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Et la France ?

La brève histoire qui précède permet de poser les questions clés qui conditionnent l’avenir de la France, comme celui de tout autre pays : comment se situe-t-elle dans la neuvième forme de l’Ordre marchand ? Comment se prépare-t-elle à la nouvelle phase de l’Empire américain, au polyordre, à l’hypersurveillance, à l’hyperempire, aux menaces de l’hyperconflit ? Disparaîtra-t-elle dans l’une des trois vagues de l’avenir ? Pourrait-elle au contraire se poster, une fois de plus, à l’avant-garde des libertés et cette fois à l’avant-garde de l’hyperdémocratie ? Saura-t-elle enfin survivre et trouver sa place dans une démocratie planétaire enfin apaisée ?

A observer de près notre pays, à partir de tout ce qui précède, les réponses à ces questions apparaîtront clairement.

La France va mal. Son économie est incertaine, sa cohésion sociale menacée, ses finances en danger, son influence internationale affaiblie.

Pourtant, demain, les candidats à l’élection présidentielle, négligeant l’histoire de l’avenir, proposeront des dépenses en plus et des impôts en moins, tout en promettant un maintien durable de la croissance et la fin du chômage. Naturellement aussi, la « rupture » avec le passé. Puis, celui (ou celle) qui sera élu(e) s’empressera de repousser les décisions difficiles, pour ne pas perdre les élections législatives du mois suivant, municipales de l’année suivante, puis cantonales, régionales et européennes : il y a et il y aura toujours tant de raisons de ne rien faire !

Jusqu’à ce que l’avenir, s’exprimant par la voix du marché et de la démocratie, se venge ; il portera le masque de la Banque centrale européenne, de la Commission de Bruxelles, de manifestations monstres dans les rues des villes françaises ou d’un vote massif en faveur des extrêmes. Sans doute même arborera-t-il, dans un carnaval bigarré, tous ces masques à la fois.

Si tel était le destin à venir, le déclin de la France aurait alors vraiment commencé : dans un monde de plus en plus dynamique, rapide, nomade, basculant dans l’ordre polycentrique, au bord de multiples guerres, la France basculerait du « milieu » vers la « périphérie ». Ultérieurement, comme toutes les autres nations, elle disparaîtrait dans l’épanouissement de l’hyperempire et les grondements de l’hyperconflit. Il serait alors trop tard pour se demander comment on en est arrivé là.

Pourtant, tout cela est prévisible et résistible. À condition de tirer les leçons de ce qui précède, en particulier de comprendre comment les cinq années à venir détermineront en grande partie les cinquante suivantes et de se redonner des marges de manœuvre. La France pourrait alors survivre aux trois vagues de l’avenir, tenir son rang dans l’hyperdémocratie et même y devenir un modèle.

Une brève histoire de l’avenir français

Le survol de l’Histoire, au début de ce livre, nous apprend que la France a eu trois occasions de devenir la puissance dominante de l’Europe, le « cœur » même de l’Ordre marchand : aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Elle ne l’est jamais devenue, pour au moins trois raisons.

D’une part, elle a toujours privilégié la défense de l’agriculture, des industries alimentaires, de la rente foncière et des intérêts bureaucratiques qui y sont liés, au détriment de l’industrie, du profit, de la mobilité, de l’innovation et des technologies du mouvement. La France a toujours vécu dans la nostalgie d’un passé magnifié, en faisant la révérence au pouvoir, dans la peur du peuple et le respect de ses castes bureaucratiques, inlassablement reconstituées. Aujourd’hui, alors que des milliards de subventions sont encore consacrés à l’agriculture, aux industries dépassées et aux services, on considère un patrimoine foncier comme noble, et une fortune industrielle suspecte.

D’autre part, la France a toujours négligé de constituer une force navale, une marine militaire et commerciale. Elle n’a pas su donner la priorité au développement d’un port en Normandie ou en Bretagne, alors que l’arrière-pays agricole et industriel, le long de la Seine jusqu’à Paris, aurait pu en faire le « cœur » de l’Atlantique ; à l’inverse, elle n’a pas su donner à Marseille, grand port de Provence, l’arrière-pays nécessaire pour en faire le « cœur » de la Méditerranée. Le Havre, premier port français, n’est, aujourd’hui, que le neuvième port européen. La France, pays sédentaire, ne s’est jamais préparée au retour du nomadisme.

Enfin, la France n’a jamais réussi à former, à susciter, ni à accueillir une classe créative : elle n’a jamais formé assez de marins, d’ingénieurs, de chercheurs, d’entrepreneurs, de marchands, d’industriels ; elle n’a jamais attiré chez elle assez de scientifiques, de financiers, de créateurs d’entreprises : seulement des théoriciens et des artistes commandités par le pouvoir, et des administrateurs chargés de synthétiser et d’administrer mais surtout pas de prendre des risques. Philippe le Bel, Richelieu, Mazarin, Colbert, Napoléon, Poincaré, Pinay, et tant d’autres depuis lors, marquent les bornes de notre fausse gloire, perpétuant avec entêtement ces choix qu’on savait déjà dépassés à Bruges ou à Gênes au XIIIe siècle.

Au total, elle n’est jamais devenue un « cœur » parce qu’elle n’a su, à aucun moment, souscrire aux lois de l’histoire de l’avenir.

L’avenir de la France dépendra désormais de la façon dont elle saura se plier à ces lois et suivre les règles du succès : se créer un environnement relationnel, susciter le désir d’un destin commun, favoriser la création la plus libre, bâtir un grand port et une grande place financière, former équitablement les citoyens aux savoirs nouveaux, maîtriser les technologies de l’avenir, élaborer une géopolitique et construire les alliances nécessaires.

La France peut encore le faire ; elle pourra d’abord briller dans l’ordre polycentrique. C’est encore une grande puissance : avec une population représentant moins de 1 % de la population mondiale, elle produit encore plus de 3 % du PIB mondial. Elle est la première destination touristique de la planète ; le deuxième fournisseur de services ; le deuxième exportateur de produits agricoles et agroalimentaires ; le deuxième pays d’accueil des investissements étrangers ; la quatrième puissance commerciale du monde (quatrième exportateur et cinquième importateur) ; le cinquième producteur industriel ; elle a l’une des meilleures productivités horaires du monde : sa production de richesses a doublé depuis 1970. Ses meilleurs équipements routiers, aéroportuaires, hospitaliers et de télécommunications comptent parmi les plus performants ; elle a le meilleur système de Sécurité sociale au monde et l’un des droits du travail les plus protecteurs ; pas un citoyen ou un étranger n’y est exclu de l’école ou de l’hôpital. En 2006, la France dépense 12 milliards d’euros pour payer un revenu minimum aux plus pauvres ; 6 millions de personnes bénéficient de la Sécurité sociale sans cotiser ; 13 millions de personnes sont logées dans des HLM. Elle est le pays du monde où l’espérance de vie augmente le plus vite (trois mois de plus tous les ans depuis vingt ans) et celui où le taux de natalité est le moins faible d’Europe  – donc un des pays qui vieilliront le moins vite. Elle continue à épargner plus que la moyenne mondiale et place encore l’essentiel de son épargne chez elle. Elle dispose enfin, grâce au nucléaire, d’une autonomie énergétique unique au monde.

Par ailleurs, certaines entreprises françaises sont encore parmi les premières mondiales, avec plusieurs marques planétaires, dans des secteurs clés de l’avenir : nucléaire, pétrole, gaz, aéronautique, pharmacie, assurances, traitement de l’eau, agroalimentaire, esthétique, luxe, tourisme.

La qualité de vie en France est telle que, malgré sa fiscalité, peu de gens, même parmi les plus taxés, la quittent : la proportion de grands diplômés français s’expatriant reste faible, comparée à celle des autres pays développés (seuls les États-Unis, la Corée du Sud, le Japon, l’Australie et l’Espagne font mieux). Les Français à l’étranger, qui sont près de 2 millions, sont efficaces, entreprenants et le plus souvent au service d’entreprises françaises. Les ONG françaises sont parmi les plus influentes du monde. La langue française demeure, géopolitiquement du moins, la deuxième du monde : plus de 250 millions de personnes la parlent comme première ou seconde langue ; 51 États dont 29 pays l’ont comme langue officielle (contre 59 Etats et 50 pays pour l’anglais) ; le français est la langue de l’administration, de l’enseignement, de la justice, des médias, du commerce, des affaires ou de l’armée dans 52 pays. La France a le troisième cinéma mondial et elle est l’un des premiers pays du monde en termes de livres publiés par habitant.

Pour les plus optimistes, jamais l’avenir, quel qu’il soit, ne menacera ce bonheur français : notre pays est immensément riche ; son climat relationnel le protège mieux qu’aucun autre face aux vagues de l’avenir. La France peut maîtriser les technologies de la surveillance et de l’ubiquité nomade ; elle a eu dans le passé à surmonter des défis beaucoup plus graves que ceux qu’elle affronte aujourd’hui. L’idée d’un déclin n’est, pensent-ils, qu’une banale obsession, présente dans la mentalité française depuis le XVIIIe siècle, qui se nourrit d’une jalousie à l’égard des élites, que chacun rêve tout à la fois de décapiter et d’infiltrer.

Et pourtant, ce déclin est là, tangible, pour qui veut bien prendre le temps de comparer les données françaises à celles des autres pays développés et à la dynamique de l’avenir.

La France travaille moins que les autres : elle ne compte que 18 millions d’actifs sur 65 millions d’habitants ; la durée annuelle de travail y est de 1 600 heures, la plus basse du monde (à égalité avec l’Allemagne), alors qu’elle est aux États-Unis et au Japon de 1 810 heures. Les Japonais travaillent chaque année 13 semaines de plus que les Français.

De plus, la productivité globale du travail baisse en France depuis l’an 2000. Le Français  – qui produit encore 5 % de plus par heure travaillée qu’un Américain  – produit 35 % de moins au long de sa vie active.

Les produits français ne suivent pas autant qu’ils devraient les évolutions de la demande mondiale : depuis l’an 2000, la France a perdu près d’un point de part du marché mondial ; beaucoup d’entreprises françaises fabriquent en France des produits de pays émergents à des coûts de pays développés. La quasi-totalité des grandes entreprises récemment privatisées, de l’industrie à l’assurance, ont disparu ou ont été vendues à l’étranger. La France ne produit presque aucun objet nomade. Elle se prépare peu à l’hypersurveillance. Faute d’avoir pu  – ou su  – contrebalancer leurs handicaps en termes de coûts par une supériorité en termes d’innovation ou de qualité, beaucoup de firmes françaises se délocalisent, créant du chômage et pesant sur les salaires. La pression sur les prix, imposée par les consommateurs, nuit aux travailleurs. Le déficit commercial français connaît un record jamais atteint, même aux pires moments de l’histoire du pays. Le solde extérieur, en baisse constante, négatif depuis 2004, dépasse 0,5 % du PIB en 2006.

Même si certaines de nos grandes écoles, et quelques universités font encore illusion, 12 % seulement de la population française possède un diplôme d’enseignement supérieur ; même la Hongrie et la Corée du Sud font mieux. Là aussi, la rente reste la loi : le parcours de chacun est déterminé par sa formation initiale, elle-même définie par le milieu d’origine. La dépense nationale par étudiant stagne à un niveau très bas (elle est même inférieure à la dépense par lycéen) ; depuis toujours, la France a peur de ses universités, et plus encore depuis 1968 ; elle se punit elle-même en croyant les tenir en laisse ; et les universités, rêvant d’échapper au lot commun, se subdivisent en d’innombrables fausses grandes écoles. Dans le classement mondial établi chaque année par les Chinois, la première université française est quarante-huitième ; 35 % des 25-64 ans en France n’ont pas atteint le second cycle de l’enseignement secondaire, contre 27 % en Allemagne, 16 % au Japon et au Royaume-Uni, et 13 % aux États-Unis. Les faiblesses de la classe créative commencent à être inquiétantes, en particulier parmi les chercheurs : s’ils représentent 0,9 % de la population active aux États-Unis et au Japon (dont 83 % dans le privé), ils ne sont plus aujourd’hui que 0,6 % en France (dont seulement 40 % dans le privé). Trop peu d’entre eux travaillent sur les sujets d’avenir : nanotechnologies, nouveaux matériaux, infrastructure numérique, technologies écologiques. Parmi les 700 entreprises mondiales consacrant plus de 35 millions de dollars d’investissements en recherche et développement, 300 sont américaines, 154 japonaises, 54 allemandes, 41 anglaises et seulement 36 françaises. Conséquence directe : les Français déposent deux fois moins de brevets industriels que les Allemands ou les Suédois.

Par ailleurs, la France a le taux d’emploi le plus bas du monde ; et la croissance y crée très peu d’emplois : moins de 10 000 pour un point de croissance. On ne laisse pas s’y développer les activités peu productives, comme les jardiniers aux États-Unis ou les assistantes maternelles au Danemark. Depuis vingt ans, même en période de forte croissance, le taux de chômage semble incapable de descendre au-dessous de 7 % de la population active. Encore ne s’agit-il là que de la statistique officielle, car le nombre de personnes réellement sans emploi serait en fait le double. Plus de la moitié des salariés n’atteignent d’ailleurs l’âge de la retraite qu’après une période de préretraite, de chômage ou d’invalidité. De plus, même si le chômage baisse depuis peu avec le ralentissement de la croissance démographique, sa durée en France est encore particulièrement longue : alors qu’un chômeur canadien reste en moyenne quatre mois sans travail, il passe en France seize mois et demi sans travailler. Un jeune de moins de 25 ans sur quatre est au chômage ; et c’est le cas de près du double des jeunes issus des minorités dites visibles, même et surtout s’ils sont diplômés.

Par ailleurs, si l’augmentation du rythme des départs à la retraite a déjà provoqué une diminution de 63 000 chômeurs en 2005, le nombre d’entrées nettes sur le marché du travail (le solde entre arrivées et départs à la retraite) a largement décru, passant de 108 000 en 2004 à 29 000 en 2006.

La société française est particulièrement inégalitaire : alors que les grandes fortunes y sont de plus en plus immenses, la classe moyenne n’est plus le point de départ d’une promotion sociale, comme c’était le cas depuis 1950. 3,5 millions de personnes vivent au-dessous du seuil de pauvreté (défini comme la moitié du revenu moyen), dont environ 1 million occupent un emploi précaire. Plus de 1 million de personnes vivent du RMI. Les plus pauvres sont de plus en plus concentrés dans des quartiers particuliers, occupés par des minorités spécifiques. Si 15 % des élèves sont en grande difficulté au sortir de l’enseignement primaire, c’est le cas du double, voire du triple dans les « zones sensibles » ; 60 000 jeunes, venant pour l’essentiel de ces quartiers, sortent chaque année du système éducatif sans aucune qualification. Alors que, depuis 1982, les collèges des zones d’éducation prioritaire devraient légalement disposer de moyens supplémentaires, la dépense publique par élève dans ces ZEP est en fait inférieure d’un tiers à la moyenne nationale ! Enfin, il manque en France 1,5 million de logements, dont plus de la moitié en logements sociaux.

Cependant, la rente est partout : dans les fortunes foncières, dans le marché de l’immobilier, dans le recrutement des élites, dans la taille de l’État. Un million de fonctionnaires sont venus, en vingt ans, grossir l’appareil d’État ; la moitié des actifs travaillent dans le secteur public et bénéficient de protections particulières ; 200 000 fonctionnaires collectent encore l’impôt à l’heure de l’administration électronique. Les dépenses publiques et les impôts augmentent beaucoup plus vite que la production ; certains impôts, comme la CSG, ont même quadruplé en dix ans. Pourtant, le déficit budgétaire se maintient, depuis plus de quinze ans, au-dessus de 3 % du PIB.

En conséquence, la dette publique, qui représentait 35 % du PIB en 1991, est passée à 58 % en 2002 et à 67 % en 2006 : chaque nouveau-né commence sa vie de citoyen français avec une dette personnelle de près de 20 000 euros. En réalité, cette dette est beaucoup plus élevée  – le double, sans doute  – si l’on y ajoute, comme on devrait le faire, l’ensemble des engagements « hors bilan » telles les retraites que l’État et les collectivités publiques devront payer à leurs anciens collaborateurs.

Le poids de cette dette fut longtemps négligeable : jusque dans les années 1970, le taux de croissance du PIB étant supérieur au taux d’intérêt, le déficit budgétaire n’alourdissait pas son poids. Malgré l’augmentation de son volume, la charge en est ensuite encore restée stable grâce à la baisse des taux d’intérêt : le service de la dette ne représentait que 3,8 % du PIB en 1995. En 2006, il n’est encore que de 3 % du PIB, soit 15 % du budget de l’État, c’est-à-dire le montant de l’impôt sur le revenu. De plus, la dette française reste inférieure à l’épargne des Français, placée pour l’essentiel dans les entreprises du pays. Enfin, grâce à l’euro, on ne perçoit pas la gravité de cet endettement : sans l’euro, avec un tel déficit extérieur et une telle dette, il y a longtemps que le franc aurait dû être dévaluée.

Cette faiblesse économique pèse sur notre politique sociale et culturelle, qui manque de moyens ; sur notre défense et notre politique étrangère, la France n’a plus les moyens de repenser comme il le faudrait ses moyens militaires et sa diplomatie ; elle avait tout misé sur la dissuasion nucléaire pour se protéger du pacte de Varsovie, et sur la construction de l’Europe pour édifier une démocratie de marché continentale. Aujourd’hui, il n’y a plus d’Union soviétique ; et la construction de l’Europe est durablement enlisée. La France n’a plus ni projet en Europe, ni défense adaptée aux nouvelles menaces. Elle n’a plus que le dixième budget de défense du monde. Elle dépense l’essentiel de son budget d’équipement militaire pour un avion dépassé, et dont personne à l’étranger ne veut, le Rafale. Elle n’a pas non plus encore choisi comment se situer entre des États-Unis de plus en plus crispés, une Méditerranée de plus en plus dangereuse, une Russie de plus en plus puissante, une Chine et une Inde de plus en plus compétitives, une Afrique de plus en plus misérable, une économie criminelle florissante, des entités pirates de plus en plus nombreuses et agressives. Elle n’a que le dix-huitième budget par habitant pour l’aide au développement. Enfin le français est une langue maternelle uniquement en France, en Belgique wallonne, en Suisse romande, au Québec, dans quelques rares régions d’Afrique et du Canada anglais ; le français est loin, en termes d’usage, de l’anglais, du chinois, de l’hindi, de l’espagnol, du portugais même ; enfin, il n’est que la sixième langue utilisée sur le net.

Aussi, au moment où s’annonce, au loin, l’éventualité d’un déclin américain, le déclin français, lui, a bel et bien commencé.

Le déclin français

En tout cas, un déclin relatif : depuis plusieurs années, la richesse de la France augmente moins que celle du reste du monde. Alors que la croissance mondiale annuelle dépasse les 4 %, celle de la France peine à atteindre les 2 %. De même pour la croissance par habitant : depuis 2002, elle ne cesse de ralentir, n’atteignant que 0,9 % par an contre 2,4 % aux États-Unis et 2,8 % pour l’ensemble du globe. Le chômage, en baisse, est encore le double de ce qu’il est dans beaucoup d’autres pays européens. La France, qui était encore en 1980 la quatrième puissance mondiale en PIB et la huitième en PIB par habitant, n’est plus aujourd’hui que la sixième en PIB et la dix-neuvième en PIB par habitant. Dix-neuvième !

Dans les cinquante prochaines années, la France traversera toutes les péripéties décrites dans les chapitres précédents. Elle sera, comme les autres, envahie par l’hypersurveillance, puis par l’autosurveillance et par toutes les autres dimensions de l’avenir. Elle les traversera avec ses particularités.

Si elle suit la tendance actuelle, la France comptera 70 millions d’habitants en 2050 ; à partir de 2045, seule l’immigration permettra à sa population de continuer à croître. La France aura bientôt un nouveau visage : sa population sera de plus en plus concentrée sur l’axe Lyon-Marseille. L’axe du sud, de Toulouse à Montpellier, attirera un grand nombre d’étrangers. La population sera de plus en plus diverse. Les villes moyennes croîtront particulièrement vite.

Au rythme actuel d’évolution, dans dix ans, alors que l’Empire américain sera à son apogée, le niveau de vie des Français ne sera plus que de 60 % de celui des Américains ; il sera même en passe d’être dépassé par celui d’un grand nombre des Onze. Cela se traduira très concrètement dans la vie quotidienne, quand il ne sera plus possible au pouvoir politique de faire croire à l’abondance, par un plus fort endettement.

Le déclin deviendra alors cumulatif.

D’abord, le vieillissement de l’humanité aura, en France comme ailleurs, des conséquences majeures sur le niveau de vie. Certes, en 2025, la France sera encore un pays jeune, comparé aux autres nations européennes : elle n’aura perdu que 3 % des 15-24 ans, alors que, pendant la même période, l’Allemagne aura perdu 25 % de cette classe d’âge. Mais, si on continue à y travailler aussi peu qu’aujourd’hui, la population active française décroîtra : dès 2010, un actif sur quatre sera âgé de plus de 50 ans contre seulement un actif sur cinq actuellement. Alors qu’en 2000 les plus de 60 ans étaient 12,6 millions, ils seront près de 25 millions en 2050. D’ici à 2050, la proportion des 20-59 ans passera de 54 % à 46 %, leur effectif baissant légèrement (de 33 millions en 2006 à 32 millions). Le nombre des moins de 20 ans restera un peu au-dessus de 15 millions, comme aujourd’hui, et la proportion des moins de 20 ans dans la population totale tombera à 22 %, contre 25 % aujourd’hui.

La population active diminuant, la croissance économique de la France dépendra uniquement de l’amélioration de la productivité, de plus en plus incertaine.

Ce vieillissement masquera certes le chômage (près de 6 millions de personnes prendront leur retraite d’ici à 2020), mais il réduira la croissance maximale possible de 2 % aujourd’hui à 1 %. Il aggravera la disparité entre actifs et inactifs : le ratio de dépendance démographique  – qui désigne le nombre de personnes à l’âge de la retraite par rapport au nombre de personnes en âge de travailler  – atteindra un cotisant pour un retraité vers 2025, alors qu’il était de quatre cotisants pour un retraité dans les années 1980, et de quinze cotisants pour un retraité en 1945. En 2030, les plus de 60 ans représenteront les deux tiers des 20-60 ans, contre un tiers aujourd’hui. En 2050, il y aura 80 personnes de plus de 60 ans pour 100 personnes en activité.

Pour financer les retraites, il faudra alors soit retarder considérablement l’âge de la retraite, soit doubler l’impôt sur le revenu d’ici à 2020, soit doubler la TVA d’ici à 2040, soit intégrer 500 000 étrangers chaque année. Ou bien encore espérer que la natalité redémarre aussi promptement qu’elle a baissé.

Les actifs d’alors renverront les retraités du moment, travailleurs d’aujourd’hui, à leurs responsabilités en refusant de financer des retraites qu’ils n’auront pas préparées ; les actifs d’aujourd’hui seront donc les premières victimes du déclin qu’ils n’auront su éviter.

Ils ne seront pas les seuls : les contribuables le seront aussi. Si rien n’est fait pour réduire le déficit budgétaire et enrayer le vieillissement de la population, la dette publique représentera 80 % du PIB en 2012 et 130 % en 2020. Les intérêts annuels de la dette seront de 120 milliards d’euros en 2030 (contre 40 en 2006). Autrement dit, la charge du remboursement qui pèsera sur les contribuables sera le triple de celle d’aujourd’hui. Les impôts devront augmenter pour la financer. Ou bien on acceptera le retour de l’inflation, ce qui conduira à augmenter le coût de la dette et donc, là encore, les impôts.

Les hypernomades seront de plus en plus fuyants. Les nomades virtuels de plus en plus pauvres.

Les bouleversements de l’hyper et de l’autosurveillance se feront sentir plus péniblement en France, où la tradition du service public est particulièrement vivace.

De nouveaux dangers pourraient surgir : fragilisation de l’appareil d’État, précarisation des classes moyennes et vieillissement des élites, aggravations des inégalités, échec de l’intégration des minorités, perte de contrôle de l’essentiel des grandes firmes françaises, exacerbation de la rivalité avec l’Allemagne, menaces terroristes aggravées. Les mœurs évolueront au moins aussi vite qu’ailleurs.

Demain, la crise

Si le pays ne fait rien face à la crise financière qui s’annonce, l’Ordre marchand autour de nous agira bientôt et précipitera le phénomène. Les agences de notation qui, on l’a vu, assureront de plus en plus la gouvernance, analysant ces prévisions, dégraderont la cote de la France. Le pays devra alors rémunérer plus cher ses emprunts sur le marché financier mondial : une hausse de 1 point de l’ensemble des taux d’intérêt se traduira par une augmentation de 8 milliards d’euros de la charge de la dette, et donc par une hausse équivalente des impôts.

De plus, l’Union européenne et la Banque centrale européenne, inquiètes de voir l’euro fragilisé par un des pays membres, exigeront de la France qu’elle réduise ses dépenses publiques et ses prestations sociales, et qu’elle brade des actifs. Cela entraînera une forte récession, une aggravation considérable du chômage, une baisse significative du niveau de vie et le départ des meilleurs chefs d’entreprise, ingénieurs, cadres, étudiants et chercheurs. Il sera plus difficile de maintenir les dépenses sociales, en particulier celles nécessaires à l’intégration. La crise sociale se fera plus violente. Certains, en France, parleront de sortir de l’euro. D’autres  – ou les mêmes  – proposeront de sortir de l’Union européenne ou même de mettre fin à la démocratie. D’autres  – ou encore les mêmes  – de chasser les étrangers et même de retirer la nationalité française aux enfants d’étrangers.

La classe créative s’envolera vers d’autres cieux, l’innovation au travail baissera ; cela entraînera une baisse de la productivité  – et donc, à terme, de la production et des revenus  –, ce qui rendra encore plus difficile le remboursement de la dette. Et plus difficile encore le financement des investissements nécessaires pour mettre à niveau l’infrastructure urbaine, les universités, les réseaux numériques, les économies d’énergie.

Ceux des Français qui auront refusé de subir  – et surtout de financer  – un tel destin partiront vivre chez un des maîtres de l’avenir. La déconstruction des nations aura commencé, en France plus tôt qu’ailleurs.

Cette tragédie se déroulera dans quinze ou vingt ans, exactement au moment où s’annoncera, à l’échelle du monde, la crise de la neuvième forme, où les conflits entre nations, mercenaires et pirates, deviendront de plus en plus violents, où les trois vagues d’avenir entreront en collision. Nos institutions n’y résisteront pas. En 2025, la Ve République aura duré plus longemps que tout autre régime antérieur. Si la France n’agit pas avant, elle sera, comme le furent d’autres avant elle, entraînée irréversiblement dans une crispation identitaire. Un jour elle disparaîtra comme ont disparu avant elle tant d’autres grandes nations convaincues de l’éternité de leur destin.

 

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L’élection présidentielle à venir sera l’une des dernières occasions d’orienter l’histoire de l’avenir. Beaucoup préféreront débattre de questions mineures. Beaucoup, à gauche comme à droite, pourront encore, le temps d’un sursis, choisir consciemment de ne rien faire, de ne même pas parler de ces enjeux. Ils préféreront discourir sur la grandeur de la France, sans rien faire pour essayer de la maintenir ; agiter les menaces qui pèsent sur elle, en se contentant de gérer le déclin à la petite semaine, tout en renvoyant les choix difficiles à leurs successeurs.

De fait, à l’échelle de leurs petites vies, ce serait un parti pris raisonnable : la France est assez riche pour sombrer lentement.

Les Français devraient tirer, dès maintenant, les conclusions de cette histoire de l’avenir, de ses ressorts, de ses menaces et de ses potentialités. Ils devraient en déduire que, plus le temps passe, moins la politique aura les moyens d’influer sur le réel, et qu’il est encore possible, pendant quelques années, d’éviter le désastre, de tirer notre épingle du jeu par la mise en œuvre d’un programme d’urgence nécessaire, quelle que soit la majorité politique à venir.

Je n’entends pas détailler ici l’ensemble des réformes qui s’imposent. Ce sera le rôle des candidats aux prochaines élections présidentielles et législatives. J’entends seulement donner les principes qui devraient tous les guider. Ces réformes tournent autour de deux idées : rendre à l’avenir ce qu’on lui a pris ; permettre au pays de tirer le meilleur de l’avenir.

Rendre à l’avenir ce qu’on lui a pris

Les générations actuelles devront d’abord avoir le courage de faire le bilan de ce qu’elles laisseront aux suivantes, et de leur redonner des marges de manœuvre.

Les candidats, comme le futur président, devront d’abord exposer aux Français la lecture qu’ils font de l’avenir. Ils devront expliquer que, si la France est un pays magnifique, plein de richesses et de promesses, elle est aussi menacée de disparaître, engloutie par les mouvements du monde. Ils devront oser leur avouer qu’ils ont perdu beaucoup de temps. Ils devront écarter ceux qui, depuis trop longtemps, dans chaque camp, masquent l’écart entre nos ambitions et nos résultats. Ils devront enfin expliquer que la grandeur future d’une nation passe par la créativité, l’équité, la loyauté, la mobilité, le travail et la justice.

Cette phase pédagogique, fondamentalement politique, sera essentielle pour créer un consensus autour des profondes réformes nécessaires.

Ensuite, pour retrouver de réelles marges de manœuvre, l’élu devra établir les budgets de l’année 2008 et des suivantes, de telle façon qu’ils dégagent un excédent suffisant pour rembourser la dette. Il faudra en particulier que le nouveau président, s’il a une majorité au Parlement pendant les cinq ans de son mandat, réduise les dépenses de l’État d’au moins 10 % par an, et augmente les impôts d’au moins 5 % par an. C’est faisable : en 2002, le Brésil était considéré comme en cessation de paiement ; il a réussi à dégager en 2006 un excédent budgétaire de 4 %, échappant à l’engrenage de l’endettement.

Cela passera en France par des mesures courageuses et impopulaires, trop longtemps retardées : la réforme des institutions pour les rendre enfin efficaces ; la chasse au gaspillage dans les administrations militaires, fiscales et sociales ; la réduction massive des subventions à l’agriculture et aux industries dépassées ; l’usage des technologies de l’ubiquité nomade dans les services publics ; la réduction du nombre d’échelons décentralisés.

Une fois tout cela mis en œuvre sans faillir, la France aura retrouvé les moyens de sa liberté. Elle pourra alors engager les autres réformes dictées par l’histoire de l’avenir.

Permettre au pays de tirer le meilleur de l’avenir

Ces réformes qui découlent de toute l’histoire de l’avenir, racontée dans les chapitres précédents, s’organiseront dans six directions, énoncées ici sans ordre de priorité.

Promouvoir les technologies de l’avenir : la recherche universitaire et industrielle devra se voir attribuer des moyens beaucoup plus importants, en particulier dans les domaines des nouveaux matériaux, des économies d’énergie, des véhicules hybrides, des piles à combustible, de l’utilisation de nouveaux carburants, des énergies renouvelables, des nanotechnologies, des autosurveilleurs, de l’ubiquité nomade et de l’urbanisme.

Créer une société équitable : il faudra organiser une mobilité équitable du travail, par un véritable statut rémunéré de tout chercheur d’emploi ; réformer profondément les services publics, pour les amener à servir en priorité les plus démunis ; pour être équitable avec les générations ultérieures, il faudra retarder l’âge de la retraite d’au moins six ans, y compris pour les salariés du secteur public, à l’exception des salariés exerçant des métiers pénibles ou dangereux pour autrui (ce qui, compte tenu de l’augmentation de l’espérance de vie, permettra à chacun de ceux qui travailleront en 2007 d’avoir devant eux autant d’années de retraite que ceux qui quittèrent leur dernier emploi en 1988) ; il faudra tenir compte de l’espérance de vie dans le calcul des cotisations et des pensions. Il faudra enfin accepter le principe de l’entrée sur le territoire de plusieurs centaines de milliers d’étrangers par an  – et pas seulement d’étrangers détenant des diplômes. Pour réussir leur intégration, il faudra lancer une ambitieuse politique scolaire, culturelle et urbaine. Il faudra faire du logement social une priorité ; mettre en œuvre, en faveur des minorités dites visibles, une discrimination positive temporaire de sept ans, et limiter à la même durée l’instauration de la parité hommes/femmes, autre forme de discrimination positive.

Renforcer l’efficacité du marché : il faudra mettre le pays en situation d’ubiquité nomade, c’est-à-dire construire les réseaux de communication  – ports, trains, aéroports, réseaux de fibres optiques, infrastructures urbaines  – nécessaires à la phase à venir de la neuvième forme ; mener une bataille frontale contre tout ce qui peut réduire la mobilité (drogues, alcool, obésité) ; promouvoir le goût du travail, de la concurrence, de l’effort, de la curiosité, de la mobilité, de la liberté, l’aspiration au changement, au neuf ; favoriser les nouvelles entreprises, en particulier dans les domaines de la santé et de l’éducation ; réduire la fiscalité du capital et de l’épargne, inciter à faire fortune par son travail ; favoriser la concurrence dans les services ; réduire les barrières à l’entrée de nombreuses professions ; mettre en place des systèmes de veille technologique ; attirer les investissements étrangers, en particulier dans les technologies de l’ubiquité nomade, de la santé et de l’éducation, des entreprises relationnelles ; donner une meilleure place aux plus innovants des agents publics ; réduire et simplifier les structures administratives, en particulier en fusionnant régions et départements.

Créer, attirer et retenir une classe créative : il faudra doubler la dépense moyenne par étudiant, regrouper les universités, favoriser leur autonomie de gestion, encourager leurs relations avec le secteur privé ; faire en sorte que l’origine sociale ne pèse plus sur la réussite universitaire ni sur l’accès aux fonctions de responsabilité ; réformer le collège ou tout se joue ; développer les capacités des étudiants à transformer leurs savoirs en richesses concrètes ; donner une deuxième et une troisième chance à ceux qui auraient échoué dans leurs études ; mener une très ferme politique de sécurité intérieure ; promouvoir la qualité de la vie sociale et culturelle dans les pôles de développement pour y attirer des élites venues du monde entier. La promotion de l’esthétique urbaine, industrielle, sociale, sous toutes ses formes, sera fondamentale.

Renforcer les moyens de l’influence et de la souveraineté : il faudra faire de la promotion mondiale de la langue française, et de sa défense en France, une priorité majeure ; doter l’armée de moyens de surveillance et d’intervention rapide ; concentrer l’aide au développement sur les pays qui le mériteront par les efforts qu’ils auront déployés pour se doter d’institutions démocratiques ; définir une politique claire de développement de l’Europe de l’Est et de la Méditerranée, régions dont dépendra, dans le prochain demi-siècle, la sécurité de la France. Il faudra aller vers la limitation des transports individuels et une gestion plus rationnelle de l’eau, de l’énergie, des déchets et des ressources de la mer. L’énergie nucléaire restera nécessaire.

Faire naître l’hyperdémocratie : la France aura tout intérêt à aider à la naissance de l’hyperdémocratie qui protégera ses valeurs et son existence même. Elle devra donc proposer la création d’instances de gouvernance mondiale disposant de ressources propres, évoquées au chapitre précédent, en particulier par la fusion du G8 et du Conseil de sécurité. A l’échelle européenne, elle devra inciter à la mise en place d’un véritable gouvernement continental, doté de compétences politiques, militaires et sociales  – et pas seulement, comme aujourd’hui, économiques et monétaires. Elle devra faire comprendre à ses partenaires que l’Europe est la mieux placée pour créer le premier espace d’harmonie relationnelle de la planète. L’État français conservera pour lui-même toutes les compétences nécessaires à l’intégration sociale, à la promotion de la langue, de la culture, de l’éducation ; il devra favoriser, fiscalement, financièrement, la constitution d’entreprises relationnelles de toute nature (des partis, des syndicats, des ONG, des associations, des réseaux coopératifs réels ou virtuels, en particulier dans les activités d’éducation et de prévention). Il faudra développer la démocratie participative, en particulier régionale, en employant les technologies de l’ubiquité nomade et de l’hypersurveillance, et organiser des espaces urbains et virtuels pour que s’y rencontrent ceux qui ont envie de se rendre utiles et ceux qui peuvent offrir des occasions de l’être. Cette démocratie participative aidera à faire surgir des citoyens à la fois intégrés et fidèles à leurs communautés. Des citoyens capables de donner à la France les moyens de trouver la meilleure place dans l’histoire de l’avenir.

 

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Immense chantier dont chaque élément constituera, à lui seul, une réforme majeure, en France comme ailleurs.

Si les futurs dirigeants de notre pays apprennent à comprendre les lois de l’Histoire et analysent clairement les trois vagues de l’avenir, ils sauront faire en sorte qu’il soit encore possible de vivre heureux en France et d’y mettre en œuvre un idéal humain fait de mesure et d’ambition, de passion et d’élégance, d’optimisme et d’insolence.

Pour le plus grand bénéfice de l’humanité.