Elle était peut-être Sark et démoniaque comme l’avaient dit les autres. Mais quoi qu’elle fût, Carse, à sa vue, eut le souffle coupé et ne put détacher ses yeux d’elle.
Elle se dressait comme une flamme sombre dans une auréole de soleil couchant. Elle portait un vêtement de jeune guerrier : haubert de mailles noires sur une courte tunique pourpre, et un dragon de pierres précieuses s’enroulait sur la courbe de sa poitrine. Une courte épée pendait à son côté.
Tête nue, elle portait, coupés en frange au-dessus des sourcils, des cheveux courts qui lui tombaient sur les épaules. Des flammes couvaient dans ses yeux, sous des sourcils bruns. Debout, ses longues jambes droites légèrement écartées, elle fouillait l’horizon du regard.
Carse sentit monter en lui un flot d’amère admiration. Il appartenait à cette femme et il la haïssait, elle et toute sa race, mais il ne pouvait nier sa beauté et sa force.
– Ramez, charogne !
Le juron et le fouet le tirèrent de sa contemplation. Il avait perdu le rythme, désaccordant toute l’équipe de tribord, Jaxart jurait et Callus brandissait son fouet.
Il les battit tous avec impartialité et le gras Boghaz glapit à tue-tête :
– Pitié ! Lady Ywain ! Pitié ! Pitié !
– La paix, charogne ! hurla Callus qui cingla les prisonniers jusqu’à les faire saigner.
Ywain jeta un regard dans la fosse. Elle lança un nom bref :
– Callus !
Le capitaine des équipes de rameurs salua :
– Oui, Altesse.
– Reprenez le rythme. Plus vite. Je veux passer les Bancs Noirs à l’aube. Elle regarda Carse et Boghaz et ajouta : Fouettez tous les hommes qui perdront le rythme.
Elle se détourna. Le tambour accéléra son battement. Carse regardait, les yeux amers, le dos d’Ywain. Il serait bon de mater cette femme. Il serait bon de la briser complètement, de lui arracher son orgueil jusqu’aux racines et de le piétiner.
Le fouet marquait la mesure sur son dos récalcitrant et il n’y avait rien d’autre à faire que de ramer. Jaxart eut un sourire de loup. Entre les coups, il dit, haletant :
– Ils prétendent que Sark règne sur la Mer Blanche. Mais les Rois de la Mer sont encore là ! Ywain elle-même n’ose pas s’attarder en chemin !
– S’ils craignent de rencontrer des ennemis, pourquoi n’ont-ils pas de navires d’escorte pour cette galère ? demanda Carse, le souffle entrecoupé.
– Je ne le comprends pas moi-même, répondit Jaxart en hochant la tête. J’ai entendu dire que Garach avait envoyé sa fille pour intimider le roi sujet de Jekkara, qui devenait trop ambitieux. Mais pourquoi est-elle venue sans escorte ?…
– Peut-être, suggéra Boghaz, les Dhuviens lui ont-ils fourni une de leurs armes mystérieuses comme protection ?
– Les Dhuviens sont trop rusés pour cela, ricana le grand Khondorien. Ils utilisent parfois leurs armes étranges pour soutenir leurs alliés Sarks, oui. C’est pour cette raison qu’ils ont fait alliance. Mais donner ces armes à Sark, montrer aux Sarks comment les employer ! Ils ne sont pas fous à ce point !
Carse se faisait une idée plus claire de l’ancien Mars. Ces gens étaient tous à demi-barbares. Tous, sauf les mystérieux Dhuviens. Ceux-là détenaient apparemment une partie au moins de l’ancienne science de ce monde et ils la gardaient jalousement, l’utilisaient pour eux-mêmes et pour leurs alliés Sarks.
La nuit tomba. Ywain resta sur le pont et les veilleurs furent doublés. Naram et Shallah, les deux Nageurs, ne cessaient de s’agiter dans les chaînes qui les entravaient. À la lueur de la torche, on voyait leurs yeux briller d’une secrète excitation.
Carse n’avait ni la force, ni le désir de contempler le merveilleux spectacle de la mer sous la lune. Pour gâter les choses, un vent contraire se leva et souleva un désagréable clapotement transversal sur les vagues durcies, ce qui rendit deux fois plus difficile le maniement des avirons. Le tambour battait, implacable. Carse brûlait d’une fureur sombre. Sa souffrance était intolérable. Il saignait et de cruelles meurtrissures lui rayaient le dos. L’aviron était lourd. Il était plus lourd que Mars tout entier, il faisait des sauts et résistait comme une chose vivante. Le visage de Carse se transforma. Une étrange et froide expression le durcit. Ses yeux perdirent toute couleur et devinrent glacés, presque insensés. Le roulement du tambour s’incorporait aux battements de son cœur qui frappait plus fort à chaque pénible coup de rame.
Une vague surgit qui prit de travers le long aviron et le manche heurta la poitrine de Carse qui en perdit le souffle. Jaxart, qui était expérimenté, et Boghaz qui était lourd, reprirent presque immédiatement le contrôle de la rame, mais pas assez vite cependant pour que le timonier n’eut le temps de les traiter de cochons paresseux – son mot favori – et de faire marcher le fouet.
Carse lâcha l’aviron. Son mouvement fut si rapide, malgré les chaînes qui l’entravaient, que le timonier ne comprit ce qui lui arrivait que lorsqu’il se trouva soudain étendu sur les genoux de l’Homme de la Terre, essayant de se protéger la tête des coups que lui assenaient les menottes du galérien.
Instantanément, la fosse des rameurs entra en folie. La lutte était perdue sans espoir. Les hommes criaient à mort. Callus accourut et frappa Carse à la tête du gros bout alourdi de son fouet. Sous le coup, l’Homme de la Terre perdit presque connaissance. Le timonier recula en rampant pour se mettre à l’abri, en évitant les bras de Jaxart qui cherchait à le saisir. Boghaz se fit aussi petit que possible et resta coi. La voix d’Ywain se fit entendre du pont :
– Callus !
Le capitaine des galériens s’agenouilla, tremblant :
– Oui, Altesse !
– Fouettez-les tous jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’ils ne sont plus des hommes, mais des esclaves.
Son regard furieux, impersonnel, s’arrêta sur Carse.
– Quant à celui-ci, il est nouveau, n’est-ce pas ?
– Oui, Altesse !
– Instruisez-le, dit-elle.
On l’instruisit. Callus et le timonier se mirent à deux pour lui apprendre la leçon. Carse baissa la tête sur ses bras et il reçut l’enseignement. De temps en temps, Boghaz hurlait lorsque la mèche claquait trop loin et le cinglait. Carse vit obscurément entre ses pieds des ruisseaux rouges qui coulaient dans les petits fonds et tachaient l’eau. La rage qui l’avait brûlé se refroidit et changea de forme, comme le fer se trempe sous le marteau.
À la fin, ils s’arrêtèrent. Carse leva la tête. C’était le plus grand effort qu’il eût jamais fait, mais raide, entêté, il la releva. Il regarda Ywain dans les yeux.
– Avez-vous appris votre leçon, esclave ? demanda-t-elle.
Il lui fallut un long moment pour pouvoir former les mots de sa réponse. Il avait dépassé le stade où la vie et la mort présentent une quelconque importance. Son univers était concentré tout entier sur la femme qui se dressait au-dessus de lui, arrogante et intouchable.
– Descendez vous-même me la faire la leçon, si vous l’osez, répondit-il d’une voix rauque, et il lui appliqua qualificatif choisi dans l’idiome le plus bas des rues, un qualificatif qui disait qu’elle ne pouvait rien apprendre à un homme.
Un instant, nul ne bougea ni ne parla. Carse vit blêmir le visage de la femme et il éclata d’un rire terrible qui déchira le silence. Alors Scyld tira son épée du fourreau et sauta par-dessus la lisse dans la fosse des rameurs.
Sa lame brilla haute et claire dans la lumière de la torche. Carse pensa qu’il avait fait un long chemin pour mourir. Il attendit, mais le coup ne tomba point et il se rendit compte qu’Ywain avait crié à Scyld d’arrêter. Scyld hésita, puis se retourna, perplexe, en levant la tête.
– Mais, Altesse…
– Venez ici, dit-elle, et Carse vit qu’elle fixait l’épée que tenait Scyld, l’épée de Rhiannon.
Scyld monta sur le pont par l’échelle. Son visage courroucé était un peu effrayé. Ywain fit quelques pas à sa rencontre.
– Donnez-moi cela, dit-elle, et, voyant qu’il hésitait : L’épée imbécile !
Il la lui remit et elle resta debout à regarder l’arme, à la retourner dans la lumière, pour étudier le fini du travail, la poignée avec son unique pierre fumée, les symboles gravés sur le métal.
– Où avez-vous pris cela, Scyld ?
– Je…
Il bégayait, reculant devant l’aveu, et portait instinctivement la main au collier qu’il avait volé.
– Votre vol ne m’intéresse pas ! cria Ywain. Où avez-vous pris cette arme ?
Il montra du doigt Carse et Boghaz.
– À eux, Altesse, quand je les ai arrêtés.
– Bien, dit-elle. Amenez-les dans ma cabine.
Elle disparut et Scyld, malheureux et complètement ébahi, se retourna pour obéir à l’ordre. Boghaz se mit à gémir :
– Oh ! dieux de miséricorde ! chuchota-t-il. C’en est fait ! Il s’appuya plus près de Carse et lui dit rapidement, tandis qu’il le pouvait encore : « Mentez, comme vous n’avez jamais menti auparavant ! Si elle pense que vous connaissez le secret de la tombe, les Dhuviens et elle vous l’extrairont par la force ! »
Carse ne répondit pas. Il faisait tous ses efforts pour ne pas s’évanouir. Scyld, blasphémant, demanda du vin qu’on lui apporta. Il en fit couler de force dans la gorge de Carse, puis il fit détacher celui-ci et Boghaz de la rame et les conduisit sur le pont arrière.
Le vin et la brise marine qui soufflait sur le pont ranimèrent suffisamment Carse pour qu’il pût rester debout. Scyld les poussa rapidement dans la cabine d’Ywain qu’éclairait une torche. Elle était assise et l’épée de Rhiannon était déposée devant elle sur une table sculptée.
Dans la cloison opposée, une porte basse ouvrait sur une cabine intérieure. Carse vit, à une fissure infinitésimale, qu’elle était entrouverte. On y distinguait aucune lumière, mais il eut la sensation que quelqu’un – ou quelque chose – était tapi derrière, aux écoutes. Il se rappela ce qu’avaient dit Jaxart et Shallah.
Il régnait dans l’air une odeur de pourriture, – une faible senteur de musc, sèche, écœurante. Elle semblait provenir de la cabine intérieure. Elle eut sur Carse un étrange effet. Sans savoir ce qu’elle était, il la détesta.
Il pensa que s’il s’agissait d’un amoureux que cachait la jeune femme, il devait être d’une étrange espèce. Son esprit fut détourné de cette question par Ywain elle-même. Elle le poignardait du regard et, une fois encore, il se dit qu’il n’avait jamais vu de tels yeux. S’adressant à Scyld, elle ordonna :
– Racontez… toute l’histoire.
Mal à l’aise, en phrases hachées, il parla. Ywain regarda Boghaz.
– Et vous, gros bonhomme, comment avez-vous eu cette épée ?
Boghaz soupira, désigna Carse d’un geste de la tête.
– Je la lui ai prise, Altesse. C’est une belle arme et je suis voleur de mon métier.
– Est-ce pour cette unique raison que vous la convoitiez ?
Le visage de Boghaz fut un modèle d’innocente surprise.
– Quelle autre raison pouvait-il exister ? Je ne suis pas un guerrier. En outre, il y avait la ceinture et le collier. Vous pouvez voir vous-même, Altesse, que le tout a de la valeur.
Le visage d’Ywain ne laissa point deviner si elle le croyait ou non. Elle se tourna vers Carse.
– C’est donc à vous qu’appartenait l’épée ?
– Oui.
– Où l’avez-vous prise ?
– Je l’ai achetée à un marchand.
– Où ?
– Dans le pays du nord, au-delà de Shun.
– Vous mentez ! dit Ywain en souriant.
– Je me suis procuré cette arme honnêtement, dit Carse avec lassitude, – et en un sens, c’était exact. – Peu m’importe que vous le croyiez ou non.
La fissure de la porte semblait ironique. Carse aurait voulu la briser et l’ouvrir pour voir qui était tapi là, l’oreille tendue, aux aguets dans l’obscurité. Il aurait voulu voir l’être de qui émanait cette détestable odeur.
Mais il semblait presque que ce fût inutile. Il semblait presque qu’il sût.
Incapable de se dominer plus longtemps, Scyld éclata.
– Je vous demande pardon, Altesse, mais pourquoi tant d’histoires à propos de cette épée ?
– Vous êtes un bon soldat, Scyld, répondit-elle, pensive, mais, en beaucoup de choses, un imbécile. Avez-vous nettoyé cette lame ?
– Bien sûr. Elle était en très mauvais état, dit-il en regardant Carse avec dégoût. On n’y avait sans doute pas touché depuis des années !
Ywain leva le bras et posa la main sur la poignée ornée d’un brillant. Carse vit que cette main tremblait. Elle dit doucement :
– Vous avez raison, Scyld. On n’y avait pas touché depuis des années ! Pas depuis que Rhiannon, qui l’avait forgée, a été muré dans sa tombe en punition de ses péchés.
Le visage de Scyld se vida de toute expression. Sa mâchoire tomba. Après un long moment, il dit un seul mot :
– Rhiannon !