12.
Dimanche 17 avril, jour de Pâques

Tandis qu’Olivier et Caudebec s’habillaient pour leur souper chez le marquis d’O, Cassandre se rendit dans la chambre de Venetianelli où les femmes de la troupe repassaient les cols et les fraises qu’ils porteraient.

Sur les pierres de la cheminée étaient alignées toutes sortes de fers : des fers à braises que l’on remplissait avec une petite pelle, des fers à gaufrer, des fers à bouillonner pour les fronces; des fers à tuyauter pour les manches. Certains étaient ronds ou ovales, d’autres recouverts de laine, d’autres encore, très fins et posés dans l’âtre, se manipulaient avec de longues tiges pour ne pas se brûler.

Cassandre se fit expliquer l’usage de ceux qu’elle ne connaissait pas. Quand elle habitait chez les Mornay, c’était bien sûr une lingère qui préparait les fraises et repassait les plis des hauts-de-chausses pour les grandes cérémonies, mais il arrivait qu’elle-même ou sa mère adoptive aient l’occasion d’utiliser les fers, quand il y avait beaucoup de linge à apprêter.

L’amidon pour rendre les fraises et les cols rigides avait été préparé dans une grande terrine par Serafina après avoir cuit longuement dans une marmite. La jeune femme y avait trempé les tissus la veille et maintenant Chiara retirait les fines tiges d’acier des plis de la dentelle, indispensables pour des fronces bien alignées et régulières. Elles n’avaient pas arrêté depuis l’aube et la fatigue se lisait sur leur visage. Cassandre se promit de les récompenser. Le repassage d’une fraise prenait plusieurs heures et elle leur avait demandé d’en préparer trois : deux de petites tailles, pour Olivier et Caudebec, et une très grande de trois pieds de circonférence pour elle. Une parure qui la gênerait toute la soirée.

Enfin tout fut terminé et Serafina et Chiara l’aidèrent à s’habiller. À la grande surprise de Cassandre, les deux jeunes filles connaissaient les dernières exigences de la mode parisienne et avaient retouché les fermetures de sa robe, resserré la taille, rajouté des rubans de soie et modifié les motifs de perles cousus sur le corsage. Elles lui proposèrent même un caleçon de velours rouge qui, selon elles, faisait fureur à la cour, ainsi que des bas de soie et une de ces gibecières dans lesquelles les femmes mettaient parfois un petit chien. Les parures que les comédiennes utilisaient pour leurs spectacles semblaient être inépuisables!

Ils partirent peu avant cinq heures, un peu en retard. Pour l’occasion Venetianelli avait fait venir une litière portée par deux mules pour Cassandre, car elle n’aurait pu monter à cheval avec son corset sous le vertugadin, son immense fraise et sa coiffure aux cheveux crêpés en chignons parsemés de rubans.

Pour éviter la rue Saint-Martin, dans laquelle Olivier craignait d’être reconnu, ou simplement aperçu par Perrine ou ses autres domestiques, le petit groupe emprunta la rue aux Ours et la rue Grenier-Saint-Lazare, traversant les ruines de la vieille porte Saint-Merry pour rejoindre la rue du Temple qu’ils descendirent jusqu’aux Blancs-Manteaux.

En chemin, chaque fois que la voie était assez large, Olivier se plaçait à côté de la litière afin de parler avec son épouse. Venetianelli et Sergio ouvraient la marche, écartant ceux qui gênaient le passage avec leur bâton et faisant lever les tablettes des échoppes quand le passage était trop étroit. Caudebec assurait l’arrière-garde et repoussait les gamins qui les suivaient.

Olivier, engoncé dans sa fraise et sa chemise amidonnée avec son pourpoint étroitement boutonné, faisait surtout attention à ce que les plumes de son toquet ne frottent pas les enseignes trop basses. Il trouvait extravagant de déployer un tel apparat pour rendre visite à « l’archilarron » quand ils s’étaient habillés bien plus sobrement pour rencontrer le roi. D’humeur maussade, et à mots couverts, il le reprochait à sa femme qui avait décidé seule de la façon dont ils seraient vêtus.

Un masque de velours blanc sur le visage – comme c’était l’usage pour les femmes de qualité –, le col raide et la tête bien droite, elle répondit :

— M. de Rosny m’avait prévenue que le roi affectait désormais la simplicité. Nous l’aurions indisposé en nous présentant avec trop de magnificence. Mais ce n’est pas le cas du marquis d’O qui aime le luxe. Il s’attend à recevoir la fille du prince de Condé et un gentilhomme de Mgr de Navarre. Tu dois l’impressionner pour qu’il n’ait pas le sentiment que nous le traitons avec désinvolture. Nous devrions même être accompagnés de quelques pages et d’une dizaine d’écuyers et d’amis.

Olivier n’était pas convaincu, tout en trouvant drôle que ce soit une protestante dont la religion prônait la simplicité qui parlât ainsi, mais il est vrai que Cassandre était désormais la fille d’un prince de sang, un homme dont l’élégance et le faste avaient été réputés, et qu’elle avait à cœur de conserver le rang de sa famille.

L’hôtel acheté par le marquis d’O au financier Ludovic da Diaceto avait son entrée principale rue des Francs-Bourgeois. Avec ses quarante et une pièces et sa galerie de parade, Nicolas Poulain leur avait expliqué que c’était le plus fastueux de Paris.

Par prudence, la double porte du porche, bardée de gros clous, était fermée, car O était détesté des Parisiens, mais deux Suisses armés de mousquet et hallebarde étaient de faction dans de petites tourelles à meurtrière encadrant le portail. Venetianelli annonça M. de Fleur-de-Lis et les ventaux s’écartèrent.

Ils entrèrent dans une belle cour carrée avec un grand escalier carré à balustres où se tenaient quelques gardes. Là, un intendant les fit passer dans une antichambre où attendait Charles, le valet de chambre du marquis d’O qu’Olivier reconnut, puisqu’il faisait partie de l’expédition chez Jehan Salvancy.

Par un large escalier à vis, Charles les conduisit jusqu’à une longue pièce d’apparat devant laquelle attendaient deux valets en livrée.

Cassandre balaya la salle des yeux. Ce n’était pas une chambre mais plutôt une galerie richement meublée avec de hautes chaises tapissées de motifs fleuris, des fauteuils à accoudoir à dossier de cuir, des coffres ciselés, un buffet et un dressoir surchargés de faïences et de plats d’argent. Du côté de la cour, les arcades à colonnes se succédaient tandis qu’en face une cheminée, encadrée de boiseries peintes, était surmontée d’un portrait du roi dans sa prime jeunesse. Sur les deux autres murs étaient accrochées des tapisseries dont la plus grande représentait une bataille d’hommes en armure.

Une table couverte d’une épaisse nappe était dressée près du foyer avec, de part et d’autre, de gros bougeoirs à quatre pieds supportant des cierges de cire parfumée.

Le marquis d’O les attendait, debout, en compagnie d’une frêle femme au teint diaphane et au regard triste vêtue d’une lourde robe en velours aux manches ballonnées à la taille, avec une petite fraise au col. Lui, moustache relevée et barbe en pointe, portait un pourpoint de satin jaune citron boutonné, avec des manches matelassées garnies de baleines d’où s’échappait par des crevés du taffetas turquoise. Une écharpe de même couleur barrait sa poitrine tout en laissant voir une lourde chaîne d’or et une grande escarcelle à fermoir d’argent ciselé. Ses bas brodés et ses chausses de soie mettaient en valeur ses jambes gainées de bottes souples en cuir de Russie. Une grande fraise amidonnée large de deux pieds le contraignait à conserver la tête haute.

Il eut un sourire de contentement en découvrant que la fille du prince de Condé était si magnifique. La main sur la garde en arceaux de l’épée que le roi lui avait offerte, il s’inclina avec beaucoup de raideur à cause de la fraise. Un peu à l’écart se tenait le géant Sarmate, comme toujours en robe bordée de fourrure de renard avec son sabre courbe pendu à un baudrier.

Il n’y avait ni valet ni servante.

Les trois visiteurs s’inclinèrent à leur tour devant le seigneur d’O qui s’avança vers Cassandre et lui prit la main avec une extrême solennité pour la conduire à la femme au regard triste.

— Mon épouse, fille du seigneur de Villequier. Charlotte, dit-il en s’adressant à elle, Mme de Saint-Pol est fille de feu Mgr Louis de Bourbon. Voici son mari, M. de Fleur-de-Lis, et M. Caudebec, un valeureux capitaine.

Olivier était légèrement surpris. Le marquis paraissait avoir oublié toutes leurs querelles. O dut surprendre ses pensées, car il ajouta en le regardant :

— Vous vous interrogez sur les raisons de cette invitation?

— Je l’avoue, monsieur le marquis.

— Passons à table, voulez-vous? proposa O sans répondre.

Avec une sorte d’indifférence, Charlotte leur désigna leur place, Cassandre étant au haut bout près de la cheminée. O à l’autre extrémité, en face d’elle. Il baissa la tête et commença un bénédicité repris par tous les participants.

Apparemment, le service serait fait par Charles et le Sarmate, car l’action de grâce étant dite, Dimitri servit les vins et Charles, qui avait disparu, revint porteur d’une soupière.

Le début du souper fut compassé. Le marquis d’O donna à ses invités quelques nouvelles sur les évènements dont il avait connaissance : mariages et décès de grandes familles, charges et honneurs attribués. Ses invités parlèrent peu et Charlotte de Villequier resta muette, les yeux baissés.

De façon inattendue, tandis que Charles servait le troisième service composé de brochets et d’autres poissons, O interrogea Cassandre.

— On m’a dit que le roi de Navarre aurait reçu trois cent mille écus d’un banquier, il y a trois ans, qu’en a-t-il fait?

— Il a acheté l’armée des reîtres qui a été écrasée par le duc de Guise, répliqua-t-elle en plantant ses yeux dans les siens.

— Quel gaspillage! laissa tomber le marquis avec un sourire factice.

— Les mercenaires ne sont pas toujours les meilleurs combattants, intervint Caudebec.

— En effet… Dites-moi, monsieur de Fleur-de-Lis, comment avez-vous rejoint le roi de Navarre? Je vous avais connu dans d’autres circonstances.

Olivier avait remarqué que jusqu’alors, O n’avait jamais fait allusion à M. de Mornay ni ne l’avait appelé Hauteville. Sans doute ne voulait-il pas que son épouse sache exactement qui ils étaient. Craignait-il qu’elle rapporte leur conversation à son père?

— Je cherchais à me rapprocher de celle qui est devenue mon épouse, monsieur. Ayant obtenu une charge à la cour de madame la reine mère, je l’ai quittée pour partir dans le Midi.

Comme visiblement O attendait la suite, il poursuivit :

— J’étais avec deux amis, deux fidèles compagnons. La France est bien malheureuse, monsieur, nous n’avons vu que des villages dévastés, partout des cadavres de pauvres gens pendus ou noyés. La misère règne dans ce royaume où le Diable dirige tout.

Il se tut un instant, encore ému par ce qu’il avait connu.

— Nous avons été capturés par un peloton de catholiques, mais ce n’étaient que des protestants déguisés. Ils nous ont conduits auprès de leur maître, que nous ne connaissions pas. Les protestants voulaient nous pendre; lui nous a interrogés avec une grande bonhomie. Je lui ai dit la vérité sur notre voyage et il a décidé de nous libérer. Ce n’est que plus tard que j’ai appris avoir eu affaire à Henri de Navarre.

» C’est un homme bon qui sera un grand roi, monsieur le marquis. Ma route a croisé à nouveau la sienne à Cognac où j’ai eu la chance de lui sauver la vie lors d’un attentat conduit par Mme de Montpensier. Je suis ensuite resté sous ses ordres sans qu’il ne m’ait jamais demandé de changer de religion. J’ai rencontré ses capitaines, feu M. de Condé, M. de La Rochefoucauld, M. de Turenne, M. de Mornay et M. de Rosny. Ce sont tous des hommes que j’estime. Et pour finir, j’ai vu le roi de Navarre combattre à la tête de son armée à Coutras. Jamais je n’ai vu gentilhomme plus valeureux. Il saura conquérir le cœur des Français, comme il a conquis le mien.

— Le mien aussi, monsieur, assura Cassandre, qui avait écouté religieusement.

— Et le mien, intervint gravement Caudebec.

Le marquis d’O fit la moue.

— Il n’y a point de médaille qui n’ait son revers, et j’ai du mal à vous entendre, monsieur de Fleur-de-Lis. J’ai bien connu Navarre quand je suis rentré de Pologne. C’était un jeune homme frivole, gâté, avili par les mœurs corrompues de la cour. Après avoir abjuré, il avait même imposé la religion catholique à ses sujets du royaume de Navarre. Notre roi Henri lui avait donné son amitié sans réserve et il a abusé de sa confiance pour s’enfuir traîtreusement de la cour1 et abjurer la foi catholique. À mes yeux ce n’est qu’un félon…

— Je ne peux vous laisser dire cela, monsieur! intervint Caudebec en se levant avec colère.

À ces mots, le marquis se dressa lui aussi, les traits figés et main sur son épée. Le Sarmate Dimitri s’avança vers la table, tout aussi menaçant.

Cassandre était à côté de Caudebec, Mme d’O – pétrifiée par la rapidité de l’altercation – étant placée entre lui et Olivier.

— Calme-toi, ami! intervint la fille de M. de Mornay en prenant la main du capitaine de son père, je suis certaine que M. le marquis n’a pas voulu offenser Mgr de Bourbon. Simplement, il ne le connaît pas vraiment. Henri de Bourbon n’a jamais varié, monsieur, dit-elle à O. Vous oubliez qu’il était prisonnier, qu’il était contraint de porter une jaquette de mailles chaque jour, craignant pendant quatre ans pour sa vie. Jouer le rôle d’un sot était le seul moyen qu’il avait de survivre. Il a souvent raconté à mon père, et à M. de Rosny, comment il se jouait ainsi des amis de Guise.

Le marquis avait les articulations de ses mains blanches tant il les serrait et Caudebec ne paraissait nullement amadoué.

Olivier demanda doucement à M. d’O :

— Monsieur, savez-vous ce que répète ce roi dont vous dénoncez la frivolité et l’inconstance? « Catholique ou protestant, peu importe à mes yeux! Ceux qui suivent leur conscience sont de ma religion… » La tolérance le guide, cela devrait vous convenir, car l’on m’a rapporté que vous n’êtes pas d’un tempérament sectaire… Et puis, un bon renard ne mange point les poules de son voisin. Vous êtes dans le même camp.

À cette dernière sentence, le marquis ne put retenir un sourire. Il eut un geste d’apaisement à l’attention de Caudebec.

— Je n’ai pas voulu vous blesser, monsieur, fit-il d’une voix maîtrisée.

Il se rassit.

Toujours maussade, le huguenot hocha la tête. Cassandre lui tenait toujours une main et sur une pression, il se rassit à son tour.

— C’est moi qui suis trop impétueux, monsieur, s’excusa-t-il.

Charles arriva et trouva tous les convives silencieux. Mal à l’aise, il proposa le service suivant. Le marquis d’O restait plongé dans ses pensées, songeant à la comédie qu’il avait jouée durant quatre ans, songeant au roi, qui jouait aussi un rôle pour échapper à la pression des Guise. Il avait fait venir Hauteville et sa femme pour tenter de comprendre le mystère Navarre et il venait de se conduire comme un sot.

— Comment avez-vous trouvé Sa Majesté? demanda-t-il enfin, en s’adressant à Mme de Saint-Pol.

— Je crains que l’inquiétude et les tourments ne ruinent sa santé, répondit-elle prudemment.

Tristement, O approuva de la tête.

— Henri n’a pas toujours été ainsi. Je l’ai connu en brave capitaine… fit-il sourdement.

Il faillit ajouter : à Jarnac, mais se retint en se souvenant que c’était là que le père de Mme de Saint-Pol avait trouvé la mort, tué par un capitaine d’Henri III.

— La première fois, c’était au siège de La Rochelle, puis je l’ai suivi en Pologne, poursuivit-il les yeux dans le vague. C’est un bon roi, malgré ses hésitations et les médisances de madame la Ligue. Dans d’autres circonstances, il aurait pu amener la paix et la prospérité dans ce pauvre royaume.

Il se tut un instant avant de reprendre d’une voix brisée :

— Mon roi est malade, comme l’était son frère Charles… Cette maladie le tuera, plus sûrement que les assassins de la Ligue.

Olivier comprit à ce moment pourquoi le marquis les avait fait venir. O était un seigneur féodal qui ne pourrait rester sans maître. Si le roi disparaissait, il devrait choisir entre Guise ou Navarre. Mais en vérité, il n’avait guère le choix : Henri de Bourbon était petit-fils de Saint Louis et serait le roi légitime. Son seul défaut était d’être hérétique.

— Parlons rond, mes amis, croyez-vous que Mgr de Navarre se convertira? demanda enfin le marquis d’O.

— Jamais! répliqua Cassandre.

— Je ne le pense pas, monsieur le marquis, nuança Caudebec.

— Et vous, monsieur de Fleur-de-Lis, que dites-vous?

— Je ne sais pas, monsieur. Mais je veux croire que cela importe peu. Catholique ou protestant, ceux qui seront braves et bons seront de sa religion. C’est pour cela que nous l’aimons, répondit-il dans un sourire chaleureux.



Deux jours plus tôt, en rentrant chez lui à l’issue de la réunion de la sainte union, Nicolas Poulain avait déjà oublié la boîte ciselée de l’horloger. L’abominable dessein des ligueurs prévu pour le jour de Quasimodo occupait alors entièrement son esprit. Il avait beau se dire que les précédents projets de la sainte union contre le roi avaient tous échoué, il ne parvenait pas à se rassurer. Pour la première fois trente mille hommes alliés à l’armée du duc de Guise allaient se dresser contre le roi.

Le lendemain avant même le lever du soleil, vêtu d’un sayon de crocheteur, il se rendit jusqu’à la rue des Petits-Champs. En chemin, il s’arrêta à un marchand pour acheter un petit pâté chaud et vérifia que personne n’était derrière lui. Il y avait une écurie à l’angle de la rue du Coq. Il y entra pour ressortir par une porte de derrière et, ayant encore observé la rue, il la traversa et remonta la rue des Petits-Champs. Assuré de ne pas être suivi, il s’engagea rue du Bouloi et entra dans l’hôtel de Losse.

Pasquier, le valet de chambre, le conduisit aussitôt auprès du Grand prévôt auquel il raconta ce qu’il avait appris. Quand il eut fini, le Grand prévôt resta encore plus sombre que d’habitude.

Comme toujours, la salle de travail de François du Plessis était glaciale. Un feu de fagots venait à peine d’y être allumé et Nicolas frissonna. Pourquoi le Grand prévôt restait-il ainsi muet?

— Sa Majesté est son propre ennemi, lâcha finalement Richelieu. Le roi est continuellement balancé entre ceux comme moi, Épernon et O qui le supplions d’affronter ouvertement Guise, et ceux qui lui conseillent l’accommodement, lui assurant que le duc reste son fidèle sujet et ne dirige la Ligue que pour la retenir.

Il ne nomma pas ces derniers mais Poulain comprit qu’il s’agissait de la reine mère et de Villequier.

— Il y a pourtant le traité de Joinville par lequel M. de Guise et sa famille se sont alliés à l’Espagne et ont décidé quelle serait la succession du royaume! s’insurgea Nicolas.

— Oui, mais Sa Majesté ayant donné des gages avec le traité de Nemours, les partisans de l’accommodement sont persuadés que Guise n’a plus besoin de prendre le pouvoir par la force. Le roi voudrait les croire pour éviter un bain de sang. Je pense que vous êtes le seul capable de lui dessiller les yeux. Vous n’êtes d’aucun parti, et si vous lui racontez ce que vous avez entendu, il vous écoutera comme il l’a déjà fait il y a trois ans.

— Comment pourrais-je lui parler, monsieur? s’enquit Poulain en écartant les mains.

— Cela me prendra quelques jours pour convaincre Sa Majesté de vous recevoir. Restez à Paris cette semaine, je vous ferai chercher.

En arrivant chez lui, son beau-père l’interpella depuis l’ouvroir du Drageoir Bleu :

— Nicolas, les marchands de notre rue ont peur. Ils affirment même ressentir ce qu’ils ont éprouvé les jours précédant la Saint-Barthélemy. Toutes sortes de rumeurs circulent. On parle de l’arrivée du duc de Guise qui viendrait avec ses régiments d’Albanais dans moins d’une semaine. D’autres assurent que le roi sera chassé sous peu. Que sais-tu? Devons-nous quitter la ville? Mais pour aller où? Et que deviendrons-nous si on pille la maison?

Nicolas ne pouvait répondre à ces questions. En cachant ses craintes, il tenta de le rassurer, mais sans croire à ce qu’il disait. Il se rendit ensuite à la maison d’Olivier où il rencontra Le Bègue pour lui demander de préparer des provisions et d’entreposer de l’eau, au cas où une insurrection éclaterait. C’est dans l’après-midi qu’il reçut le page du marquis d’O, un jeune homme de quatorze ans, déjà plein de suffisance comme son maître.

— M. le marquis vous demande de prévenir M. de Fleur-de-Lis et son épouse qu’il les attend à dîner demain à cinq heures.

— Qui me prouve que vous êtes au marquis?

— M. le marquis a rencontré M. de Fleur-de-Lis dans la chambre du roi mardi, monsieur! répliqua le jeune homme d’un air courroucé.

Nicolas le laissa repartir sans l’interroger davantage. Pour quelle raison le seigneur d’O voulait-il rencontrer Olivier et Cassandre? Il n’avait pas revu ses amis depuis leur arrivée, jugeant prudent de ne pas se rendre à la tour. Si ce page n’était pas un menteur, Olivier avait parlé au roi en présence du marquis. Sans doute celui-ci savait-il désormais que Cassandre était la fille naturelle du prince de Condé, une Bourbon. Peut-être voulait-il être honoré de la recevoir? Quoi qu’il en soit, il devait se rendre à la tour transmettre l’invitation. Il fallait juste qu’il s’assure de ne pas être suivi.

Il resta un moment devant sa fenêtre à observer la rue où régnait une telle agitation en cette veille de Pâques qu’il était difficile de repérer un espion. Finalement, il se couvrit d’un manteau et d’un bonnet, ceignit son épée et sortit.

Il descendit la rue Saint-Martin puis la rue Aubry-le Boucher jusqu’au cimetière des Innocents qu’il traversa, car au milieu des fosses, il était facile de repérer un suiveur. N’ayant rien remarqué, il s’engagea dans les Halles où la badaudaille vociférait devant la Compagnie des sots et des enfants sans souci qui jouait sur une estrade Le traître Judas se pendant par désespoir. Se glissant à travers le public déchaîné, il remonta vers l’ancienne porte Montmartre dont il ne restait que les deux tours ruinées encadrant un portail ogival. Il se glissa par une poterne dans les ruines de l’antique enceinte et gagna la rue Neuve-Saint-François toute proche, puis le donjon de Jean sans Peur.

Ayant transmis la demande du marquis d’O, appris que ses amis allaient fouiller l’appartement de Juan Moreo au Temple et écouté comment s’était déroulée l’entrevue avec le roi, Poulain rentra chez lui par la rue aux Ours.

Mardi 19 avril

À l’extrémité de la rue Verrerie, se situait la place du cimetière Saint-Jean. Depuis le Moyen Âge le cimetière avait été déplacé de l’autre côté de la rue de la rue Verrerie2 et la place était devenue un marché, utilisée aussi pour les exécutions capitales, en particulier pour y brûler les hérétiques. Elle était entourée de tavernes, de cabarets et d’auberges où venaient se désaltérer chalands et boutiquiers ambulants : rôtisseurs, tailleurs, vendeurs de mort-aux-rats, d’oublies ou de pâtés. Les deux plus importantes de ces hôtelleries étaient le Mouton Blanc et la Croix-de-Lorraine.

C’est le surlendemain de leur dîner avec le marquis d’O que François Caudebec et Olivier Hauteville s’y rendirent après avoir laissé leurs chevaux dans une écurie de la rue de Bercy. La veille, les deux sœurs et la mère de Serafina avaient taillé des casaques de velours noir parsemées de croix de Lorraine en broderie d’argent et des écharpes blanches brodées des mêmes croix. Ces vêtements, et leur chapeau noir broché aussi d’une croix, affichaient ostensiblement leur appartenance à la maison de Guise. Avec épée, main gauche et toquet à plume, ils passeraient indubitablement pour des gentilshommes ligueurs.

Le souper chez le marquis d’O s’était finalement terminé dans une cordialité à laquelle Olivier ne s’attendait pas. Lors de leur départ, le marquis d’O avait même voulu marquer son estime envers les deux hommes en les accolant avec affectation. Cela avait été une chose étonnante pour Cassandre de voir le rugueux capitaine de son père, protestant trapu et austère, serrer dans ses bras l’arrogant gentilhomme catholique pommadé et parfumé. Avaient-ils convaincu le favori du roi qu’il pouvait accorder sa confiance et sa foi à Henri de Navarre? Olivier l’espérait.

Il était dix heures et la grande salle de la Croix-de-Lorraine était à moitié pleine. Ils s’installèrent à une table à l’écart d’où ils avaient une vue sur la cuisine dans laquelle s’activaient cuisiniers et marmitons. Les uns plumaient de belles volailles, les autres lardaient des pièces de mouton, d’autres encore troussaient des pièces de gibier ou épluchaient des légumes. C’est Caudebec qui avait choisi la place, un coin particulièrement sombre avec une sortie par la cour de la cuisine en cas de danger.

La salle était toute en longueur. Aux murs étaient suspendus des enseignes et des écus de bois à la croix de Lorraine. Devant eux, un grand tableau représentait le ciel avec un nuage blanc qui voilait une étoile d’or sous laquelle était écrit : Présente, mais cachée; la devise du père d’Henri de Guise. Ceux qui passaient devant faisaient une génuflexion et un signe de croix.

L’auberge était guisarde et ne s’en cachait pas. Ses clients n’étaient pas ces débardeurs ou ces crocheteurs qui proposaient leur force sur les marchés, et encore moins des guilleris ou des barbets venus de la cour des miracles. On y voyait des bourgeois en habit sombre, des hommes de loi en robe noire, tous catholiques à gros grain, et surtout des gentilshommes en manteau de serge verte ou brune affichant fièrement des doubles croix blanches sur leur épaule et tenant rosaire en main. La plupart portaient chapeau pointu et n’avaient à la bouche que des propos ligueurs.

Une fille de salle, épaisse et charnue, vint leur proposer un clairet de Montmartre, puis, l’heure avançant, ils se firent servir à dîner. Comme la salle se remplissait, quelques gentilshommes et bourgeois se joignirent à leur table, mais sans chercher à converser.

Durant le repas, Caudebec et Olivier remarquèrent un groupe d’estafiers bruyants et insolents, barbe et moustaches en pointe, qui s’installaient pour ripailler autour de deux grandes tables. Ce n’était pas des truands ni des coupe-jarrets, mais plutôt des gentilshommes d’aventure, des cadets sans fortune, ce genre de traîneurs d’épée qu’on appelait en Italie des bravi. Tous affichaient des croix de Lorraine sur leur épais pourpoint de taffetas, tous portaient des rapières longues comme un jour sans pain et des bonnets ou des chapeaux à plume de coq.

Le dîner terminé, l’aubergiste, homme à gros ventre et joviale figure, vint leur demander si la nourriture leur avait convenu.

— Je ne vous avais jamais vus, dit-il à la fin avec une ombre de méfiance, peut-être pour tenter d’en savoir plus sur eux.

Devant l’air brusquement féroce de Caudebec, il ajouta à voix basse et d’un ton conciliant :

— C’est pour bientôt, n’est-ce pas?

— Pour Quasimodo, répliqua Olivier.

L’autre hocha la tête, certain désormais d’avoir devant lui des gens de la Ligue.

— Mon auberge ne désemplit pas depuis quelques jours. Le duc sait qu’il peut compter sur moi…

— Ils sont avec nous? demanda Olivier, en montrant d’un signe de tête le bruyant groupe d’estafiers.

— Non, ceux-là logent ici, mais ce ne sont pas des gentilshommes de Mgr de Guise. Les gens du duc sont autrement discrets… Comme vous…

Il mit un doigt sur sa bouche avec la mine de celui qui en sait beaucoup plus et Olivier approuva du chef.

— Nous attendons des amis. Nous viendrons chaque jour jusqu’à ce qu’ils soient arrivés, dit-il en faisant signe au cabaretier de s’asseoir avec eux.

— Je peux vous aider? demanda l’autre en s’installant sur le banc.

— Pourquoi pas! L’un d’eux se nomme M. de Thermy…

— Je ne le connais pas.

— Si un gentilhomme de ce nom se présente, vous lui direz que nous sommes venus. Je m’appelle Jean de La Ville. Thermy nous a donné rendez-vous ici pour nous présenter à ses amis…

— Ces amis, vous savez leurs noms?

— Tu t’en souviens? demanda Olivier à Caudebec.

— Non… il y avait un Bardot? Bordeaux peut-être? C’est ça : Pierre de Bordeaux!

— Bordeaux? Cela ne me dit rien, dit l’aubergiste en écarquillant les yeux.

— Je ne suis pas sûr du nom, s’excusa Caudebec en vidant son verre.

— Vous voulez que je me renseigne? demanda le cabaretier.

— Surtout pas! Pas un mot à quiconque, le duc de Guise fait vite pendre les bavards!

— Je serai muet comme une tombe! jura l’aubergiste, brusquement pris de peur.

— Vous avez des chambres ici?

— Oui, mais elles sont toutes occupées par ces messieurs, dit-il en désignant de la tête le groupe de spadassins, et par quelques gentilshommes de messeigneurs de Guise ou de Mayenne. Je vous rapporte du vin?

— Volontiers.

— Ce Bordeaux aurait-il menti? demanda Caudebec avec inquiétude quand le cabaretier fut parti.

— J’en ai l’impression. S’il avait habité ici, le bonhomme s’en souviendrait.

— Espérons qu’il ne nous dénoncera pas. Pourquoi ne pas avoir parlé de Boisdauphin?

— Attendons qu’il soit habitué à nous.

— Nous sommes dans la fosse aux lions. Qui dit qu’à notre prochaine visite, ces gens-là (il montra les bravi) ne vont pas nous tomber dessus?

— Rien, et sois sûr que j’en suis terrorisé… Mais comment faire autrement? Et puis nous avons chacun une bonne épée et une jaque de mailles!

Caudebec soupira.

Ils restèrent jusqu’à la fin de l’après-midi, tendant l’oreille pour surprendre les conversations mais sans apprendre rien. L’aubergiste ne revint pas les voir, mais au moins ne les avait-il pas dénoncés. À la nuit tombante, ils rentrèrent à la tour.

Ils revinrent les deux jours suivants. À chaque fois, l’aubergiste venait parler un moment avec eux. Il leur dit même avoir posé d’adroites questions sur leur ami Bordeaux mais personne ne le connaissait.

Les traine-rapières étaient toujours là, plus nombreux chaque jour. Olivier en compta une quarantaine. Préparaient-ils quelque inquiétante entreprise? Plusieurs fois, Olivier vit certains d’entre eux les désigner et interroger le cabaretier. On se posait des questions sur eux. Il fallait tenter quelque chose, ou ne plus revenir. Le quatrième jour, il attrapa par la main la fille de salle qui les servait. Elle se méprit et lui sourit en se penchant vers lui pour dévoiler la profondeur de son corsage et la lourdeur de ses avantages.

— Tu sais garder ta langue? demanda-t-il, en détournant le regard.

— Oui, monseigneur, fit-elle d’une voix enjôleuse avec un sourire qui se voulait aguicheur.

Comme toutes les servantes et les chambrières d’hôtellerie, elle pratiquait la galanterie la plus effrontée et la luxure tarifée. On chantait d’ailleurs cette année-là :

La chambrière belle
Si elle est godinette,
Vous baisez sa bouchette
Pour avoir de l’argent,
Elle a bien la finesse
De prendre hardiesse
De prester son corps gent.

Olivier ouvrit sa main gauche qui contenait un écu d’or.

— Ça te tente?

— Oui, monseigneur. Je ferai tout ce que vous voudrez, dit-elle en les regardant tous deux avec impudence.

— Si tu répètes à quiconque ce que je vais te demander, je te couperai moi-même la langue.

Elle prit peur et tenta de se dégager.

— Tu connais Urbain de Laval, comte de Boisdauphin? poursuivit-il.

— Non, monseigneur, mais je peux demander.

— À qui?

— Aux autres filles. S’il loge ici, elles le connaîtront.

Le monseigneur avait disparu. La fille avait compris qu’il ne s’agissait plus de rataconiculer.

— Tu seras discrète?

— Pour un écu, je peux même être muette, sourit-elle.

— Vas-y, je veux savoir s’il est là et à quoi il ressemble. Pour ta gouverne, il a tué mon frère. Tu comprends? Prends la pièce, mais si tu dis un mot de trop, tu es morte. En revanche, si tu ne nous trompes pas, il y aura une autre pièce.

Elle comprit qu’il s’agissait d’une banale vengeance familiale et s’éloigna avant d’emprunter l’escalier qui montait vers les chambres.

— Ce va être l’heure de vérité, dit Olivier en montrant la sortie. Si elle nous dénonce, il faudra filer au plus vite.

— Et nous aurons ceux-là à nos trousses. Mais si elle ne nous dénonce pas, que faisons-nous?

— On lui demande de nous décrire le bonhomme, on l’attend et on le suit quand il sortira. La nuit va tomber, on l’attirera dans un coin et on l’interrogera.

— Ça me va.

Caudebec eut alors le regard attiré par un nouvel arrivant. Il donna un coup de coude à Olivier et appuya son front sur son autre main pour dissimuler son visage. Olivier tourna la tête et son regard croisa celui du capitaine Cabasset.

L’officier du duc de Mayenne resta un instant les yeux plantés dans les siens, puis se détourna et se dirigea sans se presser vers la table des spadassins.

— Troussons guenilles3! dit Olivier en jetant quelques sols sur la table.

Ils se levèrent pour se diriger lentement vers la sortie. À tout instant, Olivier s’attendait à ce qu’on les interpelle, mais ils passèrent la porte sans être arrêtés.

Sitôt dehors, ils s’éloignèrent en courant, traversant la place et ne cherchant pas à récupérer leurs chevaux. Olivier entraîna son compagnon vers le cimetière Saint-Jean. Prenant le passage qui y conduisait, trois ribaudes en jupes rouges et collets renversés les interpellèrent, voulant sans doute leur proposer de voir de près les mystères de la Passion. Olivier les bouscula. Il savait qu’au bout du cimetière se trouvait une poterne toujours ouverte. Ils la franchirent et, apercevant une échelle qui permettait de rejoindre une galerie serpentant entre les maisons, ils y grimpèrent quatre à quatre. Ils entendirent alors des cris dans le cimetière : « Des Navarrais! Des espions navarrais! À mort! »

Cabasset les avait bien reconnus! On les poursuivait.

Ils glissèrent au sol dans une sente boueuse, se faufilant entre des piliers qui soutenaient la galerie. Ils longèrent ainsi des portes à judas et des porches fermés par des herses, essayant à chaque fois d’entrer pour se cacher mais tout était bien clos. Affolés, ils tirèrent vers un passage sur leur droite et déboulèrent dans une sorte de couloir formé par les encorbellements de deux maisons mitoyennes. Ils arrivèrent dans une courette où était installée la forge d’un artisan. L’homme et son aide, en tablier de cuir, les regardèrent courir, interloqués. Olivier entraîna Caudebec vers une sente obscure par où arrivaient des moines qui quêtaient dans les maisons au nom de Jésus, notre Sire. Pour pouvoir passer, il dut leur glisser un sol. Enfin ils débouchèrent dans la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Le vacarme habituel de la foule leur parut aussi doux qu’un chant céleste, car ils n’entendirent plus aucun cri de ceux qui étaient à leurs trousses.

— On leur a échappé! haleta Olivier.

— Il faut encore reprendre nos chevaux à l’écurie…

— Nous irons d’ici une heure ou deux. Installons-nous dans ce cabaret pour l’instant.

C’est après s’être fait servir dans le coin le plus sombre de la salle qu’Olivier dit à Caudebec :

— J’ai l’impression que Cabasset nous a volontairement laissé le temps de nous enfuir, pourquoi?



Quelques heures plus tard, le capitaine Cabasset rentra à l’hôtel du Petit-Bourbon accompagné de quelques-uns des spadassins de la Croix-de-Lorraine.

Mme de Montpensier les reçut dans un cabinet qui jouxtait sa chambre et les interrogea pour s’assurer de leur fidélité avant de leur remettre à chacun cinquante écus. Les traine-rapières reçurent ordre de quitter l’hôtellerie pour aller dans la maison de la duchesse, à Bel-Esbat, sur le chemin de Vincennes. Ils y resteraient jusqu’au jour où Cabasset leur communiquerait l’heure de l’entreprise.

Après leur départ, le capitaine resta seul avec la sœur du duc de Guise.

— Madame, il s’est produit tout à l’heure un fâcheux incident, tandis que j’entrais dans la Croix-de-Lorraine. À une table, il y avait deux hommes dont le visage et la silhouette ne m’étaient pas inconnus, j’ai malheureusement mis plusieurs minutes pour les identifier, car ils étaient grimés. C’était M. Hauteville et l’un des hommes qui ont attaqué Garde-Épée.

La duchesse blêmit.

— Il est donc toujours à Paris, murmura-t-elle.

— Oui, madame, mais surtout pourquoi à la Croix-de-Lorraine?

— Pourrait-il savoir ce que je prépare?

— Je l’ignore, madame. Je m’inquiète des espions autour de nous.

Un instant, l’idée que Cabasset le trahissait effleura Mme de Montpensier, puis elle chassa ce soupçon. Un félon ne lui aurait jamais dit qu’il avait vu Hauteville. Alors elle pensa à nouveau à une sorcellerie. Tandis qu’elle ressentait des picotement dans le dos, elle s’efforça de chasser cette éventualité. Si Hauteville avait signé un pacte avec le Diable, leur cause était perdue.

— Les curés n’ont rien appris sur sa présence? s’enquit-elle, la voix inquiète.

— J’en ai parlé à Boucher, mais je n’ai rien su depuis.

— Faites venir mon secrétaire. Vous lui décrirez comment ils étaient habillés. Je veux qu’il y ait des placards collés dans tout Paris dès demain. Il y aura une récompense de cent écus au soleil pour qui les dénoncera ainsi que leurs complices. Prévenez aussi les gens de la Croix-de-Lorraine, au cas où ils auraient l’impudence de revenir, et tenez-vous prêt avec une dizaine de vos hommes. Je veux que vous capturiez Hauteville vivant. Il doit parler, et il paiera cher ce qu’il m’a fait subir… Quant à notre projet, poursuivons-le comme si de rien n’était. Il sera temps d’aviser au dernier moment.

Cabasset s’apprêtait à partir quand elle ajouta :

— Je veux aussi qu’on surveille la maison de Nicolas Poulain.



Au même moment, on tenait conseil de guerre dans la chambre d’Olivier. Que Cabasset l’ait vu et poursuivi, même après cet inexplicable moment de retard, était une catastrophe. La duchesse de Montpensier et le duc de Mayenne allaient savoir qu’il était à Paris, et qu’il s’intéressait à la Croix-de-Lorraine. Ils mettraient à sa recherche toutes les forces de la Ligue, tous les prédicateurs papistes, tous les dizeniers et cinquanteniers appartenant à la sainte union.

— Nous pourrions quitter Paris et attendre chez ma mère jusqu’au début de mai, proposa Cassandre.

— Si la Ligue est prévenue, dit Venetianelli, les portes sont dès à présent étroitement surveillées. Ce serait le meilleur moyen de vous faire prendre. Il vaut mieux que vous restiez cachés ici.

— Lorenzino a raison, il suffit qu’on m’oublie, décida Olivier. À compter de demain, plus de sorties dans Paris.

— Et pour le convoi d’or? demanda Cabasset.

— D’ici deux semaines, s’ils n’ont aucune trace de moi, ils penseront que j’ai quitté la ville. Et pour pratiquer notre surveillance à la porte Saint-Denis, Venetianelli me grimera.

— Nous étions peut-être sur le point de trouver Laval! ragea Caudebec.

— Oui, mais on ne peut chasser deux lièvres à la fois. L’or de Guise est plus important.

— Je pourrais me rendre à la Croix-de-Lorraine, suggéra Venetianelli, et chercher moi-même ce Laval.

— Non! Nous avons parlé de lui à une servante. Elle a cru qu’il s’agissait d’une vengeance entre gentilshommes, mais maintenant, elle doit savoir que nous sommes des espions. Elle a dû parler de nous autour d’elle. Quiconque reviendrait se renseigner serait vite repéré. Restons cachés et faisons-nous oublier.

— Certains parmi les enfants sans souci seront surpris de ne plus nous voir. Et avec cette affiche, ils pourraient se poser des questions, remarqua Caudebec.

— Vous avez raison, il faut donc que vous continuiez à les rencontrer, dit Venetianelli après un instant de réflexion. Mais j’ai peut-être une solution. J’ai vu Engoulevent, ce matin. Notre prince des sots se désespère. Pour Pâques, il faisait jouer aux Halles : Le traître Judas se pendant par désespoir, une sotie qui a connu un grand succès. Seulement, ceux qui tenaient les rôles du légionnaire romain et de Judas ont décidé d’arrêter et personne ne veut les remplacer. Pourtant, Engoulevent voulait poursuivre les représentations jusqu’à la fin du mois. Pourquoi ne prendriez-vous pas la place des partants? Comme ce sont des rôles muets, même si vous jouez mal, vous passerez inaperçus!

Olivier sourit à son ironie.

— Et qui irait chercher Olivier Hauteville, seigneur de Fleur-de-Lis dans un sot sans soucis? ironisa encore Il Magnifichino.

— Et moi, je m’occuperai des costumes, plaisanta Cassandre. Savez-vous comment était habillé Judas?

1 3 février 1576.

2 On le voit parfaitement sur le plan de Jaillot.

3 Filons!