5.

La Rochelle avait rallié le parti de la Réforme en 1568. Avec plus de 20 000 habitants, ses fortifications imprenables, ses riches armateurs qui négociaient avec l’Europe entière, la ville était une des plus puissantes du royaume.

C’est à La Rochelle que Théodore de Bèze avait présidé le synode fondateur de l’Église réformée de France. Jeanne d’Albret y avait été reçue comme une reine et son fils Henri de Navarre s’y était établi. Si Nérac et Pau étaient les principales villes du royaume de Béarn, La Rochelle était la capitale du peuple protestant.

Au début de la Réforme, quand les prêtres catholiques et les pasteurs s’entendaient encore, les églises étaient aussi utilisées comme temple. En plein accord, lorsque les uns sortaient, les autres y entraient. Mais cette tolérance n’existait plus à La Rochelle où les églises catholiques avaient été détruites ou fermées. Le culte papiste était désormais banni dans la ville et le pays environnant.

Or, Olivier Hauteville ne souhaitait pas changer de religion, et Cassandre de Mornay encore moins. Leur mariage n’était donc pas simple à préparer.

On disait que les noces entre Marguerite – la sœur d’Henri III – et Henri de Navarre avaient été le premier mariage mixte entre une catholique et un protestant. La cérémonie avait nécessité de très minutieux préparatifs et une dispense papale. Bien sûr, Olivier n’aurait pu obtenir une telle faveur, mais Philippe de Mornay n’était-il pas le pape des Huguenots? Dès le lendemain de la visite faite au roi de Navarre, il s’était attelé à cette difficulté.

Deux cérémonies religieuses seraient nécessaires pour valider le mariage : une bénédiction au temple, par un pasteur, et le sacrement donné par un prêtre catholique. Encore fallait-il trouver ce prêtre et le faire venir à La Rochelle. Heureusement, à l’occasion des obsèques, bien des amis de Philippe de Mornay étaient à Saint-Jean-d’Angély.



Le retour à La Rochelle prit deux journées. Ils firent route en compagnie d’Isaac de La Rochefoucauld, baron de Montendre1 qui revenait à son château de Surgères et avait proposé à Mornay de lui offrir l’hospitalité.

M. de Mornay était venu de La Rochelle avec une escorte de vingt lances. Certes, la Saintonge était aux mains des protestants, mais des bandes de brigands rôdaient partout, sans compter les compagnies de déserteurs albanais ou suisses des armées de Mayenne ou de Joyeuse qui battaient toujours la campagne. Se déplacer avec Isaac de la Rochefoucauld et ses hommes d’armes était une sécurité supplémentaire.

Le baron de Montendre était accompagné de son épouse Hélène, l’ancienne demoiselle d’honneur de Catherine de Médicis tant célébrée jadis par le grand Ronsard. Sa fille, Marie de Surgères, élevée dans la religion catholique, était à son tour à la cour de la reine mère.

Olivier, M. de Mornay et M. de La Rochefoucauld marchaient en tête du cortège tandis que Caudebec, Antoine – un jeune officier protestant au service de Mornay– et deux gentilshommes du baron de Montendre, fermaient la marche. Les hommes d’armes entouraient le coche de Charlotte Arbaleste tiré par quatre chevaux et la litière d’Hélène portée par des mulets.

Cassandre n’avait rien dit quand son père lui avait résumé leur discussion avec le roi de Navarre et l’accord donné à Olivier pour qu’il conduise une enquête à Paris. Elle n’avait pas plus parlé à son futur époux, se contentant avec une soumission apparente des explications qu’il lui avait données. En ce temps de guerre, les hommes ne restaient guère avec leur épouse, et elle avait besoin de réfléchir. Pour cette raison, elle avait souhaité faire le voyage avec l’épouse d’Isaac de la Rochefoucauld plutôt qu’en compagnie de sa mère adoptive.

Hélène de Surgères avait quarante-cinq ans. Amaigrie, émaciée, de profonds sillons d’amertume aux commissures des lèvres, la chaste saintongeoise, comme on l’appelait encore, bien qu’elle ait eu plusieurs enfants, avait perdu sa beauté chantée par Ronsard. Il était loin le temps où, surnommée la Cruelle Lucrèce, elle avait été chassée de la cour pour dépravation2 avec son amie Mlle de Bacqueville. Mais si son charme s’était fané, elle avait gardé son esprit piquant et incisif. En l’entendant raconter sa vie à la cour, Cassandre n’avait pas vu le temps passer bien qu’elle n’écoutât que d’une oreille distraite, car elle se préparait à ce qu’elle allait annoncer à son père… et à Olivier.

C’est le soir au château de Surgères, massive forteresse moyenâgeuse cerclée de huit tours et entourée de marais, qu’elle parla à M. de Mornay.

Toute la maisonnée était dans la grande salle, devant la cheminée, et Hélène se moquait gentiment de son ancien amoureux, Pierre de Ronsard, en récitant, debout avec un luth, ce poème qu’elle connaissait par cœur :

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz chantant mes vers, en vous émerveillant,
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.

Le baron avait laissé à ses invités plusieurs chambres dans les tours et Cassandre, dès la fin du souper, avait demandé à son père adoptif de rester un instant avec lui en tête à tête. Ce serait leur premier affrontement, songeait-elle, le cœur serré.

— Mon père, – elle l’appelait toujours ainsi –, j’ai longuement pensé avant de prendre ma décision : après notre mariage, j’accompagnerai Olivier à Paris.

Sans être surpris par cette demande, car il connaissait le tempérament de Cassandre, Philippe de Mornay sentit la douleur lui déchirer le ventre.

— N’y songe pas, ma fille! répliqua-t-il, en essayant de garder une voix ferme. La situation à Paris n’a jamais été aussi sombre pour ceux de notre religion. Sais-tu ce que je viens d’apprendre? En janvier, les filles d’un procureur au parlement, M. Foucaud, qui est protestant, ont été arrêtées à la demande des curés de Saint-Eustache et de Saint-Séverin pour ne pas être allées à la messe. Le roi, refusant la dictature de ces prédicateurs, est allé les voir dans leur prison et s’est engagé à les libérer sur la seule promesse qu’elles se rendraient à l’église, ce qu’elles ont refusé pour ne pas déplaire à Dieu. Les curés les ont donc renvoyées au parlement pour qu’elles soient jugées comme damnables et brûlables. On va revoir des abominations comme lors de la Saint-Barthélemy.

Il se tut un moment, la gorge nouée.

— Réfléchis, Cassandre, en quoi serais-tu utile à Olivier?

— La place d’une femme est près de son mari, monsieur mon père, répondit-elle avec douceur. Quant à mon utilité, je crois en avoir déjà fait la preuve lorsqu’il s’est agi de mettre fin aux rapines du duc de Guise.

— Mais tout a changé depuis, ma fille! Les prisons du roi sont remplies de religionnaires dans l’attente de leur procès et de leur exécution. Olivier ne restera pas longtemps absent…

— J’irai, mon père, c’est mon devoir. Mon frère est mort, peut-être assassiné par la Ligue, et je laisserai à un autre, fût-il mon époux, le soin de découvrir la vérité? De là-haut, Henri de Condé exige que je fasse mon devoir…

» Et que penserait ma mère, si je ne venais pas lui annoncer mon mariage?

Mornay, pourtant habile casuiste, resta sans réponse, car il n’avait pas pensé à ce dernier argument. La mère de Cassandre, Isabeau de Limeuil, épouse du banquier Sardini, vivait à Paris, ou plus exactement dans les faubourgs, au chemin du Fer-à-Moulins. Elle détesterait apprendre le mariage de sa fille par une simple lettre, et pourrait même se fâcher pour cela. Or, les Sardini étaient de précieux alliés à leur cause…

Il devina surtout qu’il ne ferait pas facilement changer d’avis sa fille adoptive. Après tout, il n’avait aucune véritable autorité sur elle. Son futur mari saurait peut-être mieux se faire obéir, tenta-t-il de se rassurer, sans trop y croire.

— Je te propose que nous en reparlions demain, avec Olivier, dit-il.



Ils repartirent le lendemain en direction de Ferrières. Les marais avaient cédé la place à l’épaisse forêt de Benon et chacun était vigilant, car les brigands pullulaient dans ces bois. Leur étape était l’abbaye cistercienne de la Grâce de Dieu qui dépendait des seigneurs de Surgères et de La Rochefoucauld qui se situait à cinq lieues de La Rochelle.

L’abbaye avait été entièrement détruite par les protestants, sauf le réfectoire où vivait encore un religieux, parent des La Rochefoucauld. C’est François, le colonel de l’infanterie protestante, qui avait proposé son nom à Mornay quand celui-ci lui avait dit qu’il recherchait un prêtre pour la bénédiction catholique du mariage de sa fille.

— Le père Louis acceptera, lui avait assuré le comte. C’est un homme tolérant, très respecté dans le pays et nous sommes parents. Je te ferai une lettre pour lui.

Ils le trouvèrent dans le grand réfectoire, le seul bâtiment ayant encore une toiture. Vieillard bedonnant au double menton, à la tonsure blanche et au regard doux, il lut la lettre du comte avant de demander à rencontrer les futurs épousés. Ayant longuement parlé avec eux, il accepta de les accompagner à La Rochelle, avec la promesse que M. de Mornay le ferait reconduire dans son abbaye après la cérémonie.

Cassandre lui laissa sa place dans la litière, songeant que la cruelle Lucrèce et le prêtre auraient d’intéressants sujets de controverse, et prit un cheval qu’elle monta en amazone. À la tête du cortège avec son père et Olivier, ils abordèrent à nouveau le voyage à Paris.

M. de Mornay avait déjà parlé à Olivier de la décision de sa fille adoptive. Comme lui, Olivier avait de prime abord refusé qu’elle l’accompagne, mais ayant ensuite réfléchi, il avait jugé que la présence de son épouse aurait de nombreux avantages. Là-bas, il aurait besoin de personnes de confiance. Certes, il pouvait s’appuyer sur Nicolas Poulain, mais Cassandre était la seule à qui il pouvait confier ses pensées les plus profondes et elle avait suffisamment de ressources pour l’aider vraiment. Au demeurant, en cas de troubles, elle pourrait toujours aller se réfugier chez sa mère, dans l’imprenable château Sardini, à la sortie de Paris. Finalement, que risquaient-ils? Ils seraient mariés, il était catholique, il entrerait dans Paris avec un passeport au nom du chevalier de Fleur-de-Lis. Qui irait leur chercher des noises?

En réalité, s’il acceptait si facilement la volonté de sa future femme, c’était parce qu’il se savait incapable de la convaincre de rester à La Rochelle. De surcroît, il craignait aussi une nouvelle séparation et, égoïstement, il ne voulait pas penser aux risques qu’ils allaient prendre.

Restait l’épineux problème de la messe. S’ils vivaient quelque temps à Paris, ils devraient s’y rendre pour ne pas être dénoncés. Pour Olivier cela ne posait pas de problème, mais pour elle?

Cassandre avait eu l’occasion de réfléchir à ce que son père lui avait raconté sur ces deux pauvres huguenotes emprisonnées, et bientôt brûlées pour avoir refusé d’entendre la messe. Dans une situation identique, durant la Saint-Barthélemy, le roi de Navarre avait accepté d’écouter l’office et s’était même converti, tout comme son demi-frère qu’on venait d’enterrer. Un homme aussi fidèle que le baron de Rosny n’hésitait jamais à se faire passer pour un catholique pour tromper ses ennemis (c’est bien ce que lui reprochait Mornay!) et sa mère Isabeau de Limeuil était catholique et aurait voulu qu’elle soit élevée dans cette religion. Puisqu’elle acceptait que son mariage soit sous la double bénédiction, la messe ne pouvait lui faire peur. Elle promit donc qu’elle irait l’écouter.

Cette difficulté étant réglée, ils demandèrent à Caudebec et au sergent d’armes d’Olivier de les rejoindre. M. de Mornay souhaitait que Caudebec les accompagne, et Olivier savait qu’il pouvait compter sur Gracien Madaillan. Tous deux acceptèrent de les escorter. Ils s’installeraient ensuite chez Mme Sardini.

M. de Mornay, rassuré, aborda alors un autre sujet.

— Ce n’est pas seulement pour que vous recherchiez M. de Boisdauphin à la Croix-de-Lorraine, et que Cassandre découvre la vérité sur la mort de son frère, Olivier, que j’ai approuvé votre idée d’aller à Paris, car j’ai peu d’espoir que vous appreniez quoi que ce soit…

Olivier vit que sa future épouse se raidissait à ces paroles.

— Il faut voir la réalité en face, ma fille, lui dit doucement M. de Mornay. Même si vous trouvez M. de Laval, je ne vois pas pourquoi il vous raconterait ce qu’il faisait à Saint-Jean-d’Angély.

Olivier et Cassandre échangèrent un regard complice. Eux avaient quelques idées sur la façon d’y parvenir.

— Il y a une autre affaire, peut-être aussi importante, mais sur laquelle je n’ai que peu d’éléments…

— Je vous écoute, monsieur, dit Olivier, intrigué.

— C’est une histoire que m’a racontée monseigneur, juste avant que nous quittions Saint-Jean-d’Angély. Il n’y attachait pas d’importance, contrairement à moi… Il y a un mois, on a interpellé en Gascogne un chevalier hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem qui se rendait à Paris avec des laissez-passer du roi d’Espagne et du Grand prieur, M. de Valois3.

— Je suppose que ce genre de voyage diplomatique est habituel, remarqua Olivier.

— En effet, seulement M. Juan Moreo n’est pas un inconnu. Il était déjà venu en France, en 1584. C’est lui qui a signé en décembre, à Joinville, au nom de Philippe II, ce funeste traité accordant le trône au cardinal de Bourbon en présence de MM. de Mayneville, de Guise et de Mayenne. Moreo est au plus près du roi d’Espagne, mais commandeur de l’ordre, et avec ses laissez-passer, il était difficile de l’emprisonner ou de le renvoyer en Espagne. Il a donc été autorisé à poursuivre son chemin après que ses bagages eurent été fouillés et son courrier examiné. Apparemment, il n’y avait rien de répréhensible, sinon une lettre reçue d’un nommé Hercule…

Mornay se tut un instant, ne sachant trop comment amener la suite tant ses soupçons étaient ténus.

— Cet Hercule, dont Juan Moreo a affirmé qu’il était marchand drapier à Reims, répondait dans sa lettre qu’il était satisfait de l’accord conclu et qu’il viendrait à Paris chercher le paiement. Il demandait à être prévenu dès que le chariot arriverait dans la capitale.

— Il n’y a rien là d’inquiétant.

— Attendez! poursuivit Mornay en secouant la tête. Dans d’autres correspondances que nous avons saisies entre le roi d’Espagne et le duc de Guise, celui-ci prenait plusieurs fois le pseudonyme de Hercule pour signer ses lettres.

— Il attendrait un paiement… Un transport d’or peut-être? demanda Cassandre.

— C’est mon idée, mais Henri de Navarre n’y croit pas.

— Vous voudriez que je retrouve ce Juan Moreo à Paris?

— Oui, et que vous découvriez avec qui il est en relation.

— Ce ne sera pas facile…

— Rien ne sera facile! fit Cassandre en haussant les épaules.

— Connaissez-vous l’ambassadeur d’Espagne? poursuivit Mornay après un bref regard à sa fille.

— Non, monsieur.

— Il se nomme Bernardino de Mendoza. Il est arrivé à Paris en octobre 1584, et dès mars 1585 il est entré en relation avec M. de Mayneville. Mendoza, Moreo et Mayneville sont désormais très proches. Mendoza a racheté l’hôtel que son cousin Diego avait fait construire rue Mauconseil, sur l’emplacement de l’ancien hôtel de Bourgogne.

Olivier hocha la tête pour montrer qu’il connaissait l’histoire de cet hôtel situé non loin de sa maison, en haut de la rue Saint-Denis4. Robert, comte d’Artois et frère de Saint Louis, avait élevé là un grand corps de logis à l’extérieur de la ville mais appuyé sur la courtine. C’était une forteresse entourée d’une muraille crénelée et garnie de tours qu’on appelait alors l’hôtel d’Artois.

Bien plus tard, le château était revenu au duc de Bourgogne par sa mère, la comtesse d’Artois. En ce temps-là, le roi de France Charles VI, était fou et son frère Louis d’Orléans assurait la régence. Le duc de Bourgogne Jean sans Peur s’opposait à lui, car il voulait rattacher le duché d’Artois à son duché. Pour mettre fin à sa querelle, Jean sans Peur avait fait assassiner Louis d’Orléans5. Devenu régent, Jean sans Peur avait agrandi l’hôtel d’Artois et fait construire un donjon rectangulaire en pierres de taille surmonté de merlons en encorbellement.

Plus tard, à la mort de Charles le Téméraire, l’hôtel forteresse avait été confisqué par la couronne et laissé à l’abandon. Ruiné et occupé par des truands et des gueux, François Ier l’avait mis en vente en le découpant en deux portions séparées par une rue percée au milieu de la vieille forteresse : la rue de Bourgogne6 ou rue Neuve-Saint-François.

— Il faudrait surveiller l’ambassade, proposa Olivier.

— C’était mon idée, il y a peut-être aussi une enquête à conduire au Temple où logent les hospitaliers, et dans les grandes hôtelleries environnantes si Moreo s’installe dans l’une d’elles.

— Il Magnifichino jouait à l’hôtel de Bourgogne, chez les Confrères de la Passion. S’il y est encore, il pourrait nous aider, dit Olivier à Cassandre.

Les Confrères de la Passion et de la Résurrection de Notre Seigneur Jésus-Christ était une très vieille société qui représentait les mystères de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ils avaient longtemps possédé une salle dans la rue Saint-Denis, à l’extérieur de l’enceinte, et quand les parcelles de l’hôtel de Bourgogne avaient été mises en vente, ils en avaient acheté une pour y construire un théâtre. Mais leurs pièces religieuses ennuyaient désormais le public qui préférait les farces, aussi louaient-ils leur salle à d’autres troupes, souvent des comédiens italiens.

— Mais si je le retrouve, je ne sais pas comment je pourrai l’interroger, poursuivit-il.

— Votre ami Poulain pourrait avoir quelques idées sur la façon de s’y prendre… S’il s’agit d’or pour Mgr de Guise, il ne faut pas qu’il le reçoive, et ce serait encore mieux si cet or allait dans les poches de Mgr de Navarre.

— Recommencer l’affaire des quittances? sourit Cassandre, qui avait déjà hâte de se trouver à Paris.

Olivier ne voulut pas la contredire mais haussa les sourcils pour marquer son incrédulité.

— À trois ou quatre? fit-il. Voler un chariot plein d’or appartenant à Guise?

— Je ne sais pas, faites au mieux! fit Mornay avec une grimace. Je sais que vous êtes un homme de ressource, Olivier, nul ne pourrait être mieux préparé… Ne prenez cependant pas de risques inutiles. Peut-être aurez-vous besoin de l’aide du marquis d’O. Avez-vous une idée de l’endroit où vous logerez?

— Pas chez moi en tout cas, affirma Olivier. Ce serait trop dangereux. Nous demanderons conseil à la mère de Cassandre, sinon nous irons dans une hôtellerie. Pourrez-vous nous obtenir des passeports signés par le chancelier?

— Mgr de Navarre me les a déjà donnés ainsi qu’une lettre à remettre à son cousin le roi, à votre sujet.



À La Rochelle, Charlotte Arbaleste s’occupa de l’organisation de la cérémonie et du dîner qui suivrait. La célébration eut lieu le dernier jour du mois de mars dans une grande salle de la maison d’un échevin, M. Gargouillaud, souvent utilisée comme temple. Ce fut un pasteur ami de Léonord Chabot, baron de Jarnac et gouverneur de La Rochelle, qui officia. Il y eut ensuite une brève bénédiction donnée par le prêtre catholique à laquelle plusieurs des invités protestants n’assistèrent pas.

La veille, un contrat de mariage avait été signé chez un notaire de la ville. Cassandre avait été dotée de dix mille livres par Henri de Navarre et M. de Mornay en avait fait autant sur sa cassette personnelle. Olivier, lui, apportait quinze mille livres, toute sa fortune gagnée au fil des butins, mais aussi sa maison de Paris qui était estimée à six mille livres. Si les futurs époux n’étaient pas riches, ils étaient loin d’être pauvres, et Cassandre savait que sa mère lui avait aussi réservé une dot.

Comme c’était l’usage dans les mariages mixtes, le contrat de mariage prévoyait que les enfants mâles issus du couple seraient élevés dans la religion de leur père et les filles dans celle de leur mère. C’est chez le notaire qu’Olivier découvrit des témoins inattendus invités par M. de Mornay. Au premier rang se trouvait M. de Rosny. Mornay avait ainsi surmonté son aversion envers son vieil adversaire, car en ce jour de liesse, il voulait oublier ce qui les séparait. Cassandre et Olivier en furent profondément touchés.

Étaient aussi présents François de La Rochefoucauld, le colonel général de l’armée protestante venu avec Louis de Courcillon, seigneur de Dangeau, qui l’année précédente avait failli pendre Olivier quand il se rendait à Montauban avec Nicolas Poulain et Il Magnifichino. Il y avait encore Agrippa d’Aubigné, qu’Olivier estimait fort depuis la bataille de Coutras où il s’était distingué, et enfin Léonord Chabot, le gouverneur de la ville.



Le dîner de noces fut pris dans la salle d’un jeu de paume, à quelques pas de la maison où avait eu lieu la cérémonie. Malgré une pluie torrentielle, des éclairs éblouissants et de fracassants coups de tonnerre qui déchiraient l’air, deux centaines de convives se pressèrent autour des grandes tables dans la pièce enfumée par les flambeaux de suif.

Les protestants affectaient la simplicité et la sobriété dans leur façon de s’habiller, aussi n’y avait-il que peu d’habits fantaisistes ou colorés. Les pourpoints et les hauts-de-chausses bouffants étaient gris et les capes noires. Les gentilshommes portaient toquets à plume et épée, souvent à poignée dorée. La plupart avaient le cou serré dans une fraise brodée de cérémonie, quelquefois de grande taille. Beaucoup arboraient une chaîne d’or, et celle de M. de Rosny était la plus grosse de toutes. En revanche les quelques marchands et armateurs invités par M. de Mornay étaient tête nue et ne portaient que de petites fraises.

Les femmes aussi étaient en noir, mais avec des robes de soie finement brodées. La plus belle était certainement celle de Cassandre, saisie dans les bagages de la duchesse de Montpensier, lors de la prise de la maison forte de Garde-Épée, et son corsage parsemé de perles mettait sa gorge en valeur. Le jeune épousée avait placé à sa table ses amies : Claude d’Estissac, fille d’un gouverneur de La Rochelle qui venait de se marier avec François de La Rochefoucauld, et Marie de Rochechouart, veuve remariée avec le baron de Jarnac, le gouverneur de la ville. Elle avait aussi invité Isaac de La Rochefoucauld pour avoir près d’elle Hélène de Surgères dont elle avait apprécié l’ironie.

À la table d’honneur, les deux époux étaient côte à côte. M. de Mornay se tenait près de sa fille et le baron de Rosny était le voisin d’Olivier. Après plusieurs services abondants de poissons et de viandes, et comme les esprits étaient échauffés par le vin, les conversations s’orientèrent vite sur les avantages et les inconvénients du mariage, la procréation et le rôle de la femme dans le couple.

— La plus grande bénédiction que Dieu puisse vous envoyer, ma fille, c’est une bonne lignée! commença Charlotte Arbaleste.

— Le mariage n’aurait été institué que pour la procréation et non pour le plaisir? railla Hélène de Surgères. J’ai pourtant ouï parler de fort honnêtes dames qui craignaient d’enfler par le ventre et faisaient tout pour l’éviter!

— Si une femme engrosse, c’est par la volonté de Dieu et non pour le plaisir désordonné et la paillardise, la coupa Marie de Rochechouart.

— Il faut rester à égale distance entre pruderie et paillardise, remarqua le baron de Rosny. Vous savez ce que l’on dit, Olivier : Qui ne contente pas son mari, le laisse ailleurs chercher son repas!

— Vous avez peut-être des conseils à me donner, proposa Cassandre les yeux baissés dans une fausse modestie.

En même temps, elle avait pris la main de son époux qu’elle tenait serrée.

— Quand on veut parler d’amour, il faut toujours commencer ses propos par l’amour de Dieu! intervint le père Louis, le prêtre catholique.

— Vous autres papistes êtes bien mal placés pour donner des conseils sur l’amour, déclara un peu agressivement Agrippa d’Aubigné qui n’aimait guère les ministres catholiques. Si je me souviens bien, votre pontife Léon X a créé une taxe pour les péchés de chair avoués en confession.

— Cette proposition a été rejetée par le concile de Trente, protesta le prêtre.

— Quels sont donc ces péchés, et combien cela coûte-t-il pour obtenir l’absolution? demanda la cruelle Lucrèce avec un brin de perfidie.

— Je ne les ai pas tous en tête, madame, et je ne voudrais effaroucher de pucelles oreilles, répondit Agrippa d’Aubigné en se retenant de rire.

— Vous ne m’offenserez pas! répliqua Cassandre en pouffant.

— Eh bien soit! répliqua le soldat qui brûlait d’envie de parler. Par exemple, l’acte de paillardise commis avec une religieuse dans un cloître coûte trente-six livres tournois.

— C’est cher! remarqua Isaac de La Rochefoucauld en roulant de grands yeux qui firent s’esclaffer toute la tablée.

— Mais le simple péché de chair ne se paye que six livres tournois et l’adultère quatre. En revanche, le crime bestial ou contre-nature coûte quatre-vingt-dix livres7!

— C’est très cher! s’exclama encore plus fort Isaac de La Rochefoucauld avec une mimique qui fit cette fois éclater tout le monde de rire, sauf Charlotte Arbaleste qui déclara fraîchement :

— M. d’Aubigné est certainement un vaillant soldat, mais n’écoutez pas ses propos, Cassandre. Tout ce que vous devez faire ce soir, une fois fermée la porte de votre chambre, c’est vous agenouiller et prier Dieu pour sa bienveillance de vous avoir accordé la grâce de vivre avec Olivier et le supplier de vous donner de nombreux garçons.

— C’est tout? s’enquit Cassandre en arborant un sourire angélique.

— Et de devenir aussi une bonne ménagère! pouffa Claude d’Estissac. Pour ma part, le matin de mes noces, j’ai trouvé une cruche derrière la porte de ma chambre. On m’a expliqué que la tradition était que j’aille la remplir pour prouver à tous que je serais une bonne maîtresse de maison.

— Moi, je me souviens surtout que le soir de mes noces chacun était aux écoutes derrière la porte de notre chambre pour être témoin que le mariage avait été consommé, fit la chaste saintongeoise, qui avait aussi un peu trop bu.

— À minuit on vous portera certainement une soupe de vin chaud avec beaucoup de poivre pour vous apprendre l’aigreur de la vie que vous allez connaître, intervint Agrippa d’Aubigné en s’adressant à Cassandre.

— J’ignorais que le poivre était aigre, déclara Olivier en souriant. Devrons-nous avaler ce breuvage tous les deux?

— Le poivre est surtout un aphrodisiaque, mon ami! laissa tomber Rosny.

— Alors mon mari n’en aura pas besoin, fit Cassandre avec malice. Mais jusqu’à présent, les conseils ne s’adressent qu’aux épousées. Quels sont ceux que devra suivre monsieur mon mari?

— Surtout, méfiez-vous des médecins, Olivier! s’exclama Isaac de La Rochefoucauld. Rappelez-vous ce que disait M. de Ronsard.

Il se leva et, levant son verre en chancelant, il déclama d’une voix pâteuse :

— Ha! Que je porte et de haine et d’envie

Au médecin qui vient soir et matin

Sans nul propos tâtonner le tétin,

Le sein, le ventre et les flancs de ma mie!

En même temps, il vida son verre dont le vin coula sur sa barbe et rougit sa fraise.

— Votre ami Ronsard ne disait pas seulement cela, si je me souviens bien, intervint à son tour François La Rochefoucauld en s’adressant à Hélène de Surgères.

À son tour il se dressa et déclama, cette fois en regardant Cassandre :

— Vous avez les tétins comme deux monts de lait,

Qui pommellent ainsi qu’au printemps nouvelet

Pommellent deux boutons que leur châsse environne.

De Junon sont vos bras, des Grâces votre sein,

Vous avez de l’Aurore et le front, et la main,

Mais vous avez le cœur d’une fière lionne.

— Je crois que vous avez tous trop bu, intervint sèchement Mme de Mornay. Mesdames, allons plutôt de l’autre côté entendre un peu mieux cette douce musique.

À l’autre bout de la salle, quatre musiciens jouaient doucement de la viole et du luth. Les femmes se levèrent et M. de Rosny en profita pour dire quelques mots à l’oreille de son voisin.

— Les hommes vont maintenant parler bataille et pillage, et je vais me retirer, car je quitte La Rochelle demain matin à l’aurore. Auparavant, j’aurais souhaité vous parler un moment dans ce petit cabinet.

Il désigna une porte.

Cassandre, qui ne s’était pas levée avec les autres femmes, avait entendu.

— Mon époux partage tous ses secrets, reprocha-t-elle à Rosny, d’un ton taquin mais suffisamment ferme pour que les deux hommes comprennent qu’elle ne se laisserait pas écarter.

Une ombre fugitive brouilla les traits de Rosny qui se contraignit à sourire.

— Venez donc avec nous, madame.

Le cabinet n’avait que de minuscules fenêtres et l’orage qui grondait obscurcissait totalement le ciel aussi le baron avait-il pris une lampe à huile de noix. Il y avait deux bancs l’un en face de l’autre dans le cabinet. Rosny s’installa sur l’un et les mariés sur l’autre.

— Je ne sais pas quand nous nous reverrons, mes amis, commença le baron, embarrassé.

Olivier hocha la tête, intrigué.

— Mgr de Navarre m’a expliqué pourquoi vous vouliez vous rendre à Paris, monsieur de Fleur-de-Lis.

Remarquant la gêne de Rosny, Cassandre déclara :

— J’accompagnerai mon époux à Paris, baron. Le prince était mon frère, si sa femme n’est pour rien dans sa mort, il est légitime que je recherche son assassin.

— Décidément, M. de La Rochefoucauld ne se trompait pas quand il vous attribuait le cœur d’une fière lionne, madame. Je vous supplie de m’accorder votre indulgence… quant à ce que je vais… alléguer, maintenant.

— Soyez sans crainte, sourit-elle. Vous êtes mon ami.

— J’avoue ne guère croire à cette histoire d’espionnage impliquant Urbain de Laval, et je voulais vous mettre en garde, tous les deux…

— En garde?

— Oui, contre celui qui est selon moi le seul responsable de la tentative d’assassinat de monseigneur à Nérac, et aussi du crime de Saint-Jean-d’Angély….

Olivier resta sans voix tant il s’inquiétait du nom qu’allait prononcer le baron.

— Je ne vous apprendrai rien… Il s’agit du comte de Soissons, dit Rosny en regardant Cassandre d’un air inquiet.

Elle resta impavide et Olivier se sentit très mal à l’aise.

— Peste! C’est une très grave accusation, monsieur le baron, dit-il enfin.

— Je le sais, mais vous n’ignorez pas que c’est aussi ce qu’a pensé un temps Mgr de Navarre.

— Olivier me l’a confié, baron, intervint Cassandre. Je ne sais qu’en dire, car je ne connais pas suffisamment le comte.

— Moi, je le connais, madame. Excusez ma franchise, mais j’affirme que c’est un homme mauvais et dissimulé qui rêve du trône en écartant ceux qui pourraient y prétendre.

— Mais de là à tuer son frère, monsieur le baron! Vous n’avez pas le moindre début de preuve, lui reprocha Olivier.

— J’en ai une grâce à vous! Urbain de Laval – Boisdauphin –, dont vous avez découvert la venue à Saint-Jean-d’Angély, a été un gentilhomme de Soissons.

— En êtes-vous certain?

— C’était il y a deux ou trois ans.

— Tuer son propre frère, tout de même, fit Olivier en secouant la tête.

— Relisez donc la Bible! répliqua sèchement Rosny, et surtout songez qu’ils ne se connaissaient guère et n’éprouvaient aucune affection l’un pour l’autre. D’ailleurs, vit-on jamais des frères si différents? Condé, protestant rigide, est toujours resté près de Navarre, tandis que son cadet François de Conti a été élevé dans la religion catholique par le cardinal de Bourbon, tout comme Charles de Soissons son demi-frère. Observez d’ailleurs comme ces deux-là se ressemblent peu : Soissons est hautain, peu prévenant et fier de sa race. Son ambition est démesurée et son esprit aveugle, tandis que Conti est insignifiant, sourd et quasiment muet, Dieu nous garde qu’il devienne roi!

Olivier restait dubitatif tout en ressentant une sourde inquiétude. Il se tourna vers Cassandre qui paraissait abîmée dans ses réflexions. Si le baron ne se trompait pas, devrait-elle venger l’un de ses frères en punissant l’autre?

— Supposons que mon demi-frère Soissons soit pour quelque chose dans la mort du prince, sa femme serait lavée de tout soupçon… dit-elle, enfin.

— Ce n’est pas aussi simple. Le père de la princesse, Louis de La Trémoille, était un zélé catholique. Si son fils s’est sincèrement converti, rien ne dit que sa fille ne soit pas restée secrètement papiste.

— Si je vous suis, la princesse aurait tué son époux, non pour s’en débarrasser et disposer librement de son amant comme on l’accuse, mais pour rapprocher du trône le comte de Soissons. J’avoue ne pas voir quel intérêt elle y aurait eu, dit Olivier. Je comprendrais mieux qu’elle ait remis des plans de fortification aux gens de Guise pour défendre sa foi catholique…

Le baron de Rosny grimaça son hésitation en voyant Cassandre opiner du chef pour approuver son mari. Il savait que sa haine envers Soissons l’entraînait peut-être dans une mauvaise direction.

— Vous avez certainement une vue plus équitable des choses, monsieur de Fleur-de-Lis. Ce sera donc à vous de nous éclairer.

— Je ne suis pas certain d’y parvenir, monsieur, ironisa Olivier. Où en est d’ailleurs le projet de mariage entre le comte de Soissons et la sœur de Mgr de Navarre?

— Il est abandonné. Soissons va rentrer à Paris. Il n’est pas impossible que je l’accompagne, car monseigneur aimerait savoir ce qu’il prépare contre lui.

— Nous allons nous retrouver dans Babylone? se força à plaisanter Olivier.

— Peut-être. Savez-vous où je pourrai vous trouver si j’ai besoin de vous?

— Laissez un message chez moi, mais je n’y habiterai pas.

— Soyez prudents tous les deux. Vous allez vous attaquer à de puissants ennemis.



Quelques jours après leur mariage, Cassandre et Olivier apprirent les exécutions de Saint-Jean-d’Angély. L’intendant Brillaud et son complice avaient été tirés par quatre chevaux sur la grande place de la ville. Quant au page, M. de Belcastel, il était resté introuvable malgré des recherches dans des grottes du côté de Saintes. Il avait donc seulement été exécuté en effigie.

Après le supplice de l’intendant, les juges de Saint-Jean-d’Angély rendirent aussi une sentence ordonnant le procès de la princesse de Condé et sa condamnation à la question. En attendant, elle fut emprisonnée.

C’est à Tours, où les quatre voyageurs restèrent une journée, qu’ils eurent d’un proche de M. de La Rochefoucauld la confirmation que la princesse était grosse de trois mois. Son exécution serait donc différée jusqu’à quarante jours après ses couches, et en prison elle serait seulement visitée par la sœur du maréchal de Biron et la femme du gouverneur de Saint-Jean-d’Angély.

1 Cousin de François de La Rochefoucauld.

2 En 1574, rapporté par Brantôme.

3 Fils naturel de Charles IX.

4 Approximativement entre les rues du Petit-Lion, Saint-Denis et Mauconseil.

5 En 1407, rue Vieille-du-Temple. Ce crime devait entraîner la sanglante guerre entre les Armagnacs et les Bourguignons.

6 Devenue rue Françoise, ou Française.

7 Ces taxes ont été publiées à Lyon en 1564 : Taxes des parties casuelles de la boutique du pape, en latin et en français, avec annotations des décrets, conciles et canons.