2.

Durant l’année 1587, la duchesse de Montpensier, sœur du duc de Guise, avait ruminé sur les châtiments à infliger à Cassandre de Mornay et à Olivier Hauteville1. À l’automne de l’année 1586, elle avait accompagné la cour de Catherine de Médicis à Chenonceaux. La reine mère voulait y rencontrer le roi de Navarre afin de négocier la paix, ou au moins une trêve entre catholiques et protestants, et surtout la conversion de son gendre. Mais Mme de Montpensier n’était pas restée à Chenonceaux. Avec une troupe de fidèles et de mercenaires, elle s’était rendue à Montauban où, en utilisant de fausses lettres, elle avait enlevé la fille de M. de Mornay – principal ministre du roi de Navarre –, afin d’avoir un moyen de pression sur lui. Seulement, alors qu’elle était sur le point de réussir, Hauteville à la tête d’une bande de lansquenets avait massacré sa troupe et délivré Cassandre.

Elle ne pourrait jamais oublier cette nuit d’horreur. Sa troupe avait pris une ferme fortifiée nommée Garde-Épée devant laquelle le roi de Navarre et son escorte passeraient pour rencontrer Catherine de Médicis au château de Saint-Brice. Le seigneur de Maurevert, l’homme qui avait provoqué la Saint-Barthélemy en tirant sur l’amiral de Coligny, était chargé de tuer l’hérétique. Une fois Navarre mort, ils auraient fui en utilisant Cassandre de Mornay comme otage.

Elle dormait profondément quand elle avait été réveillée par des hurlements d’agonie et des cris de terreur. À peine avait-elle ouvert les yeux que le capitaine Cabasset, qui commandait ses hommes d’armes, s’était réfugié dans sa chambre avec son premier gentilhomme.

— Madame, nous sommes attaqués! lui avait-il crié en barricadant sa porte.

— Comment est-ce possible? Qui?

— Je l’ignore, madame! Les hommes de garde sur les remparts n’ont pas donné l’alerte! Je ne comprends pas! avait-il dit, désespéré.

Les assaillants n’avaient pu forcer leur porte, mais elle avait tout entendu : la violence des combats, les cliquetis des lames, les déflagrations des pistolets et des mousquets, les supplications de ses hommes, les râles d’agonie. En peu de temps, tout avait été terminé. Elle et sa dame de compagnie étaient restées à genoux pour prier, sanglotant de terreur, sachant ce qui leur arriverait quand les attaquants auraient forcé la porte de la chambre. Cabasset l’avait prévenue : dans cette guerre, les femmes étaient les premières victimes et elles perdaient non seulement leur vertu mais aussi leurs oreilles, que leurs agresseurs clouaient aux portes.

La bataille finie, on leur avait ordonné de se rendre, mais Cabasset avait refusé, car il savait qu’il n’y aurait pas de quartier. C’est alors qu’elle avait entendu :

— Je suis Philippe de Mornay, je vous donne une minute pour ouvrir, après quoi je fais sauter cette porte avec une mine. Dans ce cas, il n’y aura pas merci. Vous serez tous passés au fil de l’épée, hommes et femmes. Si vous vous rendez, vous pourrez repartir, libres.

Elle avait accepté ces conditions et, tandis qu’elle sortait de sa chambre avec ses hommes désarmés, Cassandre de Mornay, son ancienne prisonnière, l’avait insultée et souffletée. Sa joue brûlait encore de cette humiliation. Pourrait-elle jamais en effacer la trace et la douleur?

Son premier gentilhomme s’était battu pour défendre l’honneur des Guise, mais cette furie l’avait tué. Quant à Hauteville, il n’avait pas eu un regard de commisération envers elle. Dieu qu’elle les haïssait tous les deux!

La fille Mornay lui avait volé ses biens, ses bijoux, ses robes, son carrosse et même son manteau, ne lui laissant qu’une harde puante d’urine pour se réchauffer. Elle, petite-fille de Charlemagne, avait dû supplier, mendier auprès d’amis de sa famille pour avoir les moyens de rentrer à Paris.

Sa vengeance serait à la hauteur de cet affront! Mais comment faire?

Par un gentilhomme de son frère, un temps prisonnier des protestants, elle avait appris que la fille Mornay vivait désormais à La Rochelle. Dans la place forte huguenote, elle était inatteignable pour l’instant. Quant à Hauteville, elle avait cru comprendre qu’il était devenu soldat dans l’armée protestante.

Il ne se passait pas un jour sans qu’elle songe à lui, sans que ses pensées ne la ramènent vers cette première fois où elle l’avait vu. C’était le dimanche de Pentecôte. Elle avait été invitée à venir entendre le sermon du père Boucher à Saint-Merry, un sermon admirable contre Navarre, l’Antéchrist. Elle se souvenait encore des vivats et des acclamations sur son passage, des femmes qui cherchaient à embrasser sa robe, des hommes qui tombaient à genoux devant elle : la gouvernante de la Ligue à Paris. Et puis, soudain, sur le parvis, ce jeune homme, si beau mais si indifférent, qui n’avait pas eu un regard pour elle.

Elle avait alors ressenti une passion si violente qu’elle n’avait pu la maîtriser. Combien de fois était-elle revenue à Saint-Merry, masquée, mais ôtant son masque devant lui, sans jamais pourtant obtenir un brin d’attention? Elle avait même envisagé de l’ensorceler jusqu’au jour où elle avait découvert qu’il aimait une hérétique, Cassandre de Mornay. Ce jour-là, elle avait deviné qu’il serait damné pour cela, et sans doute aussi pour avoir conclu un pacte diabolique. Car sinon, comment aurait-il pu la retrouver à Garde-Épée? Comment aurait-il pu pénétrer dans la maison fortifiée? De surcroît, elle était certaine que du jour où elle avait porté son regard sur lui, il lui avait jeté un sort provoquant l’échec dans tout ce qu’elle entreprenait. Elle serait toujours sous son charme tant qu’elle ne l’aurait pas capturé, tant qu’elle n’aurait pas brisé, détruit, mutilé ce corps qu’elle avait été contrainte à aimer.

Mais comment faire, comment le trouver?

C’est en se souvenant de Saint-Merry qu’elle avait songé aux domestiques de Hauteville qui l’accompagnaient toujours à la messe. Étaient-ils toujours à son service? Peut-être savaient-ils où était leur ancien maître… peut-être même venait-il à Paris quelquefois?

Masquée, comme le faisaient souvent les dames de qualité, elle était donc retournée à l’église accompagnée seulement d’une dame d’honneur et d’un gentilhomme de sa chambre. Elle y avait tout de suite remarqué Nicolas Poulain, l’ancien prévôt de l’Hôtel de Catherine de Médicis.

Même si ses amis de la Ligue lui avaient assuré que Nicolas Poulain, bon catholique craignant Dieu, était des leurs, elle avait toujours éprouvé envers lui une confuse méfiance, car il avait été l’ami d’Olivier Hauteville. De surcroît elle avait appris qu’il avait abandonné sa charge à la cour de la reine mère et aurait bien aimé en connaître les raisons.

La duchesse était une femme méfiante et perspicace. Écoutant ses doutes, elle avait interrogé le marquis de Mayneville, qui s’occupait des affaires des Guise à Paris. Mayneville lui avait confirmé que Nicolas Poulain était loyal à la Ligue et avait toute la confiance du conseil des Seize, mais il lui avait aussi raconté que ce lieutenant du prévôt avait été arrêté à la suite d’un coup monté par le commissaire Louchart qui voulait le garder enfermé le temps que la sainte union se débarrasse de Hauteville.

Que s’était-il passé ensuite? avait-elle demandé. Avait-il été jugé? Mayneville l’ignorait mais avait promis de se renseigner.

Quelques jours plus tard, ayant interrogé Louchart et Le Clerc, Mayneville avait rapporté à la sœur du duc de Guise que Poulain avait été libéré après avoir convaincu le lieutenant civil de son innocence. Ceux qui avaient participé au coup monté et l’avaient accusé de vol avaient été arrêtés et pendus. Pour quelle raison? Il n’en savait rien, un gentilhomme comme lui ne s’intéressant guère à ces affaires de croquants! On lui avait juste rapporté que les accusateurs étaient les gardes du corps d’un nommé Salvancy, le receveur général qui avait détourné les tailles au profit de la Ligue.

La duchesse se souvenait de cet homme, Maurevert lui en avait parlé. Si elle connaissait cette histoire par son frère, Charles de Mayenne, elle en ignorait cette péripétie.

Désireuse d’en savoir plus, elle avait fait venir Salvancy qui se cachait dans le faubourg Saint-Germain. Celui-ci lui avait confirmé que ses gardes du corps avaient bien été utilisés par Louchart pour faire emprisonner le prévôt Poulain, mais que celui-ci avait été innocenté. Un commissaire de police était venu chez lui arrêter ses deux serviteurs pour les conduire au Grand-Châtelet où ils avaient été interrogés sur leur fausse accusation.

Salvancy ne savait rien de plus, car une heure plus tard, cinq hommes – dont Olivier Hauteville – étaient venus le rapiner, ne lui laissant que le temps de fuir. Par la suite, ses gardes avaient été pendus pour avoir assassiné le père d’Olivier Hauteville.

Si la duchesse y voyait désormais plus clair dans cet embrouillamini, elle se demandait maintenant par quelle coïncidence les deux gardes de Salvancy avaient été arrêtés pour leur fausse accusation envers Poulain juste avant que Hauteville ne force la porte du receveur et ne lui vole les quittances.

Le seul moyen de connaître le rôle du lieutenant du prévôt dans cette confuse affaire était de l’interroger, mais à moins de le torturer – ce qui était difficile – il ne parlerait pas. Sauf peut-être s’il prenait peur…

Une fois encore, le marquis de Mayneville avait été mis à contribution et avait accepté de chercher un moyen pour contraindre Nicolas Poulain à dire la vérité. Il avait même une idée pour y parvenir.

Longtemps, René de Villequier avait été d’une fidélité inébranlable envers Henri III qui lui avait assuré fortune et honneur. Mais, au fil du temps, il avait observé avec amertume que Joyeuse et Épernon le supplantaient comme favori. Il avait aussi longtemps été partisan de la manière forte contre les Guise jusqu’au jour où la reine mère, dont il était proche, lui avait affirmé que le danger pour la couronne ne venait plus du duc lorrain, mais de la sainte union devenue trop puissante. Selon elle, Guise était peut-être le plus solide rempart contre la populace parisienne. Comme Épernon – qu’il détestait – haïssait ouvertement les Lorrains, Villequier n’avait plus repoussé les approches amicales du duc. Il avait même écouté avec bienveillance M. de Mayneville quand celui-ci lui avait dit que Guise aimerait l’avoir au conseil, s’il devenait lieutenant général du royaume.

Villequier pouvait être coléreux mais n’était pas impulsif. Au contraire, il était fort calculateur. Hérétique, Navarre n’avait aucune chance d’arriver au pouvoir et le roi, malade et pusillanime, n’en avait aucune de le conserver. Sans trahir (selon lui), et pour le bien d’Henri III (toujours selon lui), le gros Villequier œuvrait donc depuis deux ans à rapprocher Guise de la cour.

C’était donc sur lui que Mayneville comptait pour interroger Nicolas Poulain. Sans paraître y attacher d’importance, il lui avait glissé que le duc de Guise se posait des questions sur un lieutenant du prévôt d’Île-de-France. Par bonté du duc, cet homme avait reçu une charge de prévôt de l’Hôtel de la reine qu’il avait abandonnée sans explication. Il avait aussi été arrêté pour vol et libéré sans procès ni explication par le lieutenant civil. Le duc s’interrogeait sur sa fidélité et se demandait même s’il n’était pas un espion au service du roi.

M. de Villequier avait promis de se renseigner, mais ce n’était pas ce que souhaitait M. de Mayneville. Il fallait que Villequier interroge lui-même ce prévôt, qu’il lui fasse peur, le malmène pour lui faire avouer qu’il était au roi. Personne, lui avait assuré Mayneville en riant, ne pouvait résister à la terreur qu’il provoquait par ses colères!

Flatté du compliment, et jugeant qu’un tel interrogatoire ne nuirait en rien aux intérêts de la couronne, Villequier avait accepté.

Peu après, Lacroix, son capitaine des gardes, avait rassuré Mayneville : Poulain était un homme falot et en aucun cas un espion. Information que le marquis avait transmise à Mme de Montpensier.

La duchesse en avait conclu qu’elle était trop méfiante et que les événements qui avaient attisé ses doutes avaient certainement d’autres explications. En même temps, elle avait continué à se rendre à la messe à Saint-Merry et à s’intéresser aux domestiques d’Olivier Hauteville.

Sa dame de compagnie s’était renseignée sur eux et les lui avait désignés. Il y avait une grosse vieille femme, un homme âgé, et une toute jeune fille qui ne cachait pas son admiration pour les toilettes des femmes de qualité. C’est sur cette sotte qu’il fallait agir.

Un froid dimanche de novembre, sa dame de compagnie s’adressa à Perrine à la sortie de la messe alors que la domestique s’était éloignée de Le Bègue et de Catherine.

— Mademoiselle, lui dit-elle, ma maîtresse est une grande dame qui voudrait vous parler un instant…

— Moi?

— Oui, mademoiselle. Vous la trouverez dans son coche. La grosse voiture aux portières bleues, là-bas sur le parvis…

Perrine, intriguée et flattée, prévint sa tante Catherine qu’elle ne rentrerait pas avec elle, car elle voulait rester un moment à parler à une amie. Après son départ, elle se rendit au coche dans lequel le gentilhomme de service la fit monter. Elle reconnut aussitôt la duchesse de Montpensier et, saisie de ferveur et d’admiration, elle ne put retenir des larmes d’émotion.

— Remettez-vous, mademoiselle, lui dit la duchesse avec une grande gentillesse.

— Madame… je ne sais que vous dire… Vous êtes la personne que j’aime le plus au monde… peut-être plus que la Vierge Marie.

— Ne blasphémez pas, mon enfant! la gourmanda gentiment la duchesse, flattée malgré tout. Savez-vous pourquoi je vous ai appelée?

— Non, madame.

— Parce que je vous ai trouvée charmante, mademoiselle, et que je souhaiterais vous prendre à mon service.

— Moi, madame? s’étonna Perrine.

— Oui, vous, mais peut-être préféreriez-vous rester là où vous êtes…

— Surtout pas, madame! Si vous saviez ce qui m’est arrivé dans cette maison…

Elle se retint d’en dire plus, songeant que si elle disait avoir été presque violée, la duchesse la rejetterait.

— Vous me raconterez… Cependant, vous êtes au service d’un autre maître…

— Il n’est pas à Paris, madame, je peux facilement quitter sa maison…

— Ce ne serait pas courtois, ni dans les usages… lui reprocha la duchesse.

Perrine vit s’envoler ses chances d’entrer à son service et les larmes lui vinrent aux yeux.

— Comment s’appelle votre maître? sourit Catherine de Lorraine en la voyant si malheureuse.

— Olivier Hauteville, madame.

— Savez-vous où il est? Je pourrais le prévenir…

— Je l’ignore, madame… balbutia Perrine, désespérée et maudissant ce maître qui ne reviendrait peut-être jamais, l’abandonnant ainsi à une vie sans éclat et sans fortune.

— C’est dommage! soupira la duchesse.

Elle laissa sa phrase en suspens avant de suggérer :

— Nous pourrions convenir d’une solution, pourquoi ne me préviendriez-vous pas si votre maître revenait à Paris?

— Je le ferai, madame, je vous le promets! jura Perrine qui reprit espoir.

— Mais attention, pas un mot à quiconque! Je le verrai moi-même et je le convaincrai de vous laisser partir. Si vous en parliez, vous feriez tout échouer… Il serait dommage pour vous de perdre une place de cent écus par ans. Je donne aussi parfois une de mes vieille robes pour Noël à mes domestiques, quand je suis contente d’elles…

Perrine embrassa la main qu’elle lui tendit. Sa fortune était assurée… si seulement son maître revenait!



La duchesse rentra à l’hôtel du Petit-Bourbon2 satisfaite. Perrine serait désormais sa créature. Si Hauteville venait à Paris, cette sottarde la préviendrait. Ensuite, tout serait facile : elle le ferait saisir par ses gardes et conduire chez elle dans un coche fermé. Son hôtel, situé entre la foire de Saint-Germain et l’église Saint-Sulpice3, donc en dehors de la vieille enceinte fortifiée de Charles V, avait de bonnes caves et personne n’entendrait Hauteville hurler pendant qu’elle le supplicierait.

Se souvenant de l’humiliation subie à Garde-Épée, quand Hauteville et M. de Mornay avaient traîtreusement surpris sa garnison, et n’arrivant pas à oublier dans quelles conditions elle en était partie, sans manteau, sans coche et sans argent, elle éprouva pour la première fois une profonde jouissance en imaginant ce qu’elle infligerait au jeune homme avant de faire jeter son cadavre écorché et mutilé à la Seine.

Dommage qu’elle ne puisse se venger de la même façon de Cassandre pour laquelle elle aurait imaginé des supplices bien pires. Elle décida qu’elle lui enverrait la tête embaumée de son amant. Après tout, c’est ce que Catherine de Médicis avait fait avec celle de Coligny qu’elle avait envoyé au pape après la Saint-Barthélemy. Ruggieri lui fournirait peut-être sa recette pour momifier les corps.

C’est dans cet état de béatitude que ce même dimanche de novembre 1587, elle reçut dans l’après-midi le curé de Saint-Benoît, Jean Boucher, qui lui avait demandé audience quelques jours auparavant. Ce n’était pas dans ses habitudes de recevoir un dimanche un prédicateur, mais Boucher avait tant insisté.

Curé à Reims, puis régent de philosophie au collège de Bourgogne à Paris, Jean Boucher, membre fondateur de la sainte union, était à quarante ans recteur de l’Université. Dans ses sermons il vouait aux gémonies autant Henri III que l’hérétique Henri de Navarre, mais il excitait si violemment le peuple à la révolte contre le roi qu’il venait d’être convoqué à la cour et menacé d’une exemplaire justice. La duchesse pensait que c’était pour cette raison qu’il voulait la voir, pour lui demander sa protection.

Elle le reçut à huis clos dans sa chambre d’apparat et s’étonna en découvrant qu’il était accompagné de Jean Prévost, le curé de Saint-Séverin, qu’elle connaissait moins. Elle savait seulement que Prévost avait été le précepteur de Boucher, qu’il avait aussi participé aux premières réunions de la Ligue. Cependant, il était beaucoup plus prudent que son élève et, à la suite des menaces royales, ses sermons étaient désormais fort modérés.

Après les salutations et les remerciements des deux prêtres, Boucher s’expliqua.

— Madame la duchesse, il y a quelques jours mon ami Jean Prévost a reçu une lettre de son frère, Maître au collège des Jacobins de Sens. C’est un de ses élèves qui la lui a apportée.

— Cet élève de mon frère se nomme Jacques Clément, madame, poursuivit Jean Prévost. Il est venu à Paris rejoindre son cousin, Pierre de Bordeaux, lui aussi ancien élève du collège des Jacobins de Sens. Il connaît parfaitement le latin, mais, n’étant pas fortuné, il peine à trouver un couvent pour l’accueillir. Aussi, dans sa lettre, mon frère me demandait de l’aider.

À ce discours sans intérêt, la duchesse de Lorraine ne dissimula pas son impatience. Assise dans son lit d’apparat, elle commença à tapoter sur la courtepointe damassée avec sa main gauche.

— Le jeune Clément m’ayant porté la lettre à Saint-Séverin, je l’interrogeai. Il me raconta la misérable vie de son cousin qui habitait dans un taudis glacial et se nourrissait à peine. Ce Bordeaux avait eu pour père un soldat gascon se disant gentilhomme qui, à la mort de sa mère, s’était mis en ménage avec la mère de Clément…

La duchesse opina brièvement. Quelle idée avait-elle eue d’accepter de recevoir ces deux curés! En quoi cette histoire la concernait-elle? Allaient-ils lui réclamer un écu pour ces deux-là? se demanda-t-elle avec irritation.

— Je vais devoir partir pour l’hôtel de Guise, s’excusa-t-elle pour mettre fin à l’entretien.

— J’en ai presque fini, madame, supplia le religieux qui avait perçu son impatience. N’ayant pas la possibilité de faire entrer Pierre de Bordeaux dans un couvent, je parlai de lui à mon ami Boucher qui décida de le rencontrer.

Il se tut, visiblement mal à l’aise, et cette attitude inattendue attira l’attention de Mme de Montpensier. Le curé Boucher poursuivit, un ton plus bas :

— Bordeaux m’a intéressé, madame, quand j’ai su qu’il était dans la misère… et qu’il avait un père gascon. En l’interrogeant, je compris qu’il était devenu un larron et qu’il voulait se racheter devant Dieu. Il est prêt à tout pour son salut, madame… à tout, répéta-t-il, or il parle parfaitement le béarnais que son père lui a appris…

À ces derniers mots, la duchesse sentit un picotement lui parcourir la nuque. Elle regarda Jean Prévost devenu livide. Entre son bonnet et sa robe noire, le bon gros visage du curé, habituellement rose, était blafard et se confondait avec la couleur de son col.

Envisager cela, c’était prendre le risque effroyable d’être tiré par quatre chevaux en place de Grève.

— Croyez-vous, demanda-t-elle lentement et en pesant chaque mot, que ce Bordeaux soit prêt à risquer sa vie… pour sauver son âme?

— Je le pense, madame, répondit Boucher qui ne paraissait nullement effrayé.

— Vous lui en avez parlé?

— Non, madame. Je voulais auparavant avoir cette conversation avec vous.

Devant un témoin, toutefois, se dit Mme de Montpensier. Elle devait être très prudente…

Un silence embarrassant s’installa.

— Que suggérez-vous? demanda-t-elle enfin.

— Offrir le gîte et le couvert à Bordeaux et à son cousin, par exemple à la Croix-de-Lorraine, et venir chaque jour lui parler de son salut…

— C’est un homme qui a besoin de votre aide, en effet, fit la duchesse après un nouveau silence. Je vous remettrai cinquante écus pour lui. Pensez-vous pouvoir le convaincre que son âme vaut plus que sa misérable vie?

— Oui, madame, je lui ai déjà annoncé qu’il y a des moyens infaillibles d’aller au paradis.

Il regarda le curé Prévost avant d’ajouter :

— Faire disparaître l’Antéchrist de cette terre en est un, madame. Et Navarre est déjà excommunié… donc damné.

Elle hocha lentement de la tête.

— N’avez-vous pas dit en chaire à Saint-Merry, un jour où j’étais là, qu’il était licite de tuer l’hérétique ou son allié?

— Je l’ai dit, madame. Je suis docteur en théologie et j’affirme que ce serait un acte juste et héroïque4, tout comme celui de tuer un tyran.

— Vous pouvez assurer à ce Pierre de Bordeaux que s’il lui arrivait malheur, nous nous occuperions de sa famille, conclut la sœur du duc de Guise.

Elle les fit raccompagner. À aucun moment, elle ne s’était compromise, jugea-t-elle. Si ce Bordeaux réussissait là où Maurevert avait échoué, on ne pourrait l’accuser de rien.



C’est à peu près à cette période que Catherine de Médicis revint de Reims. Elle y avait rencontré plusieurs fois le cardinal de Bourbon, mais ce n’était pas seulement pour parler de son neveu le roi de Navarre, ou du trône que le duc de Guise proposait au vieil homme. La reine mère voulait en savoir plus sur ce que M. de Bezon avait découvert en étudiant les registres des lettres de commission de la chancellerie.

À son retour, elle interrogea Bezon. Comment devait-elle utiliser ce qu’elle avait appris? Le nain lui conseilla de ne rien faire, et d’oublier. Nul n’avait besoin de savoir.

1 Voir : La Guerre des amoureuses, même auteur, même éditeur.

2 II y avait alors deux hôtels du Petit-Bourbon. Le premier, situé à l’angle de la rue de Tournon, avait été construit par Louis de Bourbon, duc de Montpensier. Il donna son nom à la rue du Petit-Bourbon devenue la rue Saint-Sulpice. Le second était l’hôtel des ducs de Bourbon, construit au xiiie siècle par Louis de Clermont, et séparé du Louvre par la rue de l’Autriche.

3 La rue Guisarde, comme la rue Princesse, mitoyenne, ont été nommées ainsi en souvenir de la princesse de Guise.

4 Ces paroles sont extraites des sermons du père Boucher.