CHAPITRE II
Carse eut l’impression de plonger dans un abîme de nuit, souffleté par tous les vents hurleurs de l’espace. Chute continue, interminable, en dehors du temps, dans l’horreur effrayante du cauchemar !
Il se débattit avec les féroces révulsions d’un animal pris au piège de l’inconnu. Sa lutte n’était pas physique car, dans ce néant aveugle et grondant, son corps était inutile. C’était un combat mental. Un noyau de courage se raffermissait chez l’homme désireux d’arrêter cette chute de cauchemar dans l’obscurité.
Mais tandis qu’il tombait, une sensation plus terrifiante vint le secouer, celle de ne pas être seul dans cette plongée vers l’infini. Une sombre présence aux fortes pulsations se trouvait près de lui, tentait de le saisir, des doigts tâtonnants et avides cherchaient son cerveau.
Carse fit un suprême effort mental désespéré. La sensation de chute parut diminuer, puis il sentit sous ses mains et ses pieds glisser la solidité du roc. Il rampa en avant dans un effort frénétique qui, cette fois, était physique.
Il se retrouva brusquement hors de la bulle noire, sur le sol de la pièce intérieure du tombeau.
« Au nom des neuf enfers ! qu’est-ce que… » commença-t-il d’une voix essoufflée. Mais il s’arrêta car le juron ne correspondait pas à ce qui venait de se passer.
La petite lampe agrafée à sa ceinture jetait encore sa lumière rougeâtre et l’épée de Rhiannon étincelait dans sa main. La bulle d’obscurité, à un pied de lui, se dressait encore, sinistre et menaçante, agitée par le tourbillon de ses grains de diamant.
Carse se rendit compte que son cauchemar avait eu lieu pendant qu’il se trouvait à l’intérieur de la bulle. Quelle démoniaque machine de la science ancienne était donc cet objet ! Sans doute quelque étrange tourbillon perpétuel de force, imaginé par les mystérieux Quiru du lointain passé.
Mais pourquoi avait-il eu l’impression de tomber dans l’infini, à l’intérieur de l’objet ? Et d’où était venue la sensation terrifiante que des doigts puissants et avides, pendant qu’il tombait, cherchaient en tâtonnant son cerveau ?
« Un tour de l’ancienne science Quiru, » marmonna-t-il, tremblant. Et la superstition de Penkawr l’a conduit à penser qu’il pourrait me tuer en me poussant dans cette machine. Penkawr ? Carse se releva d’un bond et, dans sa main, l’épée de Rhiannon jeta des lueurs méchantes.
« Maudite soit sa petite âme de voleur ! »
Penkawr n’était plus là. Mais il n’avait pas dû avoir le temps d’aller bien loin. Carse passa la porte avec un sourire qui n’était guère agréable.
Dans la pièce extérieure, il s’arrêta net. Il y avait là maintenant des objets – d’étranges objets volumineux et étincelants – qui ne s’y trouvaient pas auparavant.
D’où venaient-ils ? Etait-il resté dans cette bulle plus longtemps qu’il ne le pensait ? Etaient-ce des objets trouvés par Penkawr dans des cryptes cachées, et qu’il avait déposés là, avec l’intention de revenir ?
L’étonnement de Carse augmenta lorsqu’il examina les appareils qui apparaissaient maintenant au milieu des cottes de mailles et autres reliques qu’il avait vues auparavant. Ces objets ne ressemblaient pas à de simples reliques artistiques. C’était, semblait-il, des machines compliquées, soigneusement façonnées, dont il était impossible de discerner l’utilisation.
Le plus gros consistait en une roue de cristal, du volume d’une petite table, montée horizontalement sur le sommet d’une sphère de métal terne. Sur le bord de la roue, des pierres taillées en polyèdres égaux étincelaient. Mais il y avait d’autres appareils plus petits, faits de prismes cristallins reliés et de tubes en boucles épaisses de métal massif.
Ces objets brillants étaient-ils des machines incompréhensibles d’une ancienne science étrangère martienne ? Cette supposition semblait invraisemblable. La planète du lointain passé, les historiens le savaient, avaient été un monde d’une culture rudimentaire, un monde de guerriers marins qui se battaient à l’épée, dont les galères et la puissance s’étaient heurtées sur des océans depuis longtemps disparus.
Cependant, peut-être, dans un passé encore plus reculé, y avait-il eu sur la planète une science dont les techniques étaient inhabituelles et perdues.
« Mais où Penkawr avait-il pu les découvrir, puisque ces objets ne se trouvaient pas là ? Et pourquoi n’avait-il rien emporté ? »
Le souvenir de Penkawr lui rappela que le petit voleur, d’instant en instant, s’éloignait. Carse serra les doigts autour de son épée, et longea rapidement le petit couloir carré de pierre qui menait vers le monde extérieur.
L’homme de la Terre, qui marchait à grands pas, remarqua que l’air de la tombe était étrangement humide. L’eau faisait briller les murs. Il n’avait pas noté auparavant cette humidité tout à fait inhabituelle sur Mars et en fut surpris.
« Sans doute un suintement venu de sources souterraines, comme celles qui alimentent les canaux, pensa-t-il. Pourtant, il ne s’y trouvait pas tout à l’heure ».
Son regard tomba sur le sol du couloir. Une épaisse couche de poussière le recouvrait, comme lorsqu’ils étaient entrés. Mais il n’y avait aucune trace de pas. Aucune empreinte, hors celles qu’il creusait maintenant !
Un horrible doute, un sentiment d’irréalité s’empara de lui. Cette humidité inconnue sur Mars, la disparition des traces de pas… Que s’était-il passé pendant qu’il se trouvait à l’intérieur de la bulle ?
Carse parvint à l’extrémité du couloir de pierre. Celui-ci était fermé. Il était fermé par une dalle massive de pierre monolithique. Carse s’arrêta, les yeux fixés sur la dalle. Il luttait contre son impression croissante d’irréalité sinistre et cherchait des explications.
« Il y avait sans doute une porte de pierre que je n’avais pas vue et Penkawr l’a fermée pour m’emprisonner à l’intérieur ».
Il essaya de pousser la dalle. Elle ne bougea point, et il n’y avait pas trace de poignée, de clef, ni de gonds.
Finalement, il recula et leva son revolver protonique. Le trait sifflant de flamme atomique mordit dans la dalle de pierre, la brûlant et la brisant. Elle était épaisse. Carse dut insister quelques minutes. Enfin, avec un craquement qui se répercuta en échos caverneux, les morceaux de dalle fendue tombèrent à l’intérieur. Mais par-delà, au lieu de l’air libre, il y avait une masse solide de terre rouge sombre.
« La sépulture de Rhiannon… Me voici enterré, maintenant. Penkawr a sans doute provoqué un affaissement ».
Carse ne le croyait pas du tout, mais il essayait de s’en persuader parce qu’il était de plus en plus effrayé. Et ce dont il avait peur était inconcevable.
Pris d’une aveugle colère, il se servit du rayon de feu de son pistolet pour couper la masse de terre qui lui barrait le passage. Il y travailla jusqu’à ce que la charge de l’arme se fût épuisée. Le rayon s’éteignit brusquement. Il rejeta l’arme inutile et attaqua la chaude masse fumante à l’épée.
Haletant, transpirant, l’esprit plein d’un tourbillon de pensées confuses, il creusa dans la terre amollie jusqu’à ce qu’un trou éclairé par la lumière du jour se fût ouvert devant lui. Le jour ? Il était donc resté plus longtemps qu’il l’avait imaginé dans la sinistre bulle d’obscurité.
Le vent, par la petite ouverture, lui fouettait le visage, et c’était un vent chaud, un vent chaud et humide comme il n’en soufflait jamais sur cette planète désertique.
Carse se glissa à travers l’ouverture et se redressa au dehors pour regarder autour de lui.
Il y a des instants où toute émotion, toute réaction sont impossibles. Des instants où les centres nerveux sont engourdis, où les yeux voient, où les oreilles entendent, sans que rien se communique au cerveau qui est ainsi protégé contre la folie.
Carse essaya finalement de rire devant ce qu’il voyait, mais son rire ne fut qu’un cri rauque et haletant.
« Un mirage, naturellement, chuchota-t-il. Un vaste mirage. Vaste comme Mars tout entier ».
La brise chaude souleva ses cheveux châtains, colla son manteau contre lui. Un nuage passa devant le soleil et, quelque part, un oiseau poussa un cri aigu. Carse ne bougeait pas.
Il regardait un océan qui s’étendait jusqu’à l’horizon, vaste espace d’eau mouvante d’un blanc de lait aux pâles reflets phosphorescents, même en plein jour.
« Mirage, répéta Carse, entêté, dont l’esprit en déroute s’agrippait avec la fureur désespérée de l’épouvante à cet unique lambeau d’explication. « Il faut que ce soit cela ! Puisque c’est toujours Mars ! »
C’était en effet Mars, la même planète, les mêmes hautes collines où Penkawr l’avait entraîné dans la nuit.
Pourtant, étaient-elles vraiment les mêmes ? Le trou de renard qui ouvrait sur la tombe de Rhiannon était auparavant creusé au flanc d’une falaise à pic. Maintenant, Carse se trouvait sur la pente herbeuse d’une haute montagne.
Et il avait devant lui un moutonnement de vertes collines et de sombres forêts là où, auparavant, ne s’étendait que le désert. De vertes collines, des bois, une rivière lumineuse qui coulait au fond d’une gorge vers ce qui avait été un fond marin mais était maintenant la mer.
Le regard ébahi de Carse parcourut la longue côte de la rive lointaine. Et au loin, sur la rive éclairée par le soleil, il vit étinceler une blanche cité qui était, il le savait, Jekkara.
Jekkara, lumineuse et forte entre les collines verdoyantes et le puissant océan, un océan qui n’existait plus sur Mars depuis un million d’années !
Carse sut alors que ce n’était pas un mirage. Il s’assit et se cacha le visage dans les mains. De violents soubresauts le secouèrent et ses ongles s’enfoncèrent dans sa chair.
Il savait maintenant ce qui lui était arrivé dans ce tourbillon d’obscurité. Il lui semblait qu’une voix glacée répétait avec les accents d’un lointain tonnerre :
« Les Quiru sont les Seigneurs de l’espace et du temps – du temps – DU TEMPS ! ».
Carse, les yeux fixés sur l’océan laiteux et sur les collines, fit un terrible effort pour réaliser l’inimaginable.
« Je suis venu dans le passé de Mars, se dit-il. Toute ma vie, j’ai étudié ce passé et j’en ai rêvé. Maintenant, je m’y trouve. Moi, Matthew Carse, archéologue, renégat, pillard de tombes.
« Les Quiru, pour des raisons personnelles, ont tracé un chemin que j’ai suivi. Le Temps est pour nous la dimension inconnue, mais les Quiru la connaissaient ! »
Carse avait fait des études. Il faut, pour devenir archéologue planétaire, connaître les éléments d’une demi-douzaine de sciences. Frénétique, il se creusait maintenant la mémoire pour trouver une explication.
Sa première hypothèse sur ce globe de noirceur avait-elle été exacte ? Etait-ce réellement un trou dans le continuum de l’univers ? S’il en était ainsi, il pouvait vaguement comprendre ce qui lui était arrivé.
Le continuum espace-temps de l’univers est en effet fini, limité. Einstein et Reiman l’ont prouvé il y a longtemps. Et Carse, tombé tout droit hors de ce continuum, y était rentré… mais dans un cadre de temps qui n’était pas le sien.
Qu’avait donc, déjà, écrit Kaufman ? « Le passé est un présent à distance ». Carse était revenu dans cet autre présent éloigné, voilà tout. Il n’y avait aucune raison d’être effrayé.
Mais il l’était. L’horreur de ce passage lui arracha un grognement.
Il étreignit l’épée ornée d’une pierre et, aveuglément, bondit et se retourna pour rentrer dans la tombe de Rhiannon.
« Je puis revenir par le même chemin, se dit-il. Passer par ce trou du continuum ! »
Mais il s’arrêta, saisi d’un frisson. Il ne pouvait prendre sur lui d’affronter encore cette bulle d’obscurité étincelante, cette plongée terrifiante dans l’infini interdimensionnel.
Il n’osait pas. Il n’avait pas le savoir des Quiru. Pendant cette traversée périlleuse dans le temps, le hasard seul l’avait lancé dans cette époque passée. Il ne pouvait avoir la certitude que le hasard le ramènerait dans son propre temps du futur.
« Je suis là, dit-il. Me voici dans ce passé lointain de Mars et il faut que j’y reste. »
Il se retourna de nouveau pour contempler l’incroyable spectacle. Longtemps il resta immobile. Des oiseaux de mer s’approchèrent et repartirent au rythme de leurs blanches ailes pointues. Les ombres s’allongèrent.
Le regard de Carse se porta de nouveau au loin, sur les blanches tours de Jekkara qui resplendissaient au soleil au-dessus du port. Ce n’était pas la ville qu’il connaissait, la ville des voleurs des Bas Canaux, qui s’effondrait dans la poussière, mais c’était un anneau qui reliait Carse à ce qui lui était familier, et il avait désespérément besoin d’un tel lien.
Il irait à Jekkara. Il tâcherait de ne pas penser. Il ne devait pas réfléchir, sinon son cerveau craquerait.
Carse saisit par la poignée l’épée ornée d’une pierre et se mit à descendre la pente herbeuse de la montagne.