CHAPITRE XI

— Quelque chose cloche, dit Yan en scrutant le viseur de son blaster à la lumière du jour. Je n’en suis pas certain, mais… Regarde donc, Badure.

— Ça m’a tout l’air d’être des pistes d’atterrissage, répondit Hasti.

— Juste parce que c’est grand, plat et qu’il y a des vaisseaux dessus ? ironisa Yan. Ne sautez pas aux conclusions, petite. Après tout, nous sommes peut-être tombés sur l’unique décharge de vieux vaisseaux de ces montagnes…

Une bise aigre soufflait dans le dos des compagnons, s’engouffrant au long du vallon encaissé. Il avait neigé dru dans la région. Au bout du plateau en question, qui s’étendait en contrebas, une butée neigeuse formait un angle aigu vers les basses terres.

— Ça ne se trouve sur aucune des cartes que j’ai consultées, souligna Badure, les yeux rivés sur le viseur.

— Ça ne veut rien dire, répondit Yan. Les mises à jour des cartes de l’Hégémonie Tion ont quelque chose comme cent quatre-vingts ans de retard, et ça ne fait qu’empirer au fil du temps… Ici, les turbulences et les orages sont monnaie courante, alors, pensez… Les appareils de reconnaissance ont très bien pu rater cet endroit. À la réflexion, même une équipe Alpha ou une mission Bêta aurait pu passer à côté.

Pensif, Yan se frotta le menton, irrité par le piquant de sa barbe naissante. Comme les autres, la longue marche lui avait déjà beaucoup coûté. Amaigri, les traits tirés, il accusait une grande fatigue. Mais par ailleurs, sa coupure au menton guérissait bien, malgré l’absence de soins.

— Badure a raison, dit Hasti en scrutant la carte. Il n’y a rien du tout. Et que font ici ces équipements, de toute façon ? Regardez, il a fallu creuser profondément cette falaise, là-bas, pour installer tout ça…

De son œil d’aigle, Yan continuait d’étudier les lieux. Les feux de guidage et de navigation, ainsi que les phares tournants de signalisation étaient éteints – une précaution élémentaire, pour une base secrète… Mais tout semblait d’une conception très dépassée. Yan distinguait plusieurs engins de la taille approximative de chaloupes spatiales, et cinq bâtiments plus grands. Leurs poupes et leurs chambres de postcombustion étant tournées vers lui, il avait du mal à discerner les détails. Soudain, il comprit ce qui le turlupinait…

— Badure, ces navires ont tous le vent en poupe…

Les appareils au sol étant soumis aux principes aérodynamiques communs à tous, la logique aurait voulu qu’ils aient au contraire le nez orienté vers les courants aériens.

Badure baissa le bras et rendit son blaster à Yan.

— La direction du vent n’a pas changé, au moins depuis cette nuit. Ou nos amis se moquent que leurs appareils soient bousculés par les tempêtes, ou l’endroit est désert.

— Pour l’instant, renchérit Hasti, nous n’avons pas vu âme qui vive.

Yan se tourna vers Bollux.

— Tu captes toujours ces signaux ?

— Oui, capitaine. Ils proviennent vraisemblablement de ce mât d’antenne, là-bas… Et ils sont très faibles. Je les ai captés uniquement parce que le pic que nous venons d’escalader est tout proche, et en droite ligne.

Non sans peine, Yan et Bollux venaient en effet de gravir le pic en question, sur un simple doute de Solo… Dans le camp minier, selon des rumeurs rapportées par Hasti et Badure, J’uoch et ses partenaires avaient renforcé les mesures de sécurité. Ajouté à cela, un intérêt apparent pour les montagnes manifesté par Lanni, la défunte sœur de Hasti, Yan estimait possible que la région fût truffée de détecteurs anti-personnels reliés d’une façon ou d’une autre au trésor… Avec l’espoir que, si détecteurs il y avait, ils seraient actifs plutôt que passifs – et donc repérables – Yan avait emmené le droïd, sourd à ses vaines protestations, afin de voir si, à proximité des basses terres, ils pourraient capter d’autres signaux. Mobilisant son récepteur de signaux intégré, Bollux avait essayé tous les étalonnages standards avant de passer à d’autres types. Il avait enfin capté un signal d’un genre largement dépassé, et Yan avait aussitôt procédé à un réglage approximatif. Ledit signal avait entraîné les compagnons jusqu’à cet étroit vallon encaissé. Et le lever du jour venait de leur révéler ce qui avait toutes les apparences de pistes d’atterrissage entourées de hautes parois rocheuses.

L’expédition se trouvait en montagne depuis des jours. La belle humeur chantante des débuts s’était envolée, vaincue par des pieds endoloris, des servomoteurs en surcharge, des contractions musculaires et des abrasions dues aux frottements répétés des paquetages sur les épaules… Yan avait l’impression que la visite au complexe de soins de l’université de Rudrig remontait à une autre vie… À en croire la carte, ils ne tarderaient plus à quitter les montagnes.

Cette carte se trouvait être leur atout le plus précieux.

Elle leur avait permis de se rabattre sur les chemins les moins ardus. Néanmoins, il y avait toujours eu des versants plus ou moins abrupts à négocier. Et où Skynx s’était également révélé un élément précieux pour le groupe. Le Ruurien pouvait à loisir escalader ou descendre des parois abruptes avec un bout de corde. Sans lui, les compagnons auraient encore de longues journées en perspective à passer en montagne… Mais même ainsi, les rations diminuaient de façon inquiétante. Par chance, ils avaient trouvé en chemin de quoi se désaltérer.

Après les montagnes, loin d’être au bout de leurs peines, il leur faudrait encore traverser des plaines avant d’atteindre le complexe minier. Un seul souci accaparait les synapses des compagnons – tant biologiques que synthétiques : l’acquisition d’un vaisseau, même de type strictement planétaire, les délivrerait au moins de ces marches interminables. En outre, le terrain d’atterrissage leur permettrait peut-être de se réapprovisionner.

— Serait-ce là ce qui avait piqué la curiosité de Lanni ? lança Badure.

— Nous verrons, répondit Solo.

Parvenus à un kilomètre environ de leur objectif, les compagnons s’étaient cachés derrière des rochers.

— Chewie et moi passerons les premiers. Si nous vous faisons signe que tout va bien, comme ça… (il agita la main de gauche à droite)… vous nous rejoindrez. Mais si une demi-heure passe sans que vous nous revoyiez, ou si nous vous adressons n’importe quel autre signal, fichez le camp à toute vitesse ! C’est compris ? Faites une croix sur nous deux, et tâchez d’atteindre le complexe minier par vos propres moyens. Ou retournez vers la ville, si ça vous paraît préférable.

Yan et le Wookie commencèrent à se délester du superflu.

— Nous aurions peut-être dû rester dans la cité…, fit Hasti, incertaine.

Solo tenta de la rassurer.

— Vous ne diriez pas ça si vous aviez été obligée de faire le ménage dans un trou miteux pour manger, ma chère. Prêt, Chewie ?

Le Wookie l’était. Ils se lancèrent, se couvrant mutuellement l’un l’autre dans leur progression prudente en zigzag. Chacun guettait le signal de l’autre avant de continuer. Ils n’en étaient plus à leur première équipée de ce style…

Alors qu’ils touchaient au but, ils ne détectèrent pas de sentinelles, de patrouilles, de guérites, de tourelles de guet ou d’équipement de surveillance. Leur malaise tenace n’en fut pas apaisé pour autant. À la lisière du terrain, enfin, ils tinrent un vif « conciliabule » muet, par signes uniquement, à qui se risquerait le premier à découvert. Chacun des deux campait sur ses positions, persuadé que ce rôle héroïque lui revenait de droit. Avant que la dispute ne dégénère en gesticulations hasardeuses, Yan y coupa court en se levant sans prévenir et en avançant.

Aux aguets, arbalète laser en position, Chewbacca prit aussitôt la meilleure position de soutien possible.

Les nerfs à vif, blaster au poing, Solo continua.

Pas de cri d’alerte.

Aucune alarme.

Le terrain était… rien que ça. Une surface plane restée partiellement minérale, et inachevée. Yan se demanda pourquoi on n’avait pas fait les choses correctement, en pavant le périmètre aplani au formex, par exemple…

Il ne vit pas de bâtiments, à part le mât d’antenne, les balises de terrain, les faisceaux de rampes lumineuses au sol et les batteries d’éclairage. Il évita de s’aventurer au bord du terrain, préférant passer de roche en roche, dans l’ombre afin d’échapper à d’éventuels observateurs cachés ou à des adversaires embusqués.

Puis il continua en direction des vaisseaux. Une fois assuré que personne ne le visait, il se rapprocha. Et quand il fut assez près, il en resta quelques secondes sans voix.

— Par tous les… ! Eh, Chewie, ramène-toi !

Arbalète brandie, le Wookie accourut à toute vitesse avant de ralentir, frappé par ce qu’il découvrait soudain à son tour. Il lâcha un petit cri amusé.

— Eh oui, confirma l’humain en cognant du poing le flanc d’un vaisseau. (La tôle se froissa.) C’est bidon !

Arme remise à l’épaule, Chewbacca empoigna « l’écoutille » d’un autre navire proche, l’arrachant avec toute l’aisance d’un bout de papier mâché. Ces leurres étaient composés de feuilles de plastique et d’alliages légers. Rejetant « l’écoutille » avec un braiment indigné – une imprécation wookie bien sentie – Chewie se pencha par la brèche. De la lumière filtrait du vitrage simulant le « cockpit ». Juché sur ses montants porteurs, le vaisseau factice, lugubre et vide, sentait le renfermé.

À l’examen de la « flotte » et de son agencement, Yan, plongé dans la perplexité, séchait. Pour grossières qu’elles fussent, ces maquettes bénéficiaient d’un incompréhensible souci du détail… Il n’était qu’à voir de plus près les trains d’atterrissage, les fuselages, les propulseurs, les gouvernes… Sans doute des répliques réalisées à partir de modèles inconnus de Yan, et maintenues en place par des fibres artificielles…

Sa première pensée fut que cette base factice jouait le rôle d’un leurre, dans le cadre de quelque campagne militaire ou système de défense. Mais, sur Dellalt, il n’y avait pas eu récemment de conflit organisé. D’ailleurs, à la réflexion, ce secteur de l’espace était plutôt calme depuis des années… En outre, pour présenter pareil aspect et continuer à donner le change, ce « terrain d’atterrissage » était forcément bien entretenu. Alors… Une ruse de J’uoch ? En vertu de quelle logique ? Ça ne tenait pas debout…

Plus instinctif, Chewbacca voyait dans tout ça le piège tendu par une force mauvaise – un peu à la façon des tisseurs de toile des niveaux arboricoles inférieurs de sa jungle natale… Dardant des regards nerveux à la ronde, il posa une patte inquiète sur l’épaule de Yan pour le dissuader de s’attarder.

Le pilote le délogea d’un mouvement agacé.

— Du calme, mon vieux. Il y a peut-être des trucs qui nous seraient quand même utiles. Fais un petit tour d’inspection rapide, le temps que j’aille voir de plus près ce mât d’antenne.

Avec un manque d’enthousiasme marqué, le Wookie obtempéra. Il procéda à une inspection succincte mais complète des lieux, sans détecter de présences suspectes, ni d’empreintes ou d’odeurs fraîches.

Au retour de son ami, Yan se redressa.

— Ce mât fonctionne grâce à une petite unité d’alimentation fermée. Il a pu commencer à émettre hier, comme il peut être en marche depuis des années… J’ai donné le signal aux autres.

Chewbacca, qui ne demandait qu’à filer, émit un gémissement plaintif. Yan commençait à perdre patience.

— Chewie, ça suffit ! Nous pourrions utiliser l’émetteur-récepteur pour débusquer d’éventuels détecteurs et localiser le camp minier de J’uoch. Ce truc émet depuis au moins une journée, c’est certain. Si, dans ce misérable système solaire, quelqu’un arrivait par ici, ça se saurait ! Les gus seraient déjà là…

Et cela rendait d’autant plus étonnante toute l’installation… Mais il passa cette considération sous silence. Chewie était déjà assez nerveux comme ça.

Badure, Hasti, Skynx et Bollux firent bientôt leur apparition. À leur tour, ils donnèrent voix à leur surprise mystifiée.

— Ça ne fait certainement pas partie des opérations menées par J’uoch, estima Hasti.

L’air mal à l’aise, Badure ne fit pas de commentaires. Quant aux petites saccades que Skynx imprimait à ses antennes, Yan mit cela sur le compte de la timidité maladive du Ruurien.

— Bon, reprit le pilote avec autorité, à condition de faire vite, nous serons partis de là d’ici une heure. Bollux, Max et toi, je veux vous câbler à certaines pièces d’équipement. Un des bras-adaptateurs de Max devrait suffire. Les autres, déployez-vous et ouvrez l’œil. Eh, Skynx, ça va ?

Les antennes du petit Ruurien se balançaient maintenant de façon plus prononcée. Après avoir dodeliné du chef, il se ressaisit.

— Oui. Je… Pendant quelques secondes, je me suis senti bizarre, capitaine. La tension nerveuse, je présume…

— Eh bien, tenez le coup, mon vieux. Ça va aller.

Pendant que Yan s’éloignait avec le droïd ouvrier, les autres se déployèrent.

Un couinement affolé lui fit faire volte-face pour voir Skynx s’effondrer, les antennes frémissantes.

— Ne vous approchez pas de lui !

— Que se passe-t-il ? s’écria Hasti en sursautant.

— Je l’ignore, mais pas question qu’on subisse le même sort !

Ils disposaient de trop peu d’éléments pour déterminer avec exactitude ce qui était arrivé au Ruurien. Ce pouvait être une maladie soudaine, ou un phénomène normal dû à sa physiologie particulière, voire une phase du cycle de vie des Ruuriens. En tout cas, Yan n’était pas disposé à voir d’autres membres de son groupe peut-être contaminés.

— Bollux, ramasse-le. Nous filons. Tout le monde à couvert !

Alors que le droïd ouvrier soulevait sans effort le petit Ruurien évanoui dans ses bras étincelants, les compagnons firent cercle, sur le qui-vive.

— Chewie, ajouta Yan, tu prends la tête !

Soudain, sa vision se brouilla. Il secoua la tête, mais il sentit son pouls s’accélérer sous l’effet d’une panique soudaine. Ils avaient à peine fait quelques pas quand Badure avoua en desserrant le col de son blouson de pilote :

— Quoi que ce soit, j’ai mon compte aussi…

Sans un mot de plus, il s’écroula à son tour, les yeux grands ouverts, la respiration régulière.

Hasti voulut se précipiter vers lui, et se mit à tituber. Chewbacca fit mine de tendre une patte pour la soutenir, mais Yan le tira en arrière par son ceinturon.

— Non, Chewie ! Nous devons filer avant de connaître le même sort !

En agissant ainsi, ils auraient une chance de revenir secourir leurs compagnons. Sinon, aucun d’entre eux ne survivrait, selon toute probabilité.

Sans crier gare, Solo découvrit que ses forces l’abandonnaient… Ses jambes ne le portaient plus. Sifflant comme une machine à vapeur, le Wookie dont la force prodigieuse lui donnait une résistance accrue par rapport aux autres le rattrapa dans ses bras. Un instant, il envisagea de suivre le conseil de l’humain et de fuir au plus vite. Quelqu’un devait en effet en réchapper, ou tout serait perdu. Mais l’éthique wookie ne tolérait en aucune façon la désertion. Avec un gémissement lugubre, Chewbacca hissa le corps inerte de son ami en travers de ses épaules et continua avec une détermination renouvelée. Yan, paralysé et encore conscient, vit de ses yeux fixes le sol défiler sous les foulées rythmiques du Wookie. Mais après de vaillants efforts qui l’amenèrent presque à la lisière du terrain, hors de danger, ses forces trahirent à son tour Chewbacca, qui tomba à genoux avant de s’écrouler de tout son long. Hébété, Yan regretta de ne plus avoir l’usage de ses cordes vocales pour pouvoir féliciter son ami de cette héroïque tentative.

Bollux fut face à un dilemme. Qu’il agisse ou se réfugie dans l’inaction, ses compagnons organiques semblaient en très fâcheuse posture – pour ne pas dire mourants… Décider quoi faire faillit lui griller ses circuits de logique élémentaire. Puis il reposa sur le sol le Ruurien qui, par réflexe, se roula en boule, avant d’entreprendre de tirer Yan Solo en sécurité, hors de la sphère d’influence du phénomène – quel qu’il fût. Selon les estimations du droïd, le pilote était le plus à même de secourir les autres en vertu de ses talents, de sa tournure d’esprit et de sa ténacité foncière.

La chute de Chewbacca laissait l’humain en position de voir Bollux approcher. Yan aurait voulu lui ordonner de s’occuper plutôt de Chewie, mais ses cordes vocales étaient paralysées. La vision qu’il avait du droïd fut soudain parasitée par des silhouettes fantasmagoriques pirouettant follement autour, avec force gesticulations et onomatopées inintelligibles. Leurs scintillants costumes tenaient pour moitié de l’uniforme et pour moitié du pur déguisement, avec des coiffes ahurissantes, à mi-chemin entre le heaume et le masque… Dans sa stupeur, Yan nota cependant que ces êtres – des humains, à son avis – maniaient des armes de poing de diverses origines.

Après un rapide conciliabule entre eux, les nouveaux venus tirèrent à hue et à dia le droïd en détresse, le faisant disparaître du champ de vision de Solo, qui ne pouvait pas tourner la tête.

Puis une tête masquée fit irruption devant lui, le regardant avec curiosité. Le masque sphérique rappelait un casque d’astronaute – sauf que les réglages, vannes de pressurisation, connexions et autres tuyaux se réduisaient en l’occurrence à de vulgaires coups de peinture… Les tubes d’alimentation en air et les cordons d’alimentation n’étaient raccordés à rien.

Une voix humaine creuse filtra, égrenant des sons inintelligibles sur un timbre masculin.

Yan se sentit soulevé. Par à-coups, au gré des positions qu’on lui faisait prendre à son corps défendant, il vit que la même chose arrivait aux autres, à l’exception de Bollux. Lui paraissait avoir disparu.

On transporta Yan pendant une durée indéterminée… Suivant comment ses porteurs le manipulaient Yan voyait le sol rocailleux, le soleil bleu-blanc de Dellalt, ses compagnons, puis le sol de nouveau…

Enfin, il découvrit un trou béant, de trois fois la taille de l’écoutille principale du Faucon. L’énorme roche qui avait dissimulé cet accès à un réseau souterrain fut soulevée par six épais vérins. Abaissée, elle le camouflerait de nouveau à la perfection. Yan en personne avait déjà exploré ce terrain et, bien sûr, il n’y avait vu que du feu.

De sous la surface du sol, on avait tiré de larges tuyaux souples qui aspirèrent visiblement un gaz… Mais à la vue ou à l’odorat, Solo ne discernait rien de particulier. Voilà donc par quel moyen on venait de les paralyser… Yan en conclut que les casques fantasmagoriques contenaient des filtres respiratoires anti-gaz.

L’instant suivant, il fut plongé sous terre, dans l’obscurité. Sombra-t-il dans une semi-inconscience, avec des éclairs de lucidité, ou l’éclairage était-il intermittent ? Il n’aurait su le dire. À une ou deux reprises, cependant, il crut repérer les sources de cette chiche lumière : des tiges lumineuses primitives saillant des parois, aux teintes douces, bleues, vertes et rouges.

Yan vit défiler au passage de nombreuses pièces. Des chants d’adultes flottèrent même jusqu’à ses oreilles, puis d’enfants. Il entendait aussi la cadence vrombissante de grosses machines, le sifflement caractéristique de turbines, les claquements des tableaux de commutation, les grondements d’engrenages et de transmissions, et les grésillements des barres massives d’alimentation qu’on ouvrait et qu’on fermait… Il huma d’étranges fumets de nourriture – et de diverses races, aussi.

Il tentait en vain de mobiliser ses facultés, pour trouver une solution ou au moins vivre pleinement ses derniers instants, mais ses pensées vagabondaient sans cesse.

Quand on le jeta sans ménagement sur un sol de terre froide, il faillit crier – signe que sa paralysie commençait à se dissiper. Là où il avait rudement atterri, l’épaule, le dos et les fesses, il fut tout meurtri.

Il entendit un gémissement – Badure… ? – et tenta de se redresser sur son séant. Grossière erreur : une douleur aveuglante lui vrilla le front. Il se rallongea, portant une main à son front – une victoire majeure. Puis il passa la langue sur ses dents, histoire de vérifier que des mousses phosphorescentes n’y avaient pas soudain élu domicile…

L’attrapant par le col de son blouson de pilote, Chewbacca, réapparu dans son champ de vision, le souleva pour l’adosser à une grosse pierre. D’instinct, Yan voulut tirer son blaster du holster – vide… La peur le galvanisa.

Les mains crispées sur son front, il chuchota :

— Plus vite nous filerons d’ici, mieux ce sera… Défonce la porte à coups de pied, mon vieux, qu’on largue les amarres !

Son ami désigna la porte en question avec un grognement écœuré. Au prix d’un effort immense, Yan releva la tête. Des étoiles noires dansaient sous ses yeux.

Une découpe oblongue se fondait si bien dans la paroi de la cellule qu’on la discernait à peine. Les deux tiges lumineuses qui la flanquaient dissipaient très mal la pénombre ambiante. Yan se palpa : pas d’instruments, pas d’armes, pas le plus petit cure-dent…

Badure et Hasti avaient été jetés ensemble dans un coin, Skynx – toujours recroquevillé sur lui-même en position fœtale – dans un autre, mais de Bollux, il n’y avait plus trace.

Le Wookie aida Solo à se lever. Le Corellien commença par tirer de sa niche une des tiges lumineuses. Le filament avait une certaine autonomie. Il éclairerait quelque temps les prisonniers. Yan s’enfonça dans la cellule ténébreuse, son partenaire sur les talons.

— Fichtre ! murmura le capitaine. C’est immense, ce trou !

Le Wookie grogna. La haute voûte de pierre disparaissait dans l’obscurité. De petits monolithes s’alignaient à perte de vue, deux fois plus larges que hauts…

Une voix s’éleva dans le dos de l’humain et du Wookie, les faisant sursauter.

— Où sommes-nous ? (Hasti… Elle avait assez récupéré, elle aussi, pour se lever et les suivre dans la pénombre.) Et que sont ces choses ? Des sortes d’étagères ? Des établis ?

— Des balises ? Des presse-papiers ? Qui sait ? Voyons un peu où ce gymnase de granit peut conduire…

— Au moins, ajouta Solo in petto, remuer nous aidera à récupérer. Quant aux autres, mieux vaut les laisser se reposer pour le moment.

Mais l’exploration de la salle aux proportions colossales, de la taille et de l’aspect d’un hangar à spationefs, ne révéla pas l’existence d’autres issues. Il s’agissait d’un vaste espace empli de monolithes. Rien de plus.

— La montagne entière est probablement creuse, supputa Yan à voix basse. Mais je ne vois pas comment les guignols tressautants qui nous ont mis le grappin dessus ont pu faire pour creuser tout ça…

Les trois compagnons revinrent sur leurs pas.

Chewbacca émit un grognement sourd, que son ami traduisit.

— Il dit qu’il fait très sec ici. Avec les phénomènes de condensation, au moins, il devrait y avoir de l’humidité…

Le bruit de leurs pas se répercutait le long des grandes parois.

Ils retrouvèrent Badure en train de s’asseoir et Skynx de se déplier. S’interrompant mutuellement et recoupant leurs impressions, ils finirent par avoir une vue d’ensemble des événements.

— Que va-t-on faire de nous ? s’inquiéta Skynx en tremblant d’appréhension.

— Qui sait ? fit Yan. Mais ils ont pris Bollux et Max. J’espère qu’ils ne finiront pas recyclés en boucles de ceinturon…

Il regrettait maintenant d’avoir malmené les engins factices, sur le terrain d’atterrissage. Était-ce le traitement réservé aux vandales ? À en croire le Nageur Shazeen, on voyait peu d’aventuriers revenir de ces montagnes…

— En tout cas, reprit Yan, ils ne nous ont pas abattus à vue. C’est déjà ça…

Le constat ne parut guère réconforter Skynx.

— J’ai soif, annonça Hasti. Et je suis plus affamée qu’un Wookie !

— Je sonne le groom, ma chère, fit Solo, onctueux. Du gamme-pigeonneau mariné pour quatre et quelques magnums de T’iil-T’iil bien frappés enchanteraient-ils vos délicates papilles ? Tant que nous y sommes, nous allons aussi faire redécorer l’endroit…

Hasti renifla de dédain.

— Allez plutôt sonner l’auto-valet, qu’il vous remette un peu à neuf ! Vous avez tout du greluchon cousu d’or qui vient de se payer huit jours non-stop de fiesta !

Amusé, Yan lui dédia un sourire en coin. Puis, avec un soupir, il s’adossa à un monolithe. Chewbacca s’installa près de lui.

— Eh, partenaire… pion avant sur l’encoche latérale de ton centre, avec six unités de dégagement gagné-perdu à la clé…

Concentré, le menton planté sur son poing dressé, Chewie visualisa leur partie en cours, et la dernière position de leurs pions, à bord du Faucon. Sans assistance informatique, continuer la partie était d’autant plus ardu. Mais ça aiderait à tuer le temps.

Hasti se planta devant l’unique issue de la salle. Quand Yan, relevant les yeux, vit trembler ses épaules, et la tige lumineuse qu’elle tenait, il se leva pour aller la réconforter.

Et constata que, loin de pleurer, elle tremblait en fait de colère. Elle repoussa la main qu’il lui avait tendue et, sans crier gare, se jeta de toutes ses forces sur la porte. Sous le choc, la tige lumineuse se brisa avec une gerbe d’étincelles. Hasti continua de marteler la porte avec les restes de la tige, éclatant en imprécations. Après avoir passé sa vie dans les camps miniers et les mondes industriels de l’Hégémonie Tion, elle déployait un beau savoir dans le domaine des jurons.

Lorsque son accès de rage fut en partie retombé, Yan et Badure se rapprochèrent d’elle.

— Personne ne m’enterrera vivante sous une vieille montagne ! (Hasti retourna son arme improvisée contre les deux hommes, qui jugèrent préférable de reculer plutôt que de tenter de la maîtriser.) Ce trésor me revient en partie ! Et nul ne m’en dépouillera !

Pantelante, elle avança vers le Wookie qui, intrigué, était resté assis. Elle lâcha le bout de tige et se laissa tomber près du second du Faucon Millenium.

Yan allait ouvrir la bouche, ne serait-ce que pour lâcher une remarque sur la cupidité féminine, quand un glissando de flûte monta…

On n’avait pas dépouillé le Ruurien de ses instruments de musique. Et pour cause… Ils étaient bien dissimulés dans sa fourrure ventrale, et de toute façon, Skynx n’avait à aucun moment abandonné sa position fœtale avant d’être jeté en prison… Histoire de s’abstraire de sa détresse, de s’évader en esprit, il réglait ses instruments avec une belle concentration. Il s’était perché sur le monolithe où Chewbacca et Hasti s’adossaient.

Tandis que Badure restait devant la porte pour continuer à l’étudier avec ce qu’il restait de tige lumineuse, Yan s’installa à son tour près de Chewie et tendit l’oreille. Dans la pénombre, Skynx joua un air mélancolique. La petite mélodie lancinante prenait d’étranges sonorités dans l’immense espace vide.

Le musicien fit une pause.

— C’est un chant de ma colonie natale, vous savez. « Sur les rives du chaud Z’gag rose »… On le joue à la période de tissage des cocons, quand les larves du nouveau cycle deviennent chrysalides. Au même moment, les cocons du cycle précédent s’ouvrent et les chroma-papillons en sortent, exsudant les phéromones qui les rapprochent les uns des autres. L’air est doux et léger, l’heure est à la gaieté…

Au coin des yeux rouges à facettes, un globule d’émotion-sécrétion perla.

— Notre aventure aura été édifiante. Mais tout bien considéré, ça consiste surtout à affronter le danger et les épreuves loin de son foyer… Si je revois un jour les berges du Z’gag, je ne les quitterai plus jamais !

Il reprit sa mélodie triste.

Le regard perdu dans le vide, échevelée, Hasti restait attirante, presque aussi jolie que lorsqu’elle était coiffée et tirée à quatre épingles, à bord du Faucon. Quand Yan lui passa un bras autour des épaules, elle se laissa machinalement aller contre lui.

— Ne te couche pas tant qu’on n’appelle pas ton bluff…, l’encouragea-t-il à voix basse.

Elle se tourna vers lui avec un sourire forcé et effleura son collier de barbe de ses doigts sales pour retracer la cicatrice qui lui coupait le menton.

— Tu sais, c’est déjà un progrès, Solo. Tu n’es plus Finaud, l’insouciant sur qui tout glisse…

Il se pencha sans qu’elle cherche à s’écarter. Il l’embrassa. Qui des deux en fut le plus surpris ?

Sans que leurs lèvres se désunissent, ils se déplacèrent légèrement pour s’étreindre plus confortablement, et échangèrent un long baiser, portés par la petite musique de Skynx.

Puis Hasti finit par s’écarter.

— Yan ! Oh, je… Arrête, je t’en prie ! (Il recula, perplexe.) La dernière chose dont j’aie besoin, c’est bien de nouer des liens avec toi !

— Quoi ? fit-il, blessé. Pourquoi ça ?

— Pour commencer, tu piétines tout le monde et tu ne prends rien au sérieux ! Avec ton sourire en coin, tu prends même le monde et la vie comme une vaste rigolade… Tu es toujours si arrogant dans tes certitudes inébranlables que j’ai une folle envie de t’assommer !

« Solo, ma sœur Lanni avait hérité du livre de la Guilde de notre père. Vis-à-vis de Tion, elle avait donc le statut de pilote. Alors que moi, j’en étais réduite à enchaîner les petits boulots. Femme de ménage, fille de salle, agent sanitaire… J’ai tout fait, que ce soit dans les camps, les mines ou les usines. Et toute ma vie, j’ai côtoyé des types dans ton genre. Ceux qui se foutent de tout, les grands séducteurs capables de mettre tout le monde dans leur poche, avant de disparaître du jour au lendemain, quand bon leur semble. Les beaux parleurs qui papillonnent çà et là, et ne regardent jamais en arrière… Yan, il n’y a personne dans ta vie !

Il protesta.

— Chewie… !

— … Est ton ami. Un Wookie. Sans compter tes deux autres aficionados mécaniques, Max et Bollux, et ton cher vaisseau, bien sûr… À part eux, nous tous sommes de passage. Alors… Où est ton entourage, Yan ?

Il voulut se défendre. Une fois de plus, elle le coupa. Intrigué, Chewbacca délaissa ses cogitations pour suivre leur conversation.

— Je suis certaine que tu fais tourner la tête de toutes les filles, au cours de tes escales, Solo. Mais désolée, ça ne m’intéresse pas.

Elle se radoucit légèrement.

— Je ne suis pas différente de Skynx. Sur mon monde natal, mes parents avaient un lopin de terre. Par mes ampoules et mes ecchymoses, j’aurai ma part du trésor ! Et je récupérerai la propriété de ma famille, dussé-je pour cela acheter la planète entière ! Je bâtirai mon foyer, je m’occuperai de Badure parce qu’il a veillé sur ma sœur et moi. J’aurai des biens, j’aurai ma vie. Si je fais la bonne rencontre, je partagerai tout ce que j’ai avec mon homme. Sinon, je m’en passerai. Solo, je n’ai jamais rêvé de devenir bonne à tout faire à bord d’un vaisseau spatial !

Se redressant, Hasti s’en fut rejoindre Badure en passant les doigts dans ses boucles rousses emmêlées.

Sa triste ritournelle achevée, Skynx baissa sa flûte.

— Je voudrais revoir au moins une fois mon monde-colonie, et l’air frémir sous les battements des chroma-papillons, l’afflux des phéromones, le ronronnement des couples… Et vous, capitaine Solo ? Que souhaiteriez-vous ?

Suivant Hasti d’un regard distrait, Yan haussa les épaules.

— Des phéromones plus efficaces…

Skynx sursauta. Les côtes frémissantes, il partit dans un grand éclat de rire convulsif typique des Ruuriens, avec des couinements haut perchés. Chewbacca hurla aussi de rire, se tapant les cuisses des pattes, agité de soubresauts d’hilarité contagieuse. Malgré lui, Yan s’en amusa également. Il flanqua une bourrade à Skynx, qui roula sur le dos en battant l’air des quatre fers… Badure explosa à son tour, et Hasti en personne, exaspérée, céda pourtant à la bonne humeur générale. Pleurant de rire, Chewbacca heurta à l’épaule Yan, qui s’effondra, le souffle coupé.

À cet instant, la porte s’ouvrit.

Et se referma derrière Bollux.

Stupéfaits, les compagnons l’entourèrent en l’accablant de questions.

Après quelques secondes de ce bruyant tintamarre, Badure ramena le calme à grands cris. Il se chargea de l’interrogatoire.

— Que s’est-il passé ? Qui sont ces gens ? Que nous veulent-ils ?

Bollux adopta l’attitude, étrangement humaine, qu’il réservait aux sujets délicats.

— C’est assez surprenant. Et compliqué. Vous voyez, jadis, il y avait…

— Bollux ! tempêta Yan, coupant court à la rhétorique cybernétique. Que va-t-on nous faire ?

Le droïd eut l’air très embêté.

— À notre époque, je sais que ça paraît absurde, capitaine. Mais à moins que vous puissiez l’empêcher, vous allez être… hum… les « héros » d’un sacrifice humain.