Il est terrible pour une mère de devoir enterrer sa fille. Il n’est pas de plus grande douleur, pas même l’Agonie du Bene Gesserit. Et maintenant, j’ai dû enterrer ma fille pour la seconde fois.
Dame Jessica, Lamentation pour Alla.
Une simple victime parmi des milliards.
Plus tard, tandis qu’elle contemplait tristement le corps de sa fille, Jessica comprit qu’une seule petite fille avait autant d’importance que toutes les autres réunies. Chaque vie avait de la valeur, que ce soit celle d’un enfant ghola ou d’une personne née de façon naturelle. Le combat titanesque qui modifiait le cours de l’univers, la défaite des machines pensantes et la survie de l’espèce humaine, tout cela lui paraissait insignifiant. Sa seule préoccupation était de préparer le corps d’Alia pour son enterrement.
En touchant ce petit visage pâle, en caressant son front et ses fins cheveux noirs, des souvenirs lui revinrent. Une Abomination, c’est ainsi qu’on avait appelé Alia : dès sa naissance, elle avait possédé toute l’intelligence et la mémoire génétique d’une Révérende Mère. La boucle de son existence était maintenant bouclée. Dans sa vie d’origine, la petite fille avait tué le Baron Harkonnen avec le gom jabbar; plus tard, devenue adulte et hantée par la présence intérieure maléfique du Baron, Alia s’était suicidée en se jetant par une fenêtre du temple au-dessus des rues d’Arrakeen. Et maintenant, le Baron réincarné avait tué l’Alia réincarnée, avant même qu’elle ait pu atteindre les pleines capacités qu’elle méritait. C’était comme si ces deux êtres étaient unis pour toujours en un combat mortel, à une échelle mythique.
Une larme coula sur la joue de Jessica avec la grâce d’une goutte de pluie. Elle ferma les yeux, et se rendit compte qu’elle était longtemps restée figée dans la même position, perdue dans ses souvenirs. Elle n’avait même pas entendu son visiteur approcher.
— Puis-je vous être utile en quoi que ce soit, ma Dame ?
— Laissez-moi. Je veux être seule. (Mais quand elle vit qu’il s’agissait du Dr Yueh, elle se radoucit.) Je suis désolée, Wellington. Oui, entrez. Vous pouvez m’aider.
— Je ne voudrais pas vous importuner…
— Vous avez mérité le droit d’être ici, lui dit-elle avec un pâle sourire.
Pendant un long moment, ils restèrent côte à côte, sans dire un mot. Finalement, reconnaissante de sa seule présence, Jessica lui dit :
— Il y a longtemps, lorsque vous habitiez avec nous dans le Château de Caladan, j’avais de l’affection pour vous. Vous étiez très discret sur votre vie privée, et quand vous nous avez trahis, je vous ai haï plus que je ne l’aurais cru possible.
Il baissa tristement la tête.
— Ma Dame, je me jetterais dix mille fois sur un poignard si je pouvais ainsi effacer les actes que j’ai commis et les souffrances que je vous ai infligées.
— L’Histoire ne peut qu’aller en avant, Wellington. On ne peut lui faire faire marche arrière.
— Ah, vraiment ? Mais nous-mêmes, n’avons-nous pas été retirés des poubelles de l’Histoire ?
Ils enveloppèrent le corps frêle d’Alia dans un drap en guise de linceul. Sur l’ancienne Arrakis, les Fremen pratiquaient un rite solennel consistant à récupérer l’eau d’un corps dans un distille funèbre et à la partager avec les membres de la tribu. Sur Caladan, la tradition avait été d’utiliser un bûcher funéraire ou d’immerger le corps dans l’océan. Pendant l’errance de l’Ithaque dans l’espace, les morts avaient été solennellement éjectés dans le vide. Mais ici, dans la métropole des machines, Jessica ne savait quelle était la meilleure façon d’honorer sa fille.
— Nous n’avons plus vraiment de tradition funéraire, et je ne sais pas quoi faire.
— Nous ferons ce que nous pourrons. Les symboles n’ont aucune importance, c’est la pensée qui compte.
Les derniers échos de la bataille de Synchronie s’étaient dissipés et les survivants du non-vaisseau étaient partis explorer la ville pour y découvrir le nouveau visage de l’univers, quand
Jessica et Yueh rejoignirent Paul, Chani et Duncan pour former leur procession funèbre. Paul et Jessica portaient le petit corps enveloppé de son linceul par les rues que les vers des sables avaient tant saccagées, et où les explosions au cours du combat contre les Danseurs-Visages avaient détruit d’innombrables bâtiments.
— Un corps aussi petit… et un tel potentiel perdu à jamais, dit Paul. Ma sœur me manque terriblement, même si, cette fois-ci, je n’ai pas pu la connaître autant que je l’aurais aimé.
Duncan menait le groupe. Il avait provisoirement laissé de côté ses autres responsabilités.
— Je ne me souviens pas de la petite fille d’origine, mais je me souviens de la femme qu’elle a été. Elle m’a blessé et elle m’a aimé, et je l’ai aimée passionnément.
Us n’avaient pas beaucoup à marcher. Jessica avait choisi une tour à moitié détruite, une pyramide trapue qui constituerait un monument funèbre approprié. Jessica et Paul firent leurs adieux pendant la procession, de sorte que lorsqu’ils atteignirent le bâtiment effondré, ils n’eurent plus qu’à franchir une brèche trapézoïdale et écarter les décombres pour aménager un espace où ils déposèrent Alia Atréides. Debout à côté du corps de l’enfant, Jessica lui fit encore un dernier adieu. Paul prit la main de sa mère dans la sienne, et Jessica la lui serra très fort.
Après un long silence douloureux, elle se tourna vers Duncan.
— Nous avons fait tout ce que nous avions à faire.
— Je vais m’occuper du reste, dit-il.
Lorsque tous se furent retirés de la pyramide, Duncan leva les mains, doigts écartés, et son visage prit une expression lointaine. Autour d’eux, les bâtiments de métal vivant se mirent à trembler et à osciller, à grandir et à s’incurver. Les restes de la pyramide se replièrent autour du corps d’Alia, puis les murs se renforcèrent en prélevant sur les autres structures des alliages étincelants. Tel un magnifique monument de cristal et de vif-argent, la tour pyramidale commença alors à s’élever rapidement vers le ciel dans un bruit de tonnerre, un geyser de métal vivant. La structure s’affina et sa surface polie devint un miroir parfait.
Duncan guidait les structures semi-vivantes avec infiniment plus de soin et de concentration que le suresprit. Quand il eut terminé, il avait créé un tombeau monumental, un mémorial, une œuvre d’art qui stupéfierait tous ceux qui la verraient.
Cette tombe laissa sur Synchronie une marque qui n’égalerait jamais celle que la mort de sa fille avait laissée dans le cœur de Jessica.