La porte contre laquelle s’appuyait Carse céda soudain et s’ouvrit. Il chancela en arrière dans l’obscurité de l’intérieur.
Pendant qu’il reprenait son équilibre en trébuchant, la porte se referma bruyamment. Il entendit tomber une barre et, à côté de lui, il perçut un léger gloussement.
– Cela les tiendra un moment. Mais nous ferions bien de sortir rapidement d’ici, Khondorien. Ces soldats de Sark vont abattre la porte.
Carse se retourna, l’épée haute mais, dans l’obscurité de la pièce, il était comme un aveugle. Il sentait une odeur de corde, de goudron et de poussière, mais ne pouvait rien voir.
Des coups frénétiques retentirent sur la porte. Alors Carse, dont les yeux s’accoutumaient à l’obscurité, décela tout près de lui une lourde forme corpulente.
L’homme était de haute taille, bien en chair, avec un air doux. Il portait une jupe qui paraissait ridiculement courte sur sa silhouette épaisse. Son visage, rond comme une pleine lune, se ridait en un sourire rassurant tandis que ses petits yeux fixaient sans crainte l’épée que levait Carse.
– Je ne suis ni Jekkarien ni Sark, dit-il. Je suis Boghaz Hoï de Valkis et j’ai des raisons personnelles pour aider les gens de Khondor. Mais il nous faut partir vite !
Carse dut faire un effort pour parler. Sa respiration était encore si haletante !
– Pour aller où ?
– Dans un endroit sûr.
De nouveaux coups plus forts commençaient à marteler la porte.
– Ce sont les Sarks, dit-il. Je m’en vais. Venez ou restez, ce sera comme vous voudrez, Khondorien !
Il se tourna vers le fond de la pièce obscure. Il se déplaçait avec une aisance et légèreté étonnante chez un homme si corpulent. Il ne regarda point si Carse le suivait.
Mais celui-ci n’avait pas le choix. Dans l’état de demi-hébétude dans lequel il se trouvait encore, il n’était pas de taille à affronter les soldats en cottes de maille et la populace Jekkarienne. Il suivit Boghaz Hoï.
Le Valkisien riait en faisant passer sa carcasse par une petite fenêtre ouverte au fond de la pièce.
– Je connais tous les trous de rat de ce quartier du port, dit-il. C’est pourquoi, quand je vous ai vu adossé à la porte du vieux Tharas Thur, j’ai simplement fait le tour pour vous faire entrer. Je vous ai enlevé à leurs barbes.
– Mais pourquoi ? demanda encore Carse.
– Je vous l’ai dit. J’ai de la sympathie pour les Khondoriens. Ce sont des hommes qui ont le courage de se moquer de Sark et du maudit Serpent. Quand je peux en aider un, je le fais.
Carse ne comprenait rien à ces paroles. Comment aurait-il pu savoir quoi que ce fût des haines et passions de ce Mars d’un lointain passé ?
Il était pris dans cette étrange planète d’un temps révolu et il lui fallait chercher son chemin en tâtonnant, comme un enfant ignorant. Il était certain que la populace du dehors avait essayé de le tuer. On l’avait pris pour un Khondorien. Et non seulement la foule jekkarienne mais aussi ces esclaves étranges… ces êtres semi-humains aux ailes brisées, et les douces créatures enchaînées qui, des galères, l’avaient encouragé !
Carse frissonna. Il avait été jusqu’alors trop hébété pour penser à ce qu’avaient d’étrange ces esclaves pas tout à fait humains. Et qui étaient les Khondoriens ? Boghaz Hoï interrompit ses réflexions.
– Par ici, dit-il.
Ils avaient parcouru un petit labyrinthe obscur d’allées malodorantes et le gros Valkisien s’introduisait par une porte étroite à l’intérieur sombre d’une petite hutte.
Carse le suivit. Dans l’obscurité il entendit le sifflement d’un coup qu’il tâcha d’éviter, mais il n’en eut pas le temps. Le choc fit exploser des étoiles dans sa tête et il sentit le sol rugueux lui râper le visage.
Quand il se réveilla, une lumière vacillait devant ses yeux. Une petite lampe de bronze brûlait près de lui sur un tabouret. Il était allongé sur le sol de la hutte sale. Il essaya de bouger et vit que ses poignets et ses chevilles étaient attachés à des pieux enfoncés dans la terre tassée.
Torturé par une douleur cuisante au crâne, il laissa retomber sa tête. Un bruissement se fit entendre et Boghaz Hoï s’accroupit près de lui. Le visage lunaire du Valkisien exprimait de la sympathie tandis qu’il approchait des lèvres de Carse une tasse en terre remplie d’eau.
– Je crains d’avoir frappé trop fort. Mais, dans l’obscurité, avec un homme armé, on doit prendre ses précautions. Vous sentez-vous la force de parler, maintenant ?
Carse le regarda et une vieille habitude lui fit dominer la rage qui le secouait.
– À quel sujet ? demanda-t-il.
– Je serai franc et sincère, dit Boghaz. Quand je vous ai enlevé à la foule, là-bas, mon seul but était de vous voler.
Carse vit que sa ceinture et son collier ornés de joyaux avaient été transférés sur Boghaz qui portait les deux à son cou. Le Valkisien leva sa main grassouillette pour les caresser avec amour.
– Ensuite, continua-t-il, j’ai regardé de plus près… ceci !
Il fit un geste de la tête dans la direction de l’épée qui était appuyée sur le tabouret et brillait dans la lumière de la lampe.
– Beaucoup de gens, après l’avoir examinée, continua-t-il, n’auraient vu là qu’une belle épée. Mais moi, Boghaz, j’ai de l’éducation. J’ai reconnu les symboles de cette lame.
Il se pencha en avant.
– Où l’avez-vous trouvée ?
Carse mentit instinctivement :
– Je l’ai achetée à un marchand, répondit-il.
– Ce n’est pas vrai, dit Boghaz en hochant la tête. Il y a des taches de corrosion sur cette lame, des écailles de poussière dans les incrustations. La poignée n’a pas été polie. Aucun marchand ne l’aurait vendue dans cet état. Non, mon ami, cette épée est restée longtemps dans l’obscurité, dans la tombe de celui qui en était le propriétaire… la tombe de Rhiannon.
Carse ne fit aucun mouvement. Il regardait Boghaz et ce qu’il voyait ne lui plaisait guère.
Le Valkisien avait un visage affable et bon vivant. Il était sans doute un excellent compagnon devant une bouteille de vin. Il était capable d’aimer quelqu’un comme un frère et de regretter sincèrement de se trouver dans la nécessité de lui percer le cœur. Carse força son visage à exprimer un ébahissement renfrogné.
– C’est peut-être l’épée de Rhiannon ! Néanmoins, je l’ai achetée à un marchand.
Boghaz fit la moue et hocha la tête. Il tendit la main pour caresser la joue de Carse.
– Ne mentez donc pas, mon ami, je vous prie. Les mensonges me bouleversent.
– Je ne mens pas, dit Carse. Ecoutez… Vous avez l’épée. Vous avez mes ornements. Vous avez tout ce que vous pouvez tirer de moi. Contentez-vous-en !
Boghaz soupira. Il jeta un regard implorant à Carse.
– N’avez-vous aucune reconnaissance ? Ne vous ai-je pas sauvé la vie ?
– C’était un noble geste ! fit Carse, ironique.
– Certainement. Si je suis pris, ma vie ne vaudra pas cela ! fit-il en faisant claquer ses doigts. J’ai privé la foule d’un moment de plaisir et je ne gagnerais rien à lui dire qu’en réalité vous n’êtes pas Khondorien.
Il laissa tomber ces mots comme par hasard mais, sous ses grasses paupières, son regard pénétrant guettait la réaction de Carse. Celui-ci lui rendit son regard, les yeux durs, son visage n’exprimant rien.
– Qui vous a donné cette idée ?
– Pour commencer, répondit-il en riant, aucun Khondorien n’aurait été assez imprudent pour montrer son visage dans les rues de Jekkara. Surtout s’il avait trouvé le secret que tout Mars cherche depuis une éternité – le secret de la tombe de Rhiannon.
Pas un muscle du visage de Carse ne bougea, mais il réfléchissait rapidement. Ainsi, la tombe était déjà, à cette époque, un mystère, comme dans son propre temps du futur ?
– Je ne sais rien de Rhiannon ni de sa tombe, dit-il en haussant les épaules.
Boghaz s’installa sur le sol près de Carse et lui sourit, comme s’il se pliait au caprice d’un enfant qui désire jouer.
– Mon ami, vous n’êtes pas honnête avec moi. Il n’y a pas d’homme sur Mars qui ne sache que les Quiru, il y a très, très longtemps, ont quitté notre monde à cause de ce qu’avait fait un de leurs membres, Rhiannon. Tout le monde sait qu’avant de partir ils ont construit une tombe secrète dans laquelle ils ont enfermé Rhiannon et ses pouvoirs. Est-il étonnant que les hommes convoitent la puissance des dieux ? Est-il étrange que, depuis, les hommes aient cherché cette tombe perdue ? Et maintenant que vous l’avez découverte, vais-je, moi Boghaz, vous blâmer de vouloir en garder le secret ? C’est tout naturel de votre part, ajouta-t-il en tapotant l’épaule de Carse avec un sourire. Mais ce secret est une trop grande chose pour que vous vous en chargiez seul. Vous avez besoin de l’assistance de mon cerveau. Ensemble, avec ce secret, nous pourrons faire tout ce que nous voudrons, sur cette planète.
– Vous êtes fou, dit Carse sans émotion. Je n’ai aucun secret. J’ai acheté l’épée à un marchand.
Boghaz le regarda tristement, puis poussa un profond soupir.
– Réfléchissez, mon ami. Ne vaudrait-il pas mieux vous confier que de m’obliger à vous y contraindre ?
– Je n’ai rien à dire, répondit Carse, la voix rauque.
Il ne désirait pas subir la torture. Mais le bizarre instinct qui le mettait en garde était revenu, plus aigu. Tout au fond de lui, quelque chose l’avertissait qu’il ne fallait pas divulguer le secret de la tombe. D’ailleurs, s’il le faisait, le gros Valkisien était capable de le tuer pour l’empêcher de se confier à d’autres.
– Vous m’obligez à prendre des mesures extrêmes, reprit Boghaz en haussant ses épaules grasses. Et je déteste cela. J’ai le cœur trop tendre pour ce travail. Mais si c’est nécessaire…
Il fouillait dans la sacoche fixée à sa ceinture pour y prendre quelque chose quand, soudain, un bruit de voix se fit entendre à l’extérieur dans l’allée, ainsi que le bruit de pieds lourdement chaussés. Au dehors, quelqu’un cria :
– C’est là ! C’est le taudis de ce porc de Boghaz !
Un poing s’abattit sur la porte avec une telle force que la petite pièce en résonna comme l’intérieur d’un tambour.
– Ouvrez, là-dedans, charogne de Valkis !
De lourdes épaules commençaient à pousser la porte.
– Dieu de Mars ! grogna Boghaz. Le détachement de Sark a trouvé notre piste !
Il saisit l’épée de Rhiannon et la cachait dans son lit lorsque la porte céda sous la formidable poussée ; un groupe d’hommes armés jaillit dans la pièce.