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Là commence l’histoire de l’avenir, a priori imprévisible : tant de paramètres peuvent influencer son cours ; tant de coïncidences peuvent transformer un incident local en épisode planétaire heureux ou malheureux ; tant d’acteurs auront leur mot à dire sur la géopolitique, la culture, l’idéologie, l’économie, qu’il semble impossible de répondre à aucune des questions qu’on peut se poser sur le futur, même le plus proche : les États-Unis vont-ils se retirer sans drame de l’Irak ? La paix au Moyen-Orient sera-t-elle un jour possible ? La natalité mondiale remontera-t-elle aussi mystérieusement qu’elle a baissé ? Le pétrole manquera-t-il dans vingt ans ou dans cinquante ans ? Trouvera-t-on des énergies de substitution ? La misère et les inégalités dans les pays riches seront-t-elles sources de nouvelles violences ? Les pays arabes connaîtront-ils un jour un mouvement démocratique comme celui de l’Europe de l’Est ? Le Pakistan ou l’Égypte basculeront-ils dans l’islamisme ? Les détroits d’Ormuz et de Malacca, par lesquels circule l’essentiel du pétrole du monde, seront-ils obstrués par des bateaux coulés par des pirates ? La Corée du Nord fera-t-elle usage de l’arme nucléaire ? L’Occident emploiera-t-il la force pour empêcher l’Iran de s’en doter ? Un attentat terroriste en Occident fera-t-il plier un gouvernement ? Conduira-t-il à la mise en place de régimes policiers autoritaires ? Les technologies rendront-elles possibles de nouvelles formes de dictature ? Les religions deviendront-elles tolérantes ? Découvrira-t-on de nouveaux moyens de venir à bout du cancer, du sida, de l’obésité ? La maladie du poulet, ou toute autre épizootie, sera-t-elle un jour transmissible à l’homme ? Une nouvelle religion ou une nouvelle idéologie surgira-t-elle ? Les ouvriers hyperexploités des usines chinoises ou bangladeshies se révolteront-ils ? Le cours de la monnaie chinoise va-t-il décupler par rapport au dollar ? La bulle immobilière américaine va-t-elle exploser ? Le processus d’intégration européenne peut-il reprendre ? Les OGM ou les nanotechnologies se révéleront-ils une menace ou une chance ? Le climat sera-t-il un jour si dégradé que la vie deviendra impossible sur Terre ? Une guerre de religion opposera-t-elle chrétienté et islam ? De nouvelles formes de relations sexuelles et amoureuses bouleverseront-elles la morale ?
Chaque réponse à chacune de ces questions – et à bien d’autres – orientera les prochaines décennies dans un sens très particulier, vers le pire ou vers le meilleur. C’est d’ailleurs le propre des temps qui viennent : une instabilité si évidente et une interdépendance si poussée que toute révolte, toute idée neuve, tout progrès technique, tout acte terroriste, tout coup d’État, tout mouvement de masse, toute découverte scientifique pourraient réorienter la direction du monde. En particulier, plus prosaïquement, chacun de ces événements pourrait influer sur la liberté de circulation des idées, des marchandises, des capitaux et des hommes. Et donc sur la croissance, l’emploi et la liberté. Or ces questions sont si imprévisibles que le nombre des futurs possibles est presque infini.
Pourtant, la plupart de ces événements n’auront qu’un impact temporaire sur l’évolution du monde. Car au-delà des problèmes qui semblent aujourd’hui majeurs, et qui seront un jour résolus (nous verrons plus loin en détail à travers quelles péripéties), de grandes tendances continueront d’être à l’œuvre, quasi immuables.
L’Histoire longue, on l’a vu, a obéi jusqu’ici à quelques règles simples ; depuis que la démocratie et le marché sont apparus, l’évolution va dans une direction unique : de siècle en siècle, elle généralise la liberté politique et canalise les désirs vers leur expression marchande. De siècle en siècle, les paysans vont vers les villes. De siècle en siècle, l’ensemble des démocraties de marché se rassemble en un marché de plus en plus vaste et intégré, autour d’un « cœur » provisoire. Pour prendre le pouvoir sur le monde marchand, pour devenir le « cœur », une ville, ou une région, doit être le plus grand nœud de communication du moment et être dotée d’un très puissant arrière-pays agricole et industriel. Le « cœur » doit aussi être capable de créer des institutions bancaires assez audacieuses pour oser financer les projets d’une classe créative, mettant en œuvre des technologies nouvelles, permettant de transformer le service le plus envahissant du moment en objet industriel. Le « cœur » doit enfin être capable de contrôler politiquement, socialement, culturellement et militairement les minorités hostiles, les lignes de communication et les sources de matières premières.
Aujourd’hui, tout donne à penser que Los Angeles, neuvième « cœur » de l’Ordre marchand, sera encore longtemps capable de remplir un tel rôle.
Pourtant, la forme actuelle du capitalisme est soumise aux mêmes menaces que celles qui ont eu raison des formes précédentes : sa sécurité est en péril, sa classe créative n’est plus loyale, les progrès techniques industriellement exploitables y sont de plus en plus lents, l’industrie y est de moins en moins rentable, la spéculation financière de plus en plus effrénée. Les inégalités s’y aggravent, la colère y gronde, un endettement considérable s’y développe. Surtout, le « cœur » doute de sa propre volonté de le rester.
Un jour – dans trente ans au plus – cette neuvième forme, comme les huit précédentes, rencontrera des limites. Une fois de plus, le marché jouera contre le « cœur » ; une nouvelle technologie remplacera d’autres services par d’autres objets industriels : après l’automobile, les biens d’équipements ménagers et les objets nomades viendront d’autres objets majeurs, lancés par un autre « cœur », idéologiquement, militairement et culturellement plus dynamique, autour d’un autre projet.
Avant que cela n’advienne se produiront des événements innombrables, la plupart dans le droit fil de l’Histoire.
Le bel avenir de la neuvième forme
Jamais la classe californienne n’a été aussi inventive, riche et prometteuse. Jamais le niveau de vie californien n’a été aussi élevé. Jamais les profits des grandes entreprises américaines n’ont atteint de tels sommets. Jamais l’innovation industrielle et financière américaine n’a été aussi triomphante. Jamais les États-Unis n’ont autant dominé le monde, militairement, politiquement, économiquement, culturellement et même, dans une certaine mesure, démographiquement : ils sont encore aujourd’hui le troisième pays le plus peuplé du monde, et le resteront en 2040 avec quelque 420 millions d’habitants.
De plus, aucun rival crédible ne s’annonce, ni en Europe, ni en Asie, ni ailleurs ; et aucun autre modèle de développement n’est même, semble-t-il, imaginable. En conséquence, au moins jusqu’en 2025, les gens les plus riches du monde et les principales banques centrales considéreront encore les États-Unis, et le dollar, comme les meilleurs refuges économique, politique et financier. En particulier, la fiscalité américaine, en supprimant bientôt l’essentiel des droits de succession, attirera, plus encore qu’elle ne le fait déjà, les fortunes exotiques. Les universités américaines pourront aussi reconstituer sans cesse la classe créative du pays en recrutant certains des meilleurs étudiants du monde, qui y resteront ensuite pour créer.
Los Angeles demeurera le centre culturel, technologique et industriel du pays ; Washington la capitale politique, et New York la métropole financière. Les États-Unis garderont longtemps encore le contrôle des technologies de la défense, du transport des données, de la microélectronique, de l’énergie, des télécommunications, de l’aéronautique, des moteurs, des matériaux, des systèmes de guidage. Ils maintiendront durablement leur part dans la production mondiale ; leurs déficits continueront de fonctionner comme des machines à développer la consommation aux États-Unis et la production ailleurs. Au total, pendant les deux prochaines décennies au moins, et même si la croissance américaine pourrait être provisoirement interrompue par des crises financières, des récessions ou par des conflits, l’essentiel des événements culturels, politiques, militaires, esthétiques, moraux et sociaux de la planète accentuera encore la suprématie des États-Unis.
Aussi longtemps qu’il sera possible de retarder les autres avenirs, dont il sera question plus loin, la croissance mondiale continuera au rythme moyen actuel de 4 % l’an. En 2025, si l’on prolonge les tendances (ce qui ne donne qu’une très vague idée de l’avenir, même à vingt ans), le PIB mondial aura crû de 80 % et le revenu moyen de chaque habitant de la planète de moitié. Une partie significative des plus pauvres seront entrés dans l’économie de marché comme travailleurs et comme consommateurs. Des produits adaptés à leur pouvoir d’achat (aliments, vêtements, logements, médicaments, motos, ordinateurs, téléphones, produits financiers) seront commercialisés. Les émigrés financeront leur pays d’origine par le transfert de leur épargne. Le microcrédit (qui donne déjà accès au financement d’un outil de travail à plus de cent millions des plus pauvres des entrepreneurs) s’étendra, en 2025, au moins à cinq cents millions de chefs de famille ; la micro-assurance permettra d’assurer aux familles les plus démunies une couverture sociale minimale. Même si, en 2025, près de la moitié de la population du monde ne survivra encore qu’avec deux dollars par jour, la part de la population mondiale participant à l’économie de marché et sachant lire et écrire aura notablement augmenté.
Parallèlement, cette croissance économique étendra le champ de la démocratie : aucun régime autoritaire n’a jamais résisté durablement à l’abondance. Les plus récents (du général Franco au général Suharto, du général Pinochet au général Marcos) se sont révélés incapables d’utiliser une forte croissance pour maintenir leur contrôle sur les classes moyennes. La plupart des pays qui ne sont pas encore des démocraties de marché (Chine, Corée du Nord, Birmanie, Vietnam, Pakistan, Iran même) pourraient le devenir. Des gouvernements, des institutions, des administrations, des appareils policiers et judiciaires y obéiront à des parlements élus et non plus à des partis uniques ou à des autorités théologiques.
Pendant ces deux prochaines décennies, l’Union européenne ne sera vraisemblablement rien de plus qu’un simple espace économique commun, élargi à l’ex-Yougoslavie, à la Bulgarie, la Roumanie, la Moldavie et à l’Ukraine. Même si sa monnaie risque d’être de plus en plus utilisée de par le monde, l’Union ne réussira vraisemblablement pas à se doter d’institutions politiques, sociales et militaires intégrées : il y faudra des menaces fortes contre sa sécurité, lesquelles ne seront perçues que plus tard, avec le déferlement de la deuxième vague d’avenir dont il sera question plus loin. Faute d’une modernisation du système d’enseignement supérieur, d’une capacité à susciter l’innovation et à accueillir les étrangers, l’Union ne réussira toujours pas à réunir une classe créative nouvelle ni à récupérer ses chercheurs et ses entrepreneurs partis outre-Atlantique. Faute d’un dynamisme démographique suffisant, le remplacement des générations n’y sera plus assuré, en particulier en Espagne, au Portugal, en Italie, en Grèce et en Allemagne. Si on peut prolonger les tendances actuelles, l’Union ne représentera plus, en 2025, que 15% du PIB mondial contre 20% aujourd’hui ; le PIB par habitant européen ne sera plus que de la moitié de celui d’un Américain, contre plus de 60 % aujourd’hui. Ce qui se traduira aussi par un affaiblissement de la qualité des services publics, des transports à l’éducation, de la santé à la sécurité. Dans un affrontement entre Flandres et Wallonie, Bruxelles pourrait, après bien des péripéties, devenir un district fédéral européen, sans rattachement national. Naturellement, un sursaut politique volontariste pourrait changer cette donne.
Onze autres puissances économiques et politiques émergeront : le Japon, la Chine, l’Inde, la Russie, l’Indonésie, la Corée, l’Australie, le Canada, l’Afrique du Sud, le Brésil et le Mexique. Je les nommerai plus loin les Onze. Toutes seront, dans vingt ou vingt-cinq ans, des démocraties de marché ou en voie de l’être. En dessous, vingt autres pays à croissance forte souffriront encore de lacunes institutionnelles, dont l’Argentine, l’Iran, le Vietnam, la Malaisie, les Philippines, le Venezuela, le Kazakhstan, la Turquie, le Pakistan, l’Arabie, l’Algérie, le Maroc, le Nigeria et l’Égypte. D’autres encore, de taille plus modeste, tels l’Irlande, la Norvège, Dubaï, Singapour et Israël, joueront un rôle particulier.
L’Asie dominera. Les deux tiers des échanges commerciaux du monde se feront à travers le Pacifique. Dans un peu plus de vingt ans, la production de l’Asie dépassera la moitié de celle du monde. Déjà, treize des vingt plus grands ports de conteneurs sont situés en Asie (dont Shanghai, Hong Kong, Singapour, Nagoya au Japon, Busan en Corée, Kaohsiung à Taïwan, Dampier en Australie). Busan et Shanghai traitent déjà 90 porte-conteneurs à l’heure ; d’immenses infrastructures portuaires et aéroportuaires y seront encore développées.
La Chine sera la deuxième puissance économique du monde, avec 1,35 milliard d’habitants en 2025. Au rythme actuel, son PIB dépassera celui du Japon en 2015 et celui des États-Unis en 2040. Sa part dans le PIB mondial, qui est aujourd’hui de 4,5 %, passera à 7 % en 2015 et avoisinera les 15 % en 2025. Le niveau de vie moyen des Chinois devrait être, en 2015, égal à la moyenne mondiale, soit un cinquième de celui des Américains. En 2025, même si le rythme de croissance annuelle de l’économie chinoise décroît de moitié, la Chine aura un revenu annuel par tête de 6 000 dollars. Des centaines de millions de Chinois seront alors entrés dans la classe moyenne, et plusieurs dizaines de millions dans la bourgeoisie. La Chine aura alors encore un excédent de la balance des capitaux ; elle continuera à financer les déficits des Etats-Unis, comme si les deux pays s’étaient durablement alliés pour maintenir la croissance mondiale à leur propre bénéfice en attendant de se sentir assez forts pour se battre l’un contre l’autre. La Chine deviendra le premier investisseur de la région, des Philippines au Cambodge, au détriment du Japon et des États-Unis. Les régions côtières chinoises, si elles sont capables de maîtriser les migrations rurales, deviendront même le lieu d’accueil d’une classe créative venue du monde entier, en particulier d’un retour de la diaspora chinoise.
Le Parti communiste chinois sera de moins en moins capable d’organiser la vie urbaine. Il devra, dans chaque ville, laisser le pouvoir à des élus. Il ne réussira pas à régler, sans se réformer, les immenses difficultés actuelles : 90 % des Chinois n’ont à ce jour ni retraite ni assurance-maladie ; la moitié de la population urbaine et quatre cinquièmes de la population rurale n’ont pas accès à des soins médicaux ; la moitié des cinq cents plus grandes villes du pays n’ont ni eau potable ni système d’élimination des déchets. Le pays devra mettre en place une infrastructure urbaine, consolider la stabilité monétaire, lutter contre la corruption, assainir durablement les finances publiques, trouver du travail à des centaines de millions de paysans affluant vers les villes, réduire les écarts de revenus, améliorer le système éducatif, former beaucoup plus de cadres, réformer un secteur public obsolète, mettre en place un système juridique capable de protéger la propriété privée et intellectuelle. Autant de tâches pratiquement impossibles en régime de parti unique. Vers 2025, le Parti communiste, alors au pouvoir depuis soixante-seize ans (aucun parti au monde n’est jamais resté au pouvoir plus de soixante-dix ans), s’effacera d’une façon ou d’une autre. Un grand désordre régnera pendant un temps, comme ce fut si souvent le cas dans l’histoire de ce pays. Une nouvelle démocratie pourrait même surgir et ressembler à celle de 1912, dominée par des « seigneurs de la guerre ». Si le pays ne réussit pas alors à maintenir son unité, comme on ne peut l’exclure, il participera au mouvement général de déconstruction des nations, dont il sera question au chapitre suivant. Pour durer, le Parti pourrait aussi être tenté par une aventure vers l’extérieur, en envahissant Taïwan ou la Sibérie, comme on le verra aussi plus loin.
Dans un scénario d’évolution linéaire, l’Inde devrait être, en 2025, le pays le plus peuplé du monde, avec 1,4 milliard d’habitants, et la troisième puissance économique derrière la Chine et les États-Unis. Sa croissance sera, à partir de 2010, supérieure à celle de la Chine, mais son PIB par habitant restera inférieur à celui de son voisin, en raison d’une croissance démographique supérieure. Nombre de ses entreprises, comme Tata, Infosys ou Mittal, seront parmi les plus grandes du monde. Pour que ce scénario se vérifie, il faudra que la démocratie indienne surmonte des défis majeurs, voisins de ceux de la Chine : financer des infrastructures urbaines, trouver des sources d’énergie alternatives, construire des routes et des aéroports, assainir durablement les finances publiques, réduire les inégalités entre régions et classes sociales. Si le gouvernement central n’y parvient pas, la situation pourrait entraîner, comme en Chine, une désarticulation du pays : l’Inde n’est unie que depuis la colonisation britannique.
Le Japon, lui, continuera de vieillir et de décliner en valeur relative, malgré sa force économique, qui en fera encore une des toutes premières puissances mondiales. À moins d’accueillir plus de dix millions d’étrangers, ou de réussir à relancer sa natalité, sa population diminuera – elle décroît déjà.
Même s’il est exceptionnellement bien placé pour dominer les technologies de l’avenir, des robots aux nanotechnologies, le Japon ne réussira pas à faire de la liberté individuelle sa valeur dominante. Il nourrira de plus en plus un complexe d’encerclement : par les armes de la Corée du Nord, par les produits de la Corée du Sud, par les investissements de la Chine. Il réagira certainement militairement, en se dotant de toutes les armes, y compris nucléaires, dans une stratégie de plus en plus défensive et protectionniste, ce qui pourrait lui coûter très cher économiquement. En 2025, il ne sera peut-être même plus la cinquième puissance économique mondiale.
Parmi les autres Onze, la Corée du Sud deviendra la première puissance d’Asie. Son PIB par habitant devrait doubler d’ici à 2025 ; elle sera le nouveau modèle économique et culturel et impressionnera le monde par ses technologies et son dynamisme culturel. Le modèle coréen sera de plus en plus considéré en Chine, en Malaisie, en Indonésie, aux Philippines, au Japon même comme le modèle de réussite à imiter, en lieu et place du modèle américain. La pérennité du succès coréen dépendra de sa capacité à se frayer un chemin entre deux scénarios catastrophes : celui d’une réunification imposée par l’écroulement subit du régime nord-coréen, dont le coût économique serait insupportable ; et celui d’une escalade militaire, peut-être nucléaire, provoquée par la fuite en avant du régime nord-coréen, qui réduirait à néant plus d’un demi-siècle de miracle économique au Sud.
Le Vietnam dépassera, en 2025, les 115 millions d’habitants ; s’il sait réformer son système politique, bancaire et scolaire, s’il sait mettre en place des infrastructures routières et lutter contre la corruption, il deviendra la troisième économie de l’Asie. Il en sera certainement un acteur majeur, attirant les investisseurs étrangers.
L’Indonésie souffrira de problèmes quasi insolubles : corruption, faiblesse du système éducatif, tensions ethniques considérables entre cent nationalités. Si elle réussit à les surmonter, ce qui est peu probable, elle pourra devenir une grande puissance économique mondiale, en tout cas la première de l’islam, avec, en 2025, 270 millions d’habitants. Elle dispose pour cela de toutes les richesses naturelles (pétrole, gaz, or, argent, nickel, cuivre, bauxite). Le plus vraisemblable est que, comme l’Inde et la Chine, la croissance ne suffira pas, à terme, à calmer dans l’archipel les revendications séparatistes : l’Indonésie, comme la Chine, l’Inde et tant d’autres pays, pourrait, un peu plus tard, se rompre en dizaines d’entités plus petites. On y reviendra.
La Russie pourrait retrouver un meilleur équilibre démographique et utiliser une partie de la rente pétrolière pour organiser son développement. Devenue en 2006 le premier producteur d’or noir, devant l’Arabie Saoudite (avec 100 milliards de barils de réserves) et le premier producteur de titane, son PIB devrait dépasser en 2025 celui de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France, pour en faire la sixième puissance économique mondiale. Elle aura, grâce aux réserves de devises accumulées avec le pétrole, les moyens d’acheter l’industrie de l’Europe de l’Ouest, ce qui lui coûterait moins cher que de moderniser ses propres usines. Le pétrole continuera de lui fournir la moitié de ses revenus fiscaux. Comme les autres Onze, elle aura, pour cela, à mettre en place une infrastructure urbaine, un cadre juridique protégeant la propriété privée et la propriété intellectuelle, un système bancaire moderne et, surtout, à améliorer son système de santé : l’espérance de vie (descendue, en 2006, à 59 ans pour les hommes et 72 ans pour les femmes) recommencera à croître ; sa population se stabilisera autour de 120 millions en 2025, contre 142 aujourd’hui. La Russie aura aussi, on y reviendra, à affronter de nouvelles menaces : musulmanes venues du Sud, chinoises venues de l’Est.
En Amérique latine, deux puissances domineront vers 2025 : avec 130 millions d’habitants, le Mexique pourrait avoir un PIB supérieur à celui de la France. Ce pays aura cependant du mal à éviter une croissance désordonnée des villes, à surmonter une pollution majeure et une extrême inégalité entre classes sociales et groupes ethniques. Des révoltes politiques anti-américaines viendront ralentir sa croissance et pourraient remettre en cause son alliance avec les États-Unis. Le Brésil, avec 210 millions d’habitants en 2025, pourrait alors devenir la quatrième puissance économique du monde, derrière les États-Unis, la Chine, l’Inde, et devant le Japon. En particulier, il deviendra un des géants de l’agriculture et de l’industrie agroalimentaire. Si l’on prolonge les tendances – ce qui, rappelons-le, ne donne qu’une très vague idée de l’avenir, même proche –, son PIB dépassera celui de l’Italie dès 2025, puis celui de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne. Pour y parvenir, le Brésil devra, lui aussi, surmonter des défis qui paraissent aujourd’hui quasi insolubles : mettre en place une infrastructure urbaine, construire un État solide et efficace, lutter contre la corruption, améliorer son système éducatif, réformer un secteur public obsolète, développer son industrie à l’exportation.
A la différence des autres continents, l’Afrique ne réussira vraisemblablement pas à faire surgir une vaste classe moyenne, même si elle est en mesure de connaître une très forte croissance économique, largement compensée par une croissance démographique plus forte encore. En 2025, le continent comptera plus de 1,5 milliard d’habitants. Le Nigeria, le Congo et l’Éthiopie seront à ce moment parmi les dix nations les plus peuplées du monde. Même si le sol africain renferme 80 % du platine, 40 % des diamants, plus d’un cinquième de l’or et du cobalt du monde, même si les forêts africaines regorgent de ressources et de richesses touristiques inexploitées, même si la Chine, l’Inde et d’autres puissances, venant y quérir leurs matières premières, aideront à y aménager des infrastructures à bas coût, le continent africain ne sera toujours pas un acteur économique d’importance mondiale. Les raisons en sont multiples : le climat y rend difficile l’organisation du travail ; des bouleversements climatiques, dont on aura à reparler, entraîneront, dans les régions semi-arides, une baisse des récoltes de près de 20 %, et la destruction de surfaces cultivables dans les zones humides. La population active, réduite pendant des siècles par le trafic d’esclaves et aujourd’hui par le sida et d’autres pandémies, sera encore insuffisamment formée. Une nouvelle fois, les élites émigreront. L’essentiel du continent restera ravagé par les désordres politiques, par la corruption et les violences. De nombreux pays artificiels, comme le Nigeria ou le Congo, seront au bord de l’explosion. En 2025, le continent aura encore un PIB par habitant inférieur au quart de la moyenne mondiale ; la moitié des Africains continueront de tenter de survivre avec un revenu inférieur au seuil de pauvreté ; le nombre des mal nourris parmi les enfants pourrait atteindre les 41 millions. Seuls réussiront à s’en sortir quelques pays comme l’Afrique du Sud (avec un PIB par tête qui dépassera celui de la Russie), l’Égypte, le Botswana et peut-être le Ghana. Les autres pays du continent seront menacés d’éclatement ; divisés, ils risquent de devenir des non-États.
Enfin la part du monde arabe dans le PIB mondial augmentera aussi, mais faiblement, plus par le jeu de la démographie que par croissance de la productivité. Faute de stabilité politique, de cadre législatif, de séparation du religieux et du laïc, de mise en œuvre des droits de l’homme et de la femme, le PIB par habitant n’y croîtra pas à la même vitesse que celui du reste du monde, hormis au Maghreb, où la réconciliation probable de l’Algérie et du Maroc créera les conditions de la mise en place d’un marché commun des pays riverains du sud-ouest de la Méditerranée, et d’une coopération très prometteuse avec les pays de l’Europe du Sud. Tout à côté, Turquie et Iran seront en passe de devenir des puissances majeures.
Au total, cette croissance mondiale persistante – la plus longue et la plus élevée dans l’histoire de l’humanité – s’accompagnera d’une formidable accélération dans la mise en œuvre de la globalisation et dans la marchandisation du temps.
Le temps des hommes sera de plus en plus utilisé à des activités marchandes qui remplaceront des services, gratuits, volontaires ou forcés. L’agriculture deviendra de plus en plus industrielle ; elle enverra des centaines de millions de travailleurs vers les villes. L’industrie mondiale sera de plus en plus globale, les frontières de plus en plus ouvertes aux capitaux et aux marchandises ; les usines migreront de plus en plus facilement là où le coût global du travail sera le plus bas, c’est-à-dire vers l’Asie de l’Est, puis vers l’Inde. Les services les plus sophistiqués, les centres de recherche et les sièges sociaux des plus grandes firmes se déplaceront dans ceux des pays du Sud où l’anglais est, et restera, une des langues nationales. Sur chaque marché local, les entreprises n’assureront plus que les études de marché nécessaires à la commercialisation de leurs produits ainsi que des services après-vente.
La vitesse des innovations s’accélérera : le cycle allant de la création à la production et à la commercialisation des produits alimentaires et des vêtements passera d’un mois à quatre jours ; celui de l’automobile et de l’électroménager, déjà réduit de cinq à deux ans, sera bientôt de six mois ; celui des médicaments passera de sept à quatre ans. La durée de vie des marques sera, elle aussi, de plus en plus brève ; seules les mieux installées et les plus mondialisées résisteront à cette noria du neuf. La durée de vie des immeubles et des maisons sera, elle aussi, de plus en plus brève. Les actionnaires des grandes sociétés seront eux-mêmes de plus en plus volatils, capricieux, déloyaux, indifférents aux exigences à long terme des entreprises dans lesquelles ils investissent, soucieux seulement des avantages immédiats qu’ils peuvent en retirer. Les banquiers exigeront que les entreprises fournissent des comptes à intervalles de plus en plus rapprochés. Les dirigeants seront de plus en plus jugés sur des critères de court terme et ne resteront en poste qu’aussi longtemps qu’ils répondent à ce qu’attend un marché versatile. La compétition entre travailleurs, dans l’entreprise et dans la recherche d’un emploi, sera de plus en plus sévère. Le savoir deviendra, plus encore qu’aujourd’hui, un actif majeur, toujours remis en cause par les innovations. La formation initiale restera essentielle ; chacun devra sans cesse se former pour rester « employable ». La réduction durable de la natalité et l’amélioration continue de l’espérance de vie conduiront à travailler moins longtemps dans l’année, mais plus longtemps dans la vie. L’âge de la retraite s’élèvera jusqu’à 70 ans pour tous ceux dont le travail n’est ni pénible ni dangereux pour eux-mêmes ou pour les autres. Les plus âgés serviront de tuteurs, de passeurs, de prescripteurs. L’industrie du mieux-être deviendra une industrie majeure.
Il deviendra de plus en plus difficile de distinguer entre travail, consommation, transport, distraction et formation. Les consommateurs joueront un rôle croissant dans la conception des objets, de plus en plus fabriqués sur mesure, en flux tendu. Les consommateurs du « cœur » et du « milieu » resteront très endettés sans que – comme le pensait déjà Tocqueville – cela leur pèse plus qu’une contrainte volontaire limitant leur frénésie de consommation. Les consommateurs resteront les maîtres et leurs intérêts passeront avant ceux des travailleurs.
Plus de la moitié des travailleurs changeront de résidence tous les cinq ans, et plus souvent encore d’employeur. Les citadins des villes du Nord financeront de plus en plus leur résidence principale par des crédits hypothécaires aisément transférables.
Les urbains vivront de plus en plus loin des centres ; un ménage habitant intra muros en 2007 habitera huit kilomètres plus loin dix ans plus tard, et quarante kilomètres plus loin en 2025. De nouveaux métiers apparaîtront pour organiser la logistique de ce nomadisme.
La neuvième forme continuera aussi de créer les conditions d’une vie urbaine de plus en plus solitaire, dans des appartements de plus en plus exigus, avec des partenaires sexuels et affectifs de plus en plus éphémères. La peur d’être lié, la fuite devant l’attachement, l’indifférence apparente deviendront (deviennent déjà) des formes de séduction. L’apologie de l’individu, du corps, de l’autonomie, de l’individualisme, feront de l’ego, du soi, les valeurs absolues. L’érotisme deviendra un savoir ouvertement revendiqué. Les formes les plus diverses de sexualité seront tolérées, à l’exception de l’inceste, de la pédophilie et de la zoophilie. L’ubiquité nomade et les communautés virtuelles créeront de nouvelles occasions de rencontres, marchandes ou non.
La résidence secondaire, héritage des générations antérieures, deviendra l’habitat principal, le seul point fixe des urbains. Le tourisme deviendra quête de silence et de solitude ; se multiplieront les lieux, religieux ou laïques, de méditation, d’isolement, de retraite, de non-agir. La sédentarité sera l’ultime privilège des enfants, qui vivront souvent avec leurs grands-parents, dans des lieux stables et protégés, où les parents, pour l’essentiel séparés, viendront alternativement passer un moment avec eux.
Les transports occuperont un temps croissant ; ils deviendront des lieux de vie, de rencontre, de travail, d’achat, de distraction. Le temps qu’on y passera sera décompté comme temps de travail, de même que se généralisera le travail de nuit et du dimanche. Le voyage deviendra une part majeure de la formation universitaire et professionnelle ; il faudra démontrer sans cesse des qualités de voyageur pour rester « employable ». Toute ville d’Europe de plus d’un million d’habitants sera reliée au réseau continental de trains à grande vitesse. Plus de deux milliards de passagers, touristes d’affaires pour la plupart, utiliseront chaque année l’avion ; l’avion-taxi se développera massivement ; à tout instant, plus de dix millions d’humains seront en l’air. Des véhicules urbains sans pilote, beaucoup moins coûteux que les actuels, faits de matériaux légers, économes en énergie et biodégradables, seront la propriété collective d’abonnés qui les laisseront à d’autres après chaque usage.
S’inventera un nouveau droit de propriété, donnant accès, dans chaque nouveau lieu de résidence, à un logement d’une qualité et d’une taille déterminées, détaché d’un lieu concret. Plus généralement, on passera de l’achat à l’accès. En particulier, la dématérialisation des informations rendra plus facile de passer de la propriété des données à l’usage, permettant l’accès à la culture, à l’éducation et à l’information. Le contrôle de la propriété intellectuelle sera aussi de plus en plus difficile à assurer.
Dans tous les secteurs de consommation, des produits à très bas prix seront mis en circulation. Ils permettront de faire entrer les plus pauvres de tout pays dans l’économie de marché, et aux classes moyennes de consacrer une part décroissante de leur revenu à l’achat de produits alimentaires, d’ordinateurs, de voitures, de vêtements, d’équipements ménagers.
L’essentiel du revenu des classes moyennes et supérieures sera utilisé pour l’achat de services : éducation, santé, sécurité. Pour les financer, la part du revenu mutualisé augmentera, sous forme d’impôts ou de cotisations. De plus en plus de gens préféreront confier la couverture de leurs risques à des compagnies d’assurances privées, de plus en plus puissantes, au détriment des États. Les échanges commerciaux, numériques et financiers, échapperont de plus en plus aux États, ainsi privés d’une part significative de leurs recettes fiscales. Les administrations publiques seront bouleversées par l’usage des nouveaux moyens de communication, en particulier d’Internet, qui permettront de faire fonctionner les services publics à moindres coûts et sur mesure.
Pour gérer ce temps marchand, deux industries domineront – dominent déjà l’économie mondiale : l’assurance et la distraction.
D’une part, pour se protéger des risques, la réponse rationnelle de tout acteur du marché sera (est déjà) de s’assurer, c’est-à-dire de se protéger des aléas du futur. Les compagnies d’assurances (et les institutions de couverture de risques des marchés financiers) compléteront les régimes de Sécurité sociale et deviendront – si elles ne le sont déjà – les premières industries de la planète par leurs chiffres d’affaires et par les profits qu’elles réaliseront. Pour les plus pauvres, la microassurance sera un instrument essentiel de la réduction de l’insécurité.
D’autre part, pour fuir la précarité, chacun voudra se divertir, c’est-à-dire se distancier, se protéger du présent. Les industries de la distraction (tourisme, cinéma, télévision, musique, sports, spectacles vivants, jeux et espaces coopératifs) deviendront – si elles ne le sont déjà – les premières industries de la planète par le temps qu’occupera la consommation de leurs produits et de leurs services. Les médias auront une emprise croissante sur la démocratie et sur les choix des citoyens.
Les unes et les autres seront seront aussi prétextes d’activités illégales : le racket constitue la forme criminelle de l’assurance ; le commerce sexuel et les drogues constituent les formes criminelles de la distraction.
Toutes les entreprises, toutes les nations s’organiseront autour de ces deux exigences : protéger et distraire. Se protéger et se distraire des peurs du monde.
Avant 2030, chacun, sauf les plus pauvres, sera connecté en tous lieux à tous les réseaux d’information par des infrastructures à haut débit, mobiles (HSDPA, WiBro, WiFi, WiMax) et fixes (fibre optique). Chacun sera ainsi en situation d’ubiquité nomade. Cela a déjà commencé : Google vient de mettre à disposition des habitants de la ville californienne où est situé son siège, Mountain View, et de ceux de San Francisco, un accès gratuit et universel à Internet sans fil et à haut débit. En Corée, des villes entières sont maintenant équipées de réseaux de téléphonie mobile HSDPA, dix fois plus performants que la 3G, et d’accès à Internet mobile à haut débit (WiBro). Ces infrastructures numériques permettront aussi aux collectivités de mieux gérer la sécurité urbaine, les encombrements dans les transports et la prévention des catastrophes.
Cette mise en réseau des membres de la classe créative, dispersés en plusieurs lieux, favorisera la création en commun à distance, sans avoir à se réunir dans un même « cœur », de logiciels, de services, de produits, de productions. Des langages permettront d’écrire des programmes accessibles au plus grand nombre et de structurer l’information pour donner accès simultanément aux données et au sens.
Pour permettre de se connecter plus commodément à ces réseaux de création conjointe, les objets nomades deviendront plus légers, plus simples ; le téléphone mobile et l’ordinateur portable fusionneront et seront réduits à la taille d’une montre-bracelet, d’une bague, d’une paire de lunettes ou d’une carte à mémoire, intégrés à des vêtements mieux adaptés aux exigences de mouvement. Un objet nomade universel servira à la fois de téléphone, d’agenda, d’ordinateur, de lecteur de musique, de téléviseur, de chéquier, de carte d’identité, de trousseau de clés. Des ordinateurs à très bas coût, utilisant des technologies ouvertes, tel Linux, permettront d’accéder à ces réseaux pour un prix infime. Les moteurs de recherche personnalisés se développeront de plus en plus avec les sites coopératifs, les sites d’échanges gratuits de contenus, les sites de conseil, les radio et télévision nomades.
La télévision deviendra un instrument sur mesure et différencié. On regardera beaucoup moins les grands réseaux ; les adolescents passent déjà trois fois moins de temps que les adultes devant un poste de télévision, et ils sont déjà six fois plus longtemps connectés à Internet. La télévision sera regardée surtout sur les objets nomades et pour les spectacles vivants. Des chaînes de plus en plus spécialisées, personnalisées, sur mesure, se développeront.
Les propriétaires de contenus (éditeurs, musiciens, cinéastes, écrivains, journalistes, professeurs, comédiens, informaticiens, designers, couturiers) ne réussiront pas à imposer durablement des brevets sur leurs propriétés, ni des systèmes de cryptage empêchant la circulation gratuite de fichiers musicaux et de films. Les auteurs seront alors rémunérés par les infrastructures numériques, qui recevront pour cela une redevance et des revenus publicitaires.
Avant 2030, la plupart des médias papier, en particulier la presse quotidienne, deviendront virtuels ; ils offriront des services de communauté de plus en plus instantanés, de plus en plus coopératifs, de plus en plus sur mesure, sur le modèle américain de Myspace, coréen de OhMyNews ou français de Agoravox. Sous le contrôle de journalistes professionnels, des citoyens apporteront une autre perspective à l’information et au divertissement : plus subjective, plus passionnée, plus indiscrète, sur des thèmes méconnus ou délaissés. Certains de ces journalistes-citoyens acquerront une grande notoriété ; leurs revenus varieront en fonction de la popularité de leurs œuvres ; déjà, certains contributeurs de blogs gagnent plus de 3 000 dollars par mois. On assistera à l’ultrapersonnalisation des contenus en fonction des besoins et centres d’intérêt de chaque individu : combinaison de textes, de fichiers audio et vidéo sélectionnés selon ses centres d’intérêt. Les distinctions entre presse, radio, télévision et « nouveaux médias » seront de moins en moins pertinentes. Les médias devront, pour survivre, accepter cette marche inéluctable vers des médias gratuits, participatifs et ultra-personnalisés.
Les livres deviendront aussi accessibles sur des écrans bon marché et aussi fins que du papier, e-paper et e-ink : nouvel objet nomade en forme de rouleau, donnant enfin une réalité commerciale aux livres électroniques. Ils ne remplaceront pas les livres, mais auront d’autres usages, pour des œuvres éphémères, sans cesse actualisées, et écrites spécialement pour ces nouveaux supports.
Avant 2030, de nouvelles œuvres d’art mêleront tous supports et tous modes de diffusion : on n’y distinguera plus ce qui relève de la peinture, de la sculpture, du cinéma ou de la littérature. Des livres raconteront des histoires avec des images en trois dimensions. Des sculptures danseront sur des musiques nouvelles avec les spectateurs. Les jeux deviendront de plus en plus des façons de créer, d’imaginer, d’informer, d’enseigner, de surveiller, d’améliorer l’estime de soi et le sens de la communauté. Des films, passés et futurs, deviendront visibles en trois dimensions, complétés de simulateurs sensoriels et d’odeurs virtuelles. Il deviendra aussi possible de converser à distance avec un interlocuteur en trois dimensions, de diffuser en trois dimensions concerts, représentations théâtrales et sportives, conférences et cours.
Les robots domestiques, annoncés depuis si longtemps, se généraliseront dans la vie quotidienne. Ils seront eux aussi constamment connectés aux réseaux haut débit, en ubiquité nomade. Ils serviront d’assistants à domicile, d’aide aux personnes handicapées ou âgées, aux travailleurs et aux forces de sécurité. Ils seront en particulier des « surveilleurs ». En Corée, par exemple, l’objectif est d’équiper dès 2015 chaque foyer coréen de tels robots pouvant remplir des fonctions domestiques.
Avant 2030 encore, l’ubiquité nomade envahira tous les services précédemment industrialisés : les emballages des produits alimentaires, les vêtements, les véhicules, les appareils ménagers deviendront eux aussi communicants. Des senseurs seront intégrés dans les matériaux, les moteurs, les machines, les fluides, les ponts, les bâtiments, les barrages, pour les surveiller en permanence et à distance. Produits, machines et personnes seront ainsi munis d’une étiquette d’identification par fréquence radio, qui permettra aux entreprises d’améliorer la qualité de leurs produits, la productivité de leurs usines et de leurs réseaux de distribution. Les consommateurs pourront tout savoir sur l’origine et le parcours des produits, depuis les matières premières jusqu’à la date de péremption ; ils pourront être informés dès que le portable d’un enfant passera le portail de l’école ; ils pourront commander l’ouverture des portes d’un domicile, le déclenchement des appareils ménagers, l’achat d’un produit dont le congélateur aura détecté le manque. Les véhicules les plus récents intégreront des détecteurs d’erreurs et évolueront avec l’expérience. Chacun deviendra élève à distance d’une lointaine université, visiteur immobile d’un musée, malade soigné dans l’hôpital d’un autre continent.
Chacun étant ainsi connecté dans l’espace et dans le temps, l’ubiquité nomade s’inversera, vers 2030, en une hypersurveillance qui sera, on le verra, la caractéristique de la forme suivante de l’Ordre marchand.
Partout dans le monde, la croissance marchande favorisera l’allongement de la vie. On assistera – on assiste déjà –, avec une intensité plus ou moins grande selon les pays, à une baisse de la natalité et à l’augmentation de l’espérance de vie. D’où un vieillissement général de la population.
Si les tendances actuelles se prolongent, l’espérance de vie dans les pays développés dépassera les 90 ans en 2025, puis y approchera le siècle. Par ailleurs, avec la croissance de la liberté, en particulier celle des femmes, la natalité baissera au point de ne plus permettre, dans de nombreux pays, le renouvellement des générations. En Corée, par exemple, le taux de natalité est passé de 5,1 dans les années 1950 à 1,5 en 2000 ; la natalité baissera même dans les pays musulmans, où elle reste la plus élevée (elle atteint encore 7 enfants par femme dans certaines régions du Moyen-Orient).
En 2025, plus de dix millions d’Américains auront plus de 85 ans ; le nombre des plus de 65 ans sera passé de 4 % en 1900 à 33 %. Ils seront alors 45 % au Japon, 22 % en Chine. En France, ils seront 33 % et le nombre des plus de 85 ans aura doublé dans les dix prochaines années.
Dans certains pays, le vieillissement sera si prononcé que la population décroîtra : en 2025, la population japonaise pourrait avoir baissé de 20 millions, celle de la Russie de 15 millions, celle de l’Allemagne de 10 millions. La population active européenne diminuerait de 30 millions d’ici à 2030.
Les femmes, ayant moins d’enfants à charge, échapperont plus facilement à la domination masculine et trouveront mieux leur place dans la société. Ce qui aidera, en particulier, à faire évoluer l’islam, comme ont évolué pour les mêmes raisons les autres religions monothéistes. Les personnes âgées seront politiquement majoritaires ; elles imposeront la priorité au présent, la stabilité des prix et le report des charges sur les générations suivantes ; elles consommeront des produits spécifiques (cosmétiques, diététiques) et des services adaptés (hôpitaux, maisons médicalisées, personnels d’assistance, maisons de retraite). Tous consommeront plus de médicaments et de soins hospitaliers, conduisant à une hausse massive de la part des dépenses de santé -et donc d’assurances – dans la consommation mondiale.
Le poids du financement des retraites par les actifs sera de plus en plus lourd : aujourd’hui, en Europe, chaque actif finance déjà le quart d’une retraite. En 2050, il en financera plus de la moitié.
Pour maintenir le ratio actuel d’actifs par retraité, il faudrait alors accepter d’augmenter soit les impôts, soit la natalité, soit l’immigration. Ceux des pays qui refuseront les étrangers verront leur population s’effondrer. Ceux qui les accepteront verront leur population se transformer. Au sein de l’Union européenne, les personnes venues d’Afrique et leurs descendants pourraient représenter, en 2025, jusqu’à 20 % de la population. À cette date, 45 % de la population de la ville de Bruxelles serait composée de descendants d’immigrés, originaires de terres d’islam et d’Afrique.
Une telle évolution impliquera d’immenses mouvements de population, que les États-Unis seront sans doute mieux préparés que d’autres à affronter ou à accepter. Elle imposera, en particulier, une extraordinaire croissance des villes.
C’est à l’intérieur du Sud que les migrations seront les plus massives : des campagnes vers les villes, de la misère rurale vers la misère urbaine. Aucun pouvoir politique, même dans une dictature comme la Chine, ne réussira à ralentir ces mouvements. Ces mutations viennent de loin : alors qu’en 1950 il y avait dans le monde 80 villes de plus de 1 million d’habitants, elles seront 550 en 2015.
La croissance urbaine va devenir partout phénoménale : en 2007, la moitié de la population du monde vit déjà en ville. En 2015, 24 villes, presque toutes du Sud (dont Sâo Paulo, Mexico, Bombay, Shanghai, Rio de Janeiro, Calcutta, Delhi, Séoul, Lagos, Le Caire), compteront plus de 10 millions d’habitants, alors qu’elles ne sont que 16 aujourd’hui. En 2025, la planète comptera 30 villes de plus de 10 millions d’habitants, 7 agglomérations de plus de 20 millions d’habitants ; Tokyo et Bombay en rassembleront près de 30 millions. Neuf des douze villes les plus peuplées du monde seront situées au sud (seules exceptions : Tokyo, New York et Los Angeles). De 2006 à 2025, les villes chinoises devront accueillir l’équivalent de toute la population d’Europe de l’Ouest. En 2035, la population urbaine du Sud aura pratiquement doublé, pour atteindre 4 milliards. En 2050, un milliard d’habitants vivront dans cinquante villes d’Asie, chacune comptant plus de 20 millions d’habitants, voire, pour certaines, plus de 30 millions.
Il faudra donc tripler ou quadrupler les infrastructures urbaines en trente ans, ce qui se révélera, dans la plupart des cas, pratiquement impossible. Quelques villes réussiront à devenir vivables ; de nouveaux produits – par exemple du ciment bon marché – et des techniques nouvelles de construction et de microfinancement du logement permettront de transformer certains bidonvilles en marchés très rentables pour les entreprises qui sauront s’en saisir.
À moins d’imaginer que les évolutions urbaines soient moins gigantesques que ne l’indiquent ces projections linéaires, et à moins d’espérer qu’on assiste à un repli vers les villes moyennes, ces grandes cités ne seront, pour l’essentiel, que des juxtapositions de maisons précaires, dépourvues de voirie, d’assainissement, de police, d’hôpitaux, cernant quelques quartiers riches transformés en bunkers et protégés par des mercenaires. Les mafias y contrôleront d’immenses zones de non-droit, comme c’est déjà le cas, entre autres, à Rio, Lagos, Kinshasa ou Manille. D’anciens ruraux seront, avec quelques membres des classes favorisées, les principaux animateurs de nouveaux mouvements sociaux et politiques réclamant des changements très concrets dans la vie des gens. C’est d’eux, et non plus des ouvriers, des employés ou des professeurs, que dépendront les grands bouillonnements économiques, culturels, politiques et militaires du futur. Ils seront les moteurs de l’Histoire, et en particulier de la deuxième et de la troisième vague de l’avenir, dont il sera question plus loin.
Pour fuir ces enfers, beaucoup se déplaceront, dans les vingt prochaines années, vers d’autres pays du Sud, à la recherche de climats plus cléments, d’espaces plus vastes, de villes plus sûres ou plus proches du Nord.
Des masses chinoises iront ainsi de Chine vers la Sibérie ; déjà, Vladivostok est, dans une large mesure, une ville économiquement, humainement et culturellement chinoise ; de même, plus de la moitié de la population de Khabarovsk, ville de Russie située sur le fleuve Amour, est originaire de l’autre côté du fleuve. Alors que la province chinoise de Heilongjiang, à la frontière de la Sibérie, compte autant d’habitants que l’Argentine, sur un territoire aussi exigu que celui de la Suède, 70 % du territoire russe se dépeuple et des terres agricoles très fertiles y sont abandonnées. Pour les repeupler, les Chinois sont très recherchés : en Oural, les élus de Sverdlovsk viennent d’inviter des paysans chinois à cultiver 100 000 hectares laissés à l’abandon. Ce flux augmentera avec la multiplication des mariages russo-chinois ; une masse considérable de Chinois envahira peu à peu la Russie. Au total, en 2025, les travailleurs étrangers en Russie seront au moins 15 millions, soit 20 % de la population active russe. Les Slaves commenceront à revoir poindre l’immémoriale menace des invasions mongoles.
À la même époque, c’est-à-dire vers 2020, d’autres mouvements massifs iront de l’Afrique centrale vers l’Afrique australe ou vers l’Afrique du Nord ; de l’Indonésie vers la Malaisie ; de la Malaisie vers la Thaïlande ; du Bangladesh vers les pays du Golfe ; de l’Irak vers la Turquie ; du Guatemala vers le Mexique.
Pour beaucoup d’immigrants, ces déplacements ne seront qu’une façon d’approcher les pays du Nord. Des masses de plus en plus nombreuses se précipiteront aux portes de l’Occident. Ils sont déjà des centaines de milliers tous les mois ; ils seront des millions, puis des dizaines de millions. Et pas seulement parmi les plus défavorisés : toutes les élites du Sud partiront au Nord. Leurs principaux points de passage seront les frontières russo-polonaise, ibéro-marocaine, turco-grecque, turco-bulgare, italo-libyenne et mexico-américaine.
Les États-Unis continueront d’être le pays le plus recherché par les émigrants : en 2006, 1,5 million d’étrangers s’installent chaque année aux États-Unis ; 600 000 seulement le font légalement. Douze millions de personnes, soit le tiers des immigrés en Amérique, y sont entrées illégalement. La moitié d’entre elles viennent du Mexique, et le tiers d’Amérique centrale. Un nombre croissant de gens tenteront leur chance au tirage au sort décidant l’attribution de 50 000 visas américains (il y a déjà 8 millions de candidats, dont 1,5 million originaire du Moyen-Orient). Dans vingt ans, les populations hispanique et afro-américaine seront presque majoritaires aux États-Unis. Leurs élites et celles venues d’Asie renforceront la force de l’Amérique. Si les tendances actuelles se prolongent, la population américaine passera de 281 millions en 2000 à 350 millions en 2025, et cet afflux démographique expliquera à lui seul le prolongement de la croissance dans le « cœur » de la neuvième forme.
Les pays d’Europe du Sud, après avoir été des terres d’émigration, deviendront, eux aussi, des terres d’accueil. Ils retrouveront du dynamisme, de la croissance et des moyens de financer leurs retraites. D’autres pays d’Europe – comme la France – tenteront de refuser ces immigrants venus d’Europe de l’Est et d’Afrique. Certains, comme la France encore, comprendront un peu plus tard qu’un afflux de population, bien maîtrisé et intégré, est la condition de leur propre survie. La Grande-Bretagne deviendra elle aussi une terre d’accueil majeure, en particulier pour les ressortissants des pays d’Europe centrale. Ces derniers accueilleront de leur côté des travailleurs ukrainiens, eux-mêmes remplacés par des Russes, eux-mêmes remplacés par de vastes populations chinoises. Au total, l’afflux de travailleurs immigrés dans les pays développés rendra plus facile le financement des retraites, mais pèsera sur les salaires des classes moyennes.
Par ailleurs, de plus en plus de gens passeront d’un pays du Nord à un autre pays du Nord : ils seront bientôt plus de dix millions à changer de pays chaque année. Certains le feront pour des raisons professionnelles et renforceront largement, comme par le passé, leur nation d’origine dont ils resteront les représentants économiques, financiers, industriels et culturels. D’autres, de plus en plus nombreux, choisiront de partir justement pour ne plus avoir à dépendre d’un pays dont ils rejetteront la fiscalité, la législation, voire la culture. Aussi pour disparaître totalement, changer d’identité, vivre une autre vie ; le monde sera ainsi de plus en plus rempli d’anonymes volontaires ; il sera comme un carnaval où chacun – ultime liberté – se sera choisi une nouvelle identité.
Enfin, des dizaines de millions de retraités iront vivre – à temps partiel ou définitivement – dans des pays au climat plus clément et au coût de la vie moins élevé, en particulier en Afrique du Nord. Des villes entières se construiront pour ces nouveaux venus, attirant dans ces pays des hôpitaux, des médecins, des architectes, des avocats qui s’y déplaceront avec leurs clients. Cela durera aussi longtemps que les populations autochtones accepteront ces nouveaux résidents.
Au total, dans vingt-cinq ans, environ cinquante millions de personnes s’exileront tous les ans. Près de 1 milliard d’individus vivront ailleurs que dans leur pays natal ou que dans le pays natal de leurs parents.
Jusqu’à présent, l’Ordre marchand a toujours réussi à faire surgir à temps de quoi remplacer les matières premières devenues rares, parfois au prix d’opérations militaires et d’un déplacement du « cœur ».
C’est ainsi qu’ont pu être surmontées successivement la disparition de terres cultivables en Flandre, celle du charbon de bois en Angleterre, de l’huile de baleine dans l’Atlantique, du charbon de terre dans toute l’Europe. L’envahissement des villes par les excréments des chevaux, que tout le monde craignait pour la fin du XIXe siècle, ne s’est jamais matérialisé. Depuis un siècle, l’environnement s’est même considérablement amélioré dans les pays du « cœur » et du « milieu » : l’air londonien, irrespirable au XIXe siècle, est beaucoup plus pur aujourd’hui, comme celui de tous les autres grands centres industriels des pays riches. De même, la pénurie d’énergie, régulièrement annoncée depuis plus d’un siècle, s’éloigne de jour en jour. Pourtant, depuis le début du XVIIIe siècle, la consommation de ressources naturelles a été multipliée par trente. Durant les seules quarante dernières années, la consommation des ressources minérales a triplé, et, depuis qu’on utilise le pétrole, 900 milliards de barils ont été brûlés.
Avant 2035, le quasi-doublement de la population urbaine s’accompagnera d’un doublement de la demande de matières premières. S’il est certain qu’un jour chacune deviendra rare, elles seront encore toutes disponibles à la fin du XXIe siècle ; et les plus précieuses, l’argent et l’or, seront encore disponibles pour au moins deux siècles. Par ailleurs, on commence à recycler massivement les déchets industriels et à récupérer ainsi une part importante des matières premières : 40 % de l’aluminium, 38 % du cuivre, 47 % du plomb et 22 % des plastiques domestiques. Enfin, quand la rareté sera vraiment là, on ira chercher du fer, du titane, d’autres minéraux dans les océans et sur la lune.
Pour l’énergie, les données sont, en revanche, plus préoccupantes : au rythme actuel de croissance de la consommation, les réserves ne sont plus que de 230 ans pour le charbon, 70 ans pour le gaz, 50 ans pour le pétrole.
En matière de pétrole, il pourrait y avoir encore quelques réserves massives mal connues en Irak (pourrait s’y trouver, dans le désert de l’Ouest, l’équivalent de dix ans de consommation mondiale), en Russie (où les réserves dépassent déjà la moitié des réserves mondiales hors OPEP et États-Unis), au Brésil et en Afrique. Il existe aussi d’importantes réserves sous les océans. Il faut y ajouter le pétrole lourd et les schistes bitumineux au Canada, en Alaska, au Venezuela ; les seuls schistes canadiens représenteraient autant de quantité d’énergie que tout le pétrole d’Arabie Saoudite. Même si leur extraction, écologiquement désastreuse, nécessiterait de dépenser, sous forme de charbon, des quantités d’énergie supérieures à celles qui seraient produites sous forme de pétrole...
Le gaz, lui, semble plus durablement abondant, même s’il va nécessiter de lourds investissements de transport, assortis de risques géopolitiques majeurs ; de plus, dans vingt ans, il sera possible de convertir économiquement le charbon en gaz et le gaz en produits pétroliers, ce qui doublera encore la quantité de pétrole disponible. Pour un siècle encore, la disponibilité du pétrole ne sera donc qu’une question de prix.
Le passage à d’autres énergies sera donc progressivement nécessaire. Là où la gestion des déchets radioactifs sera politiquement acceptée, l’énergie nucléaire sera de plus en plus utilisée ; des progrès seront faits en matière de sûreté, d’acceptabilité, de compétitivité ; dans trente ans, cette énergie représentera 15 % de l’énergie primaire du monde. L’énergie solaire, ainsi que l’énergie éolienne ne seront des sources inépuisables que quand elles deviendront stockables. La biomasse sera difficile à développer à grande échelle, sauf, ce qui est très important, pour alimenter les voitures particulières. Les autres sources d’énergie naturelles (géothermie, houle, marée) semblent incapables de répondre à une demande significative. Enfin, la fusion thermonucléaire, qui pourrait à elle seule représenter une source quasi illimitée, ne sera sûrement pas praticable avant au moins la fin du XXIe siècle. Au total, l’énergie sera de plus en plus coûteuse, ce qui incitera à l’économiser en remplaçant les mouvements physiques par des échanges immatériels.
Bien avant que le manque d’énergie se fasse sentir, d’autres raretés devront être surmontées, en particulier celle des produits agricoles et des forêts : alors qu’il faudra, avant 2050, doubler la production agricole pour nourrir la population de la planète (un milliard de tonnes de céréales de plus par an, soit 50 % de plus qu’en 2006), cinq millions d’hectares cultivables disparaissent chaque année sous la pression de l’urbanisation ; de plus, l’humanité a déjà consommé la moitié de la capacité des plantes à photosynthétiser la lumière solaire. Une production agricole suffisante supposera donc l’utilisation d’organismes génétiquement modifiés, dont rien ne garantit encore l’innocuité. Et le temps presse : les stocks baissent.
Les forêts se feront de plus en plus rares, dévorées par les industries de l’armement naval, puis par celles du papier, puis par l’expansion de l’agriculture et des villes. Depuis le XVIIIe siècle, une partie du monde équivalant à la superficie de l’Europe a été dépouillée de ses forêts. Dans les dix dernières années du XXe siècle, la moitié des réserves forestières de l’ouest de l’Allemagne a disparu. Chaque heure, c’est l’équivalent de sept terrains de football qui est déboisé. Le Japon, premier importateur mondial de bois tropical, est responsable d’un tiers de ces dégâts. De plus, les gaz industriels, oxydes de soufre et d’azote, détruisent les arbres d’un bout à l’autre du globe, en particulier les fragiles forêts ombrophiles de la « périphérie ». Enfin, le développement de l’économie de l’immatériel ne réduira pas avant longtemps la demande de papier d’impression. Au rythme actuel, dans quarante ans, il n’y aura plus de forêts, sauf là où elles seront entretenues, c’est-à-dire, pour l’instant, seulement en Europe et en Amérique du Nord. Cette disparition sera mortelle pour d’innombrables espèces vivantes et mettra en danger la survie de l’humanité.
Les émissions gazeuses rejetées dans l’atmosphère par la production industrielle constituent une autre menace : si la production des chlorofluoro-carbones, qui réduisent l’épaisseur de la couche d’ozone entourant l’atmosphère, semble aujourd’hui sous contrôle, 7 milliards de tonnes de gaz carbonique (produits par la combustion du charbon, du pétrole et du gaz) sont annuellement déversés dans l’air, et le réchauffe. Et d’autres émissions de gaz divers y participent. Cela va s’aggraver : la Chine, qui émet encore cinq fois moins de gaz carbonique que les pays riches, va construire sur trente ans l’équivalent d’une centrale électrique de 1 000 mégawatts par mois ; elle enverra ainsi des quantités de plus en plus considérables de polluants dans l’atmosphère. Sauf à imaginer une action massive d’ici à 2030, à cette date les émissions de gaz carbonique par habitant auront doublé.
Le pire danger est là, car le gaz carbonique ainsi émis élèvera sensiblement, selon la plupart des experts, la température de l’atmosphère : alors qu’au cours des cent dernières années la température moyenne à la surface du globe n’a augmenté que d’un demi-degré, les dix dernières années ont constitué la décennie la plus chaude de l’Histoire. Et le phénomène ne fait sans doute que commencer : les simulations les plus sérieuses prévoient, malgré l’extrême variabilité des climats, que la Terre se réchauffera de deux degrés avant 2050, et de cinq degrés avant 2100. Les conséquences en sont déjà visibles : les calottes polaires ont commencé à fondre, au moins au Nord ; la vitesse de la fonte des glaces a augmenté de 250 % de 2004 à 2006, les glaciers du Groënland, deuxième source d’eau douce du monde, régressent très rapidement ; de 1990 à 2006, trois millions de mètres cubes de glace sur les huit qui existaient au pôle Nord ont disparu ; le niveau des océans augmente de deux millimètres par an et aura monté en 2050 d’au moins douze centimètres, peut-être même de cinquante. La dernière fois qu’il a fait aussi chaud c’était au milieu du pliocène, il y a trois millions d’années, lorsque le niveau des océans était à 25 mètres de plus qu’aujourd’hui.
Des catastrophes naturelles s’ensuivront, aux conséquences financières gigantesques. Les écarts de températures étant de plus en plus marqués, des altérations très importantes se produiront dans la nature : les arbres pousseront plus vite et seront plus fragiles ; il y aura plus de chênes, moins de hêtres ; les cigales se retrouveront jusqu’en Scandinavie, avec la mante religieuse et les papillons méditerranéens ; le plancton migrera vers le nord, suivi par les poissons qui s’en nourrissent, faisant disparaître les oiseaux marins dont ils constituaient l’ordinaire. Beaucoup plus grave : nombre de côtes pourraient devenir inhabitables ; sept des dix plus grandes villes du monde sont en effet des ports, et un tiers de la population mondiale habite sur un littoral. Le désert africain progressera chaque année d’une surface égale à celle de la Belgique ; 2 milliards de personnes vivront dans des zones menacées de désertification, dont 700 millions en Afrique. Quinze millions ont déjà dû quitter leurs villages, devenus inhabitables. Selon le HCR (Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies), ces éco-exilés seront dix fois plus nombreux en 2050.
Les émissions de gaz carbonique et d’autres gaz polluants ne se réduiront pas aisément. Les pays du Nord auront du mal à modifier leur mode de vie et ceux du Sud rejetteront longtemps toutes restrictions, soutenant qu’elles ne feraient que sauvegarder la richesse et le confort du Nord. Le Brésil continuera à brûler la forêt amazonienne aussi longtemps que les pays industrialisés ne réduiront pas de manière substantielle leurs propres émissions de gaz carbonique. Les seuls accords internationaux portant sur ce sujet, signés à Kyoto en 1999, n’auront pratiquement aucun effet sur ces évolutions. Le changement ne sera sensible que du jour où les pays du Nord percevront l’extrême gravité de ses conséquences et quand les pays du Sud comprendront que les investissements venus du Nord se réduiront comme peau de chagrin s’ils ne font pas l’effort de réduire leur consommation d’énergie. Cela commencera, on le verra au chapitre suivant, par une très forte action du marché, sous la pression des compagnies d’assurances et des opinions publiques.
La sécheresse aura une autre conséquence : rendre l’eau potable encore plus rare. Les faits ici sont accablants : la moitié des cours d’eau du monde sont déjà en passe d’être gravement pollués par la production industrielle, agricole et urbaine. L’humanité a déjà consommé 80 % de ses ressources d’eau douce naturelle. Il ne reste plus que 8 000 m3 d’eau potable par habitant, contre 15 000 m3 en 1900. Plus de 1,5 milliard de personnes ont difficilement accès à l’eau potable, et 3,5 milliards à une eau saine. Plus de 200 millions de personnes contractent chaque année le choléra après avoir absorbé de l’eau contaminée. L’eau polluée tue 15 000 personnes par jour. Elle entraîne des centaines de maladies, en particulier la malaria. Cette situation, déjà très préoccupante, ne va qu’empirer : en 2025, la moitié de la population mondiale connaîtra un manque d’eau potable, en particulier en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie du Sud. D’ici à 2040, la quantité d’eau potable disponible par habitant baissera encore de moitié, passant de 8 000 à 4 000 m3 par an. Le cas de Gaza est exemplaire : l’eau des puits y est tellement exploitée que la nappe phréatique est remplie par la mer, elle-même polluée par les eaux usées qui y sont déversées, 40 % des habitants ne possédant pas de système de tout-à-l’égout. Toute solution à long terme, à Gaza comme ailleurs, passera par un meilleur système de voirie urbaine, par la désalinisation de l’eau de mer et par une meilleure gestion de l’eau douce. En fait, il existerait de l’eau douce en quantité suffisante pour 20 milliards de personnes si l’on pouvait mieux gérer les prélèvements de l’agriculture et de l’industrie, doubler les 70 milliards de dollars consacrés annuellement à la production, à la distribution et à la gestion de l’eau douce, et organiser sur une grande échelle un dessalement de l’eau de mer, trente-cinq fois plus abondante que l’eau douce. Cela impliquera, comme pour toutes les autres matières premières, une hausse massive du prix pour le consommateur ou le contribuable. On verra au chapitre suivant comment la première vague de l’avenir développera des technologies adaptées.
Enfin, la diversité animale et végétale semble se réduire par le jeu combiné des dégradations de la nature. Environ 10 000 espèces disparaissent chaque année sur le 1,75 million d’espèces déjà recensées et les 14 millions qui semblent exister. Un quart des espèces de mammifères est menacé d’extinction ; le dixième des récifs coralliens, sans lesquels aucune vie terrestre n’aurait été possible, est déjà irrémédiablement condamné ; un autre tiers est fortement menacé de disparition d’ici à trente ans ; la raie manta, par exemple, est en voie d’extinction, comme quatre des sept espèces de tortues marines ; la population mondiale des hippocampes a diminué de moitié au cours des cinq dernières années ; 80 % de certaines espèces de requins ont disparu depuis dix ans ; la morue pourrait disparaître totalement avant la fin du siècle ; le thon rouge se fait rare. Au total, le nombre d’espèces animales pourrait chuter de 90 %, comme c’est arrivé déjà à deux reprises dans l’histoire du globe (d’abord il y a 250 millions d’années, puis il y a 65 millions d’années, quand disparurent les dinosaures et qu’apparurent les mammifères). La disparition de la moitié des espèces vivantes avant la fin du XXIe siècle n’est donc pas à exclure, et il n’est pas certain que l’espèce humaine puisse y survivre.
Comme par le passé, des technologies pourraient voir le jour pour surmonter chacune de ces raretés. Elles devraient permettre, entre autres, de réduire les consommations d’énergie, de mieux se débarrasser des déchets, de repenser la ville et les transports.
Deux progrès technologiques ont assuré jusqu’ici l’expansion de la neuvième forme, en permettant l’un l’augmentation continue des capacités de stockage de l’information par des microprocesseurs, et l’autre celle de l’énergie par des batteries. Vers 2030, ces deux progrès atteindront leurs limites : la loi de Moore (doublement des capacités des microprocesseurs tous les dix-huit mois) aura atteint sa limite physique ; de même la capacité limite de stockage des batteries au lithium sera atteinte.
En d’autres domaines, les innovations linéaires semblent aussi se ralentir : l’industrie automobile stagne, tout comme celle des équipements ménagers ; le téléphone portable et Internet n’ont presque pas progressé depuis quinze ans ; la génétique piétine ; les nouveaux médicaments ne sont pas au rendez-vous ; les progrès agricoles se ralentissent ; les nouvelles énergies se font attendre. Par ailleurs, on voit fleurir beaucoup de faux progrès : les ordinateurs personnels sont inutilement puissants, les voitures trop complexes. Un ordinateur portable d’aujourd’hui est dix fois plus puissant et dix fois plus cher que ceux qui pourraient aujourd’hui satisfaire les nécessités du consommateur.
Pour répondre aux besoins en énergie, en eau, en matériaux, en produits alimentaires et vestimentaires, en moyens de transport et de communication, pour éliminer les déchets d’une population en très forte croissance, il faudra donc résoudre des problèmes scientifiques aujourd’hui encore insolubles, puis mettre au point des technologies et des systèmes logistiques industriellement efficaces, financièrement praticables et socialement acceptables.
Il faudra, en particulier, accomplir des progrès majeurs dans la miniaturisation d’un très grand nombre de processus ; non plus en empilant de plus en plus d’énergie et d’information sur des espaces de plus en plus petits, mais en utilisant l’infiniment petit, vivant ou non, comme une machine. Il faudrait, en particulier, réussir à modifier les semences agricoles pour les rendre moins consommatrices d’eau, d’engrais et d’énergie, et organiser le stockage de l’hydrogène gazeux dans des nanofibres pour fabriquer, dans des conditions économiques raisonnables, des piles à hydrogène sous haute pression, puis des moteurs hybrides produisant de l’hydrogène en continu par électrolyse. C’est l’ambition des vagues technologiques qui s’annoncent, biotechnologies et nanotechnologies ; mais leur validité, leur praticabilité, leur sécurité et leur acceptabilité politique et sociale ne seront pas acquises avant au moins 2025.
De plus, pour obéir aux injonctions des marchés financiers, les laboratoires de recherche des entreprises privées feront de moins en moins circuler leurs résultats et prendront de moins en moins de risques. Plus généralement, les entreprises industrielles seront de moins en moins enclines à prendre des risques et à investir dans l’industrie, préférant les bénéfices de la spéculation financière à ceux, plus hasardeux, de la technique.
Enfin, une rareté semble très durablement insurmontable : celle du temps.
La seule vraie rareté : le temps
La production d’objets marchands prendra de moins en moins de temps ; on en passera aussi de moins en moins à travailler, à cuisiner, à nettoyer, à manger. Au contraire, les produits mis sur le marché seront, eux, de plus en plus chronophages. Augmentera d’abord le temps de transport, avec la croissance de la taille de la ville. Il deviendra une sorte de temps-esclave où l’on pourra continuer à consommer et à travailler. On consacrera d’ailleurs de plus en plus de temps, au cours du transport, à communiquer, à intégrer des informations, à voir des films, à jouer, à assister à des spectacles. De même, il sera possible à beaucoup d’écouter de la musique, ou un livre enregistré, ou un spectacle vivant, tout en travaillant. La musique sera de plus en plus la grande consolatrice devant les chagrins, les deuils, la solitude, la désespérance.
Malgré ce temps contraint, beaucoup réaliseront qu’ils n’auront jamais le temps de tout lire, tout entendre, tout voir, tout visiter, tout apprendre : comme le savoir disponible double déjà tous les sept ans, et doublera tous les 72 jours en 2030, le temps nécessaire pour se tenir informé, apprendre, devenir et rester « employable », augmentera d’autant. Il en ira même du temps nécessaire pour se soigner et s’entretenir. Alors que ne changera pas le temps nécessaire pour dormir ou aimer.
Pour contourner cet obstacle, qui limite la consommation, l’Ordre marchand a d’abord incité à stocker les objets chronophages – livres, disques, films – de façon matérielle, puis, aujourd’hui, de façon virtuelle : empilements illimités, illusoires, sans plus aucune relation avec la possibilité d’en faire usage. Comme si ce stockage servait à donner l’illusion à chacun qu’il ne pourrait pas mourir sans avoir lu tous ces livres, entendu toutes ces mélodies, vécu le temps ainsi stocké. En vain. Les futures œuvres d’art tourneront d’ailleurs de plus en plus autour de ce thème du temps, devenu obsession.
On aura compris que le temps est, en fait, la seule réalité vraiment rare : nul ne peut en produire ; nul ne peut vendre celui dont il dispose ; personne ne sait l’accumuler.
On s’efforcera certes d’en produire un peu en allongeant encore la durée de vie humaine. On pariera sur une durée moyenne de cent vingt ans, sur une durée de travail de vingt-cinq heures par semaine.
Pour aller plus loin, il faudrait réussir à renverser des barrières a priori infranchissables en réduisant le temps mis à remplir les fonctions inhérentes à toute vie : naître, dormir, apprendre, se soigner, aimer, décider. Par exemple, il faudrait pouvoir faire naître un enfant en moins de neuf mois, ou lui apprendre à marcher en moins d’un an, à parler une langue en moins de trois mille heures.
D’aucuns découvriront alors que la liberté elle-même – objectif majeur de l’homme depuis les débuts de l’Ordre marchand – n’est en fait que l’illusoire manifestation d’un caprice à l’intérieur de la prison du temps.
Viendra alors la grande crise de cette forme.
La neuvième forme réussira donc, au moins jusqu’en 2025, à soutenir son agriculture, à protéger ses industries de pointe, à mettre au point de nouvelles technologies, à augmenter la productivité des services, à moderniser ses systèmes d’armes, à défendre ses zones commerciales, à garantir ses accès aux matières premières, à assurer son influence stratégique. Au cours de cette période, la Californie restera le « cœur », et les États-Unis conserveront leur avance technologique par des commandes publiques massives adressées à leurs entreprises stratégiques, en particulier militaires, financées par un budget dont le déficit, de plus en plus abyssal, restera couvert par des emprunts internationaux. Washington entretiendra une bonne entente avec l’Europe et avec les Onze, de sorte que ceux-ci continueront de souscrire à ses emprunts et de partager les coûts de sa défense. En particulier, les États-Unis ne feront rien pour demander une réévaluation massive des monnaies de ces pays, notamment de la monnaie chinoise, ce qui rendrait pourtant beaucoup plus facile le maintien des emplois sur le sol américain. Une partie des Onze, et les Européens, accepteront cette alliance, qui leur permettra de maintenir leur croissance sans pour autant devoir consacrer des sommes excessives à leur propre défense. Les États-Unis continueront à assister les gouvernements alliés, à combattre l’influence politique et sociale de leurs ennemis, à faire la propagande de leur modèle de développement et à promouvoir la liberté individuelle, valeur suprême de l’Ordre marchand.
Ce programme pour les vingt prochaines années est déjà en place. Il a été parfaitement résumé par l’actuel président américain dans son adresse inaugurale de janvier 2005 : «Nous allons de l’avant avec une confiance absolue dans le triomphe de la liberté... L’Histoire voit la justice fluer et refluer, mais elle possède une direction visible, définie par la liberté et par l’Auteur de la liberté. » Toute l’idéologie de l’Ordre marchand et de sa neuvième forme est parfaitement résumée dans ces quelques lignes.
Mais, d’année en armée, d’ici à 2030, comme les « cœurs » précédents, le neuvième devra affronter les difficultés globales dont il a été question plus haut et des défis, propres au « cœur », de plus en plus coûteux, qui entraîneront le déclin et la disparition de la neuvième forme.
D’abord, le défi viendra des entreprises virtuelles ; si Internet est aujourd’hui, pour l’essentiel, une colonie américaine, où l’on parle l’anglais, et dont l’essentiel des richesses est drainé vers la mère patrie, ce septième continent conquerra un jour son autonomie. Il deviendra puissance en soi, entité autonome, faisant des profits hors du sol américain. De nouveaux pouvoirs de finance, d’information, de distraction, de formation y joueront contre le pouvoir politique et culturel américain. Ils feront naître une diversité nouvelle qui remettra en cause la domination économique, politique, idéologique et esthétique américaine sur la démocratie de marché. Il deviendra de plus en plus évident qu’on peut être démocrate et favorable à l’économie de marché sans pour autant parler anglais ni croire en la suprématie naturelle et définitive de l’empire américain.
Ensuite, les entreprises réelles américaines se détacheront, elles aussi, de l’Amérique. De plus en plus concurrencées dans de nombreux secteurs par des entreprises et des centres de recherche installés ailleurs, les industries stratégiques américaines délocaliseront leurs productions et leurs recherches. Comme celles d’autres « cœurs » avant elles, ces firmes comprendront que leurs intérêts commerciaux ne se confondent plus avec ceux de leur gouvernement, dont l’image de plus en plus dégradée nuira à la vente de leurs produits. Elles tenteront d’abord d’obtenir de la Maison-Blanche une attitude plus conforme à ce dont ont besoin leurs consommateurs mondiaux ; puis, déçues, elles prendront leurs distances avec l’administration, investiront moins dans les universités et les hôpitaux américains, et créeront peu d’emplois aux États-Unis. Certaines d’entre elles passeront même sous le contrôle de fonds d’investissement étrangers, à la nationalité indiscernable. Ces fonds accumuleront leurs profits dans des paradis fiscaux, faisant perdre aux actionnaires américains l’essentiel du profit et à l’État américain l’essentiel de ses recettes fiscales. Le système financier, de plus en plus concentré autour d’institutions d’assurances et de fonds de couverture de risques très hasardeux, exigeant une rentabilité de plus en plus élevée, s’en trouvera menacé.
Partout en Amérique les frustrations marchandes des salariés seront de plus en plus mal ressenties. La classe moyenne, principal acteur de la démocratie de marché, retrouvera la précarité à laquelle elle croyait avoir échappé en se dissociant de la classe ouvrière ; les cadres déclassés, les ouvriers précaires, les employés malmenés, les familles à l’abandon, les propriétaires endettés, les consommateurs déçus, les usagers révoltés, les minorités frustrées, les croyants en colère fustigeront l’insondabilité de leur solitude, l’énormité des injustices, la violence des inégalités, les désintégrations communautaires. La concentration des populations dans les villes y créera des besoins croissants en voirie, écoles, hôpitaux, tous services collectifs de plus en plus difficiles à financer par l’impôt et dont l’insuffisance provoquera des troubles parmi les minorités. Le désastre de Katrina en 2005 a d’ailleurs révélé l’inégalité structurelle des services publics américains et montré l’incapacité américaine à gérer ses propres problèmes d’infrastructures.
Les salaires américains continueront de baisser en raison de la concurrence des travailleurs étrangers et de la délocalisation des entreprises. Les écarts de revenus des ouvriers avec les plus riches remettront en cause la légitimité du rêve américain.
Les dépenses d’énergie, d’eau, de santé, d’éducation, de sécurité, de retraite, de protection de l’environnement, occuperont une part croissante du revenu de chacun. Le financement des déficits intérieur et extérieur sera de plus en plus ardu. La monnaie américaine deviendra une devise plus politique qu’économique, qui freinera l’usage de cette devise par d’autres, en particulier en Amérique latine et au Moyen-Orient, usage pourtant essentiel à la puissance des États-Unis. La rentabilité du capital ne sera maintenue qu’artificiellement par l’augmentation continue de la valeur des actifs.
Ailleurs, en Amérique latine, en Europe, en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient, le modèle californien sera – vers 2025 – remis en cause et la domination américaine rejetée. Le modèle de la démocratie de marché sera lui aussi contesté, sur le terrain même de sa réussite : de petits États totalitaires réussiront parfaitement bien et la démocratie de marché ne sera plus synonyme exclusif de succès économique ou d’efficacité écologique.
Vers 2025 ou 2030, l’Amérique ne sera donc plus capable de conserver sur son territoire l’essentiel des profits réalisés par ses entreprises ; les dépenses d’organisation, internes et externes, auront tant augmenté que le déficit structurel de sa balance des paiements deviendra insurmontable. L’Asie, qui assurera encore l’essentiel de son financement, aura alors besoin de ces ressources pour réduire les inégalités entre régions, lutter contre les troubles urbains, mettre en place son propre système d’assurances sociales et de retraites. Pékin décidera de ne plus financer à bas prix le déficit américain et même de rapatrier les capitaux investis dans des titres américains. D’autres banques centrales étrangères commenceront aussi à équilibrer leurs réserves en d’autres devises. Le Trésor américain devra proposer un rendement beaucoup plus élevé pour ses emprunts, alourdissant le coût pour les Américains des nouveaux contrats de vente à crédit, des prêts hypothécaires et des dettes indexées sur les taux variables, comme les cartes de crédit. Les ménages américains devront vendre leurs logements donnés en garantie de leurs crédits ; le prix de l’immobilier aux États-Unis baissera massivement ; la pyramide du crédit, dont l’assise est la valeur des logements des Américains, s’effondrera. Les ménages endettés deviendront insolvables. Les compagnies d’assurances exigeront le paiement des primes. L’État fédéral sera incapable de venir au secours des plus faibles, étant lui-même alors paralysé, à l’instar de tout le système financier américain. La production ralentira et le chômage atteindra des proportions jusque là inconnues. La crise pourrait aussi venir plus directement de l’incapacité du système financier à conserver son épargne qui ira se placer de façon de plus en plus spéculative dans des fonds gérés sur Internet à partir de paradis fiscaux. La rentabilité des capitaux ne pourra plus être maintenue par la hausse de valeur des actifs. La crise financière éclatera.
Tout cela ressemble à ce qui arriva, en d’autres temps, à Venise, Gênes, Anvers, Amsterdam, Londres, Boston et New York.
La Californie cessera alors – vers 2030 – de rassembler l’essentiel de la classe créative et d’être le centre de la mise en œuvre et du financement des principales innovations industrielles. La neuvième forme aura vécu.
Les États-Unis pourraient alors devenir soit une social-démocratie de type Scandinave, soit une dictature, voire peut-être l’une après l’autre. Ce ne serait pas la première fois qu’une telle surprise aurait lieu : le premier dirigeant à appliquer les principes permettant de sortir de la crise de la huitième forme fut Mussolini ; le second fut Hitler. Et Roosevelt ne fut que le troisième.
Par une voie ou une autre, une dixième forme de l’Ordre marchand mondial pourrait alors voir le jour.
Une dixième forme marchande est-elle possible ?
Lors de chacune des neuf précédentes mutations de l’Ordre marchand, des soubresauts, des embellies, des résistances ont donné le sentiment aux contemporains que la forme alors en place, si menacée fût-elle, ne pourrait pas disparaître, et que le « cœur » du moment resterait à jamais la capitale du monde.
Souvent même, le pouvoir avait depuis longtemps changé de mains sans que quiconque, dans le « cœur » en déclin ni alentour, s’en fut vraiment rendu compte : les anciens maîtres continuaient de croire qu’ils dominaient le monde de leurs produits et de leur culture, de leur diplomatie et de leurs armées, alors qu’ils étaient en fait entrés dans une irréversible décadence, et que d’autres avaient déjà pris leur place. Ainsi de Bruges, de Venise, de Londres, de Boston ou de New York en leur temps, Ainsi demain, de la Californie.
Pourtant, si l’Histoire a un sens, dans trente ans ou moins, quand cette neuvième forme de l’Ordre marchand s’effacera, épuisée par les efforts qu’il lui aura fallu déployer pour lutter contre ses ennemis, elle laissera place à une autre forme, avec un autre «cœur », d’autres technologies, d’autres rapports géopolitiques entre les continents.
C’est là que toute l’Histoire racontée en détail aux chapitres précédents trouve sa justification, car elle permet de dessiner avec précision la figure de l’avenir.
Si, en effet, cette dixième forme ressemble aux neuf précédentes, elle fera apparaître de nouveaux équilibres entre les nations ; elle étendra la liberté des mœurs ; des technologies nouvelles permettront de réduire encore le temps nécessaire pour fabriquer nourriture, vêtements, moyens de transport et de distraction ; des placements industriels redeviendront rentables ; de nouveaux services seront transformés en produits industriels ; de nouveaux travailleurs en salariés précaires ; des énergies nouvelles remplaceront celles devenues rares ; de plus en plus de richesses seront concentrées en un nombre de plus en plus restreint de privilégiés ; s’ouvrira aux consommateurs et aux citoyens une plus grande variété de choix qui imposera aux travailleurs de nouvelles formes d’aliénation.
Le « cœur » de cette dixième forme devra être, encore une fois, une vaste région, autour d’un très grand port – ou aéroport – maîtrisant les réseaux de commerce du monde. Dans ce nouveau « cœur », un climat relationnel particulièrement libéral et dynamique devra permettre à une classe créative de mettre en œuvre à son profit des idées, des techniques, des valeurs capables de résoudre les défis qu’affrontera alors l’Ordre marchand (c’est-à-dire de réduire cette fois les coûts de santé, d’éducation et de sécurité), et de faire surgir les nouveaux objets de consommation nécessaires à la relance de la croissance mondiale.
Le plus vraisemblable est que ce dixième « cœur », s’il vient au jour, sera situé, pour une quatrième fois, quelque part sur le territoire des États-Unis d’Amérique. Parce que ce pays restera, même après la crise de 2025, la première puissance militaire, technologique, financière et culturelle du monde ; et qu’il sera, sans concurrence imaginable, le plus vaste marché et le refuge le plus sûr pour les élites et pour les capitaux. Parce que Washington restera la capitale politique du monde et que l’armée américaine sera encore de loin la première force militaire de la planète. Parce que, enfin, l’Amérique restaurera un jour ses finances en trouvant les moyens – comme elle le fit avec l’automobile, puis avec les biens d’équipement ménager, enfin avec les objets nomades – de relancer la croissance par la production industrielle, qui reste à définir, de nouveaux objets.
Aussi, si une nouvelle ville américaine devait devenir le dixième « cœur », ce serait sans doute encore une ville située du côté de la Californie : celle-ci restera en effet, pour cinquante ans encore au moins, l’État le plus dynamique, au bord de l’océan le plus fréquenté de la planète. Aucun autre État américain ne sera plus en situation de rivaliser avec elle : l’État de New York sera trop affaibli industriellement ; le Texas, trop isolé, manquera par trop d’infrastructures.
Le deuxième « cœur » californien (comme il y eut deux « cœurs » successifs sur la côte est, Boston et New York) serait sans doute situé plus au sud, à la frontière mexicaine, au voisinage à la fois d’un autre grand pays, d’un des ports les plus dynamiques du Pacifique (San Diego), des industries de défense, de l’espace, des télécommunications, de la micro-électronique, des centres les plus importants en biotechnologies et nanotechnologies (La Jolla), et d’étudiants d’exception venus du monde entier étudier dans certaines des meilleures universités du monde (Stanford et Berkeley). Ce dixième « cœur », produisant de nouveaux objets industriels, répondant aux besoins du futur, s’étendrait alors du nord du Mexique à l’ouest du Canada.
Pourtant, à mon sens, il y a peu de chances qu’un tel schéma voie le jour : dans vingt ou trente ans, au moment où aura lieu la crise finale de la neuvième forme, les États-Unis seront fatigués – fatigués du pouvoir, fatigués de l’ingratitude de ceux dont ils auront assuré la sécurité et qui se considéreront encore comme leurs victimes. Ils auront besoin de souffler, de s’occuper d’eux-mêmes, de restaurer leurs finances, de panser leurs blessures, d’améliorer le bien-être de leurs propres habitants, de se recroqueviller sur leurs préoccupations, et surtout de se défendre sur leur propre sol. Ils ne voudront plus assumer ni militairement, ni financièrement, ni politiquement les charges inhérentes à la maîtrise du « cœur ». Ils ne voudront plus courir le risque de subir une guerre à domicile. Ils ne tenteront plus de gérer le monde, devenu hors de portée de leurs finances, de leurs troupes, de leur diplomatie. Leurs armées deviendront essentiellement défensives. Dès à présent, d’ailleurs, les dirigeants de Washington ne justifient plus la présence de troupes américaines à l’extérieur que par les seules nécessités de la défense du territoire national et de la protection des citoyens américains.
L’Amérique sera pourtant encore une très grande puissance. Par choix et non par résignation ou par obligation, elle ne sera plus ni l’empire dominant ni le « cœur » de l’Ordre marchand.
Il est évidemment difficile de se montrer plus précis sur la date de cette renonciation. Sinon que l’Histoire nous apprend que la durée de vie des empires est de plus en plus brève : l’Empire romain d’Orient a duré 1 058 ans ; le Saint Empire romain germanique, 1 006 ans ; les empires d’Orient, 400 ans chacun ; les empires chinois, moins de trois siècles ; les empires perses, mongols et européens, au moins deux à trois siècles ; l’Empire hollandais, deux siècles et demi ; l’Empire britannique, un siècle ; l’Empire soviétique, 70 ans ; les tentatives japonaises, allemandes et italiennes, moins encore. Les États-Unis, qui sont l’empire dominant depuis quelque cent vingt ans, soit déjà plus longtemps que la moyenne des empires les plus récents, cesseront bientôt de dominer le monde.
Cette perspective peut paraître inconcevable à beaucoup. Aujourd’hui, la plupart des dirigeants américains pensent encore que l’Empire américain sera éternel ; pour eux, au demeurant, l’Amérique est une démocratie, pas un empire ; elle est investie d’une mission salvatrice à l’échelle de l’humanité ; ils se comportent comme si le temps, c’est-à-dire Dieu, ne pouvait que servir leurs intérêts ; comme si l’Amérique, invulnérable et sans reproche, allait encore être maîtresse du monde dans plusieurs siècles. Beaucoup de gens autour d’eux, dans le reste du monde, y compris parmi leurs pires adversaires, le croient aussi. Certains d’entre eux agissent même comme si leur propre suicide pouvait seul menacer l’éternité du pouvoir américain. Il n’empêche : dans trois décennies, il faudra chercher ailleurs le nouveau « cœur » du monde.
D’autres lieux seraient possibles. L’Histoire nous a enseigné qu’il n’est pas nécessaire qu’un « cœur » soit situé sur le territoire de la nation la plus vaste ou la plus peuplée pour prétendre à ce statut ; ni Bruges, ni Venise, ni les villes qui leur ont succédé ne l’étaient. Pour y atteindre, il leur a fallu trouver en elles-mêmes l’énergie, la force créatrice, le désir d’innover, de produire en masse, de s’exposer au monde, de dominer. Selon ces critères, plusieurs villes pourraient, dans vingt ou trente ans, faire figure de candidates.
Londres, d’abord, en aurait les moyens : première place financière du continent européen, pôle d’attraction des élites du monde en même temps que proche des deux plus grandes universités mondiales, elle réunira encore, dans vingt ou trente ans, de nombreuses caractéristiques d’un « cœur » : une population diverse, un port et un aéroport exceptionnels, une capacité créative hors norme. Mais cela ne suffira pas : celle qui fut la ville-«cœur » du XIXe siècle n’aura plus l’arrière-pays industriel et l’infrastructure de transport et de services publics nécessaires à la production des futurs objets de consommation ; la City ne sera plus qu’une formidable plate-forme financière, à la fois sophistiquée et fragile, qui pourrait être délaissée à la moindre incertitude technologique ou militaire, et que fuiront, à la prochaine explosion de la bulle immobilière, beaucoup de ceux qui y vivent aujourd’hui.
Le « cœur » pourrait être aussi constitué par la vaste conurbation installée en Europe tout au long de la ligne des trains à grande vitesse, de Londres à Francfort en passant par Bruxelles, Lille et Paris : il y aura là à la fois la puissance financière et industrielle nécessaire. Ce serait peut-être possible si l’intégration politique, industriel et militaire de quelques pays de l’Union européenne, dont la France et l’Allemagne, était alors assez avancée pour qu’ait été édifié un pouvoir politique, industriel et militaire fort, sans lequel un « cœur » ne saurait tenir son rôle. Cette région pourrait alors remplacer la Californie, et l’euro pourrait peut-être remplacer le dollar. Mais cela n’aura sans doute pas lieu, en tout cas pas avant de fortes secousses, qui se produiront beaucoup plus tard, et dont il sera question aux chapitres suivants. Il y faudrait en effet cette volonté d’exister, de diriger, d’avancer ensemble, de rassembler les talents venus d’ailleurs, ce désir de prendre le pouvoir sur le monde, stimulé par la peur du manque, ce courage de risquer sa vie et son âme qui ont façonné par le passé tous les « cœurs », mais qui ne semblent plus avoir de raison de se manifester sans de terribles menaces, qui viendront plus tard dans cette partie de l’Europe.
Un autre « cœur » pourrait émerger dans les pays scandinaves, entre Stockholm, Helsinki et Oslo. Là existent et existeront de plus en plus un climat relationnel exceptionnel, des industries de pointe, d’excellentes universités, des ressources pétrolières majeures, un haut niveau éducatif, une très grande sécurité, une exceptionnelle protection sociale, une haute qualité de vie, que viendra paradoxalement améliorer le réchauffement climatique – même s’il menace les côtes. Ces villes pourraient même attirer une vaste classe créative venue du reste du monde. Mais, à mon sens, les pays nordiques, soucieux de se garder des dangers du monde, refuseront de se mêler des affaires des autres, sauf comme diplomates discrets, n’ayant pas envie d’attirer l’attention des ennemis de la liberté. Ils refuseront donc de jouer ce rôle de « cœur », car celui-ci n’est jamais neutre.
Aucune autre ville, aucun autre pays en Europe ne sera prêt à assurer les dépenses de protection et d’expansion d’un « cœur » : celui-ci n’est donc pas près de retraverser l’Atlantique.
Tokyo sera un autre candidat sérieux : son industrie disposera encore, autour de 2030, d’une certaine avance sur celles des autres pays du pourtour asiatique du Pacifique, et jouera un rôle majeur dans la conception des futurs objets. Mais la capitale du Japon n’a pas su saisir sa chance dans les années 1980 ; et elle ne sera pas non plus, en 2030, capable de créer des valeurs universelles : la liberté individuelle n’est pas son idéal philosophique. Elle ne saura pas non plus attirer assez de talents étrangers. Par ailleurs, faute d’une réconciliation avec la Chine et la Corée, le Japon ne sera toujours pas en situation d’assumer le rôle de protecteur politique de la périphérie et de l’hinterland ; encore moins d’assumer le rôle militaire planétaire qui doit incomber au « cœur ».
Deux autres villes d’Asie, Shanghai et Bombay, seront vers 2030 les deux premières villes des deux plus grandes économies du monde ; elles pourraient donc, elles aussi, prétendre à devenir un jour ce « cœur » de l’Ordre marchand. Elles seront, de fait, l’une et l’autre des ports majeurs, recevant les produits d’un immense arrière-pays et lui apportant ce qui vient du reste du monde. Mais il leur faudrait, pour avoir une chance de devenir ce «cœur », être capables de mettre en place des réseaux de communication, des infrastructures urbaines, législatives, policières, militaires, technologiques ; être capables de stabiliser leur environnement politique et de trouver l’emploi nécessaire pour occuper une population rurale en surnombre. À mon sens, ces deux villes n’y parviendront pas, en tout cas pas dans les trois prochaines décennies. Trop occupées à régler leurs problèmes intérieurs, menacées de devoir affronter les rébellions d’autres provinces moins privilégiées, manquant des infrastructures les plus élémentaires, elles ne seront pas prêtes à temps pour prendre le relais de la neuvième forme.
L’Australie sera sans doute aussi, un jour très lointain, en situation de devenir un « cœur » : nouvelle Amérique, douée de la même dynamique, de la même capacité d’accueillir des immigrants, de la même volonté de développer des technologies d’avenir, dotée même, dès aujourd’hui, d’un des tout premiers ports du monde ; mais elle est encore trop peu peuplée, trop à l’écart du reste du monde. Il y faudrait d’énormes progrès dans le transport de marchandises qui mettraient Sydney à moins de quatre heures d’avion de Los Angeles ou de Tokyo, et à cinq jours de bateau ; et une population d’au moins cent millions d’habitants. Cela semble hors de portée pour longtemps.
La Russie et le Canada, au climat amélioré par le réchauffement climatique, ne seront pas pour autant des candidats crédibles. L’islam rêvera aussi d’accueillir le « cœur », que ce soit au Caire, à Ankara, à Bagdad ou à Djakarta. Mais il sera loin, en 2035, d’en avoir les moyens industriels, financiers, culturels et politiques ; il y faudrait une liberté intellectuelle aujourd’hui impensable.
Il serait cependant assez élégant d’imaginer que la migration des « cœurs » se continue vers l’ouest, poursuivant le voyage entrepris il y a trois mille ans, et passe successivement au Japon, en Chine, en Australie, en Inde, pour aboutir finalement, un jour, au Moyen-Orient où l’Ordre marchand fut conçu. On pourrait même imaginer que le « cœur » s’arrête à Jérusalem, devenue capitale de tous les États de la région, enfin en paix les uns avec les autres. Ville-monde même – pourquoi pas ? –, capitale planétaire de l’ensemble des démocraties de marché, ou capitale d’une démocratie de marché planétaire.
En attendant la réalisation de cette très lointaine utopie, dont il sera question plus loin dans la troisième vague de l’avenir, aucun « cœur » ne prendra le relais de Los Angeles. Pendant un très long laps de temps, jusqu’à ce que se lèvent les trois vagues suivantes de l’avenir, un «cœur » ne sera plus nécessaire au fonctionnement de l’Ordre : le marché sera devenu assez puissant et le coût de l’échange de données assez faible pour que les membres de la classe créative n’aient plus besoin de vivre au même endroit pour diriger le monde ; l’industrie nouvelle s’installera en mille sites à la fois ; la forme marchande fonctionnera sans « cœur ».
Le capitalisme n’en sera que plus vivant, plus dynamique, plus prometteur, plus dominateur. Ceux qui auront annoncé ses funérailles en seront, encore une fois, pour leurs frais.