il ne l’avait revue qu’une fois depuis la mutinerie.
C’était au cours de la première nuit après la révolte. Il avait, avec Boghaz et Jaxart, examiné les étranges appareils qu’ils avaient découverts dans la cabine de l’ennemi Diluvien.
– Ce sont des armes appartenant aux Dhuviens, qui seuls en connaissent le maniement, avait déclaré Boghaz. Nous savons maintenant pourquoi Ywain n’avait pas de vaisseau d’escorte. Elle n’en avait pas besoin avec, à bord de sa galère, un Dhuvien et ses armes.
Jaxart regardait les objets avec répugnance et frayeur.
– La science du Serpent maudit ! Nous devrions les jeter comme nous avons jeté son corps !
– Non, dit Carse en examinant les pièces. S’il était possible de découvrir comment fonctionnent ces systèmes…
Il comprit bientôt que ce ne serait pas possible sans une longue étude. Il avait une culture scientifique très étendue, certes, mais c’était la science d’un monde différent. Ces appareils étaient le produit d’une civilisation étrangère à la sienne dans presque tous ses aspects, la civilisation de Rhiannon dont ces armes diluviennes ne représentaient qu’une faible part ! Carse put reconnaître la machine à hypnotiser qu’avait utilisée le Diluvien contre lui, dans l’obscurité. C’était une petite roue de métal dans laquelle étaient incrustées des étoiles de cristal. Elle tournait sous une légère pression des doigts. Lorsque Carse la fit marcher, elle chuchota une note harmonieuse qui lui rappela de tels souvenirs qu’il en eut le sang glacé et déposa l’appareil en toute hâte.
Les autres dispositifs dhuviens étaient encore plus incompréhensibles. Il y en avait un constitué par une large lentille entourée de prismes cristallins bizarrement asymétriques. Un autre comportait une lourde base métallique dans laquelle étaient montés des vibrateurs plats de métal. Carse put seulement se rendre compte que ces appareils exploitaient les lois étranges et subtiles des sciences du son et de l’optique.
– Personne ne peut comprendre la science dhuvienne, marmonna Jaxart. Pas même les Sarks qui sont alliés au Serpent.
Il regardait les appareils avec la haine à moitié superstitieuse qu’éprouvent les gens non cultivés pour les armes mécaniques.
– Peut-être Ywain, qui est la fille du roi de Sark, le peut-elle, dit Carse qui réfléchissait. On peut toujours essayer !
Il se rendit, dans cette intention, à la cabine où elle était gardée. Ywain était assise, prisonnière de ses fers.
Il entra brusquement et la surprit, la tête penchée et les épaules courbées, dans un épuisement total. Au bruit de la porte elle se redressa et le regarda droit dans les yeux. Il vit combien son visage était pâle et comment ses traits s’étaient profondément creusés. Longtemps il resta sans parler. Il n’éprouvait pour elle aucune pitié. Il la regardait et il jouissait du goût de la victoire, de l’idée qu’il pouvait faire d’elle ce qu’il voulait. Quand il l’interrogea au sujet des armes scientifiques diluviennes qu’ils avaient trouvées, elle éclata d’un rire sans gaieté.
– Il faut que vous soyez vraiment un barbare ignorant, dit-elle, pour penser que les Dhuviens instruiraient de leur science même la princesse de Sark ! L’un d’eux m’a accompagnée pour intimider avec ces appareils le chef jekkarien qui commençait à se rebeller. Mais S’San ne m’aurait même pas permis de toucher à ces objets !
Il pensa qu’elle disait vrai. Sa réponse concordait avec ce qu’avait raconté Jaxart, à savoir que les Dhuviens gardaient jalousement le secret de leurs armes scientifiques, même envers leurs alliés, les Sarks.
– En outre, continua Ywain, moqueuse, pourquoi la science dhuvienne vous intéresse-t-elle, alors que vous avez la clef d’une science bien plus vaste, enfermée dans la tombe de Rhiannon ?
– Je détiens en effet cette clef et ce secret, lui dit Carse.
Cette réponse effaça du visage d’Ywain son expression de moquerie.
– Sur ce point, dit Carse, sombre, ma décision est prise. Quelle que soit la puissance que me donne cette tombe, je l’utiliserai contre Sark et Caer Dhu. Et j’espère que ce sera suffisant pour détruire jusqu’à la dernière pierre de votre cité !
– Bien entendu ! fit Ywain avec un geste de la tête. Et maintenant, qu’allez-vous faire de moi ? Me ferez-vous bâillonner et enchaîner à un aviron ? Ou me tuerez-vous ici ?
Il hocha lentement la tête pour répondre à sa dernière question.
– J’aurais pu laisser mes loups vous déchirer, si j’avais voulu vous faire tuer maintenant.
La femme, dans un semblant de sourire, montra l’éclair de ses dents.
– On obtient peu de satisfaction, avec cette manière ! Ce n’est pas comme si on le faisait de ses propres mains !
– Cela aussi, j’aurais pu le faire, ici, dans la cabine.
– Vous avez essayé, mais ne l’avez pas fait. Alors… quoi ?
Carse ne répondit pas. Quoi qu’il pût lui faire, il savait qu’elle se moquerait de lui jusqu’à la fin. Il y avait chez cette femme un orgueil d’acier.
Mais il l’avait marquée. La coupure de sa joue se cicatriserait et pâlirait, mais elle ne disparaîtrait jamais. La femme, tant qu’elle vivrait, ne l’oublierait pas. Il en était content.
– Pas de réponse ? fit-elle, railleuse. Pour un conquérant, vous êtes plein d’indécision !
Carse contourna la table d’un pas de panthère pour s’approcher d’elle. S’il ne répondait toujours pas, c’est parce qu’il n’en savait rien. Il sentait seulement qu’il éprouvait à son égard une haine comme il n’en avait jamais ressentie de sa vie. Il se pencha sur elle, le visage exsangue, les mains ouvertes et avides.
Elle souleva rapidement les siennes et le prit à la gorge. Ses doigts avaient la dureté du fer et ses ongles s’enfonçaient profondément. Il lui saisit les poignets et les écarta. Les muscles de ses bras se gonflèrent comme des cordes pour lutter contre la force d’Ywain. Elle se débattit dans une silencieuse furie puis, soudain, s’abandonna. Ses lèvres s’ouvrirent dans un effort pour reprendre son souffle ; Carse, soudain, appliqua contre elles ses propres lèvres.
Il n’y avait dans ce baiser ni amour, ni tendresse. C’était un geste de mépris masculin, brutal et plein de haine. Cependant, il y eut un étrange instant où les dents de la femme s’enfoncèrent dans sa lèvre inférieure et il eut la bouche pleine de sang. Elle riait.
– Infâme barbare ! chuchota-t-elle. Maintenant, je vous ai marqué.
Debout, il la regardait. Alors il tendit les mains, la saisit par les épaules et la chaise se renversa avec un craquement.
Il aurait voulu la briser de ses mains. Il aurait voulu… Il la repoussa et sortit. Depuis, il n’avait pas repassé cette porte.
Maintenant, il tâtait du doigt sur sa lèvre sa nouvelle cicatrice et la regardait venir sur le pont avec Boghaz. Elle se tenait très droite dans son haubert orné de brillants, mais les rides s’étaient creusées autour de sa bouche et ses yeux, malgré leur orgueil amer, étaient sombres. Il ne s’approcha point d’elle. Elle resta seule avec le garde et Carse put la regarder par en-dessous.
Il était facile d’imaginer ce qu’elle pouvait avoir à l’esprit. Elle ressassait sa déconvenue de se trouver prisonnière sur le pont de son propre vaisseau. Elle pensait que la côte rébarbative qu’elle voyait devant elle marquait la fin de ses voyages. Elle pensait qu’elle allait mourir. Du haut du mât, un cri tomba : Khondor !
Carse ne vit tout d’abord qu’un grand rocher escarpé qui dominait le ressac, sorte de promontoire sans pointe entre deux fjords. Puis, de ce roc qui paraissait stérile et inhabitable, des hommes du ciel sortirent en volant et en si grand nombre que l’air vibrait sous le battement de leurs ailes. Des Nageurs apparurent aussi, comme un essaim de petites comètes qui laissaient des traînées de feu dans la mer. Puis, de l’embouchure des fjords sortirent des navires plus petits que la galère, rapides comme des guêpes, avec des écussons aux flancs. Le voyage était terminé. La galère noire, escortée par les hourras et les acclamations, entra dans Khondor.
C’est alors que Carse comprit ce qu’avait voulu dire Jaxart. La nature avait édifié une forteresse, virtuellement imprenable, dans le roc lui-même, abritée du côté de la terre par des montagnes infranchissables, protégée vers la mer des falaises impossibles à gravir. La seule ouverture était le fjord étroit et tortueux qui se trouvait sur le flanc nord. Et ce passage était gardé par des balistes qui faisaient du fjord un piège dangereux pour tout navire assez imprudent pour s’y risquer.
Le canal sinueux s’élargissait à la fin en un port presque fermé que les vents mêmes ne pouvaient attaquer. Des vaisseaux au long cours, des bateaux de pêche et un fourmillement d’embarcations étrangères emplissaient le bassin, et la galère noire glissa majestueusement entre eux.
Les quais et les vertigineuses volées de marches qui conduisaient au sommet du rocher, reliés aux niveaux supérieurs par des galeries de tunnels, étaient bondés de gens, ceux de Khondor et des clans alliés qui s’étaient réfugiés auprès d’eux. C’était un monde dur, à l’aspect robuste et paysan, qui plut à Carse. Les falaises et les pics montagneux renvoyaient leurs acclamations en échos assourdissants. Sous le couvert du bruit, Boghaz, pour la centième fois, fit pression sur Carse.
– Laissez-moi traiter avec eux pour le secret ! Je peux obtenir un royaume pour chacun de nous ! Plus, même, si vous voulez !
Et, pour la centième fois, Carse répondit.
– Je n’ai pas dit que je connaissais le secret. Si je le connais, il est à moi !
Dans le transport de sa déception, Boghaz poussa un juron et demanda aux dieux ce qu’il avait fait pour être ainsi maltraité. Les yeux d’Ywain se posèrent une fois sur l’Homme de la Terre, puis se détournèrent.
Des centaines de Nageurs étincelants ; des hommes du ciel aux fières ailes repliées – pour la première fois, Carse voyait les femmes de ceux-ci, créatures tellement exquises que les regarder était un enchantement – de blonds Khondoriens de haute taille ; et les types étrangers, kaléidoscope de couleurs et d’acier flamboyants. Les amarres de la galère furent fixées autour des poteaux. Le navire s’arrêta.
Carse conduisit son équipage sur la rive. Près de lui, droite, marchait Ywain portant ses fers comme des ornements d’or qu’elle aurait choisis pour relever sa beauté.
Sur le quai, un groupe, debout à l’écart, attendait, poignée de loups de mer, vétérans endurcis de nombreuses batailles, quelques-uns avec des visages sombres et durs, d’autres avec des faces rouges hilares. Il y en avait un qui portait, au bras droit et à la joue, une terrible cicatrice de brûlure.
Au milieu d’eux se trouvait un grand Khondorien aux cheveux couleur de cuivre qui paraissait tout harnaché de lumière. Près de lui se trouvait une jeune fille vêtue d’une robe bleue, dont la chevelure blonde et lisse était attachée en arrière par un filet d’or brut. Entre les seins que laissait entrevoir un vêtement vague, une seule perle noire brillait d’un éclat sombre. Sa main droite était posée sur l’épaule de la femme Nageur, Shallah. Comme tous les autres, la jeune fille faisait plus attention à Ywain qu’à Carse. Celui-ci se rendit compte avec quelque amertume que la foule s’était rassemblée, moins pour voir le barbare inconnu qui avait tout fait, que pour regarder marcher, enchaînée, la fille de Garach, roi de Sark.
Le Khondorien aux cheveux roux retrouva suffisamment de politesse pour faire le signe de paix et déclarer :
– Je suis Rold, de Khondor. Nous, Rois de la Mer, nous vous souhaitons la bienvenue.
Carse répondit, mais il vit que, déjà, l’homme l’avait à moitié oublié, tout entier au plaisir sauvage d’avoir à sa merci son ennemie acharnée. Les Rois de la Mer avaient de nombreux comptes à régler avec Ywain.
Carse regarda de nouveau la jeune fille blonde. Il avait entendu le salut chaleureux que lui avait adressé Jaxart et il savait maintenant qu’elle s’appelait Emer et qu’elle était la sœur de Rold.
Jamais il n’avait rencontré une créature semblable. Elle avait quelque chose d’une fée, d’un elfe, à croire qu’elle vivait par courtoisie dans le monde des hommes, mais qu’elle pourrait le quitter à son gré. Des yeux gris et tristes, mais une bouche aimable et faite pour le rire. Son corps avait la même grâce vive qu’il avait remarquée chez les Hybrides, mais il était cependant d’une séduction très humaine. Elle était fière aussi, d’une fierté égale à celle d’Ywain, bien que les deux femmes fussent très différentes. Ywain était tout éclat, feu et passion, rose aux pétales rouge-sang. Carse la comprenait. Il pouvait jouer et la battre à son propre jeu.
Mais il savait qu’il ne comprendrait jamais Emer. Elle faisait partie des choses qu’il avait laissées derrière lui il y avait bien longtemps. Elle était la musique perdue et les rêves oubliés, la pitié et la tendresse, tout le monde chimérique qu’il avait entrevu dans son enfance mais n’avait jamais retrouvé.
Tout à coup, elle leva les paupières et le vit. Ses yeux rencontrèrent les siens, soutinrent son regard et ne se détournèrent point. Il vit changer leur expression. Il vit son visage perdre tout le rose de ses joues et se transformer en un masque de neige. Il entendit qu’elle disait :
– Qui êtes-vous ?
– je suis Carse, le barbare, répondit-il en s’inclinant.
Les doigts de la jeune fille s’enfoncèrent dans la fourrure de Shallah et Carse vit que celle-ci fixait sur lui son doux regard hostile. Emer reprit, si bas que sa voix était à peine perceptible :
– Vous n’avez pas de nom. Vous êtes, comme l’a dit Shallah, un étranger.
Dans la manière de prononcer le mot, il y avait comme une menace mystérieuse. Et c’était si diaboliquement proche de la vérité !
Il comprit soudain que cette jeune fille avait le même pouvoir extralucide que les Hybrides et que ce pouvoir s’était développé dans son cerveau humain avec une plus grande force encore. Mais il se contraignit à rire.
– Vous avez sans doute beaucoup d’étrangers à Khondor en ce moment !
Et, avec un regard à la femme Nageur :
– Shallah me déteste, je ne sais pourquoi. Vous a-t-elle raconté aussi que je porte avec moi partout une ombre noire ?
– Elle n’avait pas besoin de me le dire, chuchota Emer. Votre visage n’est qu’un masque derrière lequel il n’y a que noirceur et désir… et ils ne sont pas de notre monde.
Elle s’approcha de lui à pas lents, comme attirée malgré sa volonté. Il voyait perler la sueur à son front et, brusquement, il se mit à trembler lui-même, d’un frisson profond.
– Je vois… Je puis presque voir…
Il ne voulait pas qu’elle continuât. Il ne voulait pas entendre.
– Non ! s’écria-t-il. Non !
Elle tomba soudain en avant et il sentit contre lui son corps lourd. Il la saisit et l’allongea sur la pierre grise où elle resta étendue, évanouie. Il s’agenouilla, impuissant, à son côté, mais Shallah dit calmement :
– Je vais m’occuper d’elle.
Il se releva. Rold et les Rois de la Mer les entourèrent comme un cercle d’aigles surpris.
– Elle s’est trouvée dans un état de voyance, leur dit Shallah.
– Jamais cet état ne lui a produit un tel effet, dit Rold, inquiet. Que s’est-il passé ? Toute mon attention était fixée sur Ywain.
– Ce qui s’est passé a eu lieu entre Emer et l’étranger, dit Shallah qui prit la jeune fille dans ses bras puissants et l’emporta.
Carse ressentait cette étrange crainte intérieure qui le glaçait encore. Ils appelaient cela de la « voyance ». Vision, en effet, non d’une espèce surnaturelle, mais due à un fort pouvoir extra sensoriel qui avait plongé au fond de son esprit. Dans une soudaine réaction de colère, il s’écria :
– Un bel accueil ! Vous nous abandonnez tous pour aller regarder Ywain, et voilà votre sœur qui s’évanouit à ma vue !
– Grands dieux ! gémit Rold. Excusez-nous, nous n’avions pas l’intention de vous froisser. Quant à ma sœur, elle passe trop de temps dans la compagnie des hybrides qui ne sont que trop portés aux rêves. Hé ! là ! Barbedefer ! ajouta-t-il en élevant la voix. Il faut que nous rachetions nos mauvaises manières !
Le plus énorme des Rois de la Mer, un géant grisonnant dont le rire était comme le vent du nord, s’avança. Avant que Carse eût compris leur intention, ils le hissaient sur leurs épaules pour le porter en haut du quai où tout le monde pouvait le voir.
– Ecoutez ! hurla Rold. Ecoutez !
À sa voix, la foule se tut.
– Voilà Carse, le barbare, continua-t-il. Il a pris la galère, il a fait Ywain prisonnière, il a tué le Serpent. Comment allez-vous l’accueillir ?
Les acclamations ébranlèrent les falaises. Les deux géants gravirent les marches en portant Carse et ne voulurent pas le laisser marcher. Le peuple de Khondor les suivit en acceptant comme des frères les hommes de son équipage. Carse aperçut Boghaz, le visage épanoui en un large sourire porcin, une fille rieuse à chaque bras. Ywain marchait seule au centre d’une garde des Rois de la Mer. L’homme au visage brûlé la guettait de ses yeux fixes dans lesquels couvait de la folie.
Rold et Barbedefer, haletants, arrivés au sommet des marches, remirent Carse sur ses pieds.
– Vous êtes terriblement lourd, dit Rold, essoufflé, avec un sourire. Notre punition vous satisfait-elle, maintenant ?
Carse, qui se sentait honteux, poussa un juron. Il regarda avec étonnement la cité de Khondor.
C’était une cité monolithique, taillée dans le roc. La crête du rocher avait été fendue, sans doute par des convulsions diastrophiques aux temps reculés de Mars. Tout au long des falaises intérieures de l’excavation, on voyait des portes et des ouvertures de galeries. C’était une ruche parfaite d’habitations, aux escaliers vertigineux.
Les habitants qui étaient trop vieux ou trop invalides pour descendre jusqu’au port les acclamaient maintenant, debout dans les galeries, les rues étroites et les squares.
À cette hauteur, le vent de mer était perçant et froid. Aussi, dans les rues de Khondor, une vibration et une plainte se mêlaient-elles toujours aux voix grondantes des vagues d’en dessous. Dans les ouvertures les plus élevées, il y avait des allées et venues incessantes du Peuple Ailé qui semblait préférer les endroits haut perchés, à croire que les rues le gênaient. Les petits s’élançaient dans le vent, s’abattaient et roulaient en jouant, avec des éclats de rire d’enfants.
Sur le versant de la Terre, Carse vit des champs verts et des pâturages bien serrés entre les contreforts des montagnes. Cet endroit semblait pouvoir résister éternellement à un siège.
Ils longèrent les chemins rocheux, suivis par le flot des habitants de Khondor qui emplissaient la ville-aire d’acclamations et de rires.
Il y avait un grand square dans lequel on pénétrait par deux solides portiques trapus placés en face l’un de l’autre. Devant l’un de ces portiques se trouvaient des piliers sculptés dédiés au Dieu des Eaux et aux Dieux des Quatre Vents. Devant l’autre claquait une bannière d’or sur laquelle était brodé un aigle, emblème de Khondor.
Arrivé au seuil du palais, Barbedefer laissa tomber sur l’épaule de l’Homme de la Terre une tape qui le fit trébucher.
– Nous aurons des conversations sérieuses au banquet du Conseil ce soir. Mais nous avons tout le temps de nous enivrer décemment auparavant. Qu’est-ce que vous en dites ?
– Je vous suis ! répondit Carse.