CHAPITRE 13
Continent Méridional
Fort de Nerat, passage actuel 15.10.23
Deux jours après le retour triomphal de Jaxom au Fort de la Baie en compagnie de Sharra, et l’accord de Toric avec les Chefs du Weyr concernant l’étendue de son Fort, sous réserve de confirmation par le Conclave des Seigneurs Régnants, Piemur trouva l’occasion de parler de Jayge et Ara à Maître Robinton.
— Un autre antique établissement ? Restauré et habité ?
Stupéfait, Maître Robinton se renversa dans son grand fauteuil. Zair, endormi au soleil sur son bureau, s’éveilla en clignant des yeux.
— Apporte-moi les cartes correspondantes.
Il jeta à Piemur la clé du tiroir où il conservait ses documents les plus secrets. Le Maître Scribe Arnor avait fait copier en trois exemplaires les cartes trouvées sur les murs du « vaisseau volant » par le plus discret et habile de ses compagnons, après quoi l’accès au vaisseau avait été restreint aux Maîtres Forgerons qui avaient la confiance totale de Maître Fandarel.
— Quelle touchante attention, Piemur, de me réserver quelque chose de nature à m’amuser juste quand nous commencions à retomber dans la routine, poursuivit Robinton.
Piemur lui montra l’emplacement de la Rivière Paradis, et le Maître Harpiste étudia longtemps la carte, grommelant entre ses dents en grimaçant de temps à autre. Connaissant les habitudes de son Maître, Piemur remplit de vin le gobelet de Robinton et le lui mit dans la main droite. Sebell, le Nouveau Maître Harpiste, avait officiellement nommé Piemur Compagnon Harpiste du Fort de la Baie. Il ne se donna pas la peine de demander si Toric avait refusé de le reprendre, ou si Maître Robinton avait spécifiquement requis sa présence. Ce qui importait à Piemur, c’est qu’il était de retour auprès de Maître Robinton, où, malgré ses ronchonnements, on ne s’ennuyait jamais – et d’autant moins que Maître Oldive l’ayant déclaré complètement rétabli, le Harpiste avait des plans ambitieux d’explorations futures.
— Quel vaste et merveilleux pays, Piemur, dit Robinton, sirotant une gorgée de son vin. Quand on pense à la triste situation des sans-fort des cavernes inférieures d’Igen, aux terribles cellules taillées dans le roc de Tillek et des Hautes Terres…
Il soupira.
— Je crois…
Il s’interrompit, avec un geste désinvolte de la main.
— Je crois que je finirai par me laisser convaincre de prendre ma retraite.
Piemur éclata de rire.
— Vous n’êtes pas plus à la retraite que moi, Maître Robinton. Simplement en quête d’autres domaines où exercer votre malice. Laissez Sebell s’occuper des Seigneurs Régnants, des Maîtres d’Ateliers et des Chefs de Weyrs. J’ai l’impression que vous préférez explorer les tumulus, non ?
Le Harpiste eut un geste de contrariété.
— S’ils trouvaient quelque chose, oui. Mais jusqu’ici, les découvertes profitent surtout à Fandarel et Wansor, qui sont heureux comme des aspirants repus avec ces cartes célestes indéchiffrables. Quelques bouteilles vides – bien que d’une substance très curieuse – et quelques mécanismes brisés ne stimulent pas mon imagination. Je voudrais connaître bien d’autres choses que celles que les anciens ont jetées, oubliées, ou laissées derrière eux parce que trop volumineuses pour les démanteler. Je voudrais connaître leur mode de vie, ce qu’ils mangeaient, portaient, pourquoi ils ont déménagé dans le Nord, d’où ils venaient à l’origine, comment ils sont arrivés ici à part leur utilisation des Sœurs de l’Aube comme véhicules. Il a dû s’agir d’un voyage absolument stupéfiant. Je voudrais reconstituer l’atterrissage et… Que restait-il à… comment appelles-tu cet endroit ?
— La Rivière Paradis ? Vous en jugerez par vous-même, dit Piemur, trouvant enfin l’occasion de présenter sa suggestion de façon détournée.
Après avoir fait la connaissance du couple industrieux et sympathique que formaient Jayge et Ara, le compagnon était certain que le Harpiste les soutiendrait – et sans aucun doute contre toute prétention que Toric pourrait faire valoir contre eux.
— Ils ont une maison solide et agréable ; ils ont domestiqué des bêtes sauvages et utilisé tout ce qu’ils ont pu dans ce qu’ils ont trouvé. Comme vous voyez, ils sont très éloignés des limites du Fort Méridional.
Compagnon et Maître échangèrent un sourire entendu, puis Piemur se risqua à poser une question :
— Votre humble compagnon peut-il se permettre de demander ce qui déterminera qui possède quoi et où à partir de maintenant ?
Maître Robinton considéra son compagnon d’un œil incisif.
— Très bonne question, humble compagnon Piemur. Mais qui n’est pas de mon ressort, termina-t-il avec un clin d’œil.
— Je croirai cela quand les gueyt de garde voleront.
— Sérieusement, on a mis à ma disposition cette magnifique résidence, dit le Harpiste, les yeux brillants, suffisamment éloignée pour me préserver des fatigues et du stress. Je ne peux pas offenser ceux qui l’ont construite en l’abandonnant, même si j’arrivais à convaincre de temps en temps un chevalier-dragon de m’amener dans le Nord.
Il fronça les sourcils.
— Lessa a interprété de façon trop étroite les conseils d’Oldive.
Il soupira, puis, regardant la mer turquoise par la fenêtre, sourit avec résignation.
— Et je suis nominalement directeur des fouilles là-haut.
Il ajouta avec plus d’animation :
— Naturellement, si les Chefs de Weyrs ou les Seigneurs Régnants me demandaient mon avis…
Il ignora le grognement de dérision de Piemur.
— … je leur rappellerais l’antique tradition d’autonomie : Weyrs, Forts et Ateliers sont leurs propres maîtres sauf quand la survie de notre monde est en jeu.
— De nos jours, il y a des tas de traditions réduites en miettes comme des coquilles, remarqua Piemur avec ironie.
— Sans doute, mais certaines avaient depuis longtemps survécu à leur utilité.
— Qui décide de cela ?
— La nécessité.
— La « nécessité » décide-t-elle qui possédera quoi et où ? demanda Piemur, acerbe.
À part lui, Piemur trouvait que les Chefs du Weyr avaient accordé beaucoup trop de terres à Toric, même si, à ce moment, Lessa négociait aussi le bonheur de Jaxom avec Sharra. Il avait l’impression que Maître Robinton était d’accord avec lui sur ce point.
— Ah ! nous en sommes revenus à tes amis, c’est bien ça ?
— C’est par là que nous avons commencé. Plus de diversions, Maître Robinton. Je vous demande votre « opinion » en cette affaire. Et, comme vous êtes directeur des fouilles et autres mystères antiques, je trouve que vous devriez rencontrer Jayge et Ara et voir ce qu’ils ont trouvé !
— Parfaitement raisonné.
Le Harpiste vida son gobelet, roula ses cartes et se leva.
— Je me félicite que Lessa ait assigné le vieux P’ratan au Fort de la Baie. Il est discret et complaisant, si on ne lui en demande pas trop, dit-il, prenant sa tenue de vol. Pourquoi appelles-tu cet endroit la Rivière Paradis ?
— Vous verrez, répondit Piemur.
Jayge halait son filet quand il vit le dragon dans le ciel.
Il arrivait de l’est et planait. Il le regarda, émerveillé et stupéfait, puis, la première minute passée, l’angoisse lui fit relâcher sa prise sur le lourd filet. Comme il allait lui échapper, il revint suffisamment à lui pour y fixer une bouée qui lui permettrait de le récupérer plus tard. Quelques instants après, il avait hissé la voile que la brise gonfla immédiatement et mis le cap sur le rivage, se demandant s’il pourrait y arriver avant le dragon.
Peut-être – mais seulement peut-être – Aramina dormait-elle encore. Il savait qu’elle n’entendait les dragons qu’à l’état de veille, et il les avait laissés endormis, elle et son fils, quand il était sorti à l’aube pour pêcher. S’il avait seulement le temps de la prévenir ! Elle entendait aussi les lézards de feu – comme lui – et avait ri des images étonnantes qu’ils diffusaient dernièrement, mais en général, elle trouvait leurs pépiements incohérents plus amusants que gênants.
Le dragon vert, une vieille bête à en juger par son museau blanchi et les cicatrices saillantes de ses ailes, transportait trois personnes. Il prenait son temps pour atterrir, décrivant des cercles paresseux. Il semblait même qu’il eût synchronisé son arrivée avec celle de Jayge. Juste comme celui-ci hissait sa barque sur la plage, un passager sauta à terre et courut vers lui en débouclant son casque. Piemur !
— Jayge, je t’ai amené Maître Robinton. P’ratan a eu la gentillesse de nous amener sur Poranth, dit Piemur précipitamment, souriant pour rassurer Jayge, inquiet de cette visite inattendue. Tout va bien. Tout ira bien pour toi et Ara, ajouta-t-il, aidant Jayge à tirer sa petite embarcation au-dessus de la ligne des hautes eaux.
Un mouvement sur la véranda de la maison attira l’attention de Jayge, et il eut juste le temps d’apercevoir Ara qui perdait connaissance.
— Ara ! s’écria-t-il.
Et, sans même un signe de tête aux deux hommes qui approchaient, il se précipita vers la maison et le corps évanoui d’Ara. Entendre un dragon après tant d’années devait lui avoir fait une peur terrible.
Il l’avait allongée sur son lit et Piemur lui tendait une tasse d’alcool maison quand le Harpiste et le chevalier-dragon les rejoignirent. Readis, hurlant de peur à la vue de tous ces visages étrangers, se figea dans les bras de Piemur quand le compagnon essaya de le consoler. Puis ses braillements s’arrêtèrent brusquement. Piemur, suivant la direction de son regard, vit Maître Robinton lui faire de telles grimaces que le bambin en oubliait sa frayeur, ses yeux remplis de larmes fixés sur le Harpiste. Quand Ara revint à elle, livide, elle dévisagea les visiteurs. Jayge la sentit se détendre un peu, et à la pression de ses doigts sur son bras, il comprit qu’elle ne les connaissait pas.
— Ara, dit-il d’un ton pressant et rassurant, P’ratan et Poranth ont amené Piemur et Maître Robinton. Ils pensent que nous devons garder les terres que nous avons. Ce sera notre fort. Notre propre fort !
Ara continuait à fixer les hommes, qui, par leur attitude et leur sourire, tentaient de la rassurer.
— Je comprends le choc que vous a fait notre visite inattendue, ma chère enfant, dit Maître Robinton. Mais je n’ai pas eu l’occasion de venir avant aujourd’hui.
— Ara, tout va bien, la rassura Jayge, lui caressant les cheveux et tapotant ses doigts crispés sur son gilet.
— Jayge, dit-elle, la gorge serrée, je ne l’ai pas entendu !
— Non ? dit Jayge à voix basse. Tu ne l’as pas entendu ? répéta-t-il avec plus d’assurance. Alors, pourquoi t’es-tu évanouie ?
— Parce que je ne l’ai pas entendu !
Le ton peiné fit comprendre à Jayge ses émotions contradictoires.
L’attirant à lui, il la berça dans ses bras, lui répétant sans cesse que tout allait bien. Aucune importance qu’elle n’entendît plus les dragons. Elle n’en avait pas besoin. Et elle ne devait pas avoir peur. Personne ne la blâmerait. Elle devait se détendre et se ressaisir. Un tel choc n’était pas bon pour le bébé.
— Tiens, ça te fera du bien, dit Piemur, lui présentant une nouvelle fois la boisson fermentée. Crois-moi, Aramina, je sais ce que c’est que de ne voir personne pendant des Révolutions, et de recevoir tout d’un coup des visites.
Entendant le nom entier de sa femme, Jayge le regarda, surpris et inquiet.
— Je vous ai reconnue d’après les croquis qu’on a fait circuler après votre disparition, expliqua le Maître Harpiste avec bonté.
Il faisait sauter Readis sur ses genoux, et le bambin gazouillait de plaisir.
— Ma chère enfant, reprit-il quand Aramina se fut un peu ressaisie, ce sera pour tout le monde une bonne nouvelle que de vous savoir sains et saufs, et vivant dans ce beau fort du Sud. Nous pensions tous que les brigands vous avaient tués !
Il y avait comme une réprimande dans le regard qu’il jeta à Piemur, mais aucune dans celui qu’il posa sur Aramina.
— Ces dernières semaines, j’ai eu plus de surprises que dans tout le reste de ma vie. Il va me falloir des Révolutions pour les assimiler.
— Maître Robinton s’intéresse beaucoup aux ruines antiques, dit Piemur. Et je crois que les vôtres ont davantage à nous apprendre que les ruines vides du Plateau.
Continuant à amuser le bébé, Maître Robinton renchérit :
— Piemur m’a dit que vous avez trouvé et utilisé des objets d’une antiquité évidente, en plus de cette maison étonnante. J’ai vu les filets, les boîtes, les tonneaux, et je suis stupéfait. Il nous faudra des Révolutions entières pour mettre au jour les ruines du Plateau, et jusqu’à présent, nous n’avons trouvé qu’une cuillère, alors que vous…
De sa main libre, il montra les nombreux objets qu’il voyait dans la pièce, et la pièce elle-même.
— Nous n’avons pas encore pu faire grand-chose, dit modestement Ara, retrouvant son courage. Une fois que nous avons eu terminé la maison…
Elle se tut, l’air de s’excuser, et regarda anxieusement Jayge. Il était assis près d’elle, un bras sur ses épaules, sa main libre refermée sur les siennes.
— Vous avez fait merveille, mon enfant, rectifia fermement Robinton. Le skiff, la pêche ; nous avons vu les étables et le jardin – et tout le terrain défriché !
— N’avez-vous pas été gênés par les Chutes de Fils ? demanda P’ratan anxieusement, prenant pour la première fois la parole.
— Nous nous débrouillerons pour ne pas nous faire prendre, répondit Jayge avec un peu d’ironie. Puis il eut un sourire d’excuse à l’adresse du chevalier-dragon stupéfait.
— Je suis nomade à l’origine, et j’ai survécu à la première Chute de Telgar. Par conséquent, j’ai l’habitude de me passer de l’abri d’un fort.
— Nous ne savons jamais ce que la vie nous réserve, n’est-ce pas ? remarqua Maître Robinton, souriant avec bonhomie.
Jayge offrit à ses hôtes du klah, des tranches de fruits frais, et du pain qu’Aramina avait fait la veille. Elle s’excusa de-sa texture grossière, disant qu’elle n’était pas encore arrivée à mettre au point les meules voulues. Puis elle insista pour faire visiter les autres bâtisses au Harpiste et au chevalier-vert. Readis accepta à grand-peine de quitter Maître Robinton pour aller avec son père et Piemur relever les filets.
— Impressionnant, véritablement impressionnant, ne cessait de répéter Robinton, passant d’une bâtisse dans une autre, touchant un mur, vérifiant la fermeture d’une porte, éprouvant le sol de sa botte.
P’ratan ne disait pas grand-chose, mais les yeux ronds d’admiration, il ne cessait de branler du chef, regardant Aramina avec un grand respect.
— C’était un établissement très vaste. Ils devaient être au moins une centaine ici, pour travailler les champs, pêcher et…
Il agita la main avec désinvolture.
— … et faire ce qu’il fallait pour créer des matériaux si durables.
Quand ils atteignirent l’abri dont elle se servait comme étable, il s’appuya à la clôture, autre vestige de fabrication antique.
— Et vous dites que vous avez domestiqué vous-mêmes tous ces animaux sauvages ?
Il lui sourit comme une petite reine venait se poser avec grâce sur l’épaule de la jeune femme.
— Vous entendez ce qu’ils disent ?
Il parlait avec bonté, mais Aramina rougit et baissa la tête, momentanément embarrassée.
— Ils disent des tas de sottises, dit-elle.
À son ton dédaigneux, le Harpiste comprit que les récentes conversations des lézards de feu devaient l’avoir beaucoup angoissée.
— Ils sont très gentils, ils s’occupent de Readis quand nous devons nous absenter du fort tous les deux. Et Piemur nous a montré qu’ils peuvent être bien plus utiles que nous ne le pensions.
Elle ouvrit une haute et large porte donnant accès au plus grand bâtiment.
— C’est là que nous avons trouvé la plupart des objets utiles, leur dit-elle au moment où Jayge et Piemur les rejoignaient.
Avec quelques mots d’excuses, P’ratan les quitta et retourna à son vert qui se chauffait au soleil sur le sable.
— Ce qu’il nous faut, dit le Harpiste, passant ses deux pouces dans sa ceinture, c’est un plan précis des lieux.
Il regarda autour de lui le sombre entrepôt, le tas de filets et les écroulements de caisses et de tonneaux.
— Un plan indiquant la situation de chaque bâtiment, son état – une liste, si vous permettez, des objets que vous avez utilisés et de ceux qui restent ! Je crois que je vais faire venir Perschar. Il s’ennuie à dessiner des rangées rectilignes de maisons vides.
— Perschar ? s’exclama Jayge.
— Vous le connaissez ? dit Robinton, surpris.
— Je faisais partie de ceux qui ont attaqué la base de Thella dans la montagne, répondit Jayge en riant. Je le connais. Je ne savais pas que vous le connaissiez.
— Naturellement que je le connais. Je l’avais persuadé d’utiliser ses talents au bénéfice de l’Atelier des Harpistes, et ainsi, j’ai été informé de tous les vols et de leur exécution ingénieuse bien avant qu’Asgenar et Larad n’aient réalisé ce qui se passait. Cela vous dérangerait que Perschar vienne passer quelques jours ici pour mon service ?
Jayge hésita, vit qu’Ara hochait la tête, et accepta.
— C’est un homme très intelligent, et très brave.
— Il aime bien l’aventure à l’occasion, mais on ne fait pas plus discret.
Le Harpiste adressa un sourire rassurant à Ara.
— Je crois qu’un peu de compagnie vous fera beaucoup de bien à tous les deux. La solitude finit par devenir pesante à la longue.
Piemur remarqua le regard malicieux qu’il lui jetait et acquiesça d’un grognement.
— Mon Zair, reprit Maître Robinton, montrant le petit bronze qui avait atterri sur son épaule quelques instants plus tôt, pourrait aussi porter un message à vos parents au Fort de Ruatha, si vous voulez, Aramina. En fait, il est très capable d’en porter plusieurs, ajouta-t-il, avec un regard interrogateur à Jayge.
— Maître Robinton… commença précipitamment Jayge, puis il hésita, regardant Aramina, l’air impuissant.
Elle passa un bras autour de sa taille.
— Oui ?
— Que sommes-nous ?
Comme le Harpiste le regardait, surpris, il expliqua :
— Des intrus ? Des indésirables ? Ou quoi ?
Du geste, il montra les autres bâtisses et les champs cultivés au-delà.
— Piemur dit que ce fort n’appartient à personne, reprit-il, les yeux pleins d’une supplication éloquente.
Comme Piemur l’espérait, le Harpiste s’était pris de sympathie pour le jeune couple. Il les regarda, rayonnant.
— À mon avis, dit-il, lançant un regard sévère à son compagnon, vous avez indéniablement établi ici un fort sûr et productif. À mon avis, Seigneur Jayge, Dame Aramina, vous pouvez maintenant agir à votre guise. Vous avez ici deux Harpistes pour se porter garants de votre revendication. Nous allons même réveiller P’ratan, proposa-t-il, montrant la plage où le vieux vert et son maître somnolaient au soleil, pour survoler les terres qui doivent être justement incluses dans ce Fort de la Rivière Paradis.
— Le Fort de la Rivière Paradis ? demanda Jayge.
— C’est comme ça que j’ai pris l’habitude de l’appeler, expliqua Piemur, penaud.
— C’est un nom parfait, Jayge, intervint Ara. À moins que tu ne préfères Fort Lilcamp, ajouta-t-elle diplomate.
— Je trouve, dit Jayge, lui prenant les mains et la regardant dans les yeux, que baptiser ces lieux Fort Lilcamp juste parce que la tempête nous y a jetés serait présomptueux. Je crois que, par gratitude, nous devons conserver le nom que les anciens lui ont donné.
— Oh ! Jayge, moi aussi !
Elle lui jeta les bras autour du cou et l’embrassa.
— C’est donc si simple que ça de devenir seigneur d’un lieu, Maître Robinton ? demanda Jayge, le visage un peu rouge sous son hâle.
— Dans le Sud, oui, il en sera ainsi à l’avenir, annonça le Harpiste d’une voix ferme. Naturellement, je soumettrai la question aux Chefs du Weyr qui doivent être consultés, mais vous avez démontré votre capacité à exploiter des terres par vous-mêmes, et, d’après la tradition, c’est le critère essentiel.
Il termina sur un regard sévère à son compagnon qui s’esclaffait.
— Alors, si message il y a, pouvons-nous ajouter quelque chose aux nouvelles de notre santé ? demanda Jayge, radieux, toute trace de patiente résignation disparue. Plus nombreux, nous pourrions faire bien davantage. Si toutefois c’est permis !
— C’est votre fort, dit le Harpiste d’un ton où Piemur perçut une nuance de défi.
Le compagnon se demanda quelle serait exactement la réaction du tout nouveau Seigneur Toric.
Jayge jeta sur la rivière un regard possessif, réexaminant d’un œil nouveau les bâtiments, les champs et la forêt tropicale qui les encerclait. Aramina lui murmura quelque chose, et il baissa les yeux sur elle, lui serrant doucement l’épaule.
— J’aimerais faire venir quelques-uns de mes parents, dit Jayge.
— Il est toujours bon de faire partager sa bonne fortune à sa famille, dit le Harpiste, approbateur.
Robinton n’aurait demandé qu’à examiner de plus près le contenu de l’entrepôt, mais Piemur, avec l’aide d’Ara et Jayge, parvint à le convaincre de revenir à la maison pour composer le message. Zair partit au Fort de Ruatha avec des nouvelles rassurantes pour Barla et Dowell, tandis que Farli fut expédiée au harpiste du Fort d’Igen, qui localiserait la caravane Lilcamp-Amhold pour lui faire remettre le message de Jayge.
— Je demande à ma tante Temma et à Nazer s’ils voudraient nous rejoindre, dit Jayge d’un ton hésitant quand il eut fini d’écrire. Seulement, comment pourront-ils venir jusqu’ici ? Je ne sais même pas exactement où nous sommes !
— Au Fort de la Rivière Paradis, répondit l’incorrigible Piemur.
— Le Continent Méridional est beaucoup plus vaste que nous ne le pensions à l’origine, dit Robinton, après un regard réprobateur à son compagnon. Maître Idarolan continue à explorer la côte vers l’est et me tient informé grâce au lézard de feu de son second maître. Je crois que Maître Rampesi continue toujours vers l’ouest, au-delà de la Grande Baie. Pour l’affaire qui nous occupe, je crois que nous pourrons convaincre P’ratan de ramener vos parents, s’ils sont décidés à venir et s’ils ne sont pas trop lourds pour Poranth. Temma et Nazer auront-ils le courage de voler dans l’Interstice à dos de dragon ? termina-t-il, l’œil brillant de malice.
— Temma et Nazer n’ont peur de rien, répondit Jayge avec conviction.
Après un déjeuner reposant, Piemur suggéra avec fermeté que le moment était sans doute venu pour Aramina de faire au Harpiste un récit détaillé des deux dernières années, tandis qu’il fixerait avec Jayge les limites du Fort de la Rivière Paradis.
— Un harpiste obligé d’enseigner à un nomade comment veiller à ses intérêts, on aura tout vu, dit Piemur avec ironie, tout en trouvant les scrupules de Jayge rafraîchissants après l’insatiable cupidité de Toric.
Il fut obligé de rappeler à Jayge les besoins futurs de Readis et d’autres enfants éventuels, de même que ceux de Temma et Nazer s’ils acceptaient sa proposition.
— Tu m’as dit jusqu’où tu étais allé à pied avec Scallak, vers l’ouest, l’est et le sud. Adoptons cela comme limites. Je sais très bien évaluer la distance qu’on peut parcourir en un jour sur ce terrain. Cela te constituera une vaste exploitation, sans entamer beaucoup le continent.
— Quand la grosse chaleur fut passée, P’ratan accepta d’emmener Jayge et le Harpiste pour une reconnaissance aérienne. Ils avaient pris dans l’entrepôt des pieux rouges en ce matériau si durable des anciens et les plantèrent dans le sol ; des arbres furent coupés et les bornes du fort confirmées. Piemur indiqua le nouveau fort sur deux cartes, que Robinton et P’ratan authentifièrent, et il en laissa une à Jayge.
Le Maître Harpiste assura les jeunes gens qu’il parlerait personnellement en leur faveur aux Chefs du Weyr et au Conclave qui devait se réunir incessamment.
— Je vous en prie, revenez chaque fois que vous pourrez, Maître Robinton, Chevalier P’ratan, leur dit Aramina en les escortant jusqu’à Poranth. La prochaine fois, je n’aurai pas aussi peur à l’arrivée d’un dragon !
Maître Robinton lui prit les mains dans les siennes, lui souriant avec bonté.
— Regrettez-vous de ne plus entendre les dragons ?
— Non.
Aramina secoua violemment la tête, avec un sourire plus pensif que triste.
— Cela vaut mieux ainsi. Il me suffit d’entendre les lézards de feu. Savez-vous pourquoi j’ai cessé de les entendre ? demanda-t-elle timidement.
— Non, répondit honnêtement le Harpiste. C’est une capacité très inhabituelle. Lessa et Brekke peuvent entendre d’autres dragons – mais seulement en faisant un effort conscient. Cela a peut-être quelque chose à voir avec le passage de l’enfant à la femme. Je demanderai à Lessa – elle ne vous grondera pas, mon enfant, ajouta-t-il, sentant les mains d’Aramina se crisper nerveusement dans les siennes. J’y veillerai.
Quand le dragon décolla puis disparut brusquement, Readis se mit à pleurer dans les bras de Jayge, regardant sa mère, les yeux dilatés, pour qu’elle le rassure.
— Ils reviendront, mon chéri. Maintenant, il est l’heure d’aller faire dodo.
— Tu es vraiment contente de ne plus entendre les dragons, Ara ? demanda Jayge beaucoup plus tard, après qu’ils eurent discuté pendant de longues heures leurs projets pour le Fort de la Rivière Paradis, allongés côte à côte dans leur lit.
Il se souleva sur un coude pour regarder son visage à la lumière de la lune entrant à flots par la fenêtre.
— Quand j’étais petite, j’adorais les entendre parler. Ils ne savaient pas que je les écoutais, dit-elle avec un petit sourire. Je pouvais faire semblant d’avoir des conversations avec eux. C’était excitant de savoir où ils allaient, où ils avaient été, et très douloureux d’apprendre lesquels avaient été blessés. Mais j’ai fini par cesser de faire semblant, et il m’est devenu très important qu’ils sachent qui était Aramina.
Son sourire disparut.
— Ma mère a toujours été très stricte avec nous. Même quand mon père travaillait à l’Atelier des Eleveurs de Keroon, elle ne me laissait pas jouer avec les autres enfants des fortins, et nous n’étions pas admis au Fort principal. Quand nous avons été forcés de vivre dans les cavernes inférieures d’Igen, maman est devenue encore plus stricte. Nous ne devions jouer avec personne. Alors, les dragons sont devenus encore plus importants pour moi. Ils étaient la liberté, ils étaient la sécurité, ils étaient merveilleux ! Et quand les chasseurs ont commencé à m’emmener avec eux, ce don m’a permis d’obtenir une plus grosse part de vivres pour ma famille.
Elle se tut brusquement, et Jayge sut qu’elle se remémorait tous les ennuis que ce don lui avait causés. Doucement, pour lui rappeler sa présence, il se mit à lui caresser les cheveux.
— C’était un don merveilleux pour un enfant, murmura-t-elle. Mais j’ai grandi, et le don est devenu dangereux. Puis tu m’as trouvée.
Elle se mit à le caresser, comme elle le faisait souvent quand elle avait envie de faire l’amour. Il la serra longtemps contre lui, bouleversé du don qu’Aramina lui avait fait.
Perschar fut enchanté que Robinton l’envoie au Fort de la Rivière Paradis.
— N’importe quoi pour ne plus avoir à supporter les exigences du compagnon de Maître Arnor. Je déteste tout mesurer avant de relever un plan. J’ai l’œil juste, vous savez. Ce sera agréable de dessiner autre chose que des carrés et des rectangles. Les anciens n’avaient donc aucune imagination ?
— Au contraire, ils en avaient beaucoup, répliqua Robinton. Ils ont trouvé le moyen d’arriver jusqu’ici, n’oublie pas, ajouta-t-il, pointant l’index vers le sol de Pern.
— Oui, en effet.
Perschar était en train de sortir des aquarelles de son sac ; c’étaient des paysages, et n’ayant plus rien à voir avec des rectangles et des carrés.
— Où ça se trouve, ça ? demanda Piemur, en en prenant une dans la pile et la levant dans la lumière.
— Cette colline ? dit Perschar. Oh ! près des pistes que les apprentis de Fandarel essayent de dégager !
Maître Robinton tourna le dessin vers lui pour l’examiner lui aussi.
— Je ne pense pas que ce soit une colline naturelle, dit-il d’un ton rêveur.
— Bien sûr que si. Il y a des arbres, des arbustes – et ses formes sont irrégulières. Rien à voir avec les autres. C’est trop haut pour leurs bâtisses sans étage, et plutôt…
Perschar s’interrompit, comprenant soudain l’idée de Robinton.
— Vous savez que vous pourriez avoir raison ? Du geste, il indiqua plusieurs étages.
— Enfin, ne dégagez pas tout complètement avant mon retour, d’accord ?
Quand il eut confié Perschar à P’ratan pour le transport à la Rivière Paradis, Robinton cala le dessin verticalement sur son bureau et l’étudia attentivement. Piemur prit un fusain, et, sur un bout de feuille, le reproduisit avec quelques modifications.
— Hum, il y aurait donc plusieurs niveaux, hein ? murmura Robinton.
— Ça se trouve à peu près au milieu des pistes qu’utilisaient les vaisseaux volants, dit Piemur.
— On pourrait aller y jeter un coup d’œil, suggéra le Maître Harpiste. J’aimerais bien découvrir quelque chose moi aussi. Et toi ?
— Pas si je dois piocher moi-même, répliqua Piemur.
— Est-ce que je t’ai déjà demandé de faire quelque chose que je ne ferais pas moi aussi ? demanda Robinton, avec une innocence parfaitement imitée.
— Fréquemment ! Heureusement, on ne manque pas de bonnes volontés au Plateau, et je veillerai à ce qu’on nous aide.
P’ratan rentra du Fort du Plateau tard dans l’après-midi, s’excusant d’avoir mis si longtemps.
— Il s’en passe des choses à votre Paradis ! dit-il aux harpistes comme ils quittaient le Fort de la Baie pour la plage où somnolait Poranth.
Le vieux vert avait tendance à s’assoupir dès qu’il était au repos.
— Temma, Nazer et leur fils sont arrivés, et le jeune seigneur a donné des vivres et autres fournitures à Maître Garm pour qu’il lui ramène des artisans sans-fort du Nord. On parle déjà de fonder un fort maritime. Je leur ai dit de se mettre en rapport avec les Ateliers. Ils sont généralement quelques compagnons toujours prêts à voyager pour acquérir de l’expérience. L’endroit bourdonne d’activité. Ça fait plaisir à voir.
Poranth, persuadé de pouvoir somnoler n’importe où, les emmena sur le Plateau. Pendant qu’il décrivait paresseusement les cercles préparatoires à l’atterrissage, Piemur remarqua que les fouilles procédaient avec méthode : le Maître Mineur Esselin dirigeait les excavations, entreposant les artefacts découverts dans la grande bâtisse de F’lar, et utilisant comme bureau la bâtisse plus petite de Lessa. Dans cette section, plusieurs autres maisons avaient été dégagées et servaient à loger les hommes. Et au moins un bâtiment de chaque section adjacente avait été suffisamment mis au jour pour en permettre l’inspection.
Maître Robinton et Piemur trouvèrent Maître Esselin dans son bureau, et le prièrent de leur prêter quelques travailleurs. Breide, le représentant omniprésent de Toric, les rejoignit immédiatement pour savoir ce qui se passait.
— La colline, vous dites ? dit Maître Esselin, consultant son plan. Quelle colline ? Quelle colline ? Il n’y a pas de colline à fouiller sur ma liste. Je ne peux pas me priver d’hommes pour fouiller une colline.
— Quelle colline ? demanda Breide.
Lui et Maître Esselin vivaient en état de paix armée. Breide, doué d’une mémoire exceptionnellement fidèle | précise, se rappelait exactement quelles équipes fouillaient quels tumulus, combien d’eau et de repas il leur fallait, quand et où on avait trouvé tel et tel objet. Il savait quels Forts et Ateliers avaient envoyé des hommes et des fournitures, et combien d’heures ils avaient travaillé. Il était utile, mais il était insupportable.
Sans un mot, Maître Robinton déroula le croquis de Perschar et le leur présenta.
— Cette colline ? dit Maître Esselin, manifestement pas impressionné. Elle n’est même pas sur ma liste.
Il lança à Breide un regard interrogateur.
— Quelques coups de sonde feraient l’affaire, dit Breide, de la voix monocorde de celui qui entend mal. Une heure suffirait, y compris le trajet aller et retour.
Il haussa les épaules, attendant la décision d’Esselin.
— Ce n’est qu’une intuition, dit Maître Robinton.
Il parlait avec une assurance si contagieuse que Breide lui lança un regard incisif.
— Alors, deux sondeurs pendant une heure, concéda Maître Esselin, qui, après avoir respectueusement salué Maître Robinton, sortit donner les ordres nécessaires.
— J’aurais cru, Maître Robinton, que les vaisseaux volants jouissaient d’une priorité absolue, dit Breide, sortant à la suite des deux harpistes, les deux sondeurs leur emboîtant le pas avec résignation.
— Oui, mais ils sont sous la responsabilité exclusive de Maître Fandarel, dit Maître Robinton, coupant court à l’argument favori et souvent répété de Breide. Il est tellement ingénieux. Par exemple, ces sondes qu’il a conçues pour prélever des échantillons permettent de connaître, en quelques coups de marteau, l’épaisseur d’un tumulus. Il paraît qu’il travaille à mettre au point une façon plus efficace de fouiller, avec un appareil à pales tournantes.
Piemur admira sa façon de neutraliser Breide, dont l’insistance l’agaçait. Impossible d’aller où que ce soit sur le Plateau sans le trouver en train de poser ses questions.
— Je ne vois pas ce qui peut vous intéresser là-dedans, dit Breide, descendant la pente donnant accès au site en question.
Il transpirait abondamment, et il portait un bandeau sur le front pour empêcher la sueur de lui tomber dans les yeux. Pour l’heure, il en était complètement inondé et semblait mal à l’aise. Piemur se demanda pourquoi il ne se procurait pas un de ces chapeaux d’herbes tressées que d’entreprenants artisans s’étaient mis à tisser pour se protéger du soleil.
— Une heure, a dit Maître Esselin, leur rappela Breide comme s’il avait une horloge dans la tête.
— Je ne voudrais pas vous distraire de vos autres obligations, Breide. Oh ! regarde là-bas, Piemur !
Le Harpiste pointa le doigt vers le sud, où des compagnons forgerons essayaient de dégager une section des pistes installées par les anciens. Quelque chose brillait vivement au soleil.
— Ils semblent avoir trouvé quelque chose, remarqua Piemur, saisissant au vol l’intention du Harpiste.
Breide, intrigué par ces hommes manœuvrant leurs leviers en se criant des instructions, s’éloigna au petit trot pour aller aux nouvelles.
Enfin débarrassés de l’importune présence de Breide, les harpistes couvrirent la courte distance les séparant de leur colline et l’examinèrent avec attention.
— Je crois que Perschar a vu juste avec ses niveaux, dit Robinton, ôtant son chapeau pour s’éponger le front.
Ils firent le tour de la colline, puis s’éloignèrent un peu pour l’examiner avec du recul, sous l’œil patient des sondeurs.
— Je dirais trois niveaux, dit judicieusement Piemur. Une tour centrale édifiée sur une base plus large. Le bord du mur sud a dû s’écrouler, ce qui donne à ce flanc l’apparence d’une pente naturelle.
— Ça tombe bien, dit Maître Robinton, souriant malicieusement à son compagnon. Essayons donc l’autre côté, celui qui ne s’est pas écroulé, et qui est hors de vue de Breide.
Il fit un signe aux sondeurs.
— Les anciens semblaient adorer les fenêtres. Essayons donc ici, où il pourrait y avoir un coin.
Piemur maintint la pointe de la sonde à hauteur d’épaule, tandis que le sondeur donnait quelques coups de marteau à l’autre bout. La sonde pénétra sur environ deux empans, puis ils entendirent un bruit mat, indiquant qu’elle avait rencontré un obstacle.
— Ça pourrait être une pierre, dit le sondeur, haussant les épaules avec l’air blasé du spécialiste. Essayons un peu plus haut.
Ds firent une série de sondages verticaux, qui tous rencontraient un obstacle à peu près à la même profondeur.
— À mon avis, il y a un mur là-dessous, dit le sondeur. Vous voulez qu’on essaye de trouver une fenêtre ? Ou vous voulez que je vous envoie des terrassiers ? Nous, on est juste des sondeurs, vous savez.
— Je vous en serais reconnaissant, l’assura Maître Robinton. Maintenant, d’après votre expérience, où aurions-nous des chances de trouver une fenêtre, s’il s’agit bien d’un mur, naturellement.
— Oh ! c’est un mur, Maître Robinton ! Et s’il s’agit d’une maison ordinaire, je dirais qu’il devrait y avoir une fenêtre… là.
Il mesura dix empans, et marquant l’endroit de sa main, se retourna pour s’assurer de l’approbation du Harpiste.
— Enfin, naturellement, s’il s’agit d’une maison ordinaire.
— À l’évidence, vous n’avez pas l’impression qu’il s’agit d’une maison ordinaire, remarqua le Harpiste.
— Pas si loin des autres, non.
— L’heure est presque passée, dit le sondeur qui n’avait pas encore parlé.
Au soleil du Plateau, sa peau avait viré au marron foncé.
— Faites plaisir à un vieillard et enfoncez-moi cette sonde, dit Robinton, avec une impatience inusitée chez lui.
La sonde fut mise en position, et, au quatrième coup de marteau, s’enfonça jusqu’à la garde.
— Il y a un creux là-dessous, dit le sondeur, tandis que son camarade s’efforçait de récupérer la sonde. Mais ce n’est pas une fenêtre. Il y aurait eu un bruit de verre cassé. Or, on n’a rien entendu. Désolé pour vous.
— L’heure est passée, dit l’autre, retournant vers le chantier, la sonde sur l’épaule.
— Vous voulez que je demande à Maître Esselin de vous envoyer des terrassiers ? demanda le premier, essuyant l’intérieur de son chapeau d’herbes tressées avec un mouchoir multicolore.
— Non. Nous n’avons rencontré qu’un trou, n’est-ce pas ? dit le Maître Harpiste d’un ton découragé. Enfin, ce n’était qu’une intuition.
Il poussa un profond soupir et se mit à s’éventer avec son chapeau.
— Vous n’êtes pas tout seul, répondit le sondeur. Les gens qui ont des intuitions ici, ça pullule. Bonne journée, Maître Harpiste, Compagnon !
Il coiffa son chapeau et suivit son camarade.
— Piemur, je veux élargir ce trou, dit Maître Robinton quand il fut sûr que les autres ne pouvaient plus l’entendre. Vois ce que tu peux trouver.
— Ils ont emporté le marteau.
— Il y a des tas de branches et de rochers par ici, dit le Harpiste en se mettant à chercher.
Piemur trouva un solide gourdin et se mit à taper autour du trou laissé par la sonde. Le Harpiste faisait le guet de l’autre côté, pour s’assurer que les sondeurs ne revenaient pas et que Breide était occupé avec les forgerons. Puis, s’impatientant, Piemur saisit fermement son gourdin comme un bélier, et courut sur le mur. Le long bâton perça un grand trou dans la terre et Piemur, déséquilibré, tomba. Il se releva en s’époussetant et regarda à l’intérieur.
— C’est bien creux, Maître, et c’est sombre !
— Parfait. Zair, viens un peu te rendre utile. Piemur, appelle Farli pour nous aider. Ils creusent mieux que les hommes d’Esselin.
— Oui, mais ça va faire un grand trou que Breide remarquera.
— On s’en inquiétera en temps voulu. Mon intuition est plus forte que jamais !
— Les gens qui ont des intuitions ici, ça pullule, grommela Piemur, tandis que Zair et Farli se mettaient à creuser activement. Doucement, doucement, leur cria-t-il, comme ils faisaient voler des mottes de terre et d’herbes dans toutes les directions.
— Tu vois quelque chose, Piemur ? demanda Maître Robinton de son poste de guet.
— Donnez-nous le temps !
Piemur sentait la sueur dégouliner sous sa large chemise. Je devrais peut-être porter un serre-tête comme Breide, pensa-t-il, si les plans de Maître Robinton prévoient d’autres activités de ce genre. Quand l’ouverture fut assez large, Piemur jeta un coup d’œil à l’intérieur.
— Trop sombre pour y voir, mais indéniablement fait par la main de l’homme. Dois-je envoyer Farli chercher des bougies ?
— Naturellement ! répondit le Harpiste avec impatience. Le trou est grand ?
— Pas assez !
Piemur s’arrêta, le temps de récupérer-sa branche, puis reprit ses efforts au côté de Zair, poussant la terre à l’intérieur au lieu de l’extraire.
Le temps que Farli revienne avec une bougie dans chaque serre, le trou était assez grand pour entrer en rampant. Les deux lézards de feu, accrochés tête en bas par leurs serres en haut du trou, regardèrent à l’intérieur. Leurs pépiements interrogateurs résonnèrent dans le vide. Puis Zair et Farli s’envolèrent, rassurant par leurs pépiements Piemur qui s’efforçait de craquer un bâtonnet sulfureux pour allumer une bougie.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Le Maître Harpiste piaffait d’impatience, désirant réussir avant le retour de Breide.
— Donnez-moi une chance !
Le compagnon tendit le bras ; la flamme de la bougie vacilla, faillit s’éteindre, puis se redressa et illumina l’intérieur.
— J’entre, annonça-t-il.
— Moi aussi.
— Vous n’y arriverez jamais ! Bon… tâchez de ne pas entraîner la moitié de la colline avec vous !
Piemur saisit Maître Robinton par le bras pour l’empêcher de tomber. Ils entendirent quelque chose crisser sous leurs pieds. Abaissant leurs bougies, ils virent le scintillement des éclats de verre qui jonchaient le sol. Le Harpiste dégagea une petite surface du bout de sa botte et se baissa pour toucher le sol.
— C’est une sorte de ciment, je crois. Pas aussi lisse que dans les autres bâtiments.
Comme il se relevait, un filet d’air fit trembler les flammes des bougies.
— Et l’air est plus frais que d’habitude dans ces bâtisses scellées depuis si longtemps.
— Ce doit être à cause du mur écroulé. Il doit y avoir des fissures dans le flanc de la colline, dit Piemur. Vous auriez dû regarder.
— Pour que Breide arrive au galop afin de tout répéter à Toric ?
Le Harpiste émit un grognement dédaigneux, puis regarda autour de lui, ses yeux maintenant habitués à la pénombre. Levant sa bougie, Piemur fit quelques pas sur sa gauche, puis émit un « youpi ! » étouffé.
— Votre intuition est payante, Maître, dit-il, s’approchant du mur à grands pas.
Sa bougie éclaira un groupe de rectangles poussiéreux fixés sur la paroi.
— Des cartes ?
D’une main respectueuse, Piemur nettoya en partie la poussière et les cendres et mit au jour un film transparent qui avait protégé ces trésors depuis d’innombrables Révolutions.
— Des cartes !
— De quoi se servaient-ils ? murmura Robinton, en en époussetant précautionneusement une autre. Par le Premier Œuf !
Il se tourna vers son compagnon, en proie à une admiration incrédule.
— Et il n’y a pas que des contours, cette fois, mais aussi des noms ! Terminus ! Ils appelaient le Plateau le « Terminus » !
— C’est original !
— Baie de Monaco, Cardiff ! Le plus grand volcan s’appelle le Garben. Tout est marqué, Piemur.
— Même la Rivière Paradis !
Du doigt, Piemur avait suivi la côte vers l’est, traçant une ligne en zigzag dans la poussière.
— Sadrid, la Rivière Malaise, Boca… et regardez : ils n’étaient même pas allés jusqu’au Fort Méridional actuel !
Zair et Farli, revenant de leurs propres explorations, les rappelèrent à la réalité.
— Vite, Piemur. Vois si tu peux enlever ces pointes. Breide ne doit pas voir ça !
Sortant son couteau, Robinton s’attaqua à la plus grande des cartes. Les punaises sautèrent facilement.
— Roule-les. Zair et Farli les emporteront à notre place. Vite. Déchire un morceau de ta chemise pour les attacher. Inutile que Toric apprenne prématurément qu’il n’a acquis qu’une portion relativement petite du Continent Méridional. Puis nous reviendrons voir s’il y a autre chose d’intéressant ici.
— Breide était à l’autre bout du chantier de fouilles, non ?
— Oui, mais il doit avoir vu les sondeurs revenir sans nous, et il est du genre soupçonneux.
— Ça m’étonne que sa présence soit autorisée, dit Piemur, attachant ses cartes.
— Mieux vaut la canaille qu’on connaît… dit le Harpiste. Zair ! Emporte ça au Fort de la Baie ! Vite !
Zair saisit le rouleau, aussi long qu’une de ses ailes déployées, le balança entre ses serres, et disparut promptement. Piemur donna son fardeau à Farli avec ses instructions, et elle suivit le bronze.
Au loin, les harpistes entendirent quelqu’un les appeler.
— Voyons s’il y a autre chose d’intéressant, dit Maître Robinton, baissant futilement la voix et se dirigeant vers une porte entrouverte.
— Et si nous découvrons quelque chose de trop gros pour le cacher ? demanda Piemur en le suivant.
— Dans ce cas, je trouverai une excuse.
Ils se retrouvèrent dans un couloir sur lequel ouvraient plusieurs portes. Quelques rapides coups d’œil jetés dans les différentes pièces ne leur révélèrent que les rebuts habituels. Au bout du corridor il y avait un hall, encombré des débris de ce qui avait dû être un escalier avant l’effondrement du mur sud et les infiltrations d’eau qui avaient détruit cette partie du bâtiment. Ils entendirent tous les deux les frôlements familiers signalant sans doute possible la présence de serpents de tunnel.
— Tu crois que les serpents prolifèrent ici comme les intuitions, Piemur ?
Le Harpiste leva sa bougie, s’étirant le cou pour voir dans la cage d’escalier.
— Comme c’est bizarre ! En général, ce qu’ils ont construit semble indestructible.
— Peut-être que c’était une construction temporaire, quelque chose ayant à voir avec les vaisseaux volants.
— Je me demande ce qu’il y a là-haut, dit le Harpiste, faisant signe à Piemur de lever sa bougie.
Ils aperçurent quelques racines poussant des vrilles blanches, le miroitement d’un mur humide, mais rien de plus.
— Maître Robinton !
Ce hurlement strident fit grimacer le Harpiste.
— Viens, Piemur, et prenons l’air bien déçus !
Revenant sur leurs pas, Piemur remarqua une pancarte carrée sur la porte donnant accès au couloir. Il la détacha facilement. Il leva sa bougie pour voir les grosses lettres habituelles, aussi lisibles que si on venait de les tracer.
Breide entra dans la pièce en trébuchant.
— Vous allez bien ? Vous avez trouvé quelque chose ?
Surtout des serpents, répondit sombrement Piemur. Et ça !
Il leva la pancarte qui annonçait : « ABSENT POUR LE DEJEUNER. »
Les Chefs des Weyrs de Benden et de Fort, les Seigneurs Régnants Lytol et Jaxom, et les Maîtres Fandarel, Wansor et Sebell se réunirent au Fort de la Baie pour examiner les nouvelles cartes. Un chiffon humide avait suffi pour les débarrasser de la poussière et des cendres accumulées, et Maître Fandarel admirait sans retenue le film transparent qui les avait protégées. Certains chiffres imprimés sur les couvertures avaient un peu passé, mais d’autres étaient restés intacts.
Il y avait deux cartes du Continent Méridional, chacune pourvue d’une légende différente : la plus grande portait les anciens noms et indiquait des aires clairement définies. La seconde montrait le terrain en grand détail, y compris les contours des montagnes et des plaines, le cours des rivières et la profondeur des mers. La troisième et la plus petite des cartes continentales, aux inscriptions en lettres minuscules, portait un numéro au-dessous de chaque nom. La quatrième était le plan du « Terminus » lui-même, chaque carré ou rectangle portant un nom différent, tandis que d’autres secteurs étaient marqués INF., HOP., ATE., VET., AGRL, MECAN., et REP. TRAIN. Une cinquième, qui, suggérèrent Piemur et N’ton, pouvait représenter une aire située au sud des pistes d’atterrissage, indiquait la présence de grottes souterraines. La dernière montrait plusieurs sites, l’un clairement désigné BAIE de MONACO, un autre étant la péninsule immédiatement à l’est du Fort de la Baie, et le troisième la Rivière Paradis. La large plage longeant la mer de chaque côté était couverte de chiffres orange, jaunes, rouges, bleus et verts.
— Ah oui ! la Rivière Paradis, dit Maître Robinton d’un ton ému, puis il s’éclaircit la gorge.
Piemur ferma les yeux et retint son souffle. Il assistait à la réunion uniquement parce qu’il accompagnait le Harpiste lors de la découverte.
— Quel endroit magnifique. Piemur, il nous faudra remonter cette rivière jusqu’à sa source.
— Ah ? dit Lessa, levant les yeux de la carte et considérant longuement son vieil ami. Je croyais que vous ne deviez pas vous fatiguer, Maître Robinton.
Son front s’était barré d’un pli inquiet.
Mais ce n’est pas si loin que ça, comme vous pouvez le voir par vous-même, répondit Robinton d’un ton légèrement contrarié, mesurant du pouce et de l’index sur la carte la distance séparant le Fort de la Baie de la Rivière Paradis. Et je suis censé superviser les fouilles et les trouvailles.
Les fouilles du Plateau, précisa Lessa, considérant le Harpiste d’un œil soupçonneux.
— C’est Piemur qui a découvert ces ruines fascinantes en venant ici, répliqua Robinton, l’air offensé. Fascinantes et habitées.
— Habitées ? s’exclama l’assistance en chœur.
— Habitées ? répéta Lessa, les yeux dilatés d’étonnement.
— Seulement par un couple de naufragés du Nord avec leur bébé, intervint Piemur, qui, à la lueur qu’il vit dans les yeux du Harpiste, comprit qu’il avait bien commencé.
Il lui lança un regard d’intelligence avant de soutenir le regard inquisiteur de Lessa. Il se sentait parfaitement innocent en cette affaire. Jaxom, assis en face de lui, haussa les épaules, l’air impuissant. Lytol se contenta d’observer, impassible.
— Un couple plein de ressources. Ils survirent là-bas depuis plus de deux Révolutions.
— Ces traversées illégales… commença Lessa, fronçant les sourcils et se renversant dans son fauteuil.
Elle croisa les bras, pour souligner sa désapprobation.
— Pas du tout, répliqua Piemur. Ils faisaient partie d’un voyage autorisé de l’Atelier des Eleveurs de Keroon pour apporter à Toric – je veux dire au Seigneur Toric – des animaux reproducteurs. Cinq personnes ont survécu à la tempête, mais l’une est morte de ses blessures avant qu’ils aient appris son nom et deux autres moururent de la tête de feu le printemps suivant.
— Et… ?
Lessa tapait rythmiquement du pied par terre, mais Piemur remarqua une lueur d’intérêt dans les yeux de F’lar, et un sourire de sympathie sur le visage de N’ton. Fandarel écoutait, les yeux rivés sur les cartes, tandis que Wansor fredonnait joyeusement, le nez à un pouce de la carte qu’il étudiait avec attention.
— Ils ont réparé une partie des bâtiments en ruine qu’ils ont trouvés sur les berges de la rivière, et ils ont fait du bon travail, je crois, continua Piemur. Ils se sont construit un petit skiff, ils ont domestiqué des coureurs sauvages, planté un jardin…
Jaxom se pencha vers lui à travers la table, vivement intéressé.
— La Rivière Paradis ?
Lessa ferma les yeux et décroisa les bras pour leur montrer qu’elle se rendait.
— Ils vous plaisent, Robinton, et vous désirez qu’ils soient propriétaires de leur fort ?
— Il faudra bien en venir là, Lessa, dit Robinton, l’air déconcerté. Si vous me demandez mon avis…
Du regard, il demanda leur soutien à Jaxom et Lytol.
— Je ne vous ai rien demandé.
Lessa fixa Jaxom et Lytol, leur intimant clairement l’ordre de ne pas encourager le Maître Harpiste.
— Je crois qu’on accorde trop d’importance à ces « permissions » exigées pour venir ici, poursuivit Robinton, ignorant le sarcasme. Maître Idarolan a, il est vrai, demandé à tous les capitaines de le prévenir de leurs traversées vers le Sud. Mais regardez l’immensité du continent. Cette grande carte, ajouta Robinton, tapotant la plus grande des cartes continentales, nous montre pour la première fois qu’il y a une infinité de terres habitables.
— Et pas un seul Weyr, intervint F’lar, sardonique. Robinton écarta l’objection d’un geste désinvolte.
— La terre se protège elle-même.
— D’ram est déjà malade d’inquiétude, juste à penser au Fort de la Baie et au Plateau, dit Lytol, prenant la parole pour la première fois.
— Les jeunes Lilcamp ont eu la prudence de prévoir des abris pour eux-mêmes et leurs bêtes, en restaurant certaines des ruines qu’ils ont trouvées, reprit Robinton.
— Quelles ruines ?
— Celles-ci.
Robinton sortit une liasse de croquis d’un petit placard derrière lui ; Piemur reconnut le travail de Perschar. Le Harpiste posa tranquillement les feuilles une par une sur la carte, expliquant ce que chacune représentait.
— La plage vue de la véranda de la maison. La maison – elle comporte douze pièces – vue de la plage à l’est, avec le bateau de Jayge. Une autre vue du port avec les filets – Jayge en a confectionné a partir de matériaux trouvés dans un entrepôt. Voici l’entrepôt lui-même. On aperçoit à peine l’étable. Ah ! voilà ce qu’on voit de la véranda en regardant vers le sud ! Et voici une autre vue de la rive ouest avec une autre partie des ruines. Ce charmant bambin qui joue dans le sable, c’est le jeune Readis. À l’ordre dans lequel il présentait ses croquis, Piemur avait deviné les intentions du Harpiste.
— Voici Jayge – fils des nomades de la caravane Lilcamp-Armhold. De très honnêtes gens. Il a l’intention de faire venir une partie de sa famille. Et voici sa femme !
— Aramina !
— Lessa lui arracha le croquis avant qu’il ait eu le temps de le poser sur la table.
F’lar poussa un cri de surprise et regarda par-dessus l’épaule de Lessa, stupéfait.
— Robinton, vous nous devez des explications !
Voyant que Lessa avait pâli sous son hâle, Piemur lui versa prestement une coupe de vin qu’elle prit machinalement en regardant le Harpiste, les yeux étrécis.
— Calmez-vous, mon amie, dit Robinton. Voilà quelque temps que je réfléchis à la façon de vous annoncer cette bonne nouvelle, mais vous aviez tant d’obligations et il s’est passé tant de choses ces derniers mois…
— Vous savez depuis des mois qu’Aramina est vivante ?
— Non, non ! Seulement depuis quelques jours. C’est Piemur qui les a rencontrés il y a plusieurs mois, avant de venir au Fort de la Baie. Le jour même…
— Où Baranth a couvert Caylith, intervint Jaxom comme le Harpiste hésitait.
Jetant un regard incisif à Piemur, le jeune Seigneur de Ruatha ajouta :
— Il s’est passé beaucoup de choses ce jour-là.
— Piemur ne connaissait pas l’existence d’Aramina, ma chère Lessa. Il n’était pas dans le Nord à cette époque. Mais elle s’est confiée à moi, si vous voulez bien m’écouter.
Furieuse qu’on ait laissé croire à Benden qu’Aramina était morte, Lessa ne demandait quand même pas mieux que d’apprendre ce qu’elle avait dit au Harpiste. Mais à en juger par son regard, sa première entrevue avec Jayge et Aramina serait assez houleuse.
— Elle n’entend plus les dragons, conclut le Harpiste l’en terminant son récit.
Lessa resta parfaitement immobile, à part ses doigts qui tambourinaient sur ses accoudoirs. Elle regarda F’lar, puis N’ton en face d’elle, son regard passa de Jaxom au visage impassible de Lytol, pour s’arrêter enfin sur celui de Fandarel, qui la considéra avec détachement.
— Et elle est heureuse avec Jayge ? demanda la Dame du Weyr.
— Ils ont un beau garçon, et ils attendent un autre enfant.
La Dame de Weyr niant que ce fût là une preuve de bonheur, le Harpiste ajouta :
— C’est un homme plein de ressources et tout dévoué à sa famille.
— Jayge l’adore, dit Piemur avec un grand sourire. Et j’ai vu la façon dont elle le regarde. Pourtant, un peu de compagnie ne leur ferait pas de mal.
Aussi habilement que le Harpiste aurait pu le faire lui-même, il faisait allusion à une possibilité déjà réalisée.
— L’endroit est très solitaire. Même pour un paradis !
— C’est grand, ce paradis ? demanda Lessa.
Elle commençait à se détendre, et tous en furent manifestement soulagés.
Piemur et N’ton tendirent la main en même temps pour poser la carte appropriée devant Lessa.
— Pas autant que sur cette carte, dit Piemur, tapotant le secteur carré de la carte.
En fait, le site s’étendait bien plus loin à l’est et à l’ouest ; la carte s’arrêtait au coude de la rivière dont Jayge avait parlé.
— Une grossière approximation, alors, dit Lessa avec un petit sourire, sachant parfaitement bien que les approximations de Piemur étaient assez précises.
Le Maître Harpiste lui tendit son exemplaire de la carte du fort qu’il avait contresigné avec P’ratan.
— Cela établit-il un précédent, mon vieil ami ? demanda doucement Lytol.
— Plus valable, à mon avis, que la méthode employée par Toric.
Il leva la main pour faire taire la protestation de Lessa.
— Les circonstances ont changé. Mais très bientôt, les Chefs de Weyrs, les Seigneurs Régnants et les Maîtres d’Ateliers devront décider quel précédent adopter, celui de Toric ou celui de Jayge. À mon avis, un homme devrait avoir le droit de posséder ce qu’il a exploité et mis en valeur.
La voix plutôt criarde de Maître Wansor rompit le silence qui s’était installé après que Maître Robinton eut posé ce problème.
— Ils avaient donc des dragons ?
— Pourquoi ?
Réalisant qu’elle avait parlé plus sèchement qu’elle n’en avait l’intention, Lessa adoucit sa question d’un sourire.
Wansor la regarda, battant des paupières.
— Parce que je ne vois pas comment les anciens pouvaient circuler dans ces vastes possessions. Les cartes n’indiquent ni routes ni chemins. Les établissements côtiers ou riverains étaient facilement accessibles, mais ce Cardiff n’est pas situé près d’une rivière et pas du tout proche du Terminus. Je suppose que les établissements miniers indiqués au Lac de Drake se trouvaient près d’une rivière, mais il n’y en a pas d’indiquée, et il n’y a pas de port de mer dans les environs. Je ne comprends pas comment ils pouvaient garder le contact, à moins d’avoir des dragons.
— Ou d’autres vaisseaux volants, suggéra Jaxom.
— Ou des bateaux à voile plus efficaces, proposa N’ton.
— Nous avons trouvé beaucoup de pièces magnifiquement travaillées, dit Maître Fandarel, mais pas un seul appareil, moteur ou machine complet qui requière ces pièces. Il n’y a rien là-dessus dans les plus anciennes Archives de mon Atelier. Nous avons trouvé trois immenses véhicules dépecés dont les lézards de feu nous disent qu’ils pouvaient voler. Je ne crois pas que leur structure serait efficace sur de courtes distances – ils sont trop lourds et peu maniables. Les tubes qu’ils ont à l’arrière suggèrent que leur mouvement se faisait vers le haut, dit-il, joignant le geste à la parole. Ils devaient avoir d’autres véhicules.
— Comme c’est exaspérant, s’écria Lessa en fronçant les sourcils. Nous ne pouvons pas tout faire à la fois ! On est peut-être raisonnablement à l’abri des Fils dans le Sud, mais toutes les escadrilles sont vitales pour la protection du Nord et de sa population. Nous ne pouvons pas déménager tout le monde sur le Continent Méridional !
— Autrefois, tout le monde a déménagé dans le Nord, dit Robinton avec un grand sourire. Pour se protéger.
— Pas tant que les larves ne se seront pas répandues partout pour protéger la terre, dit F’lar, posant une main rassurante sur l’épaule de Lessa.
— Et d’ici là, les Weyrs protégeront les Forts et les Ateliers, intervint N’ton.
— Nous avons tellement de choses à apprendre sur ce monde, dit Robinton avec entrain.
— Il y a pourtant des réponses quelque part, soupira Maître Fandarel. Je me contenterais d’en connaître seulement quelques-unes.
— Je me contenterais d’une seule ! dit F’lar, regardant par la fenêtre le paysage baigné de clair de lune.
— Jaxom approuva de la tête.
— Jayge et Aramina sont donc confirmés comme possesseurs du Fort de la Rivière Paradis ? demanda le Harpiste d’un ton soudain pressant.
— C’est le précédent le meilleur à suivre, acquiesça Lytol. Si vous le désirez, c’est ce que je dirai au prochain Conclave.
— Il y aura du monde ! dit F’lar avec ironie, mais il donna son accord de la tête.
— Comment se fait-il que les choses défendues soient les plus passionnantes ? demanda drôlement le Harpiste.
— Vous pouvez croire quelqu’un qui parle par expérience, dit Piemur. Le Continent Méridional vous abat ou vous exalte.
— Quel effet fait-il sur vous, Maître Robinton ? demanda Lessa de son ton le plus suave et le plus dangereux.
Mais son sourire était sincère.
La nouvelle d’un second Fort avait peu à peu filtré jusque dans le Nord, où tout le monde la commentait dans les Forts et les Ateliers. Certains étaient ravis de la réussite de Jayge, et d’autres trouvèrent sa nouvelle position déplaisante pour des raisons diverses. Toric fut de ceux-là, mais surmonta lentement sa contrariété et son ressentiment. Dans le Nord, une femme décharnée au visage couturé de cicatrices jura sauvagement en apprenant la nouvelle, lançant d’un coup de pied sa selle de l’autre côté de sa petite grotte, jetant par terre tous ses autres biens, cassant tout ce qui était cassable sans y trouver aucun soulagement à son amertume et à sa fureur.
Quand sa colère fut suffisamment calmée pour lui permettre de réfléchir, elle s’assit près des cendres de son feu et de la marmite renversée de son dîner, et commença à machiner un plan.
Jayge et Aramina ! Comment avait-il trouvé la fille ? Certainement que Dushik montait la garde. Elle avait eu des raisons de douter de la fidélité de Readis après qu’elle avait eu égorgé Giron, qui était devenu un handicap inutile dans leur fuite désespérée de son fort. Readis s’était ouvertement opposé à son plan pour enlever Aramina, puis il avait brusquement changé d’avis, revirement qui avait éveillé ses soupçons. Mais une fois au fond de la fosse, la fille était autant dire morte. Comment ce maudit petit nomade l’avait-il sauvée ?
Elle fulminait encore en pensant à ce fait indiscutable. Aramina avait été sauvée, et elle vivait saine et sauve dans le Sud, dans le confort et le prestige, tandis qu’elle, Thella, avait failli mourir d’une infection pernicieuse et débilitante qui lui avait laissé d’affreuses cicatrices sur le visage. Si Dushik ou Readis avaient rejoint le lieu de rendez-vous prévu, elle aurait guéri plus rapidement. Mais elle avait mis des semaines à se relever de sa fièvre. Faible et incapable de concentrer son esprit sur de nouveaux plans, elle avait erré, évitant soigneusement tous les forts, jusqu’au moment où elle s’était trouvée dans une vallée écartée de Nerat, où poussaient à foison des plantes comestibles qui lui avaient permis de reconstituer ses forces. Elle avait été atterrée en voyant pour la première fois les cicatrices de son visage et ses maigres touffes de cheveux, seuls restes d’une chevelure autrefois luxuriante. Thella pouvait faire remonter tous ses malheurs à ce maudit rejeton d’un insignifiant nomade, qui l’avait empêchée de s’emparer d’une misérable fille qui aurait pu leur rendre la vie beaucoup plus prévisible.
Périodiquement elle se réconfortait en pensant à tous les tourments qu’Aramina avait dû endurer avant de succomber à la terreur et à la faim dans la fosse noire et visqueuse. Elle avait toujours un compte à régler avec le nomade, et elle se délectait à la pensée de la vengeance qu’elle exercerait un jour sur Jayge et toute la caravane Lilcamp.
Pour ce faire, elle devait recouvrer toutes ses forces, et le temps qu’il lui fallut pour cela devint une nouvelle cause de ressentiment envers Jayge. Mais Thella se rétablit enfin. Un hâle profond atténua les cicatrices de son visage, et ses cheveux avaient raisonnablement repoussé quand elle sella son coureur pour s’attaquer à la réalisation de son plan.
Elle commença par regarnir sa bourse vide après une rencontre propice avec un compagnon fermier. Elle s’appropria ses vêtements quand sa mort les rendit superflus. Avant de quitter ce monde, il l’avait aimablement informée des nouvelles de toute une Révolution. L’ouverture du Continent Méridional lui inspirait tant d’enthousiasme qu’elle faillit abandonner son plan initial afin d’aller dans le Sud se tailler dans les solitudes tropicales le fort qui lui était dénié depuis si longtemps.
Sachant que la caravane Lilcamp-Amhold partait toujours d’Igen, elle retourna dans les cavernes inférieures. À sa grande satisfaction, elle apprit que, si Borgald Amhold avait renoncé au métier, les Lilcamp voyageaient toujours. Elle se mit à dresser ses plans, commençant par revisiter toutes ses anciennes grottes, pour voir s’il y restait quelque chose d’utilisable. Et elle se mit à recruter.
D’abord, elle n’eut guère de succès. Après toutes les histoires qui avaient circulé sur elle, peu de gens avaient envie de défier l’autorité des Weyrs et des Forts ; aussi, bien que la population des cavernes inférieures eût suffisamment changé pour que les anciens qui auraient pu la reconnaître soient partis, et que ceux qui restaient ne l’aient pas reconnue dans cette femme balafrée qu’elle était devenue, elle trouva peu de complices. Mais dès qu’elle connut l’existence du Fort de la Rivière Paradis, toutes ses énergies se trouvèrent galvanisées. Jayge et Aramina vivraient uniquement le temps qu’il lui faudrait pour constituer une troupe, acquérir un vaisseau et faire voile vers le Sud.