CHAPITRE 2

Du fort de Telgar nord au fort d’Igen, passage actuel, 02-04-12.

 

Thella entendit parler de la Fête de printemps du Fort d’Igen lors d’une de ses incursions nocturnes au Fort des Lointains, où elle était allée se procurer des graines pour le petit jardin qu’elle commençait à cultiver. Cachée derrière des balles de foin, elle entendit une conversation entre le maître éleveur et le palefrenier. À l’évidence, ils enviaient tous les deux ceux qui avaient été choisis pour faire le voyage d’Igen, malgré les dangers encourus pendant un Passage.

Bonne nouvelle que cette Fête pour la renégate de la Lignée de Telgar. Si elle voulait recruter des travailleurs pour son fort de montagne, il fallait pouvoir satisfaire à leurs besoins essentiels, et honnêtement. À une grande Fête, elle pourrait acquérir tout ce qu’il lui fallait en un seul voyage. Elle commença à faire des projets en attendant le départ des deux hommes pour se glisser subrepticement dans les serres et y prendre les plants dont elle avait besoin.

Il lui avait fallu presque toute la Révolution pour surmonter la frustration et le choc de la première Chute. Thella supportait mal l’échec. Non seulement elle avait perdu deux de ses plus beaux coureurs dévorés par l’horrible organisme – paniques de voir des dragons dans le ciel, ils s’étaient jetés dans un précipice – mais elle avait dû abandonner tous ses plans ambitieux. La déception l’avait profondément déprimée. Pourtant, elle avait tout prévu ; si seulement le Passage avait commencé une Révolution plus tard, elle aurait eu le temps de s’établir.

Elle avait découvert son fort au cours de ses explorations dans la montagne. Autrefois, des gens l’avaient habité – et y étaient morts – car elle en avait sorti douze crânes, la seule partie des défunts que les serpents de montagne n’étaient pas arrivés à consommer. La raison de leur décès resterait toujours un mystère, quoiqu’elle eût entendu parler de familles entières anéanties dans leurs forts par une maladie virulente. Mais ils avaient bien vécu. Le fort contenait encore des meubles en bois ; la lourde table et les cadres des lits, secs et poussiéreux, étaient encore utilisables. Tous les outils et ustensiles en fer étaient couverts d’une mince couche de rouille, qu’il suffirait de sabler pour les remettre à neuf. Il y avait des citernes pour l’eau et des bassins pour les bains. La plupart des ouvertures, orientées vers le sud et protégées par de profondes embrasures, avaient conservé leurs vitres. Quatre foyers pour le chauffage et la cuisine n’avaient besoin que d’un bon nettoyage pour recommencer à servir. Au cours de ses investigations initiales, dans l’optimisme de la jeunesse, avant que les Fils n’aient anéanti les projets, elle avait même découvert des étoffes, rendues cassantes par l’âge, dans les coffres en pierre des chambres, et du grain dans les écuries. Il y avait des prairies entourées de hauts murs de pierre, suffisantes pour l’élevage des animaux destinés à sa table, et des box pour le bétail sur tout un côté de la caverne. Thella savait que le Maître Eleveur avait des races robustes qui se plairaient bien en montagne. Elle n’aimait pas beaucoup l’idée de partager son habitation avec des animaux, mais elle avait entendu dire que c’était une façon de compléter le chauffage des locaux. Et il lui faudrait tout le chauffage possible dans ces montagnes.

Mais le fort aurait pu être complètement installé. Et à elle ! À elle ! Si elle avait seulement eu une ou deux Révolutions de plus. L’antique Contrat de Pern lui en donnait le droit. Et après avoir prouvé sa compétence, elle aurait pu insister pour que le Conclave des Seigneurs Régnants la reconnaisse. En réponse à des questions discrètes, son père lui avait dit que n’importe qui pouvait fonder un fort, s’il pouvait prouver qu’il était bien géré et auto-suffisant. Quelques recherches dans les parchemins des archives lui avaient appris qu’à l’origine, la Lignée de Benamin avait créé ce fort, mais qu’il était déjà désert avant le dernier Passage.

Seule sa détermination à prouver sa compétence lui avait permis de survivre à cette première Révolution – et aussi son orgueil de fille aînée d’un des plus fiers Forts de Pern, descendante en ligne directe de son fondateur, dont les plus belles qualités revivaient dans sa beauté, son intelligence et ses talents. Mais elle en avait été réduite à une existence précaire, que même les nomades auraient méprisée. Jurant à chaque pas du chemin, elle avait été forcée de quitter son fort ce premier hiver, avant que la neige ne bloque l’unique sentier d’accès, sous peine de servir de nourriture aux serpents.

L’affront s’ajouta au dépit quand tout Pern, Forts et Ateliers, fut une fois de plus à la merci de ces maudits chevaliers-dragons qui auraient dû rester parfaitement superflus. C’était l’avis de son père. Aucun chevalier-dragon n’était venu faire ses simagrées au Fort de Telgar, depuis la fin du dernier Passage. Tout cela faisait partie d’un vaste concours de circonstances dirigées spécialement contre elle, Thella de Telgar. Mais elle prouverait sa capacité à durer et à résister. Et en fin de compte, les Fils ne feraient pas échouer ses projets.

Aussi, au début du second printemps de ce Passage improbable mais pourtant effectif, Thella sortait d’un hiver confortable, ayant trouvé trois grottes sûres et bien cachées, petites mais suffisantes pour elle. Elle avait laissé des provisions dans chacune d’elles au cas où elle devrait y revenir. Dans l’intervalle, elle était devenue très habile à se procurer tout ce qu’il lui fallait dans les petits forts de Telgar et de Lemos. À part des bottes. Elle avait des pieds difficiles à chausser – plutôt longs, larges à la plante et étroits au talon – et, bien qu’ayant cherché partout, elle n’avait rien trouvé qui lui convînt. Autrefois, le bottier du Fort lui faisait toujours ses souliers et ses bottes sur mesure ; elle en avait laissé un plein placard derrière elle, et, lorsque ses longues marches avaient eu raison de ses chaussures, elle avait regretté son imprévoyance. Il faut dire qu’elle n’avait pas prévu de vivre à la dure pendant deux Révolutions complètes.

Pour ses autres vêtements, elle se les était procurés selon ses besoins. Il y avait beaucoup d’hommes de haute taille au Fort des Lointains et dans les forts avoisinants, de sorte que ce n’était pas un problème. Elle ne prenait que des culottes et des chemises neuves, naturellement – même en cette extrémité, Thella de Telgar n’aurait jamais accepté de porter des vêtements usagés. Elle n’avait eu aucun mal à mettre la main sur une veste chaude, et elle avait chipé trois sacs de couchage en fourrure, un pour chacune de ses grottes. Ces fournitures, jointes à sa nourriture, ne représentaient qu’une infime partie de la dîme due à la famille d’un Seigneur Régnant, de sorte qu’elle ne se faisait pas scrupule de ses vols ; simplement, elle préférait que personne ne la voie… pour le moment. Mais des bottes… des bottes, c’était autre chose, et elle devrait peut-être renoncer à ses principes pour avoir des bottes convenables.

Une visite à la Fête d’Igen serait le meilleur moyen de régler le problème des chaussures et de se procurer une ou deux autres petites choses permettant de satisfaire aux modestes besoins de ses futurs compagnons. Peut-être trouverait-elle un éleveur à engager, de préférence pourvu d’une famille qui lui fournirait des servantes. Ils pourraient camper dans la section étable de la caverne, sans interférer avec sa vie privée. Elle ne voulait pas engager des gens de la région, et il était toujours facile de trouver des travailleurs valables et fiables à une Fête.

La Fête d’Igen devait commencer dans dix jours. Les cartes qu’elle avait emportées en quittant Telgar – et qu’elle avait apprises par cœur – donnaient la position de cavernes de campement tout le long de la Vallée de Lemos jusqu’à Igen ; elle ne pensait donc pas que ce voyage lui poserait des problèmes. D’après ce qu’elle avait entendu dire, il y aurait une Chute dans le Nord, sur le Haut Telgar, et une autre était attendue sur Keroon et Igen. Elle regrettait, comme cela lui était souvent arrivé au cours de ces dix-huit mois, de ne pas connaître avec précision les prévisions de Chutes. Plusieurs fois, elle l’avait échappé belle – manquant se faire prendre dans une Chute ou se laisser voir par les équipes au sol ou les chevaliers-dragons qui surveillaient les zones de Chutes après la fin des combats. Il ne lui convenait pas – pour le moment – que quiconque soupçonne l’endroit où elle se trouvait ni ce qu’elle projetait.

Elle fit le voyage avec ses deux coureurs, les montant tour à tour pour aller plus vite. Elle distancerait rapidement les voyageurs du Fort des Lointains qu’elle n’avait pas envie de rencontrer, bien qu’ils soient partis avant elle. Trouvant une de ses cavernes occupée, elle s’était vue obligée de modifier ses plans pour la nuit. Mais sa fureur s’était calmée quand elle en avait découvert une autre non indiquée sur la carte, traversée d’un ruisseau qui s’évasait en bassin à l’intérieur. Elle était parvenue à y faire entrer les chevaux et s’était accordé le luxe d’un bain. Elle marqua discrètement l’endroit, certaine de pouvoir le retrouver car elle avait une mémoire des lieux infaillible.

À partir de là, elle mit son point d’honneur à dénicher des cavernes ignorées, évitant ainsi toute rencontre inutile. Il y avait une circulation étonnante sur les chemins – chose bien compréhensible car c’était la première Fête de printemps depuis le début du nouveau Passage.

Le dernier soir, elle s’arrêta à une heure d’Igen. Avant le lever du jour, elle abreuva ses coureurs à la rivière, les laissa entravés dans une ravine du désert aux pentes encore verdoyantes en ce début de printemps et elle cacha ses affaires derrière un gros rocher. Elle avait volé à une ménagère négligente les voiles volumineux portés par les gens du désert, avait dissimulé sous un foulard ses cheveux blonds décolorés par le soleil, s’était barbouillé le visage de suie et épaissi les sourcils au charbon de bois pour se donner l’air plus sévère. Puis, passant en bandoulière l’outre traditionnelle des gens du désert, elle partit au petit trot sur le chemin surplombant la rivière avant qu’il fît assez jour pour distinguer la bannière de la Fête flottant en haut de la tour des tambours du Fort d’Igen.

Elle rattrapa rapidement des groupes de voyageurs exubérants cheminant dans la même direction, et répondit à leurs saluts par des grognements ; mais les gens du désert étaient taciturnes, et personne ne s’étonna de sa réserve. D’ailleurs elle avait choisi de courir et dépassa tous ceux qui avaient adopté un rythme moins éprouvant.

Le jour tout à fait levé, elle arriva sur l’aire de la Fête déjà fort animée, et paya sans regret un quart de mark plusieurs sachets de pain chaud tout juste sortis de la plaque où ils avaient cuit sur un feu de bois crépitant. Elle fut un peu irritée de se faire estamper lors de l’achat d’un gobelet d’argile tout biscornu plein de klah. Mais il fallait payer ou s’en passer, et elle ne put résister à l’odeur du breuvage après une si longue abstinence. Elle n’avait jamais eu à apporter sa vaisselle à une Fête, ayant toujours été l’hôte du Seigneur Régnant, et elle n’avait pas pensé à en prendre dans ses affaires. Heureusement, et malgré les imperfections du gobelet, le klah était tout frais, et n’avait pas séjourné toute la nuit sur un coin du foyer. Non loin, des cuisiniers s’affairaient à préparer une douzaine de bœufs qu’ils allaient mettre à rôtir sur des fosses pleines de braises. Bientôt, leurs arômes rappelleraient aux assistants les excellentes épices dont étaient toujours assaisonnés les rôtis d’Igen.

Rassasiée, elle se dirigea nonchalamment vers les grandes tentes multicolores de la Fête, remarquant d’un œil critique qu’elles étaient froissées, pleines de trous faits par les serpents de tunnel, et raccommodées à la hâte. Les Fêtes d’Igen jouissaient d’installations inhabituelles ailleurs. Le soleil tropical atteignant son maximum d’intensité vers midi, les marchands n’auraient pas pu supporter sa chaleur, et les échoppes étaient donc dressées sous une vaste tente pourvue de rabats pouvant se rouler pour assurer la ventilation ou une évacuation rapide. Thella avait déjà remarqué des galopins qui entraient et sortaient sans discontinuer. À la première entrée, située dans un coin de la tente, le Régisseur de la Fête surveillait l’installation d’un grand auvent pour protéger du soleil de midi. À l’intérieur, l’air de la nuit du désert était encore frais. Déjà, bien des échoppes étaient prêtes, et les marchands cherchaient à attirer les clients encore rares.

Thella parcourut rapidement du regard les étals des tanneurs, remarquant qu’un établi était dressé, couvert de tous les outils désirables pour effectuer des essayages parfaits. Les apprentis vidaient les paniers de voyage sous le regard vigilant du Maître, qui disposait ses marchandises avec goût, et, avec un soin méticuleux, un compagnon fixait à un poteau de la tente la planchette annonçant les prix. Thella passa, comprenant brusquement le sens de la pancarte déclarant que les cuirs du Maître étaient inattaquables par les Fils. Elle émit un grognement dédaigneux. Inattaquables par les Fils, vraiment !

Ignorant pour le moment les échoppes des tisserands et des forgerons, elle s’arrêta pour faire remplir de jus de fruits son misérable gobelet. C’était si rafraîchissant qu’elle en but un deuxième, se demandant quand l’argile poreuse et mal cuite commencerait à fuir. Malgré la ventilation, il commençait à faire chaud sous la tente où se pressaient de plus en plus de visiteurs, chacun désirant faire ses achats avant la grosse chaleur de midi. Elle parcourut toutes les allées, puis, pour se venger du potier malhonnête, elle ramassa un caillou ayant servi à enfoncer les chevilles des tentes et, par dessus son épaule, le lança prestement sur son étal. Puis, avant de s’esquiver, elle entendit un bruit de casse et des cris consternés des plus satisfaisants, et elle sourit.

Ayant retrouvé sa sérénité, elle décida de s’occuper de ses bottes. Sa colère la reprit quand le Maître Tanneur la confia poliment à un compagnon, pour s’occuper lui-même de clients mieux vêtus, et elle se demanda comment lui faire payer ce manque de courtoisie ; mais sa contrariété retomba bientôt car le compagnon, un homme à la voix douce et aux grandes mains abîmées par le tranchet et l’alêne, se montra déférent et compétent à souhait. Il lui trouva immédiatement une bonne paire de demi-bottes et une paire de bottines, puis prit soigneusement ses mesures pour une paire de grandes bottes, l’assurant qu’elles seraient prêtes avant midi. Elle lui paya les bottines qu’elle chaussa immédiatement, et les demi-bottes qu’elle attacha à son outre, et lui régla la moitié de la troisième paire. Ainsi, si elle modifiait ses plans et ne pouvait pas revenir les chercher, elle n’aurait pas trop perdu. Il appela aussitôt un apprenti qui, sous ses yeux, commença à couper la semelle selon le patron qu’il venait de prendre, et elle s’éloigna, tranquillisée.

C’est à son deuxième arrêt à l’échoppe-boulangerie que Thella remarqua le colosse. Même à une Fête, il était exceptionnel, et non moins exceptionnellement dépenaillé, avec un visage coléreux et taciturne qui faisait le vide autour de lui. Il y avait quelque chose de pathétique dans sa réserve, comme s’il savait que tout le monde allait le mépriser et l’éviter. Il paya à regret un quart de crédit pour du pain, choisissant soigneusement le plus gros morceau sur la plaque métallique, puis attendant qu’il finisse de cuire. Mais il était très fort, et c’est ce que Thella cherchait. Il lui faudrait des hommes puissants, de préférence rejetés de tous, qui lui seraient reconnaissants de les prendre à son service.

Soudain, elle fut frappée du nombre inusité de sans-fort, si toutefois leur apparence misérable donnait une idée exacte de leur statut. Bien peu s’aventuraient dans la tente de la Fête, ce qui était normal s’ils n’avaient pas les marks pour payer leur entrée, mais ils circulaient librement à l’extérieur. Son escarcelle pleine de bonne monnaie de Telgar était cachée aux regards sous ses longs voiles flottants, mais elle la passa discrètement sous sa chemise, ne voyant pas les gardes que le Seigneur Laudey aurait dû poster pour décourager les troubles et les petits larcins. Car il y avait foule à cette Fête, la première du Passage.

Ah ! c’était donc ça ! réalisa-t-elle. Il y avait toujours davantage de sans-fort durant un Passage. Les petits vassaux, jouissant d’une autorité absolue sur tout individu vivant dans leurs murs, ne gardaient aucune bouche inutile en ces temps périlleux. Un vassal, majeur ou mineur, pouvait refuser d’abriter les voyageurs, même si un front de Chute était proche. En ces époques, les gens travaillaient plus dur et obéissaient au doigt et à l’œil, ou ils perdaient leur sanctuaire. Comme il se devait, pensa Thella, qui approuvait ces coutumes sans réserve.

Si elle avait seulement eu un peu plus de temps avant le début du Passage, elle aurait pu, elle aussi, pratiquer ces coutumes ancestrales. Et elle les pratiquerait, ou mourrait en essayant. En un sens, le Passage tournerait peut-être à son avantage. Il y en aurait beaucoup qui accepteraient de travailler dans un fort isolé contre l’espoir de vivre bien protégés par des murs de pierre. Elle se mit à observer les sans-fort, particulièrement attentive aux nœuds d’épaule de leur métier, évaluant leur force et leur dénuement. Son fort ne représentait pas grand-chose pour le moment, mais il avait un potentiel certain. De nouveau, elle parcourut les allées de la tente aux échoppes, surveillant les progrès de sa troisième paire de bottes, et prêtant l’oreille aux nouvelles et aux informations utiles.

Ce qu’elle entendit était plus fort que des contes de harpistes. Il s’était passé beaucoup de choses depuis que les Fils avaient recommencé à pleuvoir sur Pern. Le Weyr de Benden avait désespérément essayé de combattre les Chutes. Puis, dans un acte d’héroïsme inégalé même par les héros légendaires de Pern, Lessa, maîtresse de Ramoth, l’unique reine de Benden, avait risqué sa vie et celle de son dragon pour retourner dans le passé chercher les cinq Weyrs perdus de Pern, remontant le temps à quatre cents Révolutions en arrière jusqu’à une époque où il y avait six Weyrs sur Pern, et les persuadant de venir les aider dans leur présent apparemment condamné.

Thella trouvait l’exploit difficile à croire, mais il était clairement attesté par la présence de chevaliers-dragons qui se pavanaient partout, portant les couleurs des Weyrs de Telgar, d’Ista et d’Igen aussi bien que celles de Benden. Et, à l’évidence, les Forts et les Ateliers les révéraient en tout.

Lors d’un passage ultérieur, surprenant l’apprenti tanneur en train de s’insinuer dans les bonnes grâces d’un chevalier-dragon d’Ista, elle le foudroya du regard. Le jeune homme pâlit, s’excusa, et retourna coudre sa botte. La seule idée qu’il ait pu interrompre le travail dû à une fille de Telgar… À contrecœur, Thella réalisa qu’elle ne jouissait plus des avantages de la Lignée et s’éloigna d’un pas rageur.

Ah ! ces chevaliers-dragons ! On aurait dit que la Fête n’existait que pour eux. Elle vit des filles se presser autour d’eux, et des adolescents boire leurs paroles ! Imbéciles ! Pourtant, malgré son désenchantement, Thella remarqua une différence marquée entre les chevaliers de Benden et ceux des autres Weyrs. Les – quel était le terme qu’elle avait entendu employer ? Anciens ? –, les Anciens avançaient avec la démarche chaloupée d’hommes totalement sûrs de leur supériorité, tout en affichant une grande déférence pour les chevaliers de Benden. Thella désapprouvait ces deux attitudes. Sans le soutien des Seigneurs Régnants, le Weyr – les Weyrs, corrigea-t-elle, sans vraiment parvenir à croire ce miracle – n’aurait jamais pu subsister.

Il commençait à faire vraiment très chaud sous la tente, mais le temps qu’elle ait pris son repas de midi sous les auvents dressés près des fosses à rôtir, ses bottes, cirées comme des miroirs, furent prêtes. Le Maître Tanneur apposa son sceau sur le produit fini et elle régla la deuxième moitié de sa commande. Puis on lui tendit ses bottes dans un sac en grossier tissu, qu’elle se suspendit à l’épaule avec ses autres achats.

Pendant sa tournée des échoppes, elle avait acheté des graines de tubercules tardifs, dont le Maître Fermier lui avait garanti le bon rendement. Elle avait aussi acheté des épices ; quelques sachets ne chargeraient guère son coureur et lui permettraient d’assaisonner comme il fallait la viande de wherry sauvage. Le soleil de midi dardait ses rayons sur les tentes où régnait une température de four. Sur les aires de repos, les gens commençaient à chercher des places où ils pourraient attendre la fin de la grosse chaleur. Thella serait bien partie sans avoir trouvé un seul travailleur à engager pour son fort, mais l’heure n’était pas propice au voyage. Elle trouva donc un coin à l’ombre à l’ouest de la tente, et, après de sombres réflexions sur sa situation, s’installa le plus confortablement possible, se faisant un oreiller de ses bottes neuves. Puis, rassurée à la vue des gardes qui patrouillaient pour protéger les dormeurs, elle s’endormit.

Une impression de mouvement près de sa main ouverte l’éveilla. Au cours de la dernière Révolution, elle était devenue très sensible au moindre bruit, même au léger frôlement des serpents de tunnel. Ouvrant les yeux, elle vit une petite silhouette penchée sur un dormeur et une main crasseuse armée d’un couteau qui s’avançait pour couper le cordon d’une escarcelle rebondie. Quel imbécile de ne pas dissimuler une telle tentation ! se dit-elle. Instantanément son couteau fut dans sa main, pointé vers le dos penché. Elle enfonça la lame dans la partie charnue de la cuisse ; la silhouette bondit, et se glissa sous le rabat de la tente. Puis elle ramena son regard sur le propriétaire de l’escarcelle, qui fixait, les yeux ronds, la lame ensanglantée.

— Tu peux dire que tu es rapide, dit-il, fourrant son escarcelle sous sa chemise et ajustant ses vêtements pour dissimuler la bosse.

À son nœud de métier, c’était un éleveur d’Igen.

— Tu aurais dû faire ça avant de t’endormir, grommela Thella, mécontente.

Cet incident l’avait tirée d’un profond sommeil et elle détestait qu’on la réveille. Elle essuya sa lame au pan du manteau d’un passant, suffoquant presque de chaleur malgré la petite brise qui agitait faiblement le rabat de la tente. Elle n’arriverait jamais à se rendormir, et il était encore trop tôt pour aller retrouver ses coureurs.

— Je l’avais sous moi, j’ai dû me retourner en dormant, répondit l’éleveur, tout aussi mécontent.

Il agita une main devant son visage pour s’éventer.

— Je ne suis pas si naïf, tu peux me croire. J’ai choisi un endroit parmi des hommes et des femmes honnêtes, ajouta-t-il, d’un ton plaintif et chagrin. Regarde donc ce garde, qui dort debout.

Mais pendant ces remarques, le garde ne cessait de les surveiller.

— On en arrive au point où les honnêtes gens, dit-il, montrant de la main leurs voisins endormis – un groupe d’aspect assez cossu, portant des nœuds tout neufs de forts miniers d’Igen et de Keroon sur leurs plus beaux atours –, ne peuvent pas être protégés aux Fêtes avec tant de sans-fort qui rôdent partout. Il est temps de réagir à ce scandale. Il faut faire des exemples. Il faut que ça cesse. Plus on sera nombreux à porter plainte, plus vite on trouvera un remède. Tu porteras plainte aussi, non ?

Il avait élevé la voix à chaque phrase, et quelques dormeurs remuèrent. Le garde leur fit signe de baisser le ton.

— Porter plainte ?

Thella était sincèrement stupéfaite de l’audace de l’homme.

— Non.

Puis, voyant qu’elle l’avait offensé, elle ajouta :

— Je dois reprendre la route au crépuscule. Problème choquant, j’en conviens.

Ça ne lui coûtait rien d’être conciliante. Soudain, il parut hésiter.

— Tu vas loin ?

Elle hocha la tête, se préparant à se rallonger.

— Vers le nord, peut-être, le long de la rive ouest ? Thella le regarda longuement, surprise, oubliant qu’elle était déguisée et assez grande pour qu’on la prenne pour un homme.

— Un bout de chemin.

Elle pensa à l’escarcelle rebondie de l’homme. Il était beaucoup plus vieux qu’elle et n’avait pas l’air en grande forme. Dès qu’ils seraient à l’écart de la foule, elle pourrait l’assommer, et s’emparer sans coup férir de l’escarcelle et de ses autres bagages.

— Je te paierais bien pour m’accompagner jusqu’à mon fort, ajouta-t-il avec un clin d’œil entendu. On y serait avant le coucher des lunes. Et tu aurais un demi-mark pour ta peine.

— Pour ça, je veux bien t’accompagner, dit Thella après avoir feint de réfléchir.

Comme c’était facile de tromper un honnête homme, qui voyait sa propre honnêteté chez les autres, se dit-elle. Elle accepta de la tête et ferma les yeux. Il fallait se reposer avant l’action.

Le murmure des activités renaissantes la réveilla pour la deuxième fois. Elle et l’éleveur d’Igen émergèrent dans le frais crépuscule et se dirigèrent vers les feuillées. Elle le perdit dans la foule, et le retrouva aux lavabos.

Les Harpistes jouaient déjà sur l’Aire de Danse, mais personne ne dansait encore. Les viandes cuites à la broche embaumaient, et, d’un commun accord, ils se mirent à la queue et attendirent leur tranche de rôti bien assaisonné. L’éleveur paya deux coupes de vin.

— En remerciement de ton intervention. Tu as vu quelqu’un boiter ? demanda-t-il.

Thella secoua la tête, mais elle ne cherchait pas le coupable ; en revanche, elle avait vu le colosse du matin ramasser une tranche de viande tombée à terre et s’enfuir avec. Assez affamé pour la manger, avec le sable et la terre, se dit-elle, irritée à ce spectacle. On aurait dû pouvoir prendre part à une Fête sans être importuné par de telles scènes. Quand même, si cet homme était dans un tel dénuement, et fort et rapide de surcroît… elle regrettait de s’être engagée à escorter l’éleveur.

Puis, parce qu’elle savait que de telles courtoisies sont normales dans une Fête, même entre nouvelles connaissances, elle offrit une deuxième tournée de vin. Le vin émousse la vigilance. Elle paya ostensiblement avec un demi-mark pour bien montrer à l’éleveur qu’elle n’était pas désargentée non plus.

Elle acheta encore quelques tranches de viande.

— Pour mon déjeuner de demain, dit-elle à son compagnon, qui l’assura pouvoir lui fournir ce repas.

— Je croyais que nous serions à ton fort au coucher des lunes, dit-elle, avec un regard incisif.

— Bien sûr, bien sûr, dit-il, précipitamment.

Puis il se tut, pendant qu’elle rangeait sa viande dans la poche de son outre à eau.

Mais quelque chose dans la voix de l’éleveur, dans son air, lui inspira de la méfiance, qu’elle dissimula soigneusement. Il paya une autre tournée, et elle jeta subrepticement la plus grande partie de son vin, tout en feignant de rivaliser avec lui, rasade pour rasade. Avec un clin d’œil à Thella, il se fit remplir une bouteille pour le voyage. Elle commençait à le trouver vraiment assommant.

Eh bien, sa présence ne manquerait sans doute à personne quand elle l’emmènerait ! Elle se mit donc en route avec lui, quittant le site de la Fête, passant devant le camp, maintenant presque aussi animé et joyeux que la Fête elle-même, et rejoignit le large chemin longeant la rivière, qui scintillait au clair de lune de Timor. Belior, la lune la plus rapide, venait de se lever. Bientôt, il ferait presque aussi clair qu’en plein jour, avec une lumière beaucoup plus douce pour les yeux.

Ils avançaient sur le sentier depuis quelques minutes quand ses sens aiguisés par l’adversité des derniers mois apprirent à Thella qu’ils étaient suivis. Ils avaient largement dépassé les écuries d’Igen et les fortins creusés de chaque côté du Fort principal. On ne voyait plus de lanternes de voyage dans un sens ni dans l’autre. Elle jugea que le suiveur se trouvait sur leur gauche, dissimulé dans les broussailles de la pente.

— Quelle nuit magnifique ! s’écria-t-elle, ouvrant les bras tout grands et pivotant sur un talon pour décrire un cercle complet.

— Oui, il y avait quelqu’un sur leur gauche, à environ quatre longueurs derrière eux.

— Oui, oui, acquiesça l’éleveur. Et Belior vient de se lever. Il faut se dépêcher.

— Pourquoi ? demanda Thella, feignant de chicaner, comme si elle était un peu ivre de tout le vin qu’elle avait eu l’air de boire. On a passé un bon moment à la Fête, j’ai des bottes neuves…

Elle prit une voix pâteuse.

— … et si je n’avais pas à aller si loin, je serais restée plus longtemps en si bonne compagnie. Aïe !

Elle fit semblant de trébucher sur une pierre. Quand elle se redressa, elle avait dissimulé son couteau de ceinture dans sa manche et elle tenait une pierre dans l’autre main.

— Attention, dit l’éleveur, se plaçant sur sa droite, mains tendues comme pour la soutenir.

Il parlait plus fort que nécessaire, et elle savait que ce n’était pas à cause du vin.

Devant eux se dressait un éperon rocheux, qui obligeait le sentier à revenir vers la rivière. Ainsi, on pensait pouvoir la précipiter dans le courant. Eh bien, on allait voir !

Ils étaient dans l’ombre d’une corniche quand elle entendit le faible crissement d’une chaussure dans le sable. Tous les sens en alerte, elle attendit encore une fraction de seconde, puis, saisissant l’éleveur, elle le jeta devant elle juste au moment où un corps plongeait sur eux, une dague luisant dans le clair de lune. L’éleveur poussa un seul cri, puis se tut, la gorge tranchée par l’assaillant, et elle sourit. Alors elle passa à l’action, piquant de sa lame le cou de l’agresseur tout en lui enfonçant un genou dans les reins et lui poussant la tête, l’étouffant presque dans la cape et le sac de sa victime.

— Non ! cria-t-il d’une voix assourdie. Lentement, il leva la main tenant le couteau et lâcha la lame dégoulinante de sang.

— Du calme. Ne m’énerve pas, dit-elle, prenant une voix rude.

Elle le saisit par un poignet, et, comme il n’opposait pas de résistance, elle ramena son bras en arrière et le leva, au niveau de ses omoplates. Elle sentit des muscles puissants et s’émerveilla d’avoir maîtrisé un tel homme. Mais il haletait, manifestement impropre à de tels efforts. Elle lui tordit le bras, et l’entendit grogner, alors qu’un plus faible aurait crié – elle savait utiliser cette prise à son avantage.

— J’étais choisie comme victime ?

— Oui, c’est vrai.

— Il y en a d’autres ? Il est encore tôt pour un soir de Fête.

Comme il se taisait, elle lui tordit le bras un peu plus.

— Il y en a d’autres ?

— Oui, il en avait repéré d’autres. On devait en finir avec vous et repartir pour en dévaliser un autre.

— Belle affaire pour toi. Qu’est-ce qu’il t’avait promis ?

Thella le trouva naïf d’avoir cru l’éleveur. Celui-ci aurait très bien pu trahir son complice et le livrer aux gardes.

— La moitié du butin. Il disait que ça serait assez pour s’acheter une place dans un fort.

— S’acheter une place dans un fort ?

Dans sa surprise, Thella oublia de contrefaire sa voix.

— Oui. Il y a des forts où on peut acheter une place pour la saison. Et si on donne satisfaction, ils vous gardent définitivement. Je manie bien le lance-flammes. Mais j’aime pas être sans abri quand les Fils se mettent à pleuvoir.

Il parlait par grognements saccadés, mais sans faire aucun effort pour se libérer. Elle commençait à se demander jusqu’à quand elle pourrait continuer à exercer la pression nécessaire pour l’intimider. Il était grand et fort. C’était peut-être celui qu’elle avait remarqué le matin, mais elle n’avait pas vu l’éleveur en compagnie de quiconque pendant l’après-midi ; ils avaient donc dû concocter leur plan auparavant. Enfin, au moins, il ne se plaignait pas des mauvais traitements ni des insultes des honnêtes gens.

— Et quelle loyauté un maître pourrait-il attendre de toi – et de ton couteau ?

Elle sentit le corps frémir sous son genou.

— Dame, donnez-moi un abri pendant ce Passage ou enfoncez votre lame.

Ses muscles semblèrent se détendre, comme s’il était las de lutter contre les difficultés de la vie. Il était à sa merci, et elle fut tentée de le supprimer, pour voir si elle en avait la force, comme elle avait eu l’astuce de le capturer.

— Mais c’est tellement facile de tuer pour vivre, dit-elle d’une voix douce et tentatrice.

— Ouais, c’est facile de tuer, mais c’est pas facile de vivre sans fort. Pas facile du tout.

Il semblait vraiment mortellement las.

— Ton nom ? demanda-t-elle. Ton Fort précédent ? Selon la coutume, on communiquait partout les noms des meurtriers exclus de leur Fort, pour éviter aux Seigneurs Régnants d’accueillir ces criminels.

Elle sentit les muscles de l’homme se raidir, et se demanda s’il allait lui mentir. Si elle pensait qu’il dissimulait la vérité, elle pousserait peut-être sa lame. Mais elle avait davantage besoin d’un travailleur vigoureux que de la satisfaction d’avoir commis un meurtre.

— Je peux, bien entendu, te ligoter et aller chercher les gardes de Laudey, dit-elle, comme il ne répondait pas immédiatement.

Elle voulait le laisser transpirer encore un peu. Sa puissance lui donnait l’impression d’une supériorité enivrante.

— Dushik, on m’appelait. J’étais du Fort de Tillek. Elle reconnut le nom, vu sur une liste communiquée aux Seigneurs quelques Révolutions plus tôt, et sourit, un peu déçue. Eh bien, elle devait respecter le marché qu’elle avait conclu avec elle-même ! Et il lui serait plus utile vivant que mort.

— Ah, c’est donc toi ! dit-elle, comme si elle se rappelait autre chose que le nom. N’oublie pas que je peux toujours te livrer, Dushik, dit-elle en le lâchant. Et, pendant un Passage, tu peux être enchaîné dehors pendant une Chute en guise d’exécution, car ce sera ma parole contre la tienne.

— Je comprends, Dame. Mais je vous reconnais de cœur et d’esprit pour ma Dame et je vous servirai loyalement.

Il semblait sincère, alors elle lui lâcha le bras et sauta en arrière, remplaçant son couteau par une dague, mais prête à les jeter tous les deux sur lui au moindre mouvement suspect.

Il attendit un bon moment, rabaissant lentement son bras et le ramenant devant lui. Il se mit d’abord à genoux, puis il se releva, tous ses mouvements empreints d’une lassitude infinie.

— Jette-moi l’escarcelle de l’éleveur, Dushik, dit-elle, tendant la main gauche. Il l’évalua du regard avant de s’exécuter, puis il s’immobilisa, attendant l’ordre suivant. Jetant le sac rebondi dans sa chemise, elle réalisa que l’escarmouche avait fait tomber sa coiffure et dénoué ses tresses.

— Maintenant, regarde ce qu’il a d’intéressant sur lui, ordonna-t-elle, avec un geste impérieux de sa dague.

Le temps que Belior soit levée, Dushik avait changé de vêtements avec le cadavre, et, sur les ordres de Thella, avait jeté le corps dans la rivière. Elle lui fit jeter aussi la cape souillée de sang.

— Il me semble qu’il y avait beaucoup d’autres misérables sans-fort à la Fête, dit-elle avec mépris. Tu crois qu’ils seraient capables de travailler dur s’ils étaient nourris et logés ?

— — Pour vous, Dame, dit-il avec déférence, mettant un genou en terre devant elle, j’y veillerai. Thella fut très satisfaite.