CHAPITRE 8

Du Fort de Telgar à l’Atelier des Eleveurs de Keroon,

Continent Méridional

Fort de Benden, Passage actuel 12

 

Quand les chevaliers-dragons eurent ramené Jayge, Cogneur et les autres volontaires à leur camp, Jayge empocha sa solde et une attestation écrite de Cogneur témoignant de son caractère et de ses services, puis il attacha ses affaires à la selle de Kesso et partit. Cogneur fit de son mieux pour le dissuader d’entreprendre un si long voyage en hiver ; même la vallée relativement tempérée de Lemos serait bientôt bloquée par la neige. Mais, devant la vanité de ses efforts, il le laissa partir, promettant d’apporter au Fort des Lointains le message que Jayge avait écrit à son père. Puis Jayge alla prendre congé du Seigneur Asgenar, qui exprima ses regrets de perdre un si précieux auxiliaire.

Perschar constata à regret que les portraits de Readis manquaient inexplicablement au rouleau des croquis qu’Asgenar avait fait copier et distribuer. Dushik, d’après Perschar le plus brutal et cruel de toute la bande de Thella, n’était pas revenu après la mission dont elle l’avait chargé. Leur attaque matinale avait donc manqué son but principal – Thella, Giron, Readis et Dushik étaient toujours en liberté – et, comme Perschar le disait sans mâcher ses paroles, toujours extrêmement dangereux. Il ne manquait pas de sans-forts assez désespérés pour suivre des renégats aussi prospères. Il ne leur serait pas difficile de trouver une nouvelle base dans les montagnes de Lemos ou de Bitra, et ils repartiraient de zéro.

Perschar exécuta plusieurs croquis de Readis, à faire distribuer avec ceux de Thella, Giron et Dushik. Toujours prudent, il demanda à Asgenar et Larad de faire courir le bruit que lui, Perschar, était parvenu à s’échapper. Car, dit-il avec un soupir, on pouvait de nouveau recourir à son aide, et il voulait pouvoir agir avec impunité. Dans l’intervalle, il aimerait bien retourner à Nerat. Il n’avait jamais vraiment eu chaud depuis qu’il en était parti, et il avait appris qu’Anama, la ravissante fille de Vincet, avait maintenant des enfants qu’il aimerait peindre à leur tour.

Le Seigneur Larad nomma Eddik, éleveur industrieux et fidèle, comme chef du fort. La plupart des anciens partisans de Thella furent heureux de ne pas se retrouver sans-fort. Ils craignaient tous le retour possible de Dushik, et la présence d’Eddik les rassura. Larad et Asgenar renforcèrent cette impression de sécurité en offrant une récompense substantielle à quiconque le verrait dans les parages, récompense qui serait doublée en cas de capture.

Jayge était animé d’émotions contradictoires, dont la principale était le désir de venger les morts d’Armald et de ses autres amis, et de compenser les pertes pécuniaires infligées à la caravane par l’attaque de Thella. Et, tout au fond de lui, il pensait sans cesse que si Readis avait été suffisamment loyal pour stopper l’attaque dirigée contre la famille, il arriverait peut-être à le persuader de quitter la bande. Jayge avait toujours admiré son oncle. Son départ du Fort de Kimmage avait sérieusement déprimé le jeune Jayge, qui ne comprenait pas pourquoi Readis les avait abandonnés dans cette situation terrible. Son père lui avait expliqué que Readis avait tous les droits de partir à la recherche d’un emploi plus avantageux. Et effectivement, Jayge n’avait pas mis longtemps à prendre conscience des mille petites humiliations que subissaient les nomades de la part de Childon, qui leur donnait les corvées les plus rebutantes, regardait à la nourriture, et les entassait dans des locaux trop petits. Le fier Readis n’aurait jamais supporté pareil traitement. Jayge, âgé de dix ans à l’époque, n’avait pas le choix. Et même s’il avait été en âge de partir seul à l’aventure, il n’aurait jamais abandonné derrière lui sa mère malade, Gledia.

Maintenant âgé de vingt-trois ans, et motivé par la vengeance plutôt que par l’humiliation, Jayge pouvait consacrer l’hiver, pendant lequel la caravane était immobilisée par les neiges, à ses règlements de comptes. S’il pouvait séjourner près de l’étonnante fille qui entendait les dragons, raisonnait-il, et qui avait causé tant de déboires à ses proches, il parviendrait peut-être à retrouver Thella. Il ne pensait pas qu’elle renoncerait à enlever Araminta, soit parce que, sans son camp de base, elle aurait plus que jamais besoin de son étrange talent, soit pour venger la perte de ce camp irremplaçable. Quand, près du Fort des Lointains, Jayge l’avait vue évaluer les dommages subis par la caravane, son air malfaisant l’avait frappé. Et cette dague qu’elle avait lancée en partant sur une inoffensive bête de bât ! C’était un acte révélant un esprit sauvagement vindicatif, presque dérangé. Et son déséquilibre mental s’était de nouveau manifesté dans le risque qu’elle avait pris de tuer tous les habitants de son fort dans cette fameuse avalanche – après s’être mise en sécurité avec ses partisans préférés.

Araminta avait peut-être été emmenée au Weyr de Benden, mais y était-elle en sécurité si Thella était libre ?

Les fugitifs avaient été obligés de fuir sans beaucoup de préparatifs, et voleraient certainement sans hésitation. Pour rallier le Weyr de Benden en hiver, il leur faudrait des informations et des vivres, toutes choses qu’ils pourraient se procurer assez facilement dans les cavernes inférieures d’Igen. Thella, Giron, Dushik et Readis y étaient allés souvent d’après Perschar. Jayge en fit donc sa première étape, poussant Kesso jusqu’à l’épuisement pour arriver avant sa proie.

À sa vive contrariété, il apprit qu’on venait de trouver mort, la nuque brisée, les meilleurs « yeux et oreilles » de l’endroit. Tout le monde pleurait bien haut la mort du marin sans pied, Brare, tout en le traitant tout bas de tricheur, coquin, escroc et pervers. Quand même, les cavernes inférieures d’Igen n’étaient pas un mauvais point de départ pour ses recherches.

On n’y parlait que du raid spectaculaire contre la base de Thella, chacun ornant son récit d’embellissements fantaisistes que Jayge ne se donna même pas la peine de rectifier. Il régnait la plus grande confusion quant au nombre des bandits et à ce qu’ils étaient devenus. Certains croyaient que le Seigneur Larad – et qui aurait pu l’en blâmer ? – les avait expédiés dans ses mines. Tout le monde savait que le Seigneur manquait de main-d’œuvre dans ses sombres fosses, étant donné la quantité de minerais nécessaire à la fabrication des outils destinés à la lutte contre les Fils, sans parler des engins bizarres que le Maître Forgeron avait toujours en chantier. D’autres pensaient qu’on avait déporté les brigands sur le Continent Méridional, et ce destin semblait, curieusement, inspirer une certaine crainte mêlée d’envie. Jayge écoutait attentivement, se demandant s’il y avait quelque fondement à ces rumeurs. Thella et Giron seraient-ils partis dans le Sud avec Readis – pour disparaître sur ce que certains prenaient pour un vaste continent, et d’autres pour une île comme Ista, en plus grand ? Etaient-ils en route pour les eaux bouillantes des Mers du Sud ? Tout le monde savait qu’il faisait très chaud là-bas, encore plus chaud qu’à Igen. Non ; sans savoir pourquoi, il était sûr que Thella chercherait à enlever Araminta – ne fût-ce que pour la tuer. Et si elle en arrivait là, il ne voulait surtout pas que Readis soit impliqué dans ce crime.

D’après ses calculs, les fugitifs devaient progresser très lentement dans les montagnes, même en se servant de planches à neige plus utiles sur les pentes que dans les régions boisées. Pendant le jour, les chevaliers-dragons de Benden faisaient de fréquentes reconnaissances ; et même des gens aux abois ne tenteraient pas de voyager de nuit sur ce terrain. Il admirait à contrecœur des chevaliers-dragons tels que F’lar, T’gellan et le jeune K’van, sans grand espoir qu’ils arrêtent les fugitifs. Cela gâcherait tout. Il ne souhaitait pas que ce fût si facile.

Jayge pensa qu’il avait le temps d’explorer à fond les cavernes d’Igen afin de déterminer si les fugitifs pourraient y trouver des refuges. Explorant les galeries les moins fréquentées, il découvrit effectivement plusieurs sites prometteurs, sans aucun signe d’occupation récente, mais tous pourvus de petites entrées partiellement ou totalement cachées à l’observateur non prévenu.

D’un vieux négociant ami de son père, Jayge apprit que Thella et Giron se trouvaient dans les cavernes inférieures quand la caravane Lilcamp-Borgald avait chargé les marchandises destinées au Fort des Lointains. Jayge lui montra le portrait de Readis, et, bien que l’homme n’eût jamais vu Readis en compagnie de Thella, il admira le croquis pour lui-même.

— Vous croyez qu’il vit encore ? Il est bel homme. C’est un parent à vous ? En effet, vous vous ressemblez, c’est incontestable. Mais qui a fait ce portrait ? Et avec quoi ? Du charbon de bois s’étalerait. À la mine de plomb, vous dites ? Cela coûterait cher – bien sûr, avec vos relations dans les caravanes, vous avez des occasions.

Jayge lui acheta pour un mark une carte un peu déchirée mais assez précise des rivages explorés de l’Est : de Keroon à Benden, y compris Bitra et la région la plus orientale de Lemos. Les plis du parchemin rendaient la carte difficile à déchiffrer par endroits, mais les cavernes, petites et grandes, avec ou sans eau, y étaient bien indiquées, de même que tous les forts et les meilleures voies de transport. Il écouta aussi avec attention les conversations autour du feu, le soir, quand on se passe les cruches qui délient les langues. Dowell et sa famille étaient connus de tous, ayant résidé là très longtemps. Tout le monde s’étonnait encore que « leur » Aramina résidât au Weyr de Benden, où des œufs durcissaient. Ils étaient tous contents et fiers que « leur » Aramina, élevée dans les cavernes inférieures d’Igen, ait toutes les chances de conférer l’Empreinte à la jeune reine le jour de l'Éclosion. On savait par ailleurs que Dowell, Barla et leurs deux autres enfants étaient retournés à Ruatha, rétablis dans leurs biens par le Seigneur Jaxom, qui leur avait donné des ouvriers pour réparer leur fort et qui traitait Barla en parente retrouvée. La famille était séparée de Thella par la moitié de la planète, et Aramina était en sûreté au Weyr de Benden.

Jayge en doutait. Personne n’était à l’abri de cette femme tant qu’elle serait vivante. Quand il voyageait avec la caravane, Jayge avait rencontré toutes sortes de gens, dont il oubliait la plupart en les quittant. Mais Thella était unique. Il n’avait jamais connu personne de plus malfaisant. Elle méritait d’être jetée dans un trou et d’y mourir.

Finalement, la précieuse carte et les portraits de Readis soigneusement enveloppés et cachés contre sa poitrine sous sa veste, il fit tourner Kesso vers le sud-ouest et ils commencèrent à longer les eaux scintillantes de la Baie de Keroon. Il restait sur les routes fréquentées, car un voyageur solitaire aurait été une proie facile pour les voleurs sur les chemins écartés. La bande de Thella était peut-être la mieux organisée et la plus prospère, mais elle était loin d’être la seule.

Malgré les fatigues du voyage, Jayge ne dormait pas bien. Il ne cessait de repasser dans sa tête l’attaque de la caravane : les avalanches de pierres, les chariots renversés, et les rocs qui, ayant manqué leur cible, dévalaient la ravine jusqu’à la rivière. Il revivait sans cesse la part qu’il avait prise à la bataille, se demandant comment il aurait pu éviter à Temma son épouvantable blessure, protéger Nazer et tuer davantage de brigands. Il était hanté par le souvenir de la main et du pied pointant hors des gravas. Ils semblaient tressaillir dans ses rêves, comme la forme pitoyable d’Armald étendue sur le gravier de la route. Il revoyait Temma, l’épaule clouée par cette lance à son propre chariot, et ; toujours, Thella, campée en haut des rochers, dirigeant la bataille et jetant le couteau qui avait tranché les tendons de la bête préférée de Borgald. Pour s’empêcher de rêver, il marchait, tournant en rond en contemplant les étoiles scintillant au-dessus de la mer, s’imaginant en train de descendre Thella dans un puits profond au bout d’une corde et entendant ses cris et ses supplications.

Au Fort de Keroon, un nomade ami de Crenden proposa à Jayge d’accompagner un Maître Eleveur du nom d’Uvor qui devait conduire des juments rétives aux étalons de l’Atelier des Eleveurs de Keroon. Pour le moment, il les laissait se reposer après la traversée.

— Il se repose surtout lui-même après le mal de mer, remarqua le nomade, un peu dédaigneux. De plus, il a perdu son apprenti qui s’est cassé la jambe, et il est seul.

— Tu sais t’y prendre avec les bêtes, jeune Jayge, et il va dans la même direction que toi. De plus, cela ne te fera pas de mal de gagner quelques marks. Reviens ce soir, il devrait être là.

Kesso confortablement installé à l’écurie devant un bon picotin, Jayge se mit en devoir d’explorer le Fort de Keroon. Il n’était jamais venu si loin dans le Sud, et bien des choses l’étonnèrent, dont un port très animé où l’on embarquait des cargaisons destinées à Ista et à l’Ouest. Jayge parcourut le port, et, vers midi, passa un long moment dans un débit de bière, écoutant les matelots, écoutant tout le monde, dans l’espoir de surprendre un mot sur Thella. Il ne posait jamais de questions directes sur elle, mais se renseignait plutôt sur la présence d’un chevalier déchu et montrait le portrait de Readis à la ronde.

Il demandait toujours des nouvelles des chevaliers-dragons de Benden. Cet intérêt courtois était bien vu des Forts et des Ateliers, farouchement fidèles à leurs Weyrs. Il apprit ainsi que l’Eclosion avait eu lieu, et que l’heureuse jeune fille ayant conféré l’Empreinte à Beljeth s’appelait Adrea et était originaire du Fort de Greystone à Nerat. Les Neratiens étaient extrêmement fiers d’elle. On disait qu’elle était très séduisante mais trop soumise.

Quand Jayge retourna voir le nomade, Uvor était avec lui ; c’était un grand maigre sympathique qui aimait ses juments et sa solide monture comme ses enfants. Pendant le long voyage les menant à l’Atelier des Eleveurs, Uvor lui cita les noms des pères et mères de ses juments jusqu’à plusieurs générations en arrière, sans jamais lui dire celui de sa femme ni d’aucun de ses fils. Il enseigna à Jayge quelques techniques de survie en région désertique, et quels insectes et plantes semi-tropicales pouvaient compléter un ordinaire composé pour l’essentiel de serpents.

C’est à l’Atelier des Eleveurs que Jayge eut vent pour la première fois du négoce insolite avec le Continent Méridional. Quatre belles paires de bêtes de bât reproductrices et quatre paires de coureurs devaient être envoyées à Toric du Fort Méridional dès que les tempêtes hivernales seraient passées. Un certain Maître Rampesi les emmènerait dans un bateau équipé de cales spécialement conçues pour ces précieux animaux. Jayge ne manqua pas de questionner les compagnons, car il avait toujours cru que les Chefs du Weyr de Benden avaient interdit tout commerce entre le Nord et le Sud tant qu’il y aurait des Anciens au Weyr Méridional.

— Il y a des accommodements, tu sais, de nouvelles raisons de rétablir le commerce avec le Sud, l’assura un vieux compagnon, avec l’air entendu de celui qui en sait plus qu’il ne veut bien le dire. Certains disent que c’est à cause de nos mines qui s’épuisent tandis qu’il n’y a qu’à se baisser pour trouver de riches minerais dans le Sud. D’autres disent que les Seigneurs ont fait pression sur les Chefs du Weyr pour donner des terres à leurs cadets. Deux fils du Fort de Fort vont y partir, et maintenant que cette bande de brigands a été anéantie, certains fils de Corman pourraient suivre.

Jayge émit un grognement dédaigneux.

Et les sans-fort des cavernes inférieures d’Igen qui n’ont pas un abri décent à eux ?

Eux ! dit le compagnon avec mépris. Les emplois ne manquent pas pour ceux qui veulent bien travailler et plaire à leur Seigneur.

Allons, Petter, intervint un jeune compagnon, tu sais bien que ce n’est pas toujours le cas. Tu te rappelles cette bande dépenaillée arrivée de Bitra quand les Fils ont commencé à tomber ? Le Seigneur Sifer les avait renvoyés, et pourtant, c’étaient de bons travailleurs.

Petter eut un grognement dédaigneux.

— Le Seigneur Sifer devait avoir ses raisons ; ce n’est pas à nous d’en juger. Il n’y a pas de fumée sans feu. Ils n’avaient pas d’attestation à montrer, comme ce jeune homme.

Si Jayge n’avait pas eu d’autres préoccupations en tête, il aurait discuté ce point. Les Seigneurs, grands ou petits, avaient tiré avantage des Chutes. Il ne se rappelait que trop les corvées humiliantes et avilissantes que Childon les avait forcés d’accepter, lui et sa famille. Il connaissait des gens qui, par fierté – et épuisement – avait préféré devenir des sans-forts plutôt que continuer à supporter ces traitements.

— Le Continent Méridional est donc si grand qu’il peut offrir des forts aux fils des Lignées de Fort et de Keroon ? demanda Jayge, s’adressant au jeune compagnon. J’aurais cru qu’il leur faudrait des hommes et des femmes sachant travailler, et non des fils de Seigneurs.

— Tu penses à devenir sédentaire, nomade ? Jayge se rappela les paroles de Temma avant son départ du Fort des Lointains.

— Vous connaissez les nomades, contra-t-il avec un sourire désarmant. Toujours à l’affût de nouvelles routes et de nouveaux articles qui voyagent bien et se vendent encore mieux. Ainsi, ces bêtes vont embarquer ? Leurs soigneurs sont choisis ?

Il pensait à Readis. Le mieux serait de le persuader d’aller dans le Sud pendant un certain temps. Jayge pouvait toujours donner sa caution à son oncle.

— Ça, je ne sais pas, dit Petter avec raideur. Uvor en parlait avec le Maître. Allez, viens, toi !

Il poussa du pied la botte de son cadet.

— On a des bêtes à soigner.

Jayge demanda au forgeron la permission d’utiliser son atelier pour confectionner de nouveaux fers pour Kesso.

— Est-ce que tu sauras seulement comment faire ? demanda le forgeron, sceptique.

— Les nomades apprennent un peu de tout, répondit Jayge, sélectionnant une barre de fer, déjà dégorgée et estampée, et coupant la longueur qu’il lui fallait.

Ce n’était pas la première fois qu’il rechausserait Kesso, ni qu’il lui forgerait des fers à partir de rien. Crenden lui avait enseigné ce qu’il savait, puis l’avait mis à travailler pendant une saison sous les ordres du maréchal-ferrant de Maindy. Il se mit à travailler, sous l’œil attentif du forgeron ; et quand il eut chauffé, martelé, formé et aplati le premier fer, le forgeron reprit son propre ouvrage.

Jayge forgea deux séries de fers, et les paya de même qu’un petit paquet de clous. Il avait une longue route à faire, jusqu’à Benden. Le soir pendant le dîner, Uvor et le Maître Eleveur vinrent s’asseoir dans son coin.

— J’ai dit à Maître Briaret que tu es un jeune homme raisonnable et que tu sais bien t’occuper des bêtes, dit Uvor, l’air content de faire une faveur à quelqu’un qui en était digne. Il a une jeune jument très bien dressée à livrer au Fort de Benden. Je sais que tu vas par là et que tu t’occuperas bien d’elle, quoi qu’il arrive.

Petit et chauve, Briaret avait la silhouette mince et nerveuse et les jambes arquées d’un homme qui a monté toute sa vie. Ses yeux perçants scrutèrent Jayge avec l’intensité d’un Bitran sur le point de placer un pari. Il sourit à Jayge, qui comprit qu’il avait passé le test.

— Tu as une attestation, paraît-il ? dit le Maître d’une voix légèrement rauque.

Jayge lui passa l’utile recommandation de Cogneur et termina son dîner pendant que Briaret lisait. Finalement, le Maître Eleveur replia la feuille et la lui rendit. Puis il lui tendit la main.

— Te chargeras-tu de ma jument ? Elle est presque d’aussi bonne souche que ton coureur.

Il sourit.

— Heureusement qu’il est castré, reprit-il. Mes palefreniers vont jusqu’à la Tête de la Baie, tu seras donc en sûreté, et le voyage a été conçu pour que vous puissiez vous réfugier dans des cavernes pendant les Chutes. Nous n’avons pas autant de bandits que dans le Nord-Ouest, mais on se sent toujours plus rassuré quand on est nombreux. Je vais te donner un mark maintenant, plus des vivres et du fourrage pour la route, et tu recevras deux marcks de plus au Fort de Benden si ma jument y arrive en bonne santé.

Jayge lui serra la main, très satisfait. Il aurait une escorte, il gagnerait un peu d’argent, et il voyagerait plus vite que Thella et ses compagnons.

 

Piemur était de retour, et Toric se voyait enfin contraint de tenir sa promesse de le laisser explorer librement le Continent Méridional. Piemur était arrivé avec une requête courtoise de Maître Robinton, mais qui, portant le sceau de F’lar, était plutôt un ordre indirect.

— J’ai obtenu mes nœuds de compagnon. J’ai passé des heures avec Wansor, Terry et ce lourdaud de Benelek, et je suis donc parfaitement qualifié pour tenir des Archives fidèles aussi longtemps que les Sœurs de l’Aube se lèveront dans le ciel. Vous savez donc, Seigneur Régnant…

— Ne me donne pas ce titre, dit sèchement Toric, les yeux flamboyant de colère, si bien que Piemur se demanda s’il n’avait pas un peu dépassé les bornes.

— À mon avis, dit le jeune homme de son ton le plus conciliant, c’est une simple formalité que les Chefs du Weyr de Benden régleront devant le Conseil à la première occasion. Vous êtes autant Seigneur Régnant que Jaxom, et vous vous êtes fait vous-même. Mais, poursuivit-il en levant la main, il serait sage de savoir quelles terres vous allez revendiquer.

Il continua, comptant sur ses doigts à mesure :

— Il faudra, un, montrer l’étendue de votre labeur ; deux, prouver le sérieux de vos revendications ; trois, limiter ce que leurs imbéciles de fils – en supposant que certains survivent à leur apprentissage ici – peuvent penser se voir attribuer ; et quatre, faire légaliser vos possessions à titre de premier occupant.

Toric regarda, de l’autre côté de la pièce, la carte de ce qu’il possédait déjà, du fait de ses explorations. La plupart des détails cartographiques avaient été consignés par Sharra, Hamian et Piemur, mais cela n’avait fait que lui ouvrir l’appétit et accroître son désir d’évaluer l’étendue des terres exploitables. Il n’avait pas l’intention de partager avec des fils de Seigneurs du Nord – peut-être pas même avec les siens, quoiqu’il fût fier des jumeaux dont Ramala venait d’accoucher – une fois de plus. Piemur était étonné, et secrètement envieux, de la famille nombreuse de Toric. Il aurait besoin de tous ses fils pour exploiter ses domaines, c’était sûr. Et Toric avait aussi des plans pour les descendants de Sharra – quand il aurait trouvé un prétendant digne à ses yeux de sa ravissante sœur. Piemur avait renoncé à ce rêve. Il savait que Sharra l’aimait bien, appréciait sa compagnie et l’acceptait comme compagnon d’exploration, mais elle restait distante, soit parce qu’elle n’éprouvait pour lui qu’une affection platonique, soit parce qu’elle ne voulait pas provoquer la colère de Toric.

Peut-être que s’il arrivait à augmenter les possessions de Toric l’estime de celui-ci augmenterait, elle aussi.

Peut-être pas assez pour inclure Sharra, mais Piemur avait toujours eu pour devise : « On ne risque jamais rien d’essayer. »

Ce que Piemur gardait jalousement pour lui, c’est qu’il ferait ses explorations autant pour le compte de Maître Robinton que pour celui de Toric. Ce qui mettrait son loyalisme à rude épreuve. En tout cas, il ne ferait rien pour compromettre les bons rapports de Maître Robinton avec les Chefs du Weyr de Benden. Il soupçonnait que F’lar et Lessa désiraient réserver une bonne partie du Continent Méridional aux chevaliers-dragons. Il espérait qu’il serait assez grand pour tout le monde. Quelle superficie Toric pouvait-il raisonnablement exploiter ? Quelqu’un aurait dû lui rappeler – peut-être Saneter pouvait-il prendre impunément cette liberté – le destin de Fax, l’éphémère Seigneur des Sept Forts. En tout cas, tant que Piemur pourrait mettre un pied devant l’autre jusqu’à ce qu’il ne rencontre plus de terres devant lui, il en laisserait la disposition à d’autres – tels que le Maître Harpiste et les Chefs du Weyr de Benden. Eux, ils méritaient plus que Toric de vastes possessions dans le Sud. Mais Lessa semblait portée à abandonner à d’autres des Forts parfaitement gouvernés.

Piemur cessa ses spéculations.

— Vous ne connaîtrez jamais l’étendue des terres tant que je n’irai pas voir, Toric, dit-il d’un air songeur. Stupide et moi, c’est tout, plus Farli pour vous informer de mes découvertes. J’ai l’intention de vivre sur le pays.

Il savait que Toric détestait lui donner des vivres qu’il avait toutes les chances de perdre ou de gaspiller.

La mauvaise humeur de Toric commença à s’estomper.

— Très bien, très bien, vous pouvez partir. Je veux des relevés précis de toute la côte. Je veux tous les détails sur le terrain, les fruits et plantes comestibles, la profondeur des rivières, navigables ou non…

— Peu de chose pour une unique paire de jambes, remarqua Piemur, sarcastique, mais ravi au fond. D’accord, d’accord, comptez sur moi. Garm appareille demain pour l’Ile de la Rivière. Il pourra nous prendre, Stupide et moi. Pourquoi perdre mon temps à parcourir à pied une région déjà cartographiée ?

Garm les emmena à l’Ile de la Rivière, et Piemur passa la nuit avec les colons, un pêcheur enthousiaste et sa femme, qui se trouvaient être des cousins de Toric. Ils avaient dégagé les ruines que Piemur avait remarquées, refait un toit d’ardoise, et reconstruit le vaste porche qui permettait à l’air de circuler dans les pièces hautes de plafond au plus fort de la canicule. Ils ne tarissaient pas sur leurs projets, que Toric avait approuvés, et étourdirent Piemur de toutes les bonnes qualités qu’ils attribuaient à ce merveilleux cousin qui, par hasard, les avait sauvés d’une vie de sans-fort et maintenant un brillant avenir s’étendait devant eux, et n’étaient-ils pas les plus heureux des hommes ?

Piemur se sentit lui-même le plus heureux des hommes le lendemain matin quand il descendit avec Stupide de l’esquif dans lequel le pêcheur lui avait fait traverser le delta. Une heure plus tard, il fendait les buissons pour atteindre la côte où aucun nomme n’avait jamais posé le pied, heureux comme un aspirant repu malgré la sueur qui lui dégoulinait le long du visage, du dos, des jambes, et jusque dans les épaisses socquettes de coton que Sharra lui avait tricotées.

 

Jayge s’entendit bien avec les palefreniers, en dépit du fait que Kesso gagna toutes les courses à l’amiable qu’il courut contre leurs coureurs primés. Il aurait aimé faire aussi courir la jument, car elle était magnifiquement conformée pour la vitesse, mais il avait promis de la livrer au Fort de Benden en bonne forme, et il ne pouvait pas prendre le risque que Caprice – ainsi qu’il avait pris l’habitude de l’appeler – se fasse la moindre blessure. Il regretta presque d’arriver à la Rivière Keroon, où il continuait vers le Nord tandis que les palefreniers partaient à l’est vers la Baie de la Tête. Pourtant, il avancerait plus vite, n’ayant plus à retenir Kesso pour le mettre au pas plus lent du troupeau. Il marcha bien le premier jour, et arriva à la fourche où la Petite Rivière de Benden part droit vers le Fort de Benden, tandis que les eaux plus larges de la Grande Benden contournent les falaises vers la gauche. Dédaignant le pont de corde, il traversa en barque la gorge du Fort du Haut Plateau. Il dut museler Caprice pour l’empêcher de hennir pendant la traversée tumultueuse, et même Kesso piaffa nerveusement. D’après le passeur, la plupart des gens préféraient faire traverser leurs bêtes à la nage à l’endroit où la Grande Benden rencontre les eaux de la Baie de Nerat.

De larges sentiers longeaient les rives de la Petite Benden, et plusieurs fois il fit galoper Kesso, suivi de la jument qui ne se laissait pas distancer. Elle avait une foulée parfaite. Non que Kesso ne fût pas agréable à monter sur de longues distances, mais Kesso était un coureur de hasard, tandis que Caprice avait été de tout temps destinée à la monte. Un si bel animal était certainement destiné à l’une des femmes du Seigneur Raid, pensait-il. Il avait l’impression que la Dame du Fort était d’un certain âge, alors peut-être la jument était-elle destinée à une fille du Seigneur, ou à une pupille. Il espérait qu’elle serait bonne cavalière, et qu’elle aurait la main douce pour ne pas blesser la bouche tendre de la jument.

Le deuxième soir, le temps se gâta, avec de la neige fondue et des vents violents qui relevaient la queue de la jument et Jayge fut forcé de demander asile à un fermier. Quand il eut montré les recommandations de Maître Briaret et de Cogneur, le paysan d’abord soupçonneux accepta de le loger et de le nourrir. Jayge ayant mentionné qu’il livrait la jument au Fort de Benden, la femme du fermier – une nature romanesque – passa en revue toutes les pupilles du Fort de Benden, essayant de deviner quelle était l’heureuse destinataire. Il y avait toujours tant de pupilles à Benden, dit-elle. Elle espérait qu’il y aurait bientôt une Fête – l’hiver avait été très long et dur, les enfants avaient eu une fièvre tenace, elle avait dû demander par tambour le guérisseur du Fort, et la Dame lui avait envoyé son remède spécial contre la toux.

Jayge s’esquiva prestement de bon matin, n’acceptant qu’une coupe de klah bien qu’elle lui offrît du porridge, aussi loquace que si elle n’avait pas cessé de parler de la nuit. Le chemin longeant la rivière s’élargit bientôt et devint une large route bien entretenue, qui en croisa peu après une autre tout aussi large et bonne menant vers le Nord. Sa carte indiquait des routes excellentes jusqu’au Weyr de Benden. Il ne lui restait plus qu’à livrer la jument au Fort, puis il pourrait continuer son voyage jusqu’au Weyr et Aramina.

Il s’arrêta à midi pour manger et laisser paître les deux coureurs. Il brossa les jambes et la queue de la jument, et donna aussi à Kesso quelques coups de brosse. Il étrillerait Caprice juste avant d’arriver au Fort, pour la montrer tout à son avantage. Il arriva bientôt en vue du Fort de Benden, qu’il admira dans toute sa splendeur, avec ses magnifiques proportions, sa multitude de fenêtres trouant la falaise, et le sud de la vaste cour intérieure orientée à l’est. Il en était encore à une heure, mais déjà de petits fortins se voyaient des deux côtés de la rivière, occupant les moindres grottes ou rochers. Derrière et au nord-est se dressaient les Monts de Benden, et, presque directement au nord le Weyr de Benden.

Soudain, un groupe de cavaliers sortit de la ravine juste devant lui, effrayant ses deux bêtes. Le temps de calmer Kesso, il était entouré d’une troupe de jeunes gens qui lui posaient avec animation toutes sortes de questions.

Je m’appelle Jayge Lilcamp, et je dois livrer cette jument au Maître Eleveur du Fort de Benden. Sans blessure, ajouta-t-il, élevant un peu la voix en voyant plusieurs garçons entourer Caprice qui rejeta la tête en arrière en roulant les yeux de frayeur.

— Jassap, Pol, reculez. Vous montez des étalons, dit une jeune fille.

Jayge lui lança un regard reconnaissant qui se transforma aussitôt en regard d’admiration incrédule.

Ce n’était pourtant pas la plus jolie des trois filles du groupe. Elle avait des cheveux noirs, tressés en une natte longue et épaisse lui tombant jusqu’au milieu du dos, et coiffés d’une écharpe bleue ; elle avait le visage ovale, avec des traits énergiques sans être rudes le moins du monde. Il ne voyait pas de quelle couleur étaient ses yeux sous leurs sourcils noirs presque horizontaux, mais elle avait un joli nez, droit et fin, la bouche douce, le menton ferme – et une expression curieusement mélancolique.

— Eloignez-vous, Jassap et Pol. Vous aussi, Ander et Forris. Ce n’est pas juste, elle est si belle. Il ne faut pas qu’elle arrive en sueur. Cela déplairait au Seigneur Raid, vous le savez.

Elle manœuvrait sa propre monture avec une assurance tranquille, et les autres suivirent sa suggestion. Ce n’était pas vraiment un ordre, mais elle avait en douceur pris le commandement des opérations.

— Mauvaise ! protesta l’un des garçons, mais il obéit. Ils mirent tous leurs montures au trot et s’éloignèrent, psalmodiant « mauvaise ! mauvaise ! mauvaise ! » en riant. Jayge ne comprit pas ce qui les amusait tant.

— Elle est très élégante, dit une autre fille, amenant sa monture à hauteur de Kesso sur la gauche de Jayge. Tu as fait tout le voyage seul ?

Elle adressa un sourire enjôleur à Jayge, qui sourit en retour, reconnaissant une coquette quand il en voyait une.

— Maître Briaret me l’a confiée, lui dit-il.

Une autre fille avait fait approcher sa monture de la coquette ; elle prit l’air effrayé.

— De l’Atelier des Eleveurs ? Mais c’est très loin, et il y a eu une Chute, n’est-ce pas ?

— La Chute était prévue et nous étions en sûreté dans un fort, dit-il.

La plupart des sédentaires étaient toujours retournés d’apprendre qu’il n’avait pas peur des Chutes. Il jeta un coup d’œil détaché sur sa droite, et fut soulagé de constater que la brune s’était mise à sa hauteur, laissant une bonne distance entre sa monture et Caprice, qui commençait à se calmer.

— Nous revenons de la chasse, dit la coquette, montrant les garçons qui s’éloignaient, quelques jeunes wherries dodus accrochés à leurs selles.

— Nous aurons une Fête dans quelques semaines. Seras-tu encore là ? dit la deuxième, se révélant aussi coquette que sa compagne.

Jayge regarda la brune qui observait tous les mouvements de Caprice, souriant de la voir piaffer. Elle était connaisseuse, se dit-il. Il se surprit à se demander s’il avait des chances d’être encore là lors de la Fête. Sur l’aire de danse, tous étaient égaux.

— Je ne la manquerai pour rien au monde, dit-il, avec une courtoise révérence aux deux coquettes, mais terminant par un regard interrogateur adressé à la brune.

Elle sourit, d’un sourire naturel, sans rien du maniérisme des deux autres.

— Nous ferions bien de rattraper les autres, dit la première, talonnant sa monture. À tout à l’heure.

Caprice tira sur sa longe, et Jayge l’enroula plus étroitement autour de sa main, pensant que les autres allaient partir au galop. Mais la brune s’éloigna au petit trot, lui jetant un dernier regard par-dessus son épaule.

Jayge remit Caprice aux mains du Maître Eleveur du Fort de Benden, en même temps que son pedigree et toutes les informations la concernant, envoyées par Maître Briaret. Tout chez elle, jusqu’aux poils de la crinière, concordait avec les papiers. Maître Conwy inspecta à fond la jument, jambes, sabots, tronc, cou et dents, et demanda à Jayge de la faire trotter dans l’avant-cour, jusqu’à ce que le jeune nomade fût un peu court de souffle. Il ne trouva rien à redire à son apparence et à son état. Jayge attendait, tenant nonchalamment les rênes de Kesso.

— Tu as bien gagné tes marks, jeune Jayge Lilcamp, dit-il enfin. C’est un bel animal. Suis-moi. Ta monture pourra passer la nuit dans nos écuries, et la table du Fort de Benden est très bonne. Je vais parler de ta paie à l’intendant, et voir s’il a des messages à te confier pour le retour.

— Je ne retourne pas à l’Atelier des Eleveurs, dit Jayge.

Il s’arrêta à temps et ajouta :

— Je continue jusqu’à Bitra.

— Alors, tu ferais peut-être bien de laisser ton argent à garder à d’honnêtes gens. Les Bitrans s’y connaissent pour soulager un homme de ses marks.

Jayge ne put s’empêcher de sourire devant l’air désapprobateur de Conwy.

— Je suis nomade et commerçant de profession, Maître Conwy. Il faut plus qu’un astucieux Bitran pour me soulager de mes marks.

— À ton aise, si tu connais leurs tricheries.

À l’évidence, Maître Conwy n’avait pas grande estime ; pour le discernement de Jayge, et encore moins pour les « tricheries » des Bitrans, mais cela n’affecta en rien son sens de l’hospitalité. D’abord, il mit la jument dans un box, disant à Jayge de placer son coureur près d’elle, pour qu’elle se calme plus rapidement. Puis il emmena Jayge dans les salles des bains, lui donna une servante pour laver ses vêtements, lui indiqua où il trouverait une cellule pour la nuit et où il devait se rendre avant le dîner.

Lavé et revêtu de son costume de rechange fraîchement repassé, Jayge alla retrouver Maître Conwy et reçut son salaire. À sa grande surprise, le Maître lui redemanda la recommandation de Cogneur, et ajouta la sienne au bas.

— Il est toujours bon pour un nomade de pouvoir prouver son honnêteté et sa diligence.

Maître Conwy le précéda dans l’escalier du Fort principal puis dans la salle à manger, pleine d’animation et d’odeurs alléchantes montant des cuisines inférieures. Jayge s’assit à la place indiquée, parmi les compagnons, hommes et femmes, et Maître Conwy le quitta.

Ce Fort était scandaleusement luxueux, se dit Jayge, contemplant les murs lisses décorés de peintures, les profondes fenêtres, les volets polis et gravés. Le haut des murs était orné de figures brillamment colorées, dont certaines assez anciennes à en juger par leurs vêtements. Dans les Forts très antiques, c’était la coutume de peindre sur les murs les Seigneurs, les Dames et les Artisans de renom. Certains étaient représentés en miniature sur les bords, et d’autres si haut qu’ils en étaient presque invisibles. Jayge se demanda distraitement si certains de ces portraits pouvaient être l’œuvre de Perschar.

Il répondit aux questions polies qu’on lui posa, et éluda les avances indiscrètes d’une jolie compagnonne ; assise près de lui, mais dans l’ensemble, il écouta plus qu’il ne parla. Quand on passa la soupe à la ronde – Jayge fut flatté qu’on le fasse servir le premier – la compagnonne s’arrangea pour lui frôler l’épaule de sa poitrine, et il réalisa alors qu’il voyageait seul depuis bien longtemps.

Mais toute idée d’aventure passagère s’évanouit au premier regard qu’il jeta sur la table d’honneur : sous le dais, assise à l’extrême droite, il vit la jolie brune de tout à l’heure ; c’était donc une pupille, se dit-il, mais pas de rang suffisant pour se trouver plus près du Seigneur, de la Dame et de leurs enfants. Elle portait une robe marron foncé décolletée, qui mettait en valeur sa peau crémeuse. Elle souriait souvent, riait rarement, et mangeait proprement – Jayge n’arrivait pas à en détacher les yeux.

— Elle n’est pas pour tes pareils, lui chuchota son voisin à l’oreille. Elle est pour le Weyr de Benden. À la prochaine Eclosion, elle est sûre de conférer l’Empreinte à une reine.

Jayge croyait que les jeunes filles découvertes au cours d’une Quête étaient immédiatement envoyées au Weyr, mais si elle était déjà pupille d’un Fort, il en était peut-être autrement. Il savait pourtant qu’aucune ponte ne durcissait en ce moment sur l’Aire d’Eclosion.

— Elle faisait partie du groupe de chasseurs que j’ai rencontré en venant, dit Jayge d’un ton désinvolte.

Il essaya d’en détacher les yeux, mais c’était impossible. Il émanait de toute sa personne un calme plein de douceur ; même sa façon de manger était fascinante. Jayge se dit qu’il n’avait jamais vu une jeune fille comme elle. Et elle n’était pas pour lui. Il s’arracha à sa contemplation et se tourna en souriant vers la compagnonne, qui ne demandait pas mieux que de reprendre la conversation.

Le lendemain matin, à sa grande consternation, la première personne qu’il rencontra, ce fut la jolie brune. Elle était dans le box de Caprice quand il arriva après un rapide déjeuner pour seller Kesso.

— Je crois qu’elle s’habituera à nous facilement, dit-elle, souriant à Jayge avec un soulagement évident. Maître Conwy dit que vous l’avez amenée de l’Atelier des Eleveurs de Keroon sans qu’elle souffre ne serait-ce que d’une égratignure. Vous aimez les animaux ? Ou juste les coureurs ?

Jayge avait du mal à trouver une réponse convenable, alors il se contenta de sourire. Oui, pensa-t-il, il ne s’était pas trompé, elle avait quelque chose de triste dans l’expression.

— Oh ! je m’entends bien avec la plupart des animaux. Si on les traite bien, ils travaillent bien. La nourriture est importante. Et doit correspondre au travail.

— Vous êtes éleveur ou gardien ?

— Je suis nomade.

— Alors, vous devez mieux connaître les bêtes de bât, dit la brune, avec un sourire inexplicablement teinté de regret. Nous avions deux bêtes de trait – on les avait baptisées Pousse et Bouscule – et ils ne s’en privaient pas – mais ils ne nous ont jamais fait défaut.

Jayge avait fini de seller Kesso et de remplir ses fontes sans réaliser ce qu’il faisait, et il se trouva brusquement intimidé en sa présence.

— Il faut que je parte, dît-il. J’ai une longue route à faire. Content de vous connaître. Surveillez Caprice.

— Caprice ?

— Je baptise toujours les bêtes, même pour un voyage.

Il haussa les épaules avec embarras, se demandant ce qui lui arrivait. En général, il n’était pas timide avec les filles. Il l’avait encore prouvé la veille au soir, bien qu’il se fût sans doute abstenu de batifoler avec la compagnons s’il avait su qu’il la reverrait ce matin. Il fit sortir Kesso du box à reculons.

— Caprice est un nom qui lui va très bien, dit la brune. Merci. Je m’occuperai bien d’elle. Bonne chance.

Jayge sauta sur Kesso et s’éloigna fièrement au petit trot, regrettant de ne pas avoir une excuse pour rester. Mais elle était pour le Weyr, et il n’y avait rien à faire contre ça !