CHAPITRE 12
Continent Méridional Passage actuel 15.10.19
— Le jeune Seigneur Jaxom, en compagnie de Piemur, Sharra et Menolly, a découvert de vastes établissements enterrés sous des cendres volcaniques, annonça D’ram, en proie à une vive excitation.
Il avait immédiatement apporté la nouvelle à Toric, preuve du respect grandissant que portait le Chef du Weyr au Seigneur du Fort.
Toric avait dissimulé sa consternation en lisant le long message de Maître Robinton. Il avait ravalé son dépit le mois précédent en apprenant que la possession de la baie avait été revendiquée au bénéfice du Maître Harpiste. Une petite baie, passe encore, quelle que fût la beauté que lui attribuait la rumeur. Avec l’aide des cartes de Piemur et l’assistance plus encombrante qu’il n’aurait voulu des chevaliers-dragons, il avait fait d’autres découvertes avantageuses. Pour la première fois, il avait pu survoler ses propres possessions – et il commençait à réaliser l’immensité du continent. Mais on lui avait aussi fait comprendre qu’il ne pouvait pas le posséder tout entier à lui seul. À l’annoncé de cette dernière découverte, il comprit que la « petite baie » n’était qu’un premier petit empiétement qui serait suivi de beaucoup d’autres plus importants.
Il aurait aimé pouvoir digérer la nouvelle sans la présence importune de Sebell, le nouveau Maître Harpiste ; mais ils étaient justement en train de discuter quels nouveaux colons Toric accepterait sur ses terres. Il lui faudrait rappeler aux Chefs du Weyr de Benden leur promesse remontant à deux ans et demi – et exiger qu’ils la respectent. Conscient d’être observé par Sebell, il s’étonna ouvertement de la nouvelle découverte.
— Naturellement, je me ferai un plaisir de vous y emmener, dit D’ram, du ton de l’aspirant impatient plus que du chef chevronné. J’avais vu ce pic quand j’étais allé à la baie. Mais je n’avais jamais réalisé son importance.
— « Quand l’homme arriva sur Pern, il établit un bon Fort dans le Sud », murmura Sebell, les yeux brillants d’émotion respectueuse, « mais trouva nécessaire de déménager dans le Nord pour s’abriter ».
Toric émit un grognement dédaigneux à ces obscures sottises, tout en reconnaissant à part lui que la première partie de ce fragment semblait vraie. Avaient-ils colonisé tout le Continent Méridional ?
— Je vais chercher ma tenue de vol, dit D’ram.
— Oh ! non, pas maintenant ! Toric, dit D’ram en souriant. Il fait nuit là-bas en ce moment. Nous partirons d’ici en temps voulu pour arriver quand toutes les personnes intéressées seront rassemblées, je vous le promets. En attendant, j’ai certaines choses à régler, et vous aussi, sans doute. Je suis aussi impatient que vous, Toric, vous pouvez me croire.
Le sourire de D’ram s’évanouit devant l’air préoccupé du Maître Harpiste.
— Sebell ?
— Je trouve toute cette excitation dangereuse pour mon Maître. Il n’est pas complètement rétabli.
— Menolly ne le quitte pas, non plus que Sharra, l’assura D’ram. Elles ne le laisseront pas se surmener.
Sebell émit un grognement dédaigneux, très peu dans son caractère.
— Vous ne connaissez pas Maître Robinton aussi bien que moi, D’ram. Il va s’épuiser à chercher tous les « pourquoi » et les « comment » de cette affaire.
— Ça lui fera du bien, Sebell, répliqua D’ram. Ça lui occupera l’esprit. Je ne pense pas qu’il voudrait interférer avec vos nouvelles responsabilités, mais un…
D’ram se reprit à temps et poursuivit :
— … un homme de son âge a besoin d’avoir des intérêts intellectuels qui le rattachent à la vie. Ne vous en faites pas, Sebell.
— Du moins au sujet de sa santé, dit Toric, sardonique. Menolly et Sharra le veillent constamment, n’est-ce pas ?
D’ram réalisa qu’il avait peut-être gaffé en parlant de la sœur de Toric, et aussi de Menolly, qui était la femme de Sebell.
— Je vous laisse à vos occupations et reviendrai vous prendre dans six heures.
— N’y a-t-il pas un garçon du Fort de Ruatha dans cette nouvelle fournée de débiles ? demanda Toric à Sebell après le départ de D’ram.
Il voulait régler immédiatement le problème des nouveaux venus.
— Oui.
Sebell parcourut les listes qu’il avait dressées avec Toric, et où figuraient les noms de tous les arrivants, suivis de leurs capacités et de leurs ambitions.
— Dorse arrive avec une bonne recommandation de Brand, l’intendant du Fort de Ruatha.
— Je ne le situe pas bien.
— Je le connais pour l’avoir vu à Ruatha, dit Sebell, d’un ton que Toric apprendrait par la suite à qualifier de circonspect. Vous pouvez vous fier à la recommandation de Brand. Il dit que, bien dirigé, il fait du bon travail.
— Bien dirigé, tout le monde fait du bon travail, dit Toric avec dérision. Ce qu’il me faut, ce sont des hommes capables de prendre des initiatives et de les mener jusqu’au bout.
— Nous avons là un homme très compétent, Denol – il vient de Boll avec la recommandation de Dame Marella. Il a amené toute sa famille. Ils sont tous cueilleurs-ramasseurs à l’origine, mais ils se sont sédentarisés à Boll et obéissent tous implicitement à Denol…
— Ah ! Denol ! Oui, je vois qui c’est. Eh bien, donnez-lui une bande de ces bons-à-rien du Nord, qu’il les emmène tous avec sa famille à la Grande Baie, et nous verrons ce qu’il sait faire !
— J’envoie Dorse avec lui ?
— Pas encore. J’ai autre chose en tête pour ce garçon.
Comme le bronze Tiroth émergeait de l’Interstice juste à l’est de la Montagne aux Deux Faces, le volcan dominant la plaine où l’on avait découvert les antiques établissements, Toric tira D’ram par la manche et décrivit des cercles de sa main gantée. Il voulait inspecter les lieux à loisir du haut du ciel. À l’évidence, il n’était pas le seul : deux dragons étaient encore en l’air, et quatre autres venaient de se poser au-dessous d’eux, parmi lesquels la robe blanche de Ruth se remarquait tout de suite. Des groupes circulaient au hasard, et Toric se demanda combien de personnes avaient été informées de l’étonnante découverte. Une véritable nuée de lézards de feu voletaient de toutes parts, et manifestaient leur exultation par un assourdissant concert de pépiements que Toric entendit à travers son casque capitonné quand ils piquèrent vers eux pour saluer Tiroth.
Il se sentait profondément offensé qu’on eût si libéralement répandu la nouvelle. Le Continent Méridional avait été jusque-là tout à lui ! C’était déjà beaucoup d’avoir passé la plus grande part du mois précédent à attribuer des forts aux Nordiques, qui sans doute allaient se tuer par trop d’enthousiasme ou par trop d’ignorance des dangers du Sud. Il avait été contraint de reconnaître que le Continent n’était pas sa propriété personnelle, dont il pouvait disposer à son gré. Mais fallait-il pour cela que Benden en dispose ?
Il secoua la tête. Il y avait des limites à ce qu’un seul homme pouvait exploiter. Les déprédations de Fax dans le Nord l’avaient prouvé. Il s’était abstenu de commettre la plus grande erreur de Fax, à savoir de gouverner par la peur. La cupidité, il le savait, constituait une motivation tout aussi puissante auprès des sans-fort. Mais ces réflexions ne servaient à rien pour le moment, et il ramena donc son attention sur le panorama vraiment impressionnant qui s’étendait sous ses yeux tandis que Tiroth décrivait les cercles préparatoires à l’atterrissage au-dessus d’une immense prairie telle qu’il n’en avait jamais vu jusque-là.
La montagne dominait la scène. Le bord oriental du cratère avait été emporté par l’explosion, et les trois volcans plus petits blottis sur son flanc sud-est étaient aussi entrés en éruption à une époque ou une autre. Les flots de lave avaient coulé en direction du sud, vers les plaines vallonnées. Est-ce de cela que ses lézards de feu s’entretenaient sans cesse ces derniers temps ? Toric se souvenait rarement de ses rêves, mais récemment il s’en était rappelé plusieurs, totalement incompréhensibles. On ne devrait pas être troublé dans son sommeil par des lézards de feu – et pourtant il survolait en ce moment le site même correspondant à leurs images mentales.
Il ne doutait pas que la plaine s’étendant au pied des volcans n’eût été habitée autrefois. Le soleil matinal mettait en évidence des reliefs qui ne pouvaient pas être naturels. Les tumulus, séparés les uns des autres par des allées rectilignes, étaient en forme de carrés et de rectangles, grands et petits, se succédant à perte de vue ; les plus proches de la coulée de lave s’étaient effondrés, preuve que même les anciens n’étaient pas à l’abri des forces internes de la planète. D’ailleurs, pensa Toric, c’était stupide d’avoir ainsi construit à l’air libre, sans aucune protection contre les Fils et les éruptions.
D’ram tourna la tête vers lui, l’interrogeant du regard, et, à regret, Toric hocha la tête. L’envie de connaître les propositions de Benden le rongeait d’impatience. De même que le désir de savoir qui était venu admirer la merveille. Toric n’était pas facilement impressionné, mais aujourd’hui il l’était jusqu’à l’effroi.
Tiroth les déposa dans la plaine, non loin de la silhouette facilement reconnaissable du Maître Forgeron Fandarel, qui dominait de sa taille gigantesque la minuscule Dame de Benden. Toric s’approcha nonchalamment, saluant de la tête le Maître Mineur Nicat, le Maître Forgeron Fandarel, F’nor et N’ton.
Tout en saluant F’lar et Lessa, il jeta un coup d’œil vers un petit groupe de jeunes gens debout à quelque distance, remarquant que Menolly et Piemur l’avaient salué de leur côté. Il se dit que le grand jeune homme debout près de Sharra devait être Jaxom, Seigneur Régnant de Ruatha – ce n’était encore qu’un adolescent, beaucoup trop jeune et insignifiant pour sa sœur. Il allait mettre bon ordre à cela immédiatement – dès qu’il aurait réglé le problème des empiétements de Benden sur son continent. Il ramena son attention sur F’lar qui disait justement :
— En fait, Toric, c’est le jeune Jaxom qui a fait cette découverte, avec Menolly, Piemur et votre sœur Sharra.
— Et quelle découverte ! répliqua Toric, bouillant intérieurement.
Il aiguilla habilement la discussion sur les ruines elles-mêmes. Et l’excitation générale le gagna bientôt quand, pelle et pioche à la main, il s’attaqua comme les autres à un tumulus.
Le sol gris et sec couvert d’une herbe épaisse n’était pas facile à entamer, mais Toric, travaillant au côté du Maître Forgeron Fandarel, avança bientôt rapidement. Le jeune Seigneur du Sud était en excellente forme, mais il s’aperçut bientôt qu’il avait du mal à suivre le rythme de l’infatigable et puissant Fandarel. Toric connaissait sa réputation d’énergie, maintenant, il savait qu’elle n’était pas usurpée. Il mettait les rares pauses à profit pour observer l’impudent jeune mufle responsable de la longue absence de Sharra. Ni seigneur ni chevalier-dragon, pensait-il. Toric n’aurait qu’à lui faire les gros yeux pour qu’il batte en retraite.
À la pause suivante, il vit que le dragon nabot de Jaxom et ses lézards de feu participaient aux fouilles. Ils évacuaient la terre à un rythme infernal. Il appela ses propres lézards de feu juste comme Ramoth, la fière reine de Benden, se mettait à aider Lessa à excaver le petit tumulus qu’elle avait choisi. Toric redoubla d’efforts au côté de Fandarel.
Lessa et F’lar, chacun travaillant sur un tumulus distinct, furent les premiers à obtenir des résultats, et chacun se précipita pour voir. Toric suivit les autres, convaincu que tous ces efforts se révéleraient inutiles. L’expérience prouvait que les anciens avaient tout emporté avant de quitter leurs installations. Il se contenta de jeter un coup d’œil dans chaque tranchée creusée par les dragons. Il vit la même substance semblable à de la roche qu’ils avaient trouvée dans les mines, sauf qu’un panneau couleur ambre était inséré dans la courbe du tumulus de F’lar. Indifférent, il resta à l’écart pendant que les autres discutaient de la marche à suivre. Finalement, le Maître Forgeron prit le commandement des opérations ; ils allaient unir leurs efforts et se concentrer tous sur le tumulus de Lessa.
Toric était dégoûté que des gens qu’il admirait jusque-là se laissent emporter par des espoirs aussi vains. Mais il s’aperçut bientôt que lui non plus n’arriverait pas à se désintéresser de l’entreprise, même à supposer qu’il fût parvenu à convaincre D’ram de partir. Malgré toutes les déceptions antérieures, il y avait toujours une chance que les anciens aient oublié quelque chose, et il ne voulait pas rater cette découverte. Cela lui donnerait des indications sur ce qu’il faudrait chercher dans les tumulus repérés par Hamian et Sharra, ceux dont l’existence n’avait pas été criée sur tous les toits.
Tard dans la journée, on mit au jour une porte, et en proie à une grande excitation, on entra dans le tumulus. Et la chance – bonne ou mauvaise ? se demanda Toric – voulut que ce fût Toric qui découvrît l’étrange cuillère faite en une substance non métallique lisse, claire et incroyablement résistante. Lessa fut ravie, et tous reprirent avec enthousiasme l’excavation d’un autre tumulus. Toric regrettait que sa découverte les ait encouragés. La nuit était déjà tombée quand ils s’interrompirent et qu’il put s’échapper. Quand Lessa l’invita à passer la soirée et la nuit au Fort de la Baie, il parvint tout juste à se contrôler suffisamment pour refuser poliment, puis appela D’ram pour qu’il le ramène chez lui.
Le soir même, Piemur composa un message pour Jayge et Ara. Avec toutes les merveilles des fouilles qui occuperaient un bon moment tous les Weyrs et les Ateliers, il était plus sûr que jamais de la sécurité du couple. S’ils avaient découvert les uniques ruines laissées par les anciens, il se serait senti obligé d’en parler à Maître Robinton, par loyalisme envers son Atelier. Mais cela ne pressait plus – il attendrait que fût retombée l’excitation provoquée par la Montagne aux Deux Faces. Dans son message, Piemur les informait succinctement de la découverte d’installations d’une haute antiquité, et leur promettait de bientôt leur rendre visite. Il confia sa lettre à Farli.
Au matin, elle vint se poser sur son épaule, un bref message griffonné au dos du sien : « Nous allons bien. Merci. » Il n’eut que le temps de le fourrer dans sa poche, et Menolly parut, lui demandant s’il avait vu Jaxom ou Sharra. Avant qu’il ait eu le temps de répondre, Jaxom et Ruth, accompagnés d’une multitude de lézards de feu, surgirent au-dessus de la baie. Le bruit réveilla Maître Robinton qui demanda le silence d’une voix tonitruante.
— J’ai trouvé les machines volantes des anciens, déclara Jaxom, les yeux dilatés d’émerveillement. Les lézards de feu nous rendaient fous, Ruth et moi, avec leurs images de la scène. Comme s’ils pouvaient avoir souvenir d’un événement si ancien ! Il a fallu le voir pour le croire, expliqua-t-il avec gravité. Alors, Ruth et moi nous avons creusé jusqu’à ce que nous trouvions une porte donnant accès à l’une d’elles. Au fait, il y en a trois, je vous l’avais dit ? Bref, elles sont trois. Et voilà à quoi elles ressemblent…
Prenant un bâtonnet, il dessina dans le sable un cylindre irrégulier aux ailes courtaudes, avec une section verticale au-dessus de la queue. Il dessina de petits cercles à un bout, et une longue porte ovale.
— Voilà ce que nous avons trouvé, Ruth et moi ! À chaque phrase, les lézards de feu poussaient en chœur des pépiements approbateurs si assourdissants que Maître Robinton fut obligé de rétablir le silence une fois de plus. Dans l’intervalle, Menolly et Piemur avaient été bombardés par leurs lézards de feu d’images confirmant ces dires, de scènes animées où des hommes et des femmes descendaient une rampe, mêlées de vues des cylindres qui atterrissaient et décollaient. Tout le inonde était excité à l’idée de voir les vaisseaux qui avaient vraisemblablement descendu leurs ancêtres des Sœurs de l’Aube sur Pern. Le seul regret de Jaxom, c’est que Sharra n’était pas là pour partager son triomphe ; elle avait été rappelée au Fort Méridional, lui dit-on, pour soigner des malades.
F’nor arriva sur Canth juste après le petit déjeuner, assez mécontent que F’lar l’ait fait réveiller à l’aurore. Mais sa mauvaise humeur s’évanouit bientôt en apprenant pourquoi Maître Robinton avait exigé sa venue.
Immédiatement, il se déclara prêt à partir voir les anciens vaisseaux.
Tout le monde protesta quand le Harpiste insista pour venir, mais il refusa de rester seul au Fort de la Baie – il serait inhumain, prétendit-il, de le priver d’assister à ce moment historique. Il promit de ne pas creuser, mais il fallait qu’il soit là ! Malgré leurs craintes, Robinton partit donc avec F’nor sur Canth, et Jaxom avec Menolly sur Ruth, accompagnés d’une nuée de lézards de feu auxquels seul le petit dragon était capable d’imposer le silence.
L’excavation qui suivit révéla merveille sur merveille, à commencer par le bouton vert qui, une fois enfoncé, actionna l’ouverture de la porte. Mais pour Piemur et Maître Robinton, la trouvaille la plus passionnante fut celle des cartes qui couvraient toutes les parois d’une pièce, et montraient les deux continents en leur entier. Pensant aux mille difficultés de ses explorations pédestres, Piemur s’émerveilla de l’étendue et de la précision de ces cartes. D’un haussement d’épaules, il résolut le problème de ses intérêts contradictoires. Il admirait Toric et respectait son œuvre, mais aucun homme n’avait le droit de posséder à lui seul un si vaste continent. Dorénavant, Piemur adopterait toujours le point de vue du harpiste.
Toric ne s’attendait pas que Sharra apprécie à sa juste valeur ce qu’il faisait pour elle. Mais il ne s’attendait pas non plus à trouver femme, frères et sœurs opposés à ses projets.
— Et qu’y a-t-il de mal à ce que Sharra fasse un mariage si avantageux ? demanda Ramala, avec une colère et une force qui l’étonnèrent.
— Un mariage avec Ruatha ? Ce Fort du Nord grand comme un mouchoir de poche ? dit Toric, avec un claquement de doigts dédaigneux. Tout le Fort tiendrait à l’aise dans un petit coin de mes terres.
— Ruatha est un Fort puissant, dit Hamian, le visage impassible mais le regard dur. Ne sous-estime pas Jaxom parce qu’il est jeune et chevauche un petit dragon. Il est extrêmement intelligent…
— Sharra peut trouver mieux ! fulmina Toric.
Il était fatigué. Après deux jours de fouilles, où il s’était épuisé à suivre le rythme de ce maudit forgeron, il avait besoin d’un bain, d’un bon repas, et de temps pour examiner les cartes que Piemur lui avait envoyées. Il était résolu à déterminer avec précision où se trouvait exactement cet incroyable Plateau – le vol dans l’Interstice avec D’ram lui avait appris qu’il se trouvait vers l’est, mais rien de plus.
— Sharra a parfaitement trouvé ce qu’il lui faut, dit Murda, élevant la voix comme si le volume pouvait imprimer son opinion dans l’esprit de son frère.
Elle ne dissimulait pas son approbation et fronçait farouchement les sourcils.
— Qu’en savez-vous ? demanda Toric. Vous ne l’avez jamais vu.
— Moi, si, dit Hamian. Mais cela est secondaire ; l’important, c’est que Sharra l’ait choisi. Voilà trop longtemps qu’elle se soumet à tes exigences aux dépens de ses propres besoins. Je trouve qu’elle a très bien fait.
— Il est plus jeune qu’elle !
Ramala haussa les épaules.
— D’une ou deux Révolutions. Je te préviens, Toric, elle aime sincèrement Jaxom. Elle est assez grande pour connaître ses sentiments et se marier selon son cœur.
— Si un seul d’entre vous, un seul, s’exclama Toric, les menaçant du poing chacun à leur tour, se mêle de cette affaire, je le chasse ! Je le chasse !
Sur quoi, il les congédia, et s’effondra dans son fauteuil, ruminant avec rage leur opposition à sa décision.
Un homme devrait pouvoir avoir confiance en sa famille. Tel était le fondement de tous les rapports de Lignée : la confiance. Qu’elle rentre quelques jours, loin de ce petit seigneur efflanqué et de l’atmosphère mondaine du Fort de la Baie, et elle reviendrait à la raison. En attendant, il veillerait à ce qu’elle reste à la maison. Il envoya une servante à la recherche du Ruathien qu’il avait remarqué dernièrement.
— Dorse, tu connais bien ce petit seigneur de Ruatha ? demanda-t-il quand le jeune homme arriva.
Dorse fut à la fois surpris et méfiant.
— Je vous ai donné la garantie de Brand, intendant de Ruatha.
— Il n’y dit rien qui puisse te nuire, dit Toric, impatienté. Je répète : connais-tu ce jeune Jaxom ?
— Nous sommes frères de lait.
— Alors, tu dois savoir s’il est jamais venu au Fort Méridional ?
— Lui ? Non, répondit Dorse avec assurance. Quand il allait quelque part, il fallait toujours que quelqu’un sache où il était. On devait avoir peur qu’il se perde ou froisse la peau de son précieux dragon blanc.
— Je vois.
Et Toric voyait : les frères de lait s’aiment rarement, contrairement à la croyance populaire.
— Tu sais que ma sœur Sharra est rentrée.
Très peu de gens du Fort pouvaient encore l’ignorer.
— Je veux qu’elle reste ici, sans voir personne, et sans envoyer ou recevoir de messages. Est-ce clair ?
— Parfaitement, Seigneur Régnant.
Cela sonne bien, pensa Toric. Autre question importante à régler.
— Toi et Breide, surveillez-la chacun a votre tour. Il est dans le même dortoir que toi. Il a une bonne mémoire des noms et des visages. Si vous réussissez à la garder ici, je vous trouverai un bon fort à tous deux.
— C’est facile, Seigneur Toric, dit Dorse avec un grand sourire. Avoir les gens à l’œil, ça me connaît, si vous voyez ce que je veux dire.
Toric le congédia, et, appelant ses deux reines, leur donna des instructions spéciales concernant Meer et Talla, les lézards de feu de Sharra. Satisfait de ces mesures, il prit un bain et mangea, tout en se demandant quel nouveau jeune colon de confiance il pourrait envoyer au Plateau pour garder l’œil sur ses intérêts. Si l’on trouvait quelque chose d’utile dans ces bâtisses abandonnées, il voulait le savoir. Il s’était acquis un fort magnifique, beaucoup plus grand et riche que Telgar même. Dorse lui avait instinctivement donné le titre qu’on aurait dû lui accorder depuis longtemps, et cela lui avait fait grand plaisir. Tant que les Chefs de Benden et les autres étaient éblouis par les vaines promesses de ce Plateau, il devait forcer le Conclave à considérer ce problème de rang et à le confirmer comme Seigneur Régnant du Fort Méridional.
Alors peut-être, Sharra apprécierait-elle ce qu’il avait fait pour eux tous, et consentirait-elle à ses projets. Il lui fallait un mari et des enfants. Pourquoi Ramala s’était-elle retournée contre lui ? La fatigue nuisant à sa concentration, il s’enroula par terre dans une fourrure qu’il gardait toujours à cet effet dans son bureau. Quand il retournerait au Plateau, il dirait son fait à cette mauviette, et on n’en parlerait plus.
Le lendemain, quand Tiroth et les autres dragons les déposèrent, lui et sa suite, sur le tumulus, Toric chercha des yeux Lessa, debout avec les autres à la porte du tumulus de Nicat. Puis il vit Jaxom avec le Harpiste et se ravisa. Si le Harpiste est au courant, se dit-il, tout Pern sera prévenu.
— Harpiste !
Toric s’arrêta, saluant courtoisement de la tête le vieil homme qui paraissait étonnamment robuste pour un malade que la moitié de Pern croyait à l’article de la mort.
— Seigneur Toric, dit négligemment Jaxom par-dessus son épaule.
— Seigneur Jaxom, répliqua Toric d’un ton qui faisait du titre une insulte.
Jaxom se retourna lentement.
— Sharra m’apprend que vous n’approuvez pas une alliance avec Ruatha.
Toric arbora un grand sourire. On allait s’amuser.
— Non, petit seigneur. Je n’approuve pas. Elle peut trouver mieux qu’un Fort du Nord grand comme un mouchoir de poche !
Il remarqua l’air étonné du Harpiste.
Soudain, Lessa, le regard dur, se dressa près de Jaxom.
— Qu’est-ce que j’entends, Toric ?
— Le Seigneur Toric a d’autres plans pour Sharra, dit Jaxom, plus amusé que blessé. Elle peut trouver mieux semble-t-il, qu’un Fort grand comme un mouchoir de poche tel que Ruatha !
— Je n’ai jamais voulu offenser Ruatha, dit-il, remarquant une lueur de colère dans les yeux de Lessa, bien qu’elle gardât son sourire.
— Cela serait très malavisé, étant donné la fierté que m’inspirent ma Lignée et le titulaire actuel de ce titre, dit la Dame du Weyr.
Le ton détaché parut d’assez mauvais augure à Toric.
— Certainement, vous pouvez reconsidérer la question, Toric, dit Robinton, aussi aimable que toujours malgré la dureté de son regard. Une telle alliance, si désirée par les deux jeunes gens, aurait pour vous des avantages considérables, je pense, en vous faisant l’égal d’un des Forts les plus prestigieux de Pern.
— Et en vous acquérant la faveur de Benden, ajouta Lessa, avec un sourire trop suave.
Toric se frictionna distraitement la nuque, essayant de conserver le sourire. Il ressentait comme un vertige inexplicable. Avant qu’il ait pu réagir, Lessa le prenait par le bras et l’entraînait dans l’intimité de son tumulus.
— Je croyais que nous étions ici pour mettre au jour le glorieux passé de Pern, dit-il, parvenant à rire d’un air bon enfant. Mais il se sentait toujours la tête légère.
— Rien ne vaut le présent, dit Lessa, pour discuter de l’avenir. De votre avenir.
— Eh bien, c’était toujours ça ! se dit Toric. F’lar était là, près de Lessa, et le Harpiste les avait suivis. Toric secoua la tête pour s’éclaircir les idées.
— Oui, avec tant de sans-fort ambitieux qui affluent dans le Sud, disait F’lar, nous n’avons que trop tardé à vous assurer la possession de toutes les terres que vous désirez, Toric. Je ne veux pas de guerres dans le Sud. C’est inutile, alors qu’il y a assez de place pour cette génération et plusieurs qui suivront.
Toric éclata de rire. F’lar ne réalisait pas l’immensité du Sud. Il saisit l’occasion.
— Et puisqu’il y a tant de place, pourquoi ne pourrais-je pas me montrer ambitieux pour ma sœur ?
— Vous en avez plus d’une, et nous ne parlons pas de Sharra et Jaxom pour le moment, dit Lessa avec un soupçon d’irritation. F’lar et moi-même avions l’intention de régler plus solennellement cette affaire, mais Maître Nicat veut légaliser avec vous les affaires de l’Atelier des Mineurs, et le Seigneur Groghe ne voudrait pas que ses deux fils se voient attribuer des forts contigus. Sans compter d’autres questions surgies récemment et qui exigent des réponses.
— Des réponses ?
Toric s’appuya contre un mur et croisa les bras.
— L’une des réponses exigées est de savoir combien de terres un seul homme peut posséder dans le Sud, dit F’lar, se curant distraitement les ongles.
Toric ne manqua pas de remarquer le léger accent mis sur « un seul ».
— Notre accord originel stipulait que je pourrais posséder toutes les terres que j’aurais acquises quand le dernier des Anciens aurait disparu.
— Ce qui, effectivement, n’est pas le cas, dit Robinton.
— Je n’insiste pas pour attendre, répondit Toric, hochant la tête, vu que les circonstances ont changé. Et puisque mon fort est complètement désorganisé par cet afflux de sans-fort indigents, d’ambitieux fils de Seigneurs, et aussi, paraît-il, par d’autres qui ont méprisé mon aide et qui ont débarqué partout où leurs bateaux pouvaient accoster.
— Raison de plus pour que vous ne soyez pas spolié d’un pouce de vos justes possessions, dit F’lar – beaucoup trop aimable, pensa Toric. Je sais que vous avez organisé des équipes d’exploration. Jusqu’où exactement ont-elles pénétré ?
— Avec l’aide des chevaliers-dragons de D’ram…
Toric vit que F’lar était au courant.
— … nous avons étendu notre connaissance du terrain jusqu’au pied de la Chaîne Occidentale.
Il ne risquait guère en disant cela. Il n’avait pas précisé à quelle époque il avait étendu cette connaissance.
— Si loin que ça ?
— Et, naturellement, Piemur est allé jusqu’à la Grande Baie du Désert, vers l’ouest, continua Toric, l’air résolu.
— Mon cher Toric, comment arriverez-vous à exploiter tout cela ?
Toric connaissait les droits du seigneur aussi bien que le Chef du Weyr.
— J’ai établi de petits fermiers dotés de grandes familles, tout le long de la côte et dans tous les points stratégiques de l’intérieur. Les hommes que vous m’avez envoyés ces dernières Révolutions se sont révélés très industrieux.
Les Chefs du Weyr seraient contraints d’accepter le fait accompli.
— Et je suppose qu’ils vous ont juré allégeance en retour de votre générosité initiale ? demanda F’lar.
— Naturellement.
Lessa éclata de rire. Elle était très sensuelle quand elle voulait, se dit Toric.
— La première fois que je vous ai vu à Benden, j’ai tout de suite compris que vous étiez indépendant et astucieux.
— Dame Lessa, il y a assez de terres pour tous ceux qui veulent les exploiter.
— Je dirai donc, reprit Lessa, que vous avez suffisamment de quoi vous occuper, de la Chaîne Occidentale à la Grande Baie…
Soudain, Toric entendit l’avertissement de ses lézards de feu. Sharra s’enfuyait. Il fallait quitter le Plateau et retourner au Fort.
— Jusqu’à la Grande Baie à l’ouest, oui, c’est ce que j’espère. J’ai des cartes au Fort. Mais si vous me permettez de prendre congé…
Il avait fait un pas vers la porte quand la reine de Benden claironna un avertissement. Une voix de dragon mâle lui répondit, couvrant celles de ses lézards. F’lar s’avança vivement pour bloquer le passage à Toric.
— Il est déjà trop tard, Toric.
Et c’était vrai. Car lorsqu’ils sortirent tous après cette réunion opportune, Toric vit le dragon blanc atterrir, Sharra et le petit seigneur sur son dos. Furieux mais impuissant, Toric les regarda approcher.
— Toric, dit Jaxom, quel que soit l’endroit de Pern où vous l’enfermerez, Ruth et moi pourrons toujours retrouver Sharra. L’espace et le temps ne sont pas des obstacles pour Ruth. Sharra et moi, nous pouvons aller en tout lieu et en tout temps sur Pern.
L’une des petites reines de Toric tenta de se poser sur son épaule, mais il ignora ses pépiements pitoyables et l’écarta de la main. Il détestait la trahison.
— De plus, poursuivit Jaxom, tous les lézards de feu obéissent à Ruth, n’est-ce pas mon ami ?
Le nabot blanc avait suivi son maître.
— Dis à tous les lézards de feu du plateau de s’en aller.
En un instant, toutes les petites créatures disparurent. Cette démonstration du jeune prétentieux déplut fort à Toric. Quand les lézards de feu reparurent, il laissa sa reine atterrir sur son épaule, sans toutefois quitter Jaxom des yeux.
— Comment pouvez-vous si bien connaître le Fort Méridional ? On m’avait dit que vous n’y étiez jamais venu !
Ainsi, le frère de lait avait menti. Toric se tourna à moitié pour regarder de l’autre côté de la prairie, se demandant si Piemur avait trempé dans l’histoire. Ce jeune seigneur non confirmé et chevalier sans weyr n’aurait pas pu enlever Sharra sans aide : il n’aurait eu ni le courage ni les connaissances nécessaires.
— Votre informateur s’est trompé, reprit Jaxom. Ce n’est pas la première fois aujourd’hui que je reprends au Sud quelque chose qui appartient au Nord.
D’un geste possessif, il entoura de son bras les épaules de Sharra. Toric sentit qu’il perdait contenance.
— Vous ! s’exclama-t-il, tendant les bras vers Jaxom comme pour… écraser ce… cet avorton, livide d’indignation d’être l’obligé de cet insignifiant petit seigneur.
De cet adolescent monté en graine ! Il aurait voulu démembrer Jaxom ; mais, pour petit que fût Ruth, il était encore plus grand que Toric, plus fort qu’aucun homme au monde, et les Chefs du Weyr n’étaient pas loin. Toric ne pouvait rien faire, que ravaler son humiliation. Il sentait le sang lui monter aux joues, battre à ses tempes. C’était incroyable, mais vrai ; il se trouvait devant un garçon qui avait osé enlever Sharra – osé et réussi – et qui maintenant l’affrontait froidement. Quelle erreur d’avoir pensé qu’il était lâche ! Il s’était laissé abuser par un frère de lait jaloux. Le jeune Jaxom avait agi en vrai Seigneur, reprenant la femme de son choix malgré les précautions prises pour la lui soustraire.
— C’est vous qui avez rapporté l’œuf ! Vous et ce… mais les images des lézards de feu étaient noires !
— J’aurais été vraiment stupide de ne pas noircir une robe blanche pour agir de nuit, non ? dit Jaxom avec dédain.
— Je savais que ce ne pouvait pas être un chevalier de T’ron, dit Toric, réduit à serrer les poings dans ses efforts pour se maîtriser. Mais que vous… Enfin…
Il se força à sourire, un peu jaune, regardant alternativement les Chefs du Weyr et le Harpiste. Puis sa frustration et sa colère se dissipèrent en un énorme éclat de rire.
— Si vous saviez, petit seigneur (et cette fois, il parlait avec respect, pointant l’index vers Jaxom), si vous saviez quels projets vous ruinez ; quels… Combien de personnes savaient que c’était vous ? termina-t-il, se tournant vers les Chefs du Weyr, l’air accusateur.
— Pas beaucoup, dit le Harpiste, regardant lui aussi F’lar et Lessa.
— Moi, je savais, dit Sharra, et Brekke aussi. Jaxom parlait sans cesse de l’œuf pendant ses accès de fièvre.
Elle le regarda avec fierté.
Ils faisaient un beau couple, pensa Toric, illogique.
— Mais peu importe maintenant, c’est du passé. Ce qui importe, c’est le présent et si j’ai votre autorisation d’épouser Sharra et d’en faire la Dame de Ruatha…
— Je ne vois pas comment je pourrais vous en empêcher, reconnut-il, avec un geste d’irritation.
— C’est exact, car ce que vous a dit Jaxom des capacités de Ruth est tout à fait exact, dit F’lar. Il ne faut jamais sous-estimer un chevalier-dragon, Toric.
Puis il sourit, pour adoucir l’avertissement implicite qui suivit :
— Et surtout pas un chevalier-dragon du Nord.
— Je ne risque pas de l’oublier, dit Toric d’un ton chagrin.
Il avait effectivement trop négligé cette distinction.
— Et spécialement dans notre discussion actuelle. Car avant d’être interrompus par ces impétueux jeunes gens, nous discutions bien de l’étendue de mon Fort n’est-ce pas ?
Il tourna le dos à sa sœur et à son amoureux seigneur et fit signe aux autres de retourner à leur hall temporaire.