Chez Cubsac, Olivier et Nicolas passèrent le début de la nuit dans l’angoisse. Clément était-il arrivé jusqu’au roi? Les heures s’écoulant et la ville restant calme, ils reprirent espoir et parvinrent enfin à s’endormir, car si le moine était parvenu jusqu’au roi, et l’avait meurtri, la nouvelle se serait rapidement répandue dans la capitale et le peuple serait dans les rues à danser et à chanter. Peut-être même que Clément avait été arrêté, espérait Olivier.
À cinq heures, ils étaient debout. Rassemblant toutes les armes qu’avait Cubsac, ils s’équipèrent de corselet, pistolets longs et arquebuses, épée et même d’une pique, puis ils allèrent chercher leurs chevaux. Une fois hors de Paris, il leur faudrait une heure pour rejoindre Saint-Cloud, s’ils n’avaient pas à batailler.
Ils furent à la porte Montmartre vers six heures, au moment où son capitaine arrivait accompagné de quelques archers de la ville porteurs de mousquets et d’une dizaine de bourgeois cuirassés dont les morions s’ornaient d’une croix de Lorraine rouge. Ce capitaine, grand comme un échalas, maigre comme un piquet et hautain comme un hidalgo, était un drapier fort imbu de son importance que Poulain connaissait vaguement. Ayant fait tourner la clef dans la grosse serrure, il laissa ses hommes pousser les deux lourds battants qui produisirent un strident gémissement. Les premières voitures qui attendaient commencèrent lentement à franchir le passage après que les passeports de leur conducteur eurent été longuement vérifiés. Ceux qui n’étaient pas en règle étant refoulés.
Ils s’étaient assemblés à l’écart, comme des gens qui préparaient leur départ. Bouillant d’impatience, ils attendaient un moment favorable, c’est-à-dire que le passage soit dégagé et les archers occupés. Enfin, venant de la campagne, un chariot tiré par des bœufs s’arrêta à deux toises de la porte. Les gardes commencèrent à le fouiller. Nicolas Poulain fit signe à ses compagnons. Ils sortirent leur épée, brandirent pistolet ou arquebuse à main et lancèrent leurs chevaux.
Si Olivier passa le premier sans qu’on tente de l’arrêter, le capitaine de la porte parvint à s’agripper à la selle du cheval de Poulain. Celui-ci le renversa sans état d’âme mais la bousculade fit hésiter la monture de Cubsac dont deux gardes parvinrent à attraper les rênes. Sans hésiter, le Gascon sabra le premier d’un coup de taille et tira avec son arquebuse à main sur la face du second tout en donnant un violent coup d’éperons. Sous la douleur, la bête bondit et franchit la porte.
Ses amis étaient loin devant. Cubsac força l’animal tant qu’il put et devait être à une quarantaine de toises quand le premier coup de mousquet retentit, mais il était déjà trop loin pour être touché.
Devant les maisons éparses érigées le long du chemin qui conduisait à la colline qu’on appelait encore le mont Marthe1, quelques laboureurs les regardèrent passer éberlués. À la Grange batelière, ils tournèrent à gauche devant le grand pré aux joutes où se tenaient les exercices militaires et poursuivirent encore un moment au galop, prenant ensuite des chemins de traverse que Nicolas Poulain connaissait bien. On avait dû se lancer à leur poursuite, mais leurs poursuivants auraient du mal à les retrouver dans le dédale de sentiers entre les haies et les bois. Ils gagnèrent ainsi les faubourgs du Roule, passèrent devant la chapelle Saint-Jacques et Saint-Philippe, puis descendirent vers Chaillot et Passy. Plusieurs fois, ils aperçurent des groupes de soldats à l’écharpe verte des Guise ou à la croix de Lorraine, mais ils parvinrent à leur échapper. Ce n’est qu’en arrivant sur Boulogne qu’ils tombèrent sur une patrouille royale. Ils se laissèrent entourer, expliquant qu’ils venaient de fuir Paris.
Nicolas Poulain ne connaissait pas l’officier et exigea qu’on les conduise auprès du Grand prévôt, sachant que s’il demandait à aller chez le roi, on les emprisonnerait d’abord et ils perdraient de précieuses heures. Il ajouta qu’il y allait de la vie de Sa Majesté.
Ils n’avaient aucun papier, aucune lettre, mais Richelieu était suffisamment craint pour que l’officier s’exécute. Le Grand prévôt logeait dans une maison près du pont de Saint-Cloud.
Il était presque sept heures quand ils arrivèrent. Poulain fut reconnu par Pasquier, le valet de chambre, qui lui expliqua que son maître dormait encore, s’étant couché à quatre heures après avoir joué toute la nuit à la prime avec M. d’Angoulême…
— Peu importe! Je dois le voir tout de suite!
Pris de peur, et sachant qui était Poulain, le valet de chambre obéit. Nicolas entra seul dans la chambre de Richelieu. Ses compagnons étaient restés avec les soldats qui les avaient accompagnés.
— Monsieur, levez-vous, on veut tuer le roi! cria Poulain en secouant le Grand prévôt qui dormait en chemise et en chausses.
Immédiatement réveillé, Richelieu fut sur pied. Tout en s’expliquant, Nicolas lui lança son pourpoint noir, ses hauts-de-chausses et ses bottes. Ils sortirent, Richelieu n’avait même pas pris de chapeau et tenait son épée par son baudrier. Il sauta en selle sur un des chevaux des soldats et ordonna aux autres de le suivre. Au galop jusqu’au château, ils passèrent la barrière des jardins en donnant ordre d’arrêter tout moine ou prêtre qui se présenterait et, sans passer par la grande cour, ils s’arrêtèrent devant les marches de l’entrée la plus proche de la chambre du roi. La dizaine de Suisses qui montait la garde s’écarta en voyant le Grand prévôt leur hurler de les laisser passer. Richelieu était pâle comme ils ne l’avaient jamais connu.
Par une galerie, les quatre hommes se précipitèrent vers la chambre du roi.
M. de La Guesle dormit mal. Ses soupçons envers ce prêtre s’étaient ravivés et il avait même donné ordre qu’on le surveille toute la nuit. Il se promit de rester chaque seconde près de lui quand ils seraient chez le roi. Depuis quelques semaines, il savait par des amis que les prédicateurs appelaient ouvertement à tuer celui qu’ils nommaient le tyran.
À six heures, on dut réveiller le jacobin qui dormait encore, sans doute du sommeil du juste, ce qui rassura un peu le Procureur général. Les deux hommes se dirigèrent ensuite à pied vers la grande maison des Gondi. Il était presque sept heures. Dans le jardin, ils rencontrèrent Du Halde avec qui ils se promenèrent un moment. Ensuite, le premier valet de chambre les quitta pour aller lever le roi. Ils se rendirent alors dans l’antichambre où le capitaine des gardes Larchant leur demanda d’attendre encore un moment. Enfin, Du Halde les fit entrer. Le roi était seul dans sa chambre avec M. de Bellegarde. Il avait tellement hâte de recevoir Clément qu’il n’était pas entièrement habillé. Ses chausses étaient mal attachées, son pourpoint de taffetas gris était délacé et, surtout, il n’avait pas encore enfilé la peau de buffle qu’il portait habituellement sous sa cuirasse.
Clément entra avec humilité, les yeux baissés, les mains jointes. Il fit deux pas et s’agenouilla. Le roi lui ordonna de se relever et le moine s’avança vers lui avec respect. M. de La Guesle, toujours méfiant, se plaça aussitôt devant lui et tendit au roi la lettre de M. de Harlay. À côté d’Henri III se tenait Bellegarde et un peu plus loin, Du Halde, qui écoutait et observait.
Retenu par le procureur général, Clément déclara qu’il avait des choses importantes à communiquer verbalement à Sa Majesté, mais qu’elle seule devait connaître.
— II n’y a ici que des serviteurs éprouvés! répliqua vivement M. de La Guesle.
— M. de Harlay m’a fait jurer de ne parler qu’à Sa Majesté, et sans témoin. Ce serait trop grave si ceux qui sont prêts à abandonner la Ligue étaient découverts.
— Ils seraient prêts à ouvrir une porte? demanda le roi qui avait terminé la lecture de la lettre.
— Oui, sire, la porte Saint-Jacques.
Henri III jeta un coup d’œil vers Bellegarde avant de lui faire signe de s’écarter. Puis, il se dirigea vers l’embrasure d’une fenêtre en demandant au religieux de le suivre. Bien que M. de La Guesle lui ait nommé le jacobin, à aucun moment Henri III n’éprouva de doute ou de crainte et ne fit le rapprochement entre le moine et le capitaine Clément, cet homme de guerre dont Nicolas Poulain lui avait parlé à Blois.
Clément suivit donc le roi, en silence et la tête baissée. Arrivé devant la croisée, il se prosterna et annonça à Henri avoir une seconde lettre. Le roi tendit la main pour la prendre tandis que le jacobin saisissait le couteau caché dans sa manche et lui en donnait un tel coup dans l’abdomen que le sang jaillit en grande quantité.
Chancelant, Henri III parvint à arracher le fer de son ventre. Le couteau à la main, il en frappa l’assassin au front en criant :
— Ah…. Malheureux, que t’ai-je donc fait, pour m’assassiner?
— Le méchant moine! II m’a tué! Qu’on le tue!
En même temps, il tenait ses entrailles qui lui sortaient du ventre. Déjà La Guesle avait dégainé et frappé Clément à la face en hurlant pour appeler la garde.
À ces cris, Larchant, Montpezat et quelques quarante-cinq accoururent. Découvrant l’effroyable scène, ils s’acharnèrent sur le corps du jacobin, tombé à genoux près du lit, et quand il ne fut plus qu’un tas de viande sanguinolent, ils le saisirent pour le jeter dans un cabinet sombre, bien que La Guesle leur eût crié de ne pas le tuer.
Au tumulte, d’autres courtisans se précipitèrent. Voyant le roi ensanglanté, ses boyaux sortant d’une grande plaie, eux aussi se mirent à hurler et surtout à sangloter.
Courant à perdre haleine dans la galerie, Richelieu, Olivier, Nicolas et Cubsac entendaient tout un vacarme de clameurs incompréhensibles quand un groupe d’archers se précipita vers eux pour les arrêter. Derrière les gardes, c’était une grande confusion. Des gentilshommes se ruaient vers l’antichambre qui précédait la chambre du roi. On hurlait, on criait, on pleurait. Reconnaissant le Grand prévôt, les archers s’écartèrent.
Dans l’antichambre, gardes du corps, valets, pages et gentilshommes étaient en plein désarroi. Certains pleuraient, d’autres priaient à genoux. Beaucoup voulaient entrer dans la chambre mais les gardes du corps leur en défendaient l’entrée.
— Que se passe-t-il? cria Richelieu d’une voix étranglée.
— Le roi, messire, on vient d’attenter à sa vie! lança un homme.
Le cœur d’Olivier se serra. Ils étaient arrivés trop tard. Ils entrèrent dans les appartements royaux. Une vingtaine de personnes se tenait dans la pièce. Le roi était allongé sur son lit, immobile, sa chemise pleine de sang et encore plus pâle que d’habitude. Un chirurgien découpait les vêtements autour de la plaie béante, Olivier observa combien elle était mal placée, large et profonde, sous le nombril, du côté droit. Des morceaux d’intestin sortaient.
Nicolas Poulain s’approcha, s’agenouilla et baisa la main d’Henri III en sanglotant :
— Nous arrivons de Paris, sire. Nous venions vous prévenir… Nous avions trouvé le capitaine Clément, mais sommes arrivés trop tard…
Submergé par l’émotion, il ne put terminer sa phrase.
— Mon cousin, ne vous fâchez point. Ces méchants m’ont voulu tuer, mais Dieu m’a préservé de leur malice. Ceci ne sera rien.
D’autres gentilshommes, à l’instant prévenus, entrèrent à leur tour et Nicolas Poulain s’écarta. L’un d’eux était le marquis d’O qui le salua, les larmes aux yeux. Derrière arrivèrent le duc d’Angoulême et M. d’Épernon qui affichait un visage impénétrable.
Tandis qu’ils s’approchaient du roi, Poulain et Richelieu demandèrent sévèrement à Montpezat comment l’assassin était entré.
— Le roi l’attendait! répondit le jeune homme, désespéré. C’était un moine venu avec le Procureur général. Sa Majesté nous a interdit d’entrer, ce monstre devait lui confier un secret!
— Où est-il? s’enquit Richelieu.
L’autre lui désigna le cabinet.
Le Grand prévôt s’y rendit et l’ouvrit. Il y avait un corps ensanglanté. La tête meurtrie avait une courte barbe noire et une tonsure en couronne. Poulain l’examina à son tour. Il était on ne peut plus mort, tailladé de toutes parts. Dommage qu’on ne l’ait pas laissé vivant, songea-t-il, s’interrogeant sur les complicités nécessaires pour parvenir dans la chambre du roi. Il chassa une image qui lui revenait : le procureur général Jacques de La Guesle, cuirassé et casqué, avec des ligueurs durant la journée des barricades. Mais il est vrai qu’il n’était pas le seul bourgeois à vouloir défendre les privilèges de Paris ce jour-là.
— Jetez ce chien par la fenêtre! ordonna Richelieu.
Le chef des quarante-cinq s’en chargea.
Olivier était resté près du lit, écoutant ce qui se disait. Il fallait qu’il prévienne le roi de Navarre, mais il voulait lui apporter des informations précises sur l’état de santé du roi.
M. de Portail, le premier chirurgien, avait fini de sonder la plaie. Il s’écarta avec le médecin qui l’assistait et dit en latin :
— Intestinus perforatus est. Ad sublevandum dolorem ei lavamentum adhibendum est2.
Olivier s’approcha de lui et lui demanda, en latin lui aussi :
— Quam grave vulnus est3?
L’autre le dévisagea, le regard interrogatif, se demandant qui était ce gentilhomme qui parlait si bien latin. Il lui répondit tristement, dans la même langue.
— Quomodo rex salvari possit, equidem non video4.
M. de Bellegarde et M. d’Épernon avaient entendu le dialogue sans le comprendre en totalité. Ils interrogèrent Olivier qui, les larmes aux yeux, leur en fit la traduction.
Épernon, l’archimignon pourtant toujours si dur et si arrogant, parut s’affaisser. Était-ce parce qu’il venait de tout perdre lui aussi, ou par sincère affection pour le roi? De grosses larmes coulèrent sur ses joues.
On n’entendait plus que des sanglots quand soudain le roi se mit à prier à haute voix.
— Mon Dieu, maintenant que je me vois dans les dernières heures de mon être, je demande à votre miséricorde divine d’avoir soin du salut de mon âme; et comme vous êtes le seul juge de nos pensées, le scrutateur de nos cœurs. Vous savez, mon Seigneur que rien ne m’est si cher que la vraie religion catholique, apostolique et romaine, de laquelle j’ai toujours fait profession.
Olivier n’entendit pas la suite. Si le roi était perdu, Navarre devait être prévenu sans attendre. Il dit un mot à Nicolas et sortit.
Dans l’antichambre, il aperçut un gentilhomme qu’il connaissait vaguement, lui ayant parlé plusieurs fois à Tours. Il lui demanda s’il savait où était Navarre, l’autre lui répondit : « À Meudon. »
Il lui dit en quelques mots ce qui s’était passé, quel était l’état du roi et le supplia de le guider jusqu’au roi de Navarre. L’autre accepta.
Ils galopèrent à épuiser leurs chevaux. En chemin, Olivier songeait à l’avenir. Qu’allait devenir l’armée loyaliste si le roi mourait? Combien de ses officiers, de ses capitaines, de ses gentilshommes allaient reconnaître le roi de Navarre comme roi de France? Il y aurait forcément des défections. Ceux-là rejoindraient-ils la Ligue, ou se retireraient-ils seulement? Comment allait se comporter ce papiste de duc de Nevers qui avait toujours balancé entre le roi et Guise? Épernon, O, Aumont, et bien d’autres, allaient-ils accepter un roi de fer qui ne les comblerait pas de récompenses mais ne leur proposerait que des batailles sans rapines ou pillages? Quel que soit le nombre des départs, une grande partie de l’armée allait abandonner le nouveau roi qui n’aurait d’autre choix que de lever le siège de Paris. Échouer si près du but à cause de ce moine! Sans compter que les Parisiens allaient fêter ce crime comme une victoire et tenteraient maintenant de s’attaquer à Henri de Navarre. Il se promit de tout faire pour le protéger.
Henri de Bourbon venait de partir pour le Pré-aux-Clercs où se déroulait une violente escarmouche. Olivier le rattrapa. Rosny était avec le roi de Navarre, ce qui lui permit de l’approcher sans peine. La voix brisée par l’émotion, il lui annonça la terrible nouvelle. Le Béarnais resta un instant sous le choc avant de réagir très vite. Il avait autour de lui vingt-cinq gentilshommes à qui il demanda de l’accompagner et ils arrivèrent à Saint-Cloud moins d’une heure plus tard.
Quand Navarre entra dans la chambre royale, Henri III lui sourit et lui tendit une main que son beau-frère baisa à genoux.
— Voyez mon frère comme vos ennemis et les miens m’ont traité, dit doucement le roi. Il faut que vous preniez garde qu’ils ne vous en fassent autant.
Regroupant quelques forces, il ajouta plus haut à l’attention de ses gentilshommes :
— Je vous prie comme ami, et vous ordonne comme roi, que vous reconnaissiez après ma mort mon frère que voilà, que vous ayez la même affection et fidélité pour lui que vous avez toujours eue pour moi et que pour ma satisfaction, et votre propre devoir, vous lui portiez serment en ma présence.
Il les força à jurer, ce que certains firent de bon cœur, et d’autres à mi-voix, et même sans voix du tout. Le roi, comprenant la réticence de certains à l’idée d’avoir un roi hérétique, dit alors à Henri de Navarre :
— Mon frère, je le sens bien, c’est à vous de posséder le droit auquel j’ai travaillé pour vous conserver ce que Dieu m’a donné… La justice veut que vous succédiez après moi à ce royaume, dans lequel vous aurez beaucoup de traverses si vous ne vous résolvez à changer de religion. Je vous y exhorte autant pour le salut de vôtre âme que pour l’avantage que je vous souhaite.
Le roi de Navarre reçut ce discours avec un très grand respect et une marque d’extrême douleur, mais comme il était d’un naturel empreint à la compassion, il lui répondit avec une fausse bonhomie que sa blessure n’était point si dangereuse qu’il dût songer à une dernière fin, et il lui promit qu’il monterait bientôt à cheval.
Le roi sourit tristement et tenta d’élever la voix.
— Messieurs, dit-il à ses gentilshommes, approchez-vous et écoutez mes dernières intentions sur les choses que vous devez observer quand il plaira à Dieu de me faire partir de ce monde… Mes sujets rebelles ont voulu usurper ma couronne au préjudice du vrai héritier… Et vous, mon frère, que Dieu vous assiste de sa divine providence. Je vous prie de gouverner cet État et tous ces peuples qui sont sujets à votre légitime héritage et succession.
Ces paroles achevées, le roi de Navarre ne répondit que par des larmes et des marques d’un grand respect. Toute la noblesse fondit aussi en larmes. Entrecoupant leurs paroles de soupirs et de sanglots, la plupart jurèrent à Henri de Bourbon fidélité et assurèrent au roi qu’ils obéiraient à ses commandements. Henri III fit alors signe à Nicolas Poulain d’approcher et le montrant à son beau-frère, il lui dit :
— Mon frère, je vous laisse ma couronne et mon cousin, le baron de Dunois; je vous prie d’en avoir soin et de l’aimer. C’est un serviteur fidèle sur qui vous pourrez vous appuyer.
Il parut alors perdre connaissance et son chirurgien demanda à ce qu’on le laisse se reposer.
Plus tard dans la journée, malgré sa souffrance, il reçut tous ses proches et ses amis. Navarre était reparti donner des ordres à ses troupes.
Henri III agonisa toute la nuit et mourut le mercredi 2 août deux heures après minuit en disant : « Adieu mes amis, ne pleurez pas ma mort. » Puis il pardonna à ses ennemis.
Nicolas Poulain qui avait assisté aux derniers instants prévint M. de Rosny qui avait pris un logement près du château. Ils partirent chercher le roi de Navarre qui arriva avant l’aube dans un état d’extrême agitation, accompagné de trente gentilshommes. Ce fut Olivier Hauteville qui l’accueillit par ces mots :
— Le roi est mort. Sire, vous êtes présentement notre roi et notre maître.
Quand Navarre entra dans la chambre royale, deux minimes se tenaient aux pieds du roi avec des cierges. Les gentilshommes sanglotaient, menaçaient la Ligue, certains piétinaient leur chapeau. Henri vit très vite un groupe à l’écart avec O et son frère qui le regardaient d’un air sombre.
Henri se recueillit un moment près du corps du dernier Valois, puis il rassembla ceux qui le voulaient dans la chambre d’à côté pour un conseil. Olivier et Nicolas en furent, ainsi que Rosny, le maréchal d’Aumont, le maréchal de Biron – son vieil adversaire – et le jeune Bellegarde. Ils furent rejoints au bout de quelques minutes par François d’O et ses amis. Le marquis d’O annonça alors à Navarre qu’ils ne le reconnaîtraient comme roi de France que s’il abjurait la religion réformée.
— Plutôt mourir de mille morts que d’avoir un roi huguenot! conclut-il insolemment.
Biron, manifestement outré par ce discours, prit alors la main d’Henri de Bourbon.
— Vous êtes le roi des braves, sire, dit-il, et vous ne serez abandonné que par les poltrons!
Conciliant, Navarre répéta qu’il était prêt à se faire instruire dans la religion catholique… dans quelques mois.
Le marquis d’O se retira et la journée s’écoula en conciliabules et en conseils5. Le nouveau roi rencontra Épernon et plusieurs des capitaines de l’armée royale sans obtenir d’accord quant à leur ralliement. La situation était grave. Henri de Bourbon n’avait guère avec lui plus de deux mille huguenots et les catholiques se mêlaient peu avec eux. La noblesse provinciale n’aimait pas plus les calvinistes et préférait suivre les ducs de Montpensier et d’Épernon. La plupart n’admettaient pas qu’un hérétique pût porter la couronne.
Les princes, les ducs, les maréchaux, les seigneurs pourvus des grands commandements, et les derniers conseillers de Henri III, comme Rambouillet et le surintendant des finances François d’O s’assemblèrent dans la nuit du 2 août. Le sort de la France dépendait de la résolution qu’ils allaient prendre. La moitié d’entre eux demanda fermement que le roi de Navarre soit proclamé héritier légitime de la couronne, puisqu’il avait été désigné comme tel par Henri III lui-même sur son lit de mort. L’obstacle était celui de sa religion, aussi le marquis d’O et ses amis proposèrent-ils qu’on lui offre la couronne, à la condition d’une conversion immédiate.
Henri répondit qu’il ne pouvait l’accepter sans déshonneur et se plaignit qu’on lui mît le couteau sous la gorge. Il invoqua les droits de sa conscience, offrit aux catholiques toutes les garanties qu’ils voudraient, mais refusa de se convertir s’il n’était éclairé par un concile national. Il ajouta que quelle que soit la décision des anciens fidèles d’Henri III, son règne avait commencé ce mercredi 2 août 1589.
Pendant ce temps se préparaient les obsèques du roi et, pour calmer la colère de l’armée et des loyalistes, le cadavre de Clément fut tiré à quatre chevaux, découpé en quartiers, puis brûlé devant l’église de Saint-Cloud.
Le soir de ce jeudi, le baron de Rosny avait invité à souper Olivier et Nicolas pour parler de la situation de l’armée. Si aucune solution n’était trouvée, la rupture entre catholiques et protestants serait définitive et le nouveau roi de France ne serait pas plus puissant que l’ancien roi de Navarre.
Trois autres hommes étaient à ce souper : Venetianelli, Richelieu et M. de Cubsac.
Il Magnifichino avait quitté Paris le matin grâce à un laissez-passer obtenu par Pulcinella auprès du chevalier d’Aumale. Brièvement présenté par Nicolas Poulain au nouveau roi, il lui avait fait un rapide compte rendu de l’état d’esprit des Parisiens. Avec cette affabilité qui lui faisait gagner des cœurs, Henri IV lui avait confirmé sa charge de Franc-archer dont il demanderait l’enregistrement au parlement de Tours.
Malgré sa foi catholique, le Grand prévôt avait rejoint le roi de Navarre sans réel état d’âme. Pour Richelieu la loi salique primait sur la religion et Henri de Bourbon était à la fois l’héritier légitime et celui que Henri III avait désigné. Au demeurant, sa haine envers la Ligue ne pouvait lui permettre d’autres choix.
Quant à Cubsac, qui n’avait pas quitté Nicolas Poulain depuis la mort d’Henri III, il était surtout venu chez Rosny pour manger tant les soupers du baron étaient réputés fameux.
— Tout repose désormais sur le marquis d’O, expliquait gravement Rosny après que les domestiques se furent retirés. Que le surintendant accepte de rester près du roi, et une grande partie de la noblesse catholique le suivra. Qu’il parte, et la moitié de l’armée s’en ira. Je lui ai encore parlé cet après-midi, et je lui ai proposé de venir ce soir. Il ne m’a dit ni oui ni non. J’espérais sa venue à cette heure, mais je crains qu’il n’ait déjà pris la décision de quitter la cour.
— Notre ami Michel de Montaigne nous serait bien utile dans ces circonstances, remarqua Nicolas. Par son expérience, sa finesse et son habileté, il serait certainement parvenu à convaincre le marquis et ses amis.
— Il est, hélas, à Bordeaux où le maréchal de Matignon a bien besoin de lui aussi pour maintenir l’autorité royale.
C’est alors qu’un valet annonça l’arrivée de trois visiteurs. Rosny se leva pour les recevoir. C’était le marquis d’O accompagné de Dimitri et du colonel Alphonse d’Ornano, qui venait d’arriver à Saint-Cloud. D’une extrême élégance, en pourpoint de satin noir avec une fraise immaculée, François d’O affichait l’arrogance de celui qui se sait indispensable. Pourtant Olivier remarqua combien son regard révélait sa fatigue et ses doutes.
Après un échange de politesse, et un service de boissons et de fruits confits, Rosny interrogea ses visiteurs qui gardaient un visage distant.
— Pour tout vous dire, marquis, annonça aussitôt le marquis d’O, je suis venu vous voir par courtoisie, mais je ne crois pas pouvoir, en conscience, accorder ma fidélité à Navarre.
— Le feu roi vous l’a pourtant demandée, et vous avez promis, intervint Olivier avec fougue. Ne pas choisir le roi de Navarre, c’est donner raison à la Ligue!
— J’ai promis, c’est vrai, monsieur de Fleur-de-Lis, mais uniquement s’il y avait conversion. J’ai encore rencontré Navarre tout à l’heure, et il a été aussi fuyant que d’habitude. Je dois dire que j’ai longtemps hésité mais ma décision est prise. Pourtant, soyez rassuré, je ne rejoindrai pas la Ligue, je me retirerai seulement sur mes terres.
On entendit alors des éclats de voix, une bousculade, puis la porte s’ouvrit brusquement.
— Monsieur le baron, protesta le domestique, je leur ai dit que vous ne receviez personne…
Le valet fut poussé avec brutalité et Caudebec pénétra, suivi de Cassandre de Saint-Paul et de Marguerite Poulain.
Ébahis, n’en croyant pas leurs yeux, Olivier et Nicolas se dressèrent d’un bond, et immédiatement, les deux femmes furent dans leurs bras.
— Comment? Comment êtes-vous là? demanda finalement Olivier après force embrassades, durant lesquelles il avait ressenti combien sa femme était grosse.
— Je vais vous raconter, monsieur mon époux, mais laissez-moi au moins saluer vos amis! dit-elle en riant tant le bonheur la submergeait.
Rosny l’embrassa à son tour, car il se considérait comme un vieil ami, tandis que le marquis d’O lui baisait élégamment la main, tout comme le colonel de la garde corse. Cubsac et Venetianelli se contentèrent de révérences.
En même temps, Caudebec avait chaleureusement étreint ses amis Cubsac et Dimitri, alors que Marguerite, intimidée, faisait de grands sourires à chacun.
Finalement, les embrassades et les brassées terminées, Cassandre, joues roses et ravie, leur raconta pourquoi elle était là, tout en tenant les mains de son époux et en s’adressant essentiellement à lui.
— J’ai rejoint mon père à Saumur, peu après votre départ de Tours. Il venait d’en être nommé gouverneur (à ces mots Rosny se rembrunit, puisqu’il était toujours persuadé qu’il aurait ce gouvernorat) et souhaitait que Charlotte et ses enfants le rejoignent. J’étais bien sûr folle de bonheur à sa proposition, car de Saumur à Tours, la distance n’est pas grande et je pensais te revoir rapidement. Mais arrivée là-bas, j’appris ton départ, ainsi que celui de Nicolas. Je restai donc à Saumur jusqu’à ce que M. de Mornay soit appelé à Tours. Comme il s’y rendait en barque, je lui demandai de pouvoir l’accompagner, ce qui me permettrait de revoir Marguerite.
» Votre épouse proposa de me loger chez vous, Nicolas, ce que j’acceptai volontiers, car avec l’installation du parlement, la ville est pleine comme un œuf. Avec impatience, nous attendions chaque jour votre retour, et j’étais de plus en plus inquiète de n’avoir aucune nouvelle, surtout en apprenant ce qui se passait dans Paris.
Elle poursuivit en s’adressant à son mari.
— C’est alors que M. de Mornay tomba malade d’une fièvre tierce très violente qui dura plusieurs dizaines de jours. En même temps, on apprenait les victoires de l’armée royale et son avancée rapide vers Paris. Lorsqu’un conseiller du palais m’affirma que les rois étaient sur le point d’entrer dans la capitale, je décidai de te rejoindre. Mon père commençait à aller mieux mais, fatigué, il ne put vraiment s’y opposer. Je parlai de mon dessein à Caudebec, qui s’y opposa, et à Marguerite, qui l’accepta.
— J’avoue que les aventures que j’ai connues avec Cassandre ont révélé chez moi une audace que j’ignorais et m’ont convaincue qu’il ne pouvait rien m’arriver avec elle, plaisanta l’épouse de Poulain, serrée contre son mari sur un banc de la pièce.
— Je ne pouvais qu’accepter, grommela Caudebec, elle serait partie sans moi!
— Mais grosse, c’était de la folie! protesta Olivier. Elle aurait pu perdre son fruit! Notre enfant!
— Je le lui ai dit, monsieur, dit Caudebec en se servant une poignée d’abricots confits, mais vous savez qu’elle n’en fait qu’à sa tête! Nous avons cependant voyagé en barque jusqu’à Orléans. Avec un vent d’ouest, le voyage n’a duré qu’une vingtaine d’heures et il n’y avait pas de secousse, comme dans une voiture. Ensuite, j’ai acheté un coche confortable. La route est bonne jusqu’à Paris et nous sommes allés lentement. Nous avons mis trois jours pour arriver ici.
— C’était folie dans un pays en guerre! répéta Poulain, malgré tout fier de sa femme.
— M. de Mornay avait réuni trente gentilshommes et hommes d’armes qu’il voulait envoyer au roi de Navarre; ils nous ont servi d’escorte.
— Et nous voici! sourit Cassandre. Hélas, en route nous avons appris la mort du roi. J’ai une lettre de mon père pour Mgr de Bourbon, croyez-vous que le roi de France me recevra pour la lui remettre? demanda-t-elle au baron de Rosny.
— Certainement, madame, mais peut-être pas tout de suite car les affaires d’Henri sont difficiles en ce moment. Le siège de Paris sera peut-être levé dans quelques jours.
— Pourquoi? demanda Marguerite qui avait accompagné Cassandre aussi pour entrer en ville avec l’armée et revoir ses parents.
— Beaucoup de gentilshommes catholiques n’acceptent pas de reconnaître leur nouveau roi, laissa tomber Rosny en regardant sévèrement le surintendant des finances.
Cassandre suivit son regard et considéra François d’O avec de grands yeux étonnés.
— Vous n’en faites pas partie, marquis, j’espère? demanda-t-elle.
— Je ne peux servir un roi hérétique, lâcha O, visiblement embarrassé par la question de cette femme qu’il estimait plus qu’il ne voulait le montrer.
— Comment? Que dites-vous? Mais c’est impossible! martela-t-elle. Pas vous! Vous qui étiez le plus fidèle sujet du feu roi! Sachez que vous ne trouverez jamais un maître meilleur qu’Henri de Bourbon et que vous gagnerez sa gratitude éternelle en le rejoignant maintenant. En arrivant à Saint-Cloud, M. Caudebec a parlé avec des capitaines catholiques : l’armée est indignée que l’attentat de Jacques Clément lui ait enlevé une victoire assurée. Vous connaissez les talents militaires de Navarre et sa bravoure chevaleresque. On ne peut qu’être honoré de servir un tel maître!
Ce fougueux plaidoyer parut ébranler Ornano et porta du baume au cœur de Rosny.
— Peste! Vous en parlez facilement, madame, puisque vous êtes vous-même hérétique, persifla quand même O.
— Hérétique? Le croyez-vous vraiment? Mon père était protestant, ma mère catholique, mes enfants choisiront la religion qu’ils désirent, dit-elle en touchant son ventre rond. Mon époux est catholique et je vais à la messe quand il me le demande. Nous croyons dans le même Dieu, alors peu importe notre façon de prier! N’êtes-vous pas capable de faire la même chose qu’une faible femme comme moi?
O grimaça en restant renfrogné tandis que Ornano affichait maintenant un franc sourire.
— Que souhaiteriez-vous pour donner votre fidélité au roi, seigneur d’O?
Le marquis soupira.
— Un engagement de sa part. Un engagement écrit, formel, enregistré nous promettant qu’il se convertira, qu’il nous laissera nos charges et ne les distribuera pas à ses amis. Mais les huguenots dont vous êtes s’y opposent. Et s’y opposeront toujours.
— Pas moi! fit-elle. Je suis la fille du prince de Condé et la fille adoptive du pape des huguenots, ma voix peut être écoutée si je parle en leur nom, et Henri de Bourbon m’écoutera.
Elle se leva.
— Maintenant? Vous n’y pensez pas! s’offusqua Rosny.
— Non seulement j’y pense mais j’y vais, monsieur de Rosny! Et j’ai besoin de vous avoir près de moi. Avec la bonne volonté de chaque partie, nous mettrons fin à cette sotte mésentente.
Rosny était ébranlé. Il considéra le marquis d’O qui avait planté ses yeux dans les siens. Chacun d’eux sentait que cette femme énergique venait de provoquer une ouverture comme cela arrivait parfois dans les batailles, et qu’il ne fallait pas la laisser passer.
Rosny se leva et O fit de même.
— Il est tard, dit Maximilien de Béthune, mais le roi doit encore jouer à cette heure.
Ils partirent, escortés par les autres gentilshommes. Marguerite resta seule chez Rosny.
Le roi les reçut avec une immense surprise. Cassandre s’adressa à lui comme la fille de son oncle, le prince de Condé. Dans un discours enflammé, elle l’exhorta à écouter ce que demandaient le marquis et ses amis et à accepter des concessions. Elle lui dit qu’il n’y avait point de roses sans épines et que c’était peu payer le plus beau royaume du monde d’un engagement écrit à faire enregistrer au parlement. Ses arguments convainquirent-ils le roi? Fut-ce la crainte qu’il avait de voir lui échapper son trône? Fut-ce l’inquiétude au moins aussi grande qu’avait le marquis d’O de voir triompher les ligueurs, et de perdre tous les avantages qu’il avait acquis lors du règne précédent? On ne sait, mais Henri de Bourbon se fit répéter les conditions de O et de ses amis, discuta chacune d’elles pied à pied tout en acceptant souvent les suggestions de Cassandre qui elle-même tempérait les demandes de François d’O. Peu à peu, l’accord se dessina, Henri de Bourbon refusant de s’engager formellement à changer de religion, mais acceptant de se faire instruire dans un délai de six mois.
En vérité, le roi Henri l’avait dit mainte et mainte fois : Catholique ou protestant, peu importe à mes yeux! Dieu m’a fait seulement naître chrétien et ceux qui suivent leur conscience sont de ma religion. Quant à moi, je suis de celle de tous ceux qui sont braves et bons6 mais il avait besoin de rassurer les protestants tant il craignait que beaucoup ne l’abandonnent s’il se convertissait trop tôt. Et les huguenots formaient les meilleures troupes de l’armée royale.
Le traité fut finalement mis par écrit à la fin de la nuit et le marquis d’O s’engagea à le faire approuver par ses amis le lendemain. Le roi acceptait de s’instruire dans la religion catholique et convoquerait dans les six mois un concile national, ou des états généraux, pour établir une paix de religion. En attendant, il confirmait les catholiques dans leurs charges et leurs emplois, leur réservait à titre exclusif les gouvernements, les commandements militaires et les offices civils, et promettait de ne pas accorder aux huguenots de faveurs ou de privilèges autres que ceux dont ils jouissaient déjà.
Chacun parapha ce projet et Cassandre, épuisée et ensommeillée, fut embrassée sur les deux joues par son cousin le roi, par Rosny et même par le marquis d’O. Elle retrouva dans la galerie Olivier, endormi sur une banquette, la tête appuyée sur celle de Cubsac. Venetianelli s’était carrément allongé sur un banc et ronflait du sommeil du juste. Quant à Nicolas, ayant appris que la négociation allait aboutir, il était parti rejoindre Marguerite.
Enlacés, les deux époux regagnèrent en se béquetant la chambre qu’Olivier avait prise à une auberge proche. Ils avaient tant à se dire!
Henri IV signa le 4 août la déclaration finalement acceptée par tous. François d’O était maintenu dans la surintendance des finances, Biron et Aumont recevaient les gouvernements du Périgord, de Champagne et de Bourgogne pris à Mayenne déclaré rebelle. Le texte fut porté à Tours par Olivier et Cassandre, où le parlement l’enregistra le 14.
Malgré ce juste et bon accord, il y eut des défections. Épernon saisit un prétexte futile pour ne pas signer l’acte, mais en vérité il était envieux du marquis d’O. Le 7, il se retira et regagna ses terres avec les sept mille hommes qu’il commandait.
Quelques huguenots se crurent trahis et se retirèrent dont M. de La Trémoille qui emmena avec lui neuf bataillons de calvinistes et retourna dans le Poitou.
L’armée, qui comptait trente mille hommes, avait donc fondu de moitié et le roi n’avait plus d’argent, même si M. de Montpensier, gouverneur de Normandie, promit toute l’aide qu’il pourrait envoyer. Le nouveau roi prit le titre de roi de France et de Navarre, renonça à se rendre maître de Paris.
Ainsi, la guerre contre la Ligue ne se termina pas à la mort d’Henri III, ce ne fut que la fin de la guerre des Trois Henri. Une autre guerre commença, incertaine, qui devait durer près de cinq ans. Cinq ans durant lesquels Olivier Hauteville resta près d’Henri IV et mena de nombreuses actions à son service. Mais c’est une autre histoire que nous raconterons certainement.
Dans Paris, dès l’annonce de la mort d’Henri III, les ligueurs abandonnèrent les écharpes noires pour des écharpes vertes. Les règles de vie changèrent, et ceux qui ne riaient pas furent considérés comme hérétiques tandis qu’on proclamait le cardinal de Bourbon roi.
Le portrait de Jacques Clément fut placé sur les autels des églises et la Sorbonne demanda sa canonisation. On proposa de lui ériger une statue dans l’église de Notre-Dame, et plus tard on vint en foule à Saint-Cloud racler la terre teinte de son sang. La duchesse de Montpensier fit venir de son village la mère du régicide que l’on salua dans les églises comme une sainte par ce verset : « Béni soit le ventre qui t’a porté, bénies soient les mamelles qui ont allaité saint Clément. »
Au début du nouveau règne, la princesse de Condé présenta une requête au conseil du roi pour demander le renvoi de son affaire devant le parlement de Paris. Elle justifia sa demande comme ayant rang et prérogatives de princesse du sang. Henri IV la lui accorda.
Le parlement défendit donc aux juges de Saint-Jean-d’Angély de continuer la procédure. Ils s’y refusèrent mais n’osèrent aller plus loin contre elle. Finalement, en 1595, Henri IV parvint à imposer que le parlement de Paris juge l’affaire en dernier ressort. La princesse fut alors complètement mise en liberté. En 1596 toutes les pièces du procès furent brûlées en présence du premier président M. de Harlay. Le prince de Conti et le comte de Soissons, qui s’étaient déclarés contre leur belle-sœur, en furent très mécontents mais ne poursuivirent pas.
Charles de Bourbon, le père de Nicolas Poulain, proclamé roi par la ligue mourut en prison en mai 1590 après avoir reconnu son cousin Navarre comme roi.
Le marquis d’O servit fidèlement Henri IV comme surintendant des finances et assura la continuité entre les règnes. À sa mort, après une longue agonie, Rosny lui succéda dans sa charge tandis que Philippe de Mornay s’éloignait progressivement d’Henri IV après sa conversion au catholicisme, ne gardant que sa charge de gouverneur de Saumur.
Le Grand prévôt Richelieu mourut en 1590 après avoir servi fidèlement le nouveau roi aux batailles d’Arques et d’Ivry. Il laissa à sa mort un jeune garçon de cinq ans nommé Armand qui devait devenir évêque de Luçon et premier des ministres de Louis XIII.
Larchant fut tué devant Rouen en 1592 au service d’Henri IV. Bellegarde, le premier gentilhomme d’Henri III qui avait participé à l’assassinat du duc de Guise et assisté à la mort du dernier Valois rejoignit Henri IV et servit ensuite son fils Louis XIII.
Alphonse d’Ornano fut nommé lieutenant-général du Dauphiné afin de pacifier la province. Maréchal de France en 1597, il se démit de la charge de colonel général des Corses en faveur de son fils et devint gouverneur de Guyenne à la mort du maréchal de Matignon.
M. de Boisdauphin, blessé et fait prisonnier à la bataille d’Ivry le 14 mars 1590, fit acte de soumission à Henri IV et devint lui aussi maréchal de France en 1595, tout comme François de La Grange, seigneur de Montigny, également un des assassins du duc de Guise.
Le chevalier d’Aumale périt à 28 ans, en 1591, en combattant Henri IV à Saint-Denis.
Edmond Bourgoing, prieur des jacobins, fut pris les armes à la main et tiré par quatre chevaux en 1590 pour complicité avec Jacques Clément.
Achille de Harlay sortit de la Bastille contre une rançon de dix mille écus et devint premier président du parlement de Paris transféré à Tours. Barnabé Brisson, le conseiller nommé premier président à la place d’Achille de Harlay, fut pendu par le commissaire Louchart deux ans plus tard. Louchart fut à son tour pendu dans la salle des cariatides du Louvre, avec Nicolas Ameline, à la suite d’un piège dans lequel il tomba. Le duc de Mayenne lâcha alors cette obscure phrase : « Il veut donc être pendu? Il le sera! »
Quand Henri IV parvint enfin à vaincre la Ligue, Jean de Bussy dut s’exiler à nouveau à Bruxelles où il vécut chichement d’une petite pension versée par l’Espagne et de son métier de tireur d’armes. Le curé Boucher mourut en 1646 chanoine de Tournai, aux Pays-Bas espagnols où il s’était réfugié.
Le duc de Mayenne fit acte de soumission en 1595. Sa sœur, la duchesse de Montpensier, s’attendait à la mort lors de l’entrée d’Henri IV dans Paris lorsqu’elle reçut la visite d’un envoyé de Navarre qui lui donnait le « Bonjour » et lui pardonnait. Le soir même, il la reçut et joua aimablement aux cartes avec elle. Persuadée d’être toujours ensorcelée, elle mourut d’un flux de sang en 1596, à l’âge de quarante-cinq ans, sans postérité.
Mais tout cela sera le sujet d’une prochaine histoire…
1 Montmartre.
2 Le boyau est percé. Il faut lui donner un lavement pour le soulager.
3 Quelle est la gravité de la blessure?
4 Je ne vois pas que l’on puisse sauver le roi
5 Le lecteur nous excusera de plagier ici presque mot pour mot ce qu’a écrit le baron de Rosny, mais qui mieux que lui, présent sur place, aurait pu raconter ce qui s’était passé?
6 Cette phrase, comme la plupart dans ce dialogue, est véridique.