CHAPITRE 5
Forts d’Igen et de Lemos,
Passage actuel 12
Arrivant aux labyrinthiques cavernes d’Igen avec Giron, Thella fut très mécontente de retrouver bouchée leur discrète entrée habituelle. Mécontente, et même furieuse au point d’aider Giron à dégager le passage.
— Mauvais travail, dit Giron, comme le ciment joignant les pierres cédait sous sa pioche.
— Le maçon qui a fait ça mériterait d’être écorché vif, dit Thella, les dents serrées.
Elle était fatiguée, et elle avait pensé pouvoir se mettre immédiatement en sûreté dans les cavernes, sans attirer l’attention de la patrouille d’Igen qu’elle avait vue au loin.
Le site convenait merveilleusement à son propos. Un fouillis de ces jeunes arbres baptisés « plumeaux célestes » dissimulait partiellement une ouverture juste assez grande pour livrer passage aux coureurs. À l’intérieur, le plafond était suffisamment élevé pour que des hommes de haute taille s’y tiennent debout avec aisance. À droite de l’entrée, une petite salle constituait un excellent abri pour les bêtes, avec de l’eau suintant des murailles qui formait un petit bassin. Quatre tunnels partaient de l’entrée, dont deux aboutissaient à des puits verticaux très dangereux ; le plus large s’enfonçait dans les entrailles du réseau souterrain ; le quatrième, qui était aussi le plus étroit, semblait n’avoir qu’une longueur de dragon, mais, en fait, il tournait brusquement à droite et rejoignait l’un des passages principaux de la partie habitée du réseau.
Il était assez facile d’entrer dans les hautes cavernes voûtées où les gens se rassemblaient pendant la journée sans rencontrer aucun garde du Seigneur Laudey. Thella contacta aussitôt l’un de ses indicateurs habituels, mais il lui fallut pourtant toute la matinée pour localiser sa proie, qui ne lui fit pas grande impression.
Aramina était une mince fillette brune, en pantalons roulés jusqu’aux genoux. Ses bras, ses jambes et tous ses vêtements étaient également tachés de boue, et, quand elle passa devant la cachette de Thella, elle répandit autour d’elle une odeur de marais et de coquillages venant du filet qu’elle portait sur l’épaule. Un garçonnet encore plus sale trottinait derrière elle en criant : « Aramina, attends-moi ! » – fournissant ainsi à Thella l’identification incontestable qu’il lui fallait.
Elle vit Giron les suivre d’un œil froid, le visage empreint d’une expression menaçante qui la mit mal à l’aise.
— Je veux une preuve quelconque de ses capacités, dit-elle. Elle est à un âge difficile – trop grande pour être malléable, et trop jeune pour être raisonnable. Va me chercher tous les renseignements que tu pourras trouver sur elle. Moi, je vais tâcher de découvrir où elle habite.
Elle lui saisit le bras comme il allait s’éloigner.
— Et mange avant de revenir. On dirait que des voleurs ont flairé les provisions que nous avions laissées ici.
— Des serpents, plus vraisemblablement, dit inopinément Giron, suivant des yeux la fillette qui avançait parmi la foule occupant la vaste caverne basse de plafond.
Thella partit à la recherche de son meilleur indicateur. Se dirigeant vers une vaste salle proche de l’entrée principale, elle réalisa que les occupants des cavernes étaient plus nombreux que jamais. L’atmosphère en était empuantie. Thella estima la foule à plusieurs centaines de personnes. D’après des bribes de conversation entendues en passant, elle comprit que tous ces gens attendaient l’arrivée de Dame Doris, qui venait tous les matins avec trois guérisseurs pour examiner les blessés et les malades, et leur distribuer leur ration quotidienne de farine et de racines comestibles. Et les individus valides ajoutaient apparemment à ces vivres à en juger par le filet d’Aramina. Les coquillages des rivages d’Igen étaient très savoureux. Ces vagabonds sans-forts vivaient mieux qu’elle-même, Dame de la Lignée de Telgar, n’avait vécu lors de la première Révolution du Passage. Eh bien, si le Seigneur Régnant d’Igen et sa Dame avaient assez de vivres pour engraisser les mendiants, elle ne se ferait pas scrupule de leur en prélever davantage à l’avenir, décida Thella, contournant vivement la foule. Personne ne parut la remarquer quand elle se baissa pour entrer dans le tunnel menant au squat de Brare.
— Les temps sont durs, lui dit le marin à un pied, pensant peut-être qu’elle allait le croire malgré le bol de soupe qu’il lui tendit, bonne soupe épaisse pleine de racines, de poissons et même de coquillages. Maintenant, les gardes de Laudey effectuent des rondes irrégulières – on ne sait jamais quand on est en sûreté.
Thella regarda vivement autour d’elle, pour localiser les sorties.
— De quand datent ces rondes ? Qu’est-ce qu’ils cherchent ?
Brare, l’un de ses premiers indicateurs, était aussi l’un des meilleurs. Il méprisait les gens des Ateliers, et ne portait pas dans son cœur les gens des Forts, quoiqu’il vécût assez confortablement de la charité des compatissants Seigneurs d’Igen.
— De ces dernières semaines, dit-il, penchant la tête et la considérant avec un sourire rusé, les yeux étrécis. Depuis qu’on a fauché le grain du Fort de Kadross un matin pendant une Chute. Vers Lemos.
Thella resta impassible ; elle le remercia pour la soupe et souffla dessus pour la refroidir.
— Tu fais une soupe excellente, Brare, dit-elle.
— Moi, je me ferais oublier si j’étais ceux qui ont vidé Kadross. J’irais jeter mes filets autre part. On pose des tas de questions, sans en avoir l’air.
— Sur moi ?
— Sur les gens qui ont pu devenir renégats. Ils ont l’air de chercher une bande assez nombreuse et bien disciplinée. Et ils payeraient gros pour un indice valable.
Elle sourit intérieurement, assez fière qu’on ait remarqué ses talents, mais irritée que les recherches soient venues jusqu’aux cavernes d’Igen. Peut-être qu’elle ferait mieux de renoncer à son raid sur Igen, après tout.
— Vous avez très bien manœuvré, Dame Thella.
Il avait bien choisi son moment pour prononcer son nom – elle venait juste de porter à sa bouche une cuillerée de soupe, trop chaude pour l’avaler rapidement. Il sourit de sa gêne, mais ils étaient seuls, car Brare n’aurait pas été assez imprudent pour lâcher son nom devant des tiers. Il connaissait son identité depuis plusieurs Révolutions, et elle se demanda combien elle devrait le payer avant qu’il ne l’« oublie ».
— Ne craignez rien, gloussa Brare. C’est mon secret ! Il se remit à glousser.
— J’adore les secrets. Je sais les garder bien renfermés. Là-dedans ! termina-t-il en tapotant son escarcelle.
Régulier, pensa-t-elle. Curieusement, elle avait confiance en Brare. Elle l’avait bien payé toutes ces dernières Révolutions. Comprenant l’allusion, elle lui glissa trente pièces d’un quart de mark, plus faciles à changer sans éveiller l’attention. Readis avait confirmé que le vieux pêcheur n’avait jamais trahi personne. Le vieillard, qui évoluait uniquement entre l’entrée ensoleillée du réseau souterrain et sa grotte, savait sans doute tout ce qui se passait d’intéressant dans les Forts orientaux. Dans le passé, elle n’avait jamais eu à se plaindre de ses informations.
Il tâta de la main son escarcelle rebondie, les yeux brillants de satisfaction.
— C’est un bon prix pour un bol de soupe, Dame. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire suffisant, qui plissa ses pattes d’oie.
— Pas seulement pour la soupe, Brare, dit-elle, durcissant un peu le ton. Que sais-tu de cette fille qui entend les dragons ?
Brare la considéra, les yeux écarquillés d’admiration, avec un sourire entendu.
— Je pensais bien que vous seriez au courant. Qui vous a prévenue ?
— Un sourd.
Brare hocha la tête.
— Il a voulu à toute force aller vous trouver. Je lui ai dit d’attendre. Il y a trop de gens qui vous recherchent. Il pouvait les conduire jusqu’à vous sans le vouloir.
— Il a été prudent, et je l’ai bien récompensé. Je lui ai donné un fort personnel pour l’hiver.
Brare accepta ce mensonge d’un aimable hochement de tête, et Thella revint à la charge.
— Alors, cette fille ?
— C’est pour ça que vous avez amené le chevalier déchu avec vous ?
Au tour de Thella de sourire ! C’était vrai qu’il avait des oreilles dans tous les murs et des yeux à tous les plafonds !
— Sa santé s’est améliorée depuis que tu as signalé sa présence ici à Readis. La fille ?
Elle n’avait pas l’intention de passer toute la matinée à bavarder avec ce rusé compère dans cette caverne puante, même s’il faisait de la bonne soupe.
— C’est vrai, ce qu’on dit. C’est notre Aramina, fille de Dowell et Barla. Elle entend les dragons. Enfin, c’est au moins ce que disent les chasseurs, parce qu’ils l’emmènent avec eux chaque fois qu’ils ont peur d’une Chute.
— Où est-elle ? Je ne vais pas rôder partout dans ce terrier sans directions.
— Vous avez bien raison. À droite en sortant, tournez à gauche deux passages plus loin. Suivez le couloir principal – maintenant, il est éclairé – jusqu’au quatrième carrefour. La famille crèche dans une alcôve sur la droite. Il y a des piques roses, dit-il, faisant allusion aux stalactites. C’est Dowell qui m’a fabriqué ma béquille, vous savez.
Tâtonnant à côté de lui, il prit sa béquille qu’il lui montra. Avisant les scuptures finement ciselées dans le bois, elle la prit pour la regarder de plus près. Le père pouvait lui être aussi utile que la fille.
— Bois de plumeau céleste, dit Brare, avec une fierté bien compréhensible.
« Y a pas de bois plus dur. Même les Fils n’arrivent pas à mordre dessus. Ce morceau-là a été apporté par une tempête remontant à plusieurs Révolutions. Dowell a mis tout l’hiver à le décorer. Et je l’ai bien payé.
Il caressa le bois sombre, rendu luisant par l’usage.
— Beau travail.
— Et solide. J’ai jamais eu de meilleure béquille ! Puis, apparemment repris par son amertume coutumière, il lui arracha la béquille et la jeta à côté de lui.
— Vous avez eu votre soupe, alors partez ! Je perdrais le meilleur squat que peut avoir un unipied si on vous surprenait ici.
Elle s’en alla immédiatement, mais pas pour lui faire plaisir – dès qu’il se mettait à ruminer sur sa blessure, il devenait larmoyant et insupportable. Tout en suivant les indications de Brare, elle s’étonnait qu’un homme capable de sculpter avec tant de talent vécût parmi les sans-forts, alors qu’il aurait pu trouver un asile dans n’importe quel Fort.
Elle se demanda, et pas pour la première fois, pourquoi personne ne s’était constitué un fort dans les cavernes d’Igen. Il y avait de nombreuses et vastes salles, même si elles n’étaient pas aussi hautes de plafond que celles du Fort d’Igen proprement dit, de l’autre côté de la rivière. Naturellement, les crues qui inondaient la caverne principale représentaient un gros inconvénient, s’avoua-t-elle. Le Fort proprement dit était situé à l’écart des rives, sur une haute corniche, largement à l’abri des inondations.
Le labyrinthe n’était pas très bien aéré, mais les stalactites et stalagmites qui formaient des divisions naturelles entre les alcôves avaient une beauté lumineuse. Plus elle s’enfonçait dans les couloirs, plus elle avait conscience des odeurs corporelles de tous ces corps entassés. Elle se félicita de la présence des paniers de brandons, sans lesquels elle se serait perdue.
L’alcôve aux stalactites roses était vide, mais propre. Tous les biens de la famille étaient enfermés dans des coffres de bois sculpté, avec les paillasses roulées par dessus. Debout dans un coin, un joug sculpté, enchaîné à un stalactite, bien qu’il y eût peu de chances qu’on le vole, avec ses ciselures distinctives. Elle se planta au centre de la pièce, essayant de sentir ses habitants. Il faudrait qu’elle découvre quelles pressions faire subir à Dowell et Barla pour qu’Aramina la suive volontairement.
Quand elle entendit des voix joyeuses se répercuter en écho dans le tunnel, elle sortit, et, par des couloirs moins fréquentés, elle regagna vivement son repaire. Elle venait de dormir quelques heures et elle ruminait ses possibilités d’action quand Giron revint, annonçant doucement son nom pour l’avertir de son arrivée. Très sage de sa part, se dit-elle. Elle avait entendu, le frôlement de ses pieds sur la roche, et avait déjà sorti son couteau, prête à le lancer. Il grogna devant son bras encore levé, et attendit qu’elle remette son arme au fourreau pour entrer. Il avait un pot en terre couvert dans une main, et un pain dans l’autre.
— J’ai attendu d’avoir ma part, dit-il, lui tendant la moitié du pain.
Il souleva le couvercle de son pot, et une bonne odeur de coquillages cuits à la vapeur emplit la salle.
— Il y en a assez pour deux.
Elle aurait voulu répondre qu’elle ne mangeait pas ces nourritures de mendiants, que Thella, Dame Sans-Fort, n’acceptait pas la charité d’Igen, mais le pain encore tout chaud semblait croustillant, et les coquillages promettaient d’être succulents.
— Tu pourras enterrer les coquilles plus tard, marmonna-t-elle, plongeant sa cuillère dans le pot. Qu’as-tu appris ? L’endroit a-t-il été fouillé ? Est-ce que tu as revu la fillette ? Un indicateur de confiance prétend que tout ce qu’on dit d’elle est vrai.
Giron émit un grognement, le visage fermé, mais pourtant incapable de dissimuler ses émotions contradictoires. Elle attendit qu’ils aient fini de manger avant de revenir à la charge. Elle ne pouvait pas laisser la mélancolie de son lieutenant prendre le pas sur ses devoirs.
— Effectivement, elle les entend, murmura-t-il, le regard vague, le visage de pierre. La petite entend les dragons.
À son ton, elle le regarda plus attentivement, et détecta chez lui une amertume envieuse et pathétique, une rancœur coléreuse et inquiétante. Ils ne lui avaient pas rendu service en lui redonnant la santé. Mais alors, pourquoi l’avait-il accompagnée, connaissant l’objet de sa quête ?
— Elle peut donc m’être utile, dit-elle enfin pour rompre le silence pesant.
Elle poursuivit avec autorité :
— Occupe-toi des bêtes quand tu auras enterré les coquilles. Conserve le pot. As-tu vu des gardes d’Igen ? On m’a dit qu’ils font des rondes fréquentes et irrégulières.
Il remit les coquilles dans le pot puis haussa les épaules.
— Personne ne m’a rien demandé.
Ce qui ne surprit pas Thella. Il avait une tête à décourager tout le monde de poser des questions, même des gardes. Elle regretta de ne pas avoir amené avec lui quelqu’un d’une compagnie plus agréable. Quand il revint, ses tâches terminées, elle s’était déjà enroulée dans ses fourrures. Elle savait qu’il savait qu’elle ne dormait pas, mais il s’installa pour la nuit en silence.
Le lendemain matin, elle revêtit des vêtements de femme, aux couleurs de Keroon, avec un nœud de compagnon éleveur sur l’épaule. Un chapeau tricoté sur ses tresses, elle se rendit à l’alcôve de Dowell, s’arrêtant à l’entrée et scrutant les occupants d’un regard incisif.
— Dowell, j’ai entendu parler de votre talent de sculpteur sur bois, et j’ai une commande à vous faire.
Dowell se leva et lui fit signe d’entrer, faisant lever son fils assis sur un coffre et lui disant de trouver un gobelet propre pour leur visiteuse. Aramina en jupe et blouse flottante, prit le pichet de klah et remplit le gobelet, que la mère, Barla, tendit courtoisement à Thella.
— Asseyez-vous, Dame, dit Barla, l’air gêné de n’avoir qu’un coffre pour siège.
Thella accepta le gobelet et le siège, se disant que Fax avait très bien pu convoiter cette femme : Barla était toujours belle, malgré quelques rides soucieuses autour de la bouche et des yeux. Le garçon regardait la visiteuse, les yeux écarquillés ; le bébé dormait le long du mur du fond.
— Je ne trouve pas souvent du bon bois, Dame, dit Dowell.
— Ah ! dit Thella, écartant l’objection avec désinvolture. Cela peut s’arranger. J’ai besoin de deux fauteuils décorés de feuilles de fellis, comme cadeau de noces. Ils doivent être finis avant que la neige ne bloque le col du Fort du Plateau. Pourrez-vous me rendre ce service ?
Elle vit Dowell hésiter, sans comprendre pourquoi. Il devait bien prendre des commandes. Il ne portait pas les couleurs ou les nœuds d’un atelier. Il jeta à sa femme un regard inquiet.
— Je donnerai un quart de mark pour voir les croquis dès ce soir.
Thella sortit une poignée de monnaie de son escarcelle, y choisit un quart de mark qu’elle leva dans sa main.
— Un quart pour les croquis. Nous discuterons du prix quand j’aurai choisi, mais vous verrez que je suis généreuse.
Elle vit une lueur d’envie passer dans les yeux de la femme, la vit donner subrepticement un coup de coude à son mari.
— Oui, je peux vous faire des croquis, Dame. Pour ce soir ?
— Parfait. Pour ce soir.
Thella se leva, et lui donna la pièce. Puis elle se retourna, comme frappée d’une idée subite, et sourit à Aramina.
— Ce n’est pas toi que j’ai vue hier matin ? Avec un filet plein de coquillages ?
Pourquoi la fillette se raidissait-elle et la regardait-elle avec tant de méfiance ?
— Oui, Dame, parvint-elle quand même à répondre.
— Tu vas en chercher tous les jours pour nourrir la famille ?
Comment engager une conversation avec une enfant timide qui entend les dragons ?
— Nous partageons ce que nous rapportons, dit Aramina, redressant fièrement la tête.
— Je t’en félicite, je t’en félicite, dit Thella, tout en trouvant bizarre qu’une fillette ayant vécu sans-fort fût si susceptible. À ce soir, Maître Dowell.
— Compagnon, Dame. Seulement compagnon.
— Hum, avec les œuvres que j’ai vues ?
Elle n’insista pas sur le compliment. Il fallait manier cette famille avec délicatesse. Elle entendait la femme parler à son mari en murmures excités. Un quart de mark était une somme importante pour une famille sans-fort.
Et maintenant, se dit Thella, où vais-je trouver du bois bien sec, du genre qu’une Dame prospère pourrait offrir en cadeau de noces ?
Elle revint le soir et ne ménagea pas ses éloges devant les cinq croquis qu’il lui montra. Il était bon dessinateur et lui proposa plusieurs types de sièges. Elle fut tentée de ne pas s’en tenir à une simple promesse de travail dans l’unique but de gagner la confiance de la fille. Ces fauteuils seraient beaucoup plus confortables que les sièges de toile et les bancs dont elle se contentait dans son fort. Le modèle au dossier en forme de lyre pouvait être facilement transporté dans son fort en pièces détachées, puis collé après coup. Un dessin, au haut dossier droit, avec larges accoudoirs gracieusement incurvés, était splendide.
Tout à coup, Giron arriva dans le couloir et lui fit un signal pressant de la main.
— Donnez-moi un jour ou deux pour choisir, Dowell, dit-elle en se levant et en pliant soigneusement les croquis. Je vous les ramènerai et nous reprendrons la discussion.
Elle entendit la femme murmurer quelque chose d’un ton anxieux à son mari, mais Giron lui fit signe de la tête de se hâter, alors elle le rejoignit aussitôt.
— Une ronde ! murmura-t-il.
Par un dédale de corridors sombres et étroits, ils regagnèrent leur repaire.
Deux jours plus tard, après avoir envoyé Giron s’assurer qu’une ronde était déjà passée le matin, elle retourna voir Dowell. Dégoûtée, elle constata que la fillette n’était pas là. Elle discuta du bois et du prix avec Dowell. Finalement, elle convint d’une somme qu’elle trouvait trop élevée, mais comme elle n’en donnerait probablement que la moitié, qu’elle pourrait peut-être même récupérer, elle pouvait se payer le luxe de paraître généreuse.
Aramina, lui apprit Brare, était partie avec les chasseurs. Personne n’avouait qu’on l’emmenait parce qu’elle entendait les dragons, mais ce n’était pas difficile à deviner.
— Combien de gens connaissent son existence et son don ? demanda Thella à Brare.
Si les Weyrs entendaient parler du talent d’Aramina, Thella avait peur qu’ils ne l’enlèvent, anéantissant ainsi tous ses plans. Ses ambitions étaient grandes, et elle était de plus en plus convaincue qu’elle ne pourrait les réaliser que si elle avait un moyen sûr d’échapper aux chevaliers-dragons.
— Eux ? fit Brare, pointant le pouce vers l’ouest avec un grognement dédaigneux. Personne ne les préviendra. Elle est trop précieuse pour les chasseurs. Ces temps-ci, ils doivent aller beaucoup plus loin dans la montagne pour trouver des wherries. Ils ne veulent pas se faire surprendre à découvert par une Chute. Moi-même, j’aime bien manger un peu de wherry de temps en temps.
L’air goulu, il aspira l’air par sa bouche édentée. Thella se leva immédiatement et sortit.
Au cours des jours suivants, Thella s’efforça à la fois de gagner la confiance de la fillette et de convaincre Dowell de venir s’établir dans son fort. Elle et Giron « trouvèrent » assez facilement le bois qu’il leur fallait, qu’ils remplacèrent par du bois de qualité inférieure.
— La vie est monotone dans les montagnes, je vous l’accorde, dit-elle à Dowell, le regardant sculpter méticuleusement le dossier du fauteuil à petits coups de gouge imperceptibles. Mais vous ne pouvez pas élever vos enfants dans ce terrier. Vous pourriez finir ces fauteuils à votre aise dans mon fort. Et j’ai aussi un bon harpiste pour l’enseignement des petits.
Elle parvint à ne pas sourire en pensant à la moralité de ce soi-disant harpiste.
— Nous retournons bientôt dans notre fort légitime de Ruatha, Dame, répondit Barla avec dignité.
Thella fut étonnée.
— En traversant les Plaines de Telgar en temps de Chutes ?
— L’itinéraire a été soigneusement conçu, Dame, dit Dowell penché sur son travail. Nous pourrons nous abriter chaque fois que ce sera nécessaire.
Thella surprit le petit sourire satisfait de Barla, et comprit qu’ils comptaient sur le talent de leur fille.
— Mais sûrement pas à cette époque de l’année, avec l’hiver qui approche ?
— Votre commande sera bientôt terminée, Dame, maintenant que j’ai le bois, dit Dowell. J’ai le temps de la finir puis d’entreprendre ce voyage. L’hiver est plus tardif sur les côtes de Telgar.
Dowell est un Compagnon Artisan ; il pratique son art, ajouta Barla, sur la défensive. Les émissaires de Maître Fandarel et du Seigneur de Telgar ne peuvent pas le réquisitionner pour les mines.
— Bien sûr que non, acquiesça Thella avec ferveur, bien qu’un peu inquiète à l’idée que son frère Larad fût dans les parages.
— Je m’étonne que le Seigneur Laudey permette à des étrangers de venir faire des rondes dans ses cavernes.
— C’est le Seigneur Laudey lui-même qui le leur a proposé, dit Dowell avec un sourire sans joie.
— Je le comprends, dit doucement Barla. Il y a beaucoup de gens ici qui ne font rien et qui pourraient travailler. Dame Doris est trop gentille.
— C’est une femme remarquable et généreuse, acquiesça Thella, se demandant si elle ne devrait pas plutôt concentrer ses efforts sur Barla.
Giron l’avait informée que les rondes avaient deux buts bien distincts : trouver des informations pouvant conduire à la capture de bandes de brigands, et rassembler des hommes valides pour travailler à l’Atelier des Forgerons et aux mines de Telgar. La population des cavernes avait nettement diminué après le premier jour. Beaucoup de gens, en particulier les chargés de famille, s’étaient portés volontaires pour les différents projets de l’Atelier des Forgerons, pas uniquement pour fabriquer des lance-flammes et entretenir les appareils existants, mais pour réaliser une idée du Maître Forgeron – et Giron était sceptique – qui permettrait aux Wyers, Forts et Ateliers de communiquer entre eux. La réouverture des mines de montagne déplaisait à Thella. Les galeries abandonnées constituaient des refuges idéaux. Bah, elle pourrait toujours donner des nœuds de mineurs à ses hommes, pour justifier leur présence dans ces tunnels !
Au cas où les émissaires de Larad l’auraient reconnue, même après quatorze Révolutions, elle décida de ne plus se montrer. Ce confinement ne lui arrangea pas le caractère. Giron fut chargé de garder un œil sur le travail de Dowell et l’autre sur sa fille – elle se chargea de faire les plans pour l’enlèvement.
Ce qu’attendait Thella, c’était une de ces nuits brumeuses fréquentes vers la fin de l’automne. Avec les émissaires de Telgar rôdant partout, elle n’avait plus le temps de convaincre la famille de venir dans son fort – chose inutile alors qu’une pincée de fellis dans leur dîner pouvait anéantir leur résistance. Et elle ne voulait que la fillette. Les autres seraient des bagages inutiles. Quand ils seraient profondément endormis, elle et Giron enlèveraient Aramina. Quelques menaces de vengeance suffiraient à lui assurer l’obéissance de la fille. Elle dit à Giron d’acheter un troisième Coureur et de se préparer au départ.
Deux jours plus tard, Giron revint en hâte l’avertir qu’il avait trouvé l’alcôve du menuisier occupée par six vieillards, qui ne savaient rien des occupants précédents. Brare fut étonné – et furieux – de la nouvelle.
— Aramina est partie ? Elle n’avait pas le droit. Il y a une chasse aujourd’hui, avant la prochaine grande Chute. Ils comptent sur elle. Ils ont besoin d’elle. Et moi qui me voyais déjà en train de manger du wherry !
Fourrant sa béquille sous son bras, il était au milieu du passage avant que Thella ait réalisé où il allait.
Giron la saisit par l’épaule.
— Non. Il y a des gardes. Venez !
— Il va découvrir où ils sont allés.
— Il aurait dû le savoir, répliqua Giron avec une fureur contenue. Il fera chaud dans l’Interstice avant que je recommence à croire cet unipied.
Il se dirigea vers la sortie.
— Ils ne peuvent pas être bien loin. Pas avec trois enfants et un chariot attelé.
— Un chariot attelé ?
Thella le suivit, sans réaliser ce qu’elle faisait.
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’ils avaient des bêtes de trait ?
Giron s’arrêta et se tourna vers elle, dégoûté.
— En général, vous avez l’esprit vif. Vous avez bien dû remarquer le joug enchaîné dans leur alcôve.
Il la saisit par la main et poursuivit :
— Ils avaient des bêtes pour aller avec le joug – ils les faisaient paître dehors, au sud de la caverne.
— Alors, de quel côté sont-ils partis ? Ils ne peuvent pas être assez insensés pour retourner à Ruatha en ce moment !
— Je vais me renseigner auprès des ramasseurs de coquillages. Vous, préparez les coureurs. Quelle que soit la direction prise, ils ne peuvent pas être loin.
À mi-chemin de son repaire, Thella réalisa qu’elle avait suivi les ordres de Giron sans protester. Elle en conçut une violente fureur contre lui et contre elle, et fut outrée de s’être fait duper par ce docile Dowell et sa minaudière de femme. Elle espérait seulement qu’il avait emporté son bois sculpté avec lui. Elle aurait ses fauteuils ou sa peau !
— Ils ne sont pas partis vers l’est, dit Giron. Le passeur les aurait vus.
Il était rentré en courant et s’appuya au mur pour retrouver son souffle.
— Une caravane est partie d’ici il y a trois jours, en direction du Grand Lac et du Fort des Lointains, avec des provisions pour l’hiver.
— Dowell pensait se joindre aux autres ?
Thella resserra la sangle de sa monture et fit signe à Giron de préparer la sienne pendant qu’elle attachait leurs provisions à la selle de la troisième bête.
— Ils n’auront pas voulu voyager seuls. Il y a d’autres bandes de renégats dans la région, dit Giron, serrant si fort la sangle que son coureur hennit en guise de protestation.
— Attention, Giron ! dit-elle, pensant à la fois au bruit du coureur et à la brutalité du maître.
Elle n’aimait pas qu’on maltraite les animaux. Elle aurait cru qu’un chevalier déchu les traiterait mieux – à moins qu’il ne se vengeât de la perte de son dragon sur d’autres bêtes.
Une fois sortis des cavernes, elle lui fit signe de descendre de cheval. Malgré sa hâte à se lancer à la poursuite de sa proie, elle fit d’abord reboucher grossièrement par Giron l’entrée de la caverne, pour qu’on ne s’aperçoive pas que quelqu’un était passé par là. Elle aurait peut-être encore besoin de ce refuge.
Puis il remonta, et ils s’éloignèrent, aussi vite qu’ils le purent sur ce terrain rocheux en pente raide, en conduisant un coureur par la bride.
À quatre jours d’Igen, Jayge retrouva sa bonne humeur. Il ne lui avait fallu que reprendre la route, loin des sédentaires, loin des masses grouillantes et oisives des cavernes intérieures et des constantes propositions des Forgerons et des Telgarais qui l’incitaient à « prendre un fort bien à lui », « se rendre utile », « apprendre un bon métier », et « gagner assez de crédits pour se mettre en affaire avec un homme de Bitra ».
Ça lui plaisait d’être marchand ; ça lui avait toujours plu de vivre sur les grands chemins, voyageant à son rythme, disposant de son temps comme il l’entendait, sans avoir à rendre de comptes à personne qu’à lui-même sur la façon dont il mangeait, s’habillait, s’abritait. Jayge n’aurait pas échangé les hasards de la vie nomade, malgré la menace des Chutes, pour une vie de sédentaire où il se serait échiné à creuser dans le roc un fort pour un maître. Il n’était pas près d’oublier les trois misérables Révolutions passées au Fort de Kimmage. Il n’arrivait pas à comprendre comment son oncle Borel et les autres avaient pu choisir de rester à Kimmage, où ils n’étaient guère plus que des domestiques. Quand ils seraient grands, les enfants pour qui ils se sacrifiaient ne les remercieraient pas. Pas les Lilcamp, qui avaient le nomadisme dans le sang.
Jayge chevauchait en tête de la caravane. Il marchait en éclaireur, s’assurant qu’il n’y avait sur la piste aucun obstacle de nature à entraver l’avance des larges chariots lourdement chargés. Ils n’étaient plus bâchés de toile mais recouverts de plaques de fer, qui les rendaient difficiles à manier mais en faisaient des abris assez sûrs en cas de Chute imprévue, quoique la rencontre d’une telle Chute eût vraiment représenté une très mauvaise organisation des déplacements. Depuis cette première fois, il y avait près de treize Révolutions, ni Jayge ni aucun autre Lilcamp n’avait été brûlé par les Fils. Il avait découvert depuis qu’il y avait des choses pires que ces Chutes d’organismes inconscients.
Jayge jura entre ses dents. La journée était trop belle pour ruminer les malheurs passés. Les Lilcamp avaient repris la route. Ketrin les accompagnait dans ce voyage, et ils avaient dix chariots chargés de marchandises à livrer aux Forts des Lointains, de Lemos et du Grand Lac. La caravane avait contourné les sables mouvants et les boues du bassin de la Rivière Igen, mais la partie de la route cheminant entre les plumeaux célestes pouvait être encore plus perfide.
Les grands arbres, rencontrés uniquement dans cette partie de la vallée, avaient des racines qui irradiaient autour du tronc pour soutenir les immenses branches et le feuillage du faîte. Dans la brume matinale, les plumeaux célestes prenaient l’apparence de géants squelettiques aux têtes ébouriffées et aux bras anormalement longs soit tendus vers le ciel soit pendant lamentablement le long de jambes osseuses.
En passant, Jayge vit leurs troncs multiples enlacés ; plus nombreux les troncs, plus élevé l’âge de l’arbre. Au sommet, les touffes de feuilles épineuses s’évasaient, donnant souvent asile à des nids de wherries sauvages, hors d’atteinte des serpents et faciles à défendre contre d’autres wherries en maraude. Souvent, les Fils dévoraient leurs grossières couronnes de courtes feuilles. Certains de ces géants s’étaient abattus, laissant derrière eux des souches déchiquetées pointant au-dessus de l’immense plaine. Le bois de plumeau céleste était très recherché, bien que très difficile à travailler, du moins selon les dires d’un menuisier de Lemos. Les branches, assez solides pour supporter le poids d’un toit en ardoise, pouvaient servir de poutres pour les forts construits en terrain découvert.
Jayge leva les yeux sur les dragons volant au-dessus d’eux. La première fois que sa petite demi-sœur avait vu des plumeaux célestes, elle avait demandé si les dragons atterrissaient à leur sommet. Mais Jayge n’avait pas apprécié cette question innocente. Même après tant de Révolutions, son estomac continuait à se nouer chaque fois qu’il voyait des dragons dans le ciel. Il mit sa main en visière sur ses yeux pour regarder ces créatures.
— Ce n’est pas une escadrille complète, lui cria Crenden, rassurant.
Jayge agita la main au-dessus de sa tête pour indiquer qu’il ne s’était pas inquiété ; les dragons volaient à vitesse modérée et en ordre dispersé, à quoi Jayge comprit qu’ils revenaient sans doute au Weyr d’Igen après une chasse, le ventre trop plein pour voler dans l’Interstice. Puis il entendit un cri aigu derrière lui, et il se retourna.
Sur la plate-forme de guet du chariot de tête, sa demi-sœur, debout, agitait les bras en criant à pleins poumons dans l’espoir d’attirer l’attention des dragons. Le harpiste du Fort de Kimmage avait veillé à ce qu’elle ait la tête bien farcie de traditions. Son frère Tino, qui était assez grand à l’époque pour se rappeler cet horrible jour, regardait, aussi impassible que Jayge.
Même les dragons semblaient petits, silhouettés sur le ciel près des plumeaux célestes. Mais magnifiques, il avait l’honnêteté de le reconnaître. Il ne pourrait jamais oublier le choc et la déception de cette première rencontre avec un chevalier-dragon, bien qu’il en eût depuis connu beaucoup d’autres qui étaient dévoués, courtois et attentionnés. Mais, à regarder les dragons en vol, leurs ailes battant à l’unisson, il ressentit son insatisfaction habituelle devant la lenteur des humains et des bêtes.
Il ramena son attention sur le sentier devant lui. Aujourd’hui, c’était sa responsabilité de signaler les embûches possibles, suffisamment à l’avance pour avoir le temps d’arrêter les bêtes de trait : elles n’étaient pas très intelligentes, et une fois qu’elles avaient mis en branle leurs lourdes charges, il n’était pas facile de les stopper, surtout avec les poids qu’elles traînaient derrière elles. Le Maître Eleveur de Keroon n’arrivait pas à créer une souche présentant toutes les qualités à la fois. Il fallait choisir entre la vitesse et l’endurance, la masse et la grâce ; l’intelligence semblait aller de pair avec la vivacité, la bêtise avec la force. Quand même, leurs bêtes pouvaient avancer jour et nuit, sans changer d’allure ni de rythme.
Jayge vit une profonde ornière – une longueur de dragon sur au moins cinq mains de profondeur, assez pour briser un essieu – et fit signe à son père de dévier le chariot de tête sur la gauche. Crenden marchait près du joug, sa femme Jenfa et le plus jeune demi-frère de Jayge à califourchon sur la bête de gauche. Jayge continua à trotter à l’avant, et se posta de l’autre côté de l’ornière pour que les autres charretiers puissent modifier leur trajectoire.
Il vit les éclaireurs de flanc passer la nouvelle tout le long de la caravane. Le dernier chariot passait juste un énorme tronc, premier obstacle rencontré ce jour-là, et il vit quelqu’un monté dessus et qui signalait par gestes que des cavaliers approchaient à vive allure : deux cavaliers et trois coureurs.
— Il faut ouvrir l’œil, Jayge, cria Crenden, faisant contourner l’ornière à son attelage. Va voir. Nous sommes une troupe importante pour une bande de maraudeurs, mais j’aime mieux en avoir le cœur net.
Jayge ne perdit pas de temps et détacha immédiatement son coureur de l’arrière du chariot. Kesso secoua sa somnolence dès que Jayge tira sur les rênes et devint un autre animal, vif et piaffant. Le coureur dégingandé n’avait peut-être pas aussi bonne apparence qu’un coureur des forts, mais il continuait à gagner toutes les courses dans lesquelles Jayge l’inscrivait.
Tout en remontant la caravane, il cria des informations rassurantes.
— Seulement deux cavaliers et trois bêtes. Sans doute des marchands. Ils voudront peut-être même se joindre à nous.
Tous les adultes mettaient pied à terre, les enfants bien à l’abri dans les chariots, les armes hors de vue mais à portée de la main.
Trois chariots plus loin, Borgald leva une main, et Jayge mit Kesso au pas pour parler avec l’associé de son père.
— Je me méfie même de deux cavaliers, dit Borgald. Ils viennent peut-être évaluer nos forces, tu comprends. Ces recruteurs ont remué la boue de notre société, et ont rendu nerveux – et désespérés – les vauriens des cavernes. Je n’ai pas envie qu’ils nous approchent.
Jayge sourit et hocha la tête. N’est-ce pas pour ça que Crenden l’avait envoyé à leur rencontre ? Borgald et Crenden étaient des associés parfaits. Borgald parlait, Crenden écoutait. Mais tout finissait toujours par se résoudre à leur satisfaction mutuelle. Jayge fit avancer Kesso, voyant les fils aînés de Borgald, Armald et Nazer, et sa tante Temma, déjà montés, qui l’attendaient un peu plus loin. Il prit son couteau dans ses fontes. C’est dans des moments pareils qu’il se demandait ce qu’était devenu son oncle Readis. Sur un coureur, Readis était un combattant redoutable.
Jayge, Temma, Armald et Nazer s’arrêtèrent assez loin du dernier chariot. Il savait que leur caravane était puissante et bien armée, et plus tôt les étrangers s’en apercevraient mieux ça vaudrait pour tout le monde.
Les cavaliers continuèrent à galoper droit sur eux, sautant par-dessus les souches et les trous laissés par les racines – bons cavaliers montés sur de bons coureurs.
Deux hommes, se dit Jayge, puis il rectifia mentalement à leur approche – un homme et une femme, grande, mais, malgré le voile protégeant son visage de la poussière, une femme quand même. Elle s’arrêta juste devant l’homme, aussi est-ce elle que Jayge salua.
— Bestra, de l’Atelier des Eleveurs de Keroon, dit-elle, avec cette condescendance des sédentaires pour les marchands.
— Caravane des Lilcamp et du Marchand Borgald, répondit Jayge, laconique.
Elle ne le regardait même pas, ce qui aurait été courtois, mais gardait les yeux rivés sur la file de chariots. L’homme fit de même, et quelque chose dans son expression obligea Jayge à détourner les yeux.
— Nous poursuivons un voleur, reprit vivement la femme. Un sans-fort avec deux marks et six belles longueurs de beau bois fruitier qui m’appartiennent. L’avez-vous rencontré ? Il a un chariot à une seule bête.
Elle voyait bien qu’il n’y avait pas de petit chariot dans la longue file irrégulière qui contournait les plumeaux célestes et les trous de racines en direction des contreforts de la Grande Barrière.
— Nous n’avons rencontré personne, dit sèchement Jayge.
Du coin de l’œil, il vit Temma faire décrire un cercle à sa monture curieusement nerveuse. Espérant se débarrasser de ce couple étrange, il ajouta :
— Nous avons quitté les cavernes inférieures d’Igen depuis quatre jours, et nous n’avons rencontré personne.
La femme fit la moue, évaluant la caravane du regard d’un air calculateur qui déplut à Jayge. Son compagnon regardait droit devant lui, et sa rigidité contrastait avec la vivacité vigilante de sa compagne.
— Marchand, dit-elle avec un sourire engageant, tu dois savoir s’il y a d’autres chemins par là, dit-elle, montrant un point à droite derrière elle.
— Oui.
Elle le regarda durement, droit dans les yeux.
— Qu’on pourrait emprunter avec un attelage à une bête ?
— Je ne m’y risquerais pas avec les nôtres, répondit-il, feignant de se méprendre.
La femme explosa de frustration, avec une force qui stupéfia Jayge et qui contrastait violemment avec l’indifférence de son compagnon.
— Je vous parle d’un petit chariot à une bête, d’un voleur qui s’enfuit avec mon bien ! s’écria-t-elle.
Affolé, Kesso se cabra, levant la tête et cherchant à échapper à l’emprise de Jayge.
— Ce genre d’attelage pourrait prendre la plupart des chemins, répondit Armald, joyeux et obligeant. Nous sommes des marchands, Dame, mais nous ne donnerions pas asile à des sans-forts. Tout ce qu’il y a dans nos chariots est dûment enregistré.
— Il y a au moins dix sentiers qui s’enfoncent dans les collines, dit Jayge, faisant signe à Armald de le laisser parler.
Armald, sorte de géant aux traits rudes, était parfait pour former l’arrière-garde, mais il n’était pas assez subtil pour repérer un danger sauf s’il arrivait sur lui en brandissant épée ou gourdin. Jayge ajouta :
— Nous n’avons pas vu de traces récentes, mais nous n’en cherchions pas.
— Il a plu il y a deux jours. Ça vous aidera à repérer sa piste, dit Armald, les saluant aimablement de la tête.
Le mal était fait, et Jayge haussa les épaules.
— Bonne journée à tous deux, dit-il, se dressant sur ses étriers en espérant les voir partir.
Les Lilcamp ne se mêlaient jamais aux disputes locales, mais les sympathies de Jayge étaient clairement du côté du fugitif. La femme fit tourner sa monture – Jayge vit l’écume maculant ses flancs et l’air épuisé des trois bêtes – et la talonna en direction des collines. Son compagnon la suivit, tenant le troisième coureur par la bride.
— Armald, commencèrent ensemble Jayge et Temma par-dessus le bruit de la cavalcade.
— Quand je parle, laisse-moi parler, poursuivit Jayge, brandissant son fouet à l’adresse du géant. C’était une Dame de Fort. Elle poursuivait un voleur. Les Lilcamp et les Borgald ne donnent pas asile à des voleurs.
— Ce n’étaient pas des gens du Fort, Jayge, dit Temma, l’air inquiet.
Sa monture s’étant calmée, elle l’avait manœuvrée pour pouvoir observer les deux cavaliers.
— L’homme était un chevalier-dragon de Telgar qui a perdu son dragon il y a quelques Révolutions. Il a disparu d’Igen il y a longtemps. Et cette femme…
Temma remua sur sa selle avec gêne.
— C’est Dame Thella, je te l’ai dit, dit Armald. C’est pour ça que je lui ai dit ce qu’elle voulait savoir.
Temma le regarda, médusée.
— Tu sais qu’il a raison, Jayge. Aussi, j’avais bien l’impression de la connaître.
— Qui est Dame Thella ? Je n’en ai jamais entendu parler.
— C’est normal, dit Temma avec dérision.
— Moi, je l’ai reconnue, insista Armald.
Temma l’ignora.
— C’est la sœur aînée du Seigneur Larad. Celle qui voulait devenir Dame Régnante à la mort de Tarathel. Elle est mauvaise. Très mauvaise.
— Je la voyais souvent au Fort de Telgar ; toujours en train de galoper, dit Armald, sur la défensive. C’est une belle Dame.
Temma leva les yeux au ciel. Elle était elle-même loin d’être laide, mais elle était bon juge de son sexe.
— Mauvais caractère, dit Nazer, remettant sa dague au fourreau. Impossible de commercer avec elle et de faire un bénéfice.
— J’aimerais mieux ne pas les avoir sur nos arrières, dit Temma. Jayge, attends que leur poussière soit retombée, puis suis-les pour savoir quelle direction ils prennent. Je vais prévenir Crenden.
— Je suis éclaireur aujourd’hui, lui rappela Jayge, qui ne voulait pas renoncer à son devoir.
— Armald finira la journée à ta place, dit Temma, avec un clin d’œil. Il s’y entend pour repérer les trous dans le sol.
— Eclaireur, dit Armald, ravi. Je suis bon éclaireur.
— Alors, vas-y, grogna Nazer.
Souriant, Armald s’éloigna et Nazer se tourna vers Temma.
— Et si on faisait les flancs-gardes ? Temma haussa les épaules.
— Pas besoin. Le brouillard se lève. La vue sera dégagée. On peut chevaucher à l’arrière un moment.
Puis elle sourit à Nazer, et Jayge, feignant de ne pas voir, baissa la tête pour dissimuler son sourire. Eh bien, Temma était seule depuis longtemps. Si elle était amoureuse de Nazer, Jayge pouvait s’éloigner et les laisser seuls. Maintenant qu’ils étaient sur les routes, et non plus dans un fort, ils n’avaient plus besoin de rester les uns sur les autres.
— Tes fontes sont pleines ?
Jayge hocha la tête, tapotant les rations de voyage qu’ils avaient toujours dans les fontes de leurs montures, et, faisant tourner Kesso, partit vers les collines en le conduisant par la bride.
Quand le regard perçant de Giron trouva enfin les traces du chariot de Dowell, ils avaient perdu plusieurs jours. Thella ferait payer son impudence à ce morveux de jeune marchand. Elle était sûre qu’il savait exactement quel sentier les fugitifs avaient pris. Giron ne dit rien le premier jour, encore bouleversé par la vue des dragons, sans aucun doute. Quand ces créatures étaient apparues dans le ciel, volant droit vers eux, il avait été comme paralysé. Et s’il avait continué à avancer, c’est uniquement parce que son coureur avait marché tout seul.
À la pause le premier soir, elle avait été obligée de dresser le camp, de le forcer à descendre de cheval en lui détachant les doigts des rênes un par un. Elle l’aurait bien laissé en arrière pour lui donner le temps de se remettre, mais elle aurait peut-être besoin d’aide pour séparer la fillette de sa famille.
Elle était contente de l’avoir gardé avec elle car, lorsqu’il se fut suffisamment ressaisi, c’est lui qui repéra ce qui lui avait échappé à elle : les traces des roues du chariot dans la terre meuble du chemin.
— Il est plus astucieux que je n’aurais cru, car il doit avoir essayé de dissimuler ses traces, grommela-t-elle, furieuse de la ruse de Dowell.
Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi il était parti si précipitamment. Elle était certaine d’avoir fait preuve de tact et de prudence – et il avait commencé ses fauteuils comme s’il avait l’intention de les finir. De plus, dix marks étaient une somme considérable pour une famille entreprenant un long voyage.
Soudain, elle pensa à Brare. Cet imbécile d’infirme avait-il prévenu Dowell ? Peu probable, si la fille était tellement précieuse pour les chasseurs, comme disait Brare. Ils n’auraient rien fait pour l’effrayer. Est-ce la surveillance de Giron qui leur avait fait peur ? Peut-être que le chevalier déchu avait effrayé la famille. Parfois, Giron la mettait mal à l’aise, comme la veille pendant sa transe. Ou peut-être que quelqu’un avait indiscrètement laissé échappé son identité, et que Dowell avait paniqué. Eh bien, la prochaine fois qu’elle viendrait aux cavernes d’Igen, elle s’assurerait une bonne fois pour toutes de la fidélité de Brare !
— Les Fils ?
C’étaient les premiers mots que Giron prononçait depuis trois jours, mais pour une fois, il avait l’air hésitant.
Il essaya de voir à travers les branches obscurcissant le ciel. La forêt était épaisse à cet endroit, bien que ce fussent surtout des repousses. Lui jetant la bride de leur troisième bête, il éperonna son coureur sur la pente, puis, se mettant debout sur la selle, il monta agilement dans un arbre.
— Attention ! cria-t-elle quand le tronc ploya sous son poids. Alors, que vois-tu ?
Il ne répondit pas, et elle s’apprêtait à le rejoindre quand il redescendit. Il était pâle.
— Des dragons ? Des Fils ?
Il secoua la tête.
— Enfin, un dragon, deux, combien ? En chasse ?
— Un, en chasse. Cachez-vous.
Le sentier n’était pas complètement abrité par les arbres, dont la plupart avaient d’ailleurs perdu leurs feuilles. Elle et Giron étaient visibles du ciel. Thella éperonna sa monture, et faillit être jetée à terre par le troisième coureur récalcitrant, mais elle finit par atteindre un bosquet de conifères, tandis que Giron, aplati contre un tronc, continuait à surveiller le ciel. Il ouvrit la bouche, comme pour appeler le chevalier-dragon, pour se faire reconnaître. Thella retint son souffle, mais il sembla se ratatiner contre le tronc, comme s’il perdait toute sa substance. Il resta ainsi si longtemps que Thella craignit qu’il ne fût retombé en transe.
— Giron ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Deux dragons de plus. Qui cherchent.
— Nous ? Ou Dowell ?
— Je n’en sais rien. Mais ils portent des sacs de pierre de feu.
— Tu veux dire qu’on attend une Chute ?
Thella fouilla dans son souvenir, essayant de se rappeler où était l’abri le plus proche.
— Descends. Il faut partir. Vite !
Giron lui lança un regard légèrement méprisant, mais elle ne dit rien, soulagée qu’il ne se soit pas pétrifié dans son arbre.
— Ce sont les précieuses forêts du Seigneur Asgenar, dit-il. Il y aura beaucoup de chevaliers-dragons pour veiller à ce qu’aucun Fil ne pénètre jusqu’ici.
— C’est très joli, et je n’ai pas plus peur des Fils que toi, mais on ne peut pas en dire autant de nos coureurs. Il faut les cacher.
Quand ils le trouvèrent, l’abri était à peine assez grand, mais au moins assez profond pour y faire entrer les trois coureurs. Ce que ces bêtes stupides ne voyaient pas ne les dérangeait pas. Mais vers la fin de la Chute, c’était Thella qui était d’une nervosité incontrôlable. Dès que Giron fut certain que les derniers Fils étaient passés, elle insista pour se remettre en route.
— Si cette fille est brûlée par les Fils…
Elle sauta en selle sans terminer sa phrase. Elle avait une vision horrible du corps de la fillette se contorsionnant sous la brûlure des Fils. Sous le regard méprisant de Giron, elle maîtrisa son anxiété, mais la pensée que les Fils lui avaient peut-être enlevé sa proie la rendait hystérique. Il fallait qu’elle sache, dans un sens ou dans l’autre.
— Thella, dit Giron, avec une autorité inattendue. Surveillez le ciel ! Ils vont être extrêmement vigilants au-dessus de la forêt.
Il avait raison, elle le savait, et elle talonna sa monture.
— Il n’y a plus beaucoup de jour, et j’ai besoin de savoir !
C’est elle qui retrouva la piste. Quelqu’un avait effacé les traces des roues, car il y avait des traces évidentes de balayage, une fois qu’elle eut vu une motte de terre tassée, à l’évidence retirée d’un essieu. Descendant de cheval, ils inspectèrent chacun un côté du chemin. Giron trouva le chariot sur la gauche, assez bien caché derrière un rideau de conifères. Il regardait à l’intérieur quand Thella le rejoignit et le poussa de côté dans son impatience.
— Ils sont en train de chercher des vivres à emporter avec eux, dit Giron.
— Alors, ils ne sont pas loin.
Giron haussa les épaules.
— Il fait trop sombre pour les chercher maintenant.
Il leva la main comme elle donnait une secousse sur les rênes pour faire approcher son coureur.
— Ecoutez, s’ils sont morts, ils sont morts, et ce n’est pas en tâtonnant dans le noir qu’on les ressuscitera. Et s’ils sont en sécurité, nous les tenons maintenant.
Le fait qu’il avait raison n’améliora en rien l’humeur de Thella.
— Je vais dormir dans le chariot ce soir.
— Non, c’est moi qui y dormirai. Ramène les coureurs à la grotte. Rejoins-moi demain à l’aube.
Elle prit sa couverture et quelques rations dans ses fontes et le renvoya.
— À l’aube ! N’oublie pas !
C’était peut-être encore mieux, pensa Thella. Rester près du chariot et voir qui y revenait au matin. Aramina était l’aînée des enfants. Ce serait vraiment trop de chance, pensa-t-elle, grignotant une ration. Elle préférait ne pas s’encombrer de toute la famille. Si seulement elle pouvait juste enlever Aramina…
Encore des chevaliers-dragons ? dit Thella, incrédule. Qu’est-ce qu’ils font par ici ?
— Je n’en sais rien ! répliqua Giron, manifestant de la colère pour la première fois depuis qu’elle le connaissait.
Il se laissa tomber par terre, genoux écartés, bras ballants entre les jambes, regardant fixement devant lui.
— Mais la Chute, c’était hier ! Ils devraient être partis !
Elle lui secoua le bras. Comment osait-il regarder comme ça dans le vague ?
— Une sérieuse infestation de Fils ?
Pourtant habituée aux Fils, elle eut le souffle coupé à l’idée que des Fils avaient pu s’enterrer près d’elle dans la forêt.
— C’est ça ?
Giron secoua la tête.
— Si des Fils s’étaient enterrés hier, il ne resterait rien de la forêt aujourd’hui. Et nous serions morts.
— Alors, pourquoi ? Crois-tu que ce dragon d’hier aurait pu te voir ?
Giron émit un rire sans joie et se leva.
— Si vous voulez vraiment cette fille, il faut chercher où elle est. Ils ne peuvent pas être allés loin. Ils n’auraient pas laissé leur chariot.
Thella essayait de mettre de l’ordre dans ses idées.
— Les Weyrs pourraient-ils avoir appris son existence ?
— Les Weyrs ont des tas de gens qui entendent les dragons, dit-il avec dédain.
— Elle aurait pu être choisie comme candidate au cours de la Quête, non ? Il paraît qu’il y a des œufs sur l’Aire d’Eclosion de Benden. C’est ça. Allons, viens ! Ils ne prendront pas cette fille. Elle est à moi !
Heureusement pour eux qu’ils étaient à pied, leurs coureurs toujours cachés dans la grotte, car ils purent ainsi éviter un groupe de cavaliers qui passa sur le sentier.
— Les forestiers d’Asgenar, dit Thella, écartant des feuilles de son visage. Par la Coquille !
— Pas de fille avec eux.
— C’était nous qu’ils cherchaient ! Je le sais ! dit-elle, jurant en contournant un buisson. Viens, Giron ! Il faut trouver cette fille. Puis nous irons punir ce jeune Lilcamp. Nous estropierons ses bêtes, nous brûlerons ses chariots. Ils n’arriveront jamais au lac, tu peux en être sûr. Je lui ferai payer sa trahison. Je le ferai payer !
— Dame Sans-Fort, dit Giron avec tant de dérision qu’elle interrompit sa marche furieuse, c’est vous qui allez payer si vous continuez à faire autant de bruit. Et regardez, quelqu’un est passé par là récemment. Il y a des branches brisées. Suivons ces traces.
Les ramilles cassées les menèrent à des traces brouillées d’hommes, de coureurs et de dragons. Ils virent des mouvements à travers les arbres, et aperçurent un homme. Ce n’était pas Dowell, car Dowell ne portait ni vêtements de cuir ni harnais de combat. Ils traversèrent le sentier avec prudence, montant lentement vers l’orée d’une forêt de noyers. Puis Giron la fit baisser.
— Dragon. Bronze, lui murmura-t-il à l’oreille.
Elle rougit d’irritation. Giron avait eu raison d’être prudent. Cela la contraria presque autant que de trouver sa proie gardée par un dragon. Pourquoi les chevaliers-dragons n’avaient-ils pas tout simplement emporté la fillette au Weyr ? Ou bien était-ce un piège dressé à l’intention de Thella ? Mais comment auraient-ils pu savoir qu’elle voulait enlever Aramina ? Brare avait-il commis une indiscrétion ? Ou ce jeune impudent de la caravane ? Est-ce qu’il parlait aux dragons, lui aussi ?
Puis elle vit quelqu’un qui marchait dans le bois. Pour ramasser des noix ? Thella regarda, médusée. Oui, la fillette ramassait des noix. Et un garde l’aidait. Thella ferma les yeux pour ne pas voir sa proie si proche et pourtant si inaccessible. Elle et Giron auraient de la chance s’ils arrivaient seulement à sortir de là sans dommage. Giron la tira par la manche, et elle se dégagea avec humeur. Puis elle le vit tendre le doigt.
La fillette s’éloignait de plus en plus de son garde. Encore un peu plus loin, pensa Thella. Juste un peu plus loin, chère enfant. Elle se mit à sourire, faisant signe à Giron de l’aider à déborder la petite sur la droite et sur la gauche. Le garde ne regardait pas vers le bas de la pente. S’ils étaient prudents… ils le seraient. Thella avança, retenant son souffle.
Giron arriva le premier près d’Aramina et la saisit, la bâillonnant d’une main et lui immobilisant les bras de l’autre.
— Finalement, tout s’arrange pour le mieux, Giron, dit Thella, saisissant Aramina par les cheveux et lui tirant la tête en arrière, contente de la faire un peu souffrir pour tout le mal qu’elle lui avait donné.
Thella se délecta de la terreur qu’elle lut dans les yeux d’Aramina.
— On a enfin pris le wherry sauvage au collet, dit-elle.
Ils se mirent à l’entraîner vers le bas de la pente, hors de vue du garde.
— Tiens-toi tranquille, petite, ou je t’assomme ! Je devrais peut-être, Thella, ajouta-t-il, fermant le poing pour joindre le geste à la parole. Si elle entend les dragons, ils l’entendent aussi.
— Elle n’est jamais allée dans un Weyr, répliqua Thella, quand même frappée de cette possibilité.
Elle tira sauvagement sur les cheveux d’Aramina.
— Et surtout, ne va pas appeler un dragon.
— Trop tard ! s’écria Giron d’une voix étranglée.
Il jeta la fillette loin de lui, vers l’endroit où la pente devenait plus abrupte, à la lisière du bois.
Thella poussa un cri rauque en voyant le dragon bronze bloquer la chute de la petite. Le dragon rugit, l’haleine assez brûlante pour faire enfuir Thella à toutes jambes, Giron juste un pas derrière elle. Trébuchant et tombant, ils entendaient des cris et des appels derrière eux. Thella jeta un regard par-dessus son épaule et vit le dragon avancer lourdement, fracassant tout sur son passage, incapable de se glisser entre les arbres aussi agilement que les humains. Le dragon rugit de frustration. Thella et Giron continuèrent à courir.