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Pour comprendre ce que peut être l’avenir, il me faut raconter à grands traits l’histoire du passé. On verra qu’il est traversé par des invariants et qu’il existe comme une structure de l’Histoire permettant de prévoir l’organisation des décennies à venir.
Depuis les temps les plus reculés, tout groupe humain s’est organisé autour d’une richesse, d’une langue, d’un territoire, d’une philosophie, d’un chef. Trois pouvoirs ont toujours coexisté : le religieux, qui fixe le temps des prières, rythme la vie agricole et détermine l’accès à la vie future ; le militaire, qui organise la chasse, la défense et la conquête ; le marchand qui produit, finance et commercialise les fruits du travail. Chacun de ces pouvoirs maîtrise le temps en contrôlant les instruments de sa mesure : observatoires astronomiques, sabliers, horloges pointeuses.
Dans toutes les cosmogonies, trois dieux dominent tous les autres et mettent en scène cette trinité du pouvoir : les Latins les nomment Jupiter, Mars et Quirinus – dieux des dieux, de la guerre et de l’argent. En dessous, le royaume des hommes ordinaires. En dessous encore, un pouvoir différent traverse tous les autres et en prendra peut-être un jour la place : le féminin, qui maîtrise la reproduction des générations et la transmission du savoir.
Tour à tour, chacun des trois pouvoirs dominants (religieux, militaire et marchand) a contrôlé les richesses. On peut alors raconter l’histoire de l’humanité comme la succession de trois grands ordres politiques : l’Ordre rituel, où l’autorité est essentiellement religieuse ; l’Ordre impérial, où le pouvoir est avant tout militaire ; l’Ordre marchand, où le groupe dominant est celui qui contrôle l’économie. L’idéal du premier est théologique ; celui du second, territorial ; celui du troisième, individualiste.
Dans chacun de ces ordres, une société reste stable aussi longtemps que le groupe dominant contrôle le partage des richesses. Dans l’Ordre rituel, il le dépense en sacrifices ; dans l’Ordre impérial, en monuments ; dans l’Ordre marchand, en investissements productifs. Et, dans ces trois ordres, la défense de son pouvoir est prioritaire. Le contrôle de la richesse par le groupe dominant est menacé par des guerres, des cataclysmes naturels, des prélèvements extérieurs, des concurrents. Pour conserver le pouvoir, le groupe dominant cherche à mettre en œuvre à son profit un progrès technique, une exploitation plus intensive des faibles ou une extension de l’espace dominé. S’il échoue, un autre groupe dominant prend sa place.
Puis, quand la légitimité même de l’autorité est mise en cause, un ordre nouveau s’installe, avec d’autres pouvoirs, d’autres savoirs, d’autres modes de dépense du surplus, d’autres rapports de forces géopolitiques. Tour à tour, le maître devient l’esclave ; le soldat remplace le prêtre, le marchand remplace le soldat.
Naturellement, ces évolutions ne passent pas par des ruptures tranchées : à chaque instant coexistent les trois ordres de pouvoir, avec des avancées prématurées et des retours en arrière.
Voici maintenant l’histoire de ces ordres, de la façon dont ils sont nés et dont ils ont décliné, depuis l’Antiquité la plus reculée. Ce récit permet de dégager des lois de l’Histoire, à partir de faits en apparence parfois infimes, anodins. Ces lois sont essentielles à comprendre : elles seront encore à l’œuvre dans l’avenir et permettent d’en prédire le cours.
Nomadisme, cannibalisme et sexualité
Il faut, pour établir ces lois, partir du plus loin de ce qu’on sait de l’homme. Cela permet de comprendre que la même force est toujours en marche : celle de la libération progressive de l’homme vis-à-vis de toutes les contraintes.
Il y a 3,8 milliards d’années, la vie a surgi dans les océans et, il y a 350 millions d’années, sur la terre. Selon les plus récentes découvertes, il y a sept millions d’années, deux premiers primates (Toumaï au Tchad et Orrorin au Kenya) descendent des arbres – sans doute à la suite d’une sécheresse – et se dressent sur leurs deux jambes. Deux millions d’années plus tard, une autre espèce de primate, l’australopithèque, descend lui aussi des arbres et arpente les paysages de l’Afrique orientale et australe. Trois millions d’années plus tard, dans la même région, certains de ses descendants, Homo habilis et Homo rudolfensis, sélectionnés par les exigences de la marche, se tiennent plus droits : ils peuvent donc porter un cerveau plus lourd. Cueilleurs, charognards, parasites, ils apprennent à tailler des pierres pour s’en servir comme outils, et se mettent en route de territoire en territoire, à travers le continent africain.
Seuls survivent les primates, les mieux adaptés à l’errance ; seules progressent les techniques de chasse et de cueillette compatibles avec le mouvement.
Il y a un million et demi d’années, toujours en Afrique de l’Est, à côté des espèces de primates alors existantes, surgit Homo ergaster, mieux adapté encore aux voyages, à la course même que les autres. Encore un peu voûté, il est façonné par le mouvement : il perd ses poils et peut courir. Il semble même acquérir les premiers rudiments de la parole.
Il y a un million d’années, un descendant d’Homo ergaster évolue et fait naître une autre espèce de primate : Homo erectus. Celui-ci quitte, pour la première fois, l’Est africain ; il parcourt, en l’espace de quelques dizaines de millénaires, le reste de l’Afrique, l’Europe, l’Asie centrale, l’Inde, l’Indonésie et la Chine.
Cent mille ans plus tard, surgissent – encore en Afrique, semble-t-il – deux autres primates : Homo sapiens, puis Homo heidelbergensis, toujours nomades, encore mieux adaptés que leurs prédécesseurs à la marche. Ils se tiennent plus droits ; leur cerveau est encore plus volumineux ; leur organisation sociale et leur langage plus sophistiqués. Leurs seuls outils sont encore des pierres taillées. Entièrement soumis aux forces de la nature, à la pluie, au vent, à la foudre, ils y voient la manifestation de forces supérieures. Ils n’enterrent pas encore leurs morts ; leurs habitats, toujours précaires, deviennent plus solides, leurs outils plus ingénieux. Tous ces primates, voisins mais non semblables, coexistent sans se mêler. Ils commencent à transmettre un savoir de génération en génération, à la différence de toutes les autres espèces animales. Leçon pour l’avenir : transmettre est la condition du progrès.
Vers - 700 000, en Chine comme en Afrique, Homo sapiens maîtrise la foudre et apprend à faire du feu ; il peut alors cuire des végétaux et donc mieux nourrir son cerveau. Il comprend aussi qu’il peut mettre certaines forces du monde à son service. C’est là un renversement considérable. Il invente aussi les premières chausses, coud les premiers vêtements et parcourt l’Europe, continent froid couvert de forêts.
La descendance d’Homo sapiens se sépare en plusieurs branches. L’une d’elles évolue vers Homo neandertalis. Vers – 300 000, celui-ci voyage à travers l’Afrique, l’Europe et l’Asie. Pour la première fois, il construit, où qu’il passe, des huttes sophistiquées, et enterre ses morts. En Europe, alors isolée par des glaciers qui couvrent les Alpes et les Balkans, le Neandertalis coexiste avec les autres primates, sans se mêler à eux ni les remplacer.
C’est à cette époque sans doute – il y a trois cent mille ans – que commence le cannibalisme ; non comme un acte de violence, mais comme une pratique rituelle d’appropriation de la force des morts. On en trouve des traces jusqu’à aujourd’hui dans le rapport de l’être humain à toute consommation. Homo sapiens découvre aussi que la procréation est une conséquence de l’acte sexuel et que les deux partenaires y jouent un rôle ; les statuts des sexes se distinguent alors plus nettement. Les mâles vivent entre eux sans changer de groupe ; les femmes, au contraire – peut-être pour fuir l’inceste qui affaiblirait le groupe –, quittent la tribu à la puberté, ou du moins s’en éloignent pour disposer d’un espace à elles, parfois à l’intérieur du territoire commun de la tribu. Sexualité et reproduction commencent à se distinguer : cela constituera une tendance lourde de l’Histoire.
Vers – 160 000, toujours en Afrique, sur une autre branche d’Homo sapiens, apparaît le premier homme moderne, fruit physique et intellectuel des exigences nomades : Homo sapiens sapiens. Son cerveau est beaucoup plus sophistiqué que celui des autres primates ; il s’organise en tribus plus vastes, où les femmes sont responsables de l’éducation des enfants. Pour lui, tout est vivant, la nature comme les objets ; il enterre ses morts ; le cannibalisme est sans doute encore très présent. L’espérance moyenne de vie ne dépasse pas encore les vingt-cinq ans. Les groupes humains voyagent, au Moyen-Orient et en Europe ; ils n’accumulent pas, n’épargnent pas, ne gardent rien en réserve ; ils ne possèdent rien qu’ils ne puissent transporter : du feu, des outils, des armes, des vêtements, des connaissances, des langues, des rites, des histoires. Commencent les échanges d’objets, de femmes et de prisonniers : premiers marchés. Débuts sans doute de l’esclavage.
Vers – 85 000 ans, le climat mondial se refroidit ; Homo sapiens sapiens construit des gîtes moins précaires et y séjourne un peu plus longtemps. Il voyage moins et coexiste encore avec plusieurs autres espèces de primates. Les différents primates se font la guerre entre eux pour des abris, des femmes ou des zones de chasse. Leurs conflits obéissent à quelques principes simples, qu’établissent les traces retrouvées : faire peur, attaquer par surprise, rompre les lignes de communication de l’ennemi, ne pas lui laisser de répit ; il est courant de trahir ses alliés, de simuler sa propre fuite, d’attaquer dans le dos. Le cannibalisme est encore là, visant toujours à s’approprier la force des ancêtres et à ritualiser le rapport à la mort. Manger la vie pour ne pas mourir : leçon encore vraie aujourd’hui.
Vers – 45 000 ans, le primate habite l’hiver dans des grottes et l’été dans des huttes. Il fabrique des outils de plus en plus spécialisés. La division du travail s’instaure entre les membres du groupe ; avec elle apparaît le chômage pour certains de ceux qui ne produisent plus directement leur nourriture.
Il y a environ 40 000 ans, le climat se réchauffe encore sur l’ensemble de la planète ; les primates, comme les autres animaux, sortent de leurs abris et recommencent à voyager. Homo sapiens sapiens investit alors l’Europe, l’Asie, et même l’Australie, que d’autres primates avaient peut-être déjà visitée (extraordinaire périple maritime bien au-delà de la ligne d’horizon). Il atteint aussi les Amériques, sans doute par voie de terre, en traversant le détroit de Béring. En Europe, un de ces Homo sapiens sapiens, aujourd’hui nommé « homme de Cro-Magnon », rencontre l’Homo neandertalis, venu là 250 000 ans plus tôt et encore totalement dominant. Ces divers primates coexistent en Europe pendant plus de dix mille ans, nomadisant toujours sur de vastes territoires qu’ils ne quittent qu’en cas d’extrême nécessité.
Il y a 30 000 ans, sans qu’on sache vraiment pourquoi, et assez brusquement, disparaissent toutes les espèces de primates – y compris Homo neandertalis –, exception faite d’Homo sapiens sapiens.
Un seul primate vit désormais sur la planète, seul au milieu de dizaines de millions d’autres espèces vivantes. Lui seul sait, désormais, transmettre son savoir de génération en génération. L’histoire de l’homme peut commencer. Tout ce qu’il a appris jusque-là, depuis deux millions d’années, va lui servir à construire ce que nous sommes. Et ce que nous deviendrons.
Ritualisation et sédentarisation
À ce moment-là – il y a 30 000 ans –, sans doute certains hommes se prennent à rêver à un au-delà idéal, d’où auraient disparu toutes les formes de rareté et où ils retrouveraient leurs ancêtres. Surgit alors aussi l’idée d’une force suprême, vitale, d’un Dieu, d’abord unique. Le cannibalisme commence à laisser la place à sa ritualisation dans le sacrifice religieux : manger le corps d’un homme envoyé vers Dieu, pour s’en approcher. La propriété se précise ; les langues se diversifient ; la division du travail se complexifie : l’un bâtit des huttes, l’autre coud des vêtements ou taille des pierres, d’autres encore fabriquent des outils et des armes, chassent, racontent, soignent, prient. Les hommes prennent le pouvoir sur les femmes, plaçant les mères et les sœurs sous la responsabilité des frères et des cousins. Les interdits s’organisent et permettent de limiter la violence : les membres d’un groupe se portent encore assistance, travaillent ensemble, élèvent ensemble les enfants, mangent ensemble ; mais ils ne peuvent plus ni chasser, ni cueillir, ni consommer ensemble certains animaux et certaines plantes érigés en totems, ni surtout avoir de relations sexuelles entre eux : l’inceste étant interdit, les femmes peuvent rester dans le groupe. Leçon pour l’avenir : le sacré légitime les tabous.
L’espérance de vie dépasse désormais les trente ans. L’homme commence à avoir un peu de temps pour transmettre ce qu’il sait aux générations suivantes. Le désir de transmission est d’ailleurs ce qui le distingue de plus en plus des autres espèces animales.
L’homme apprend peu à peu à dissocier l’idée de Dieu en plusieurs catégories selon ses manifestations dans la nature : le feu, le vent, la terre, la pluie, etc. Le polythéisme est ainsi une forme religieuse découlant d’un monothéisme primitif. Et le sacré aide à fonder la politique. L’Ordre rituel commence. L’homme pense alors à accompagner ses morts vers l’au-delà dans des tombeaux sophistiqués, avec des cérémonies, des offrandes, des sacrifices aux défunts, afin d’obtenir des dieux, qu’ils vont rejoindre, leur protection pour les vivants.
Dans chaque groupe ou tribu, un chef – prêtre et guérisseur à la fois – maîtrise la violence par la place qu’il assigne à chacun par rapport au sacré. Chaque chef est le maître des interdits, du calendrier, de la chasse et de la force. Des cosmogonies désignent des boucs émissaires, qui servent aussi d’intermédiaires avec l’au-delà. Le chant et la flûte sont les premiers moyens de s’adresser à ces intercesseurs. Les labyrinthes sont les premières représentations métaphoriques de ces voyages.
Les objets fabriqués par les hommes sont encore considérés comme des êtres vivants. Les échanger, chercher entre eux des équivalences, c’est encore comme échanger des esclaves, des otages ou des femmes ; un embryon de troc s’organise pour les objets comme il existe déjà depuis longtemps pour les êtres humains. Presque partout sur la planète, cet échange d’objets devient comme un échange d’otages, source de violence s’il n’est pas maîtrisé. Il est souvent ritualisé par l’obligation de silence imposée aux participants de l’échange. Leçon pour l’avenir : la parole peut devenir une arme mortelle ; le marché est dangereux s’il n’est pas équilibré.
Il y a vingt mille ans, les plus avancés de ces derniers primates, toujours nomades, s’installent au Moyen-Orient, au climat désormais particulièrement accueillant. Ils y trouvent en abondance, à l’état naturel, des denrées stockables (le lin, le blé, l’orge, le pois, les lentilles) et des animaux capturables (le chien, le mouton, le porc, le bovin, le cheval). Quelques groupes se fixent alors, pour des périodes assez longues, en des lieux où ils construisent les premières maisons en pierre. Le sacré les y accompagne ; certains dieux deviennent maîtres d’une terre.
Il y a quinze mille ans, ces hommes de Mésopotamie, encore nomades, creusent des puits, contrôlent des troupeaux d’animaux sauvages, sans pour autant encore les domestiquer : ils attachent de plus en plus d’importance à leur progéniture et ménagent un peu la nature, expression des dieux.
Il y a dix mille ans, pour chasser un gibier plus rapide que lui, l’homme invente deux instruments révolutionnaires qui lui permettent, pour la première fois, d’amplifier sa propre force : le propulseur, premier levier, et l’arc, premier moteur.
A ce même moment, en Mésopotamie, des hommes distinguent de mieux en mieux l’acte et ses conséquences ; ils apprennent à arroser des terrains, à faire se reproduire des espèces animales en captivité, à réutiliser des graines, à stocker des réserves dans des silos. Cela exige de vivre durablement dans des lieux fixes. Et comme ces hommes commencent à vivre un peu plus vieux, ils ont aussi un peu plus de temps pour enseigner leur savoir. Les cosmogonies se complexifient ; la terre et l’agriculture y occupent désormais une place majeure. Les dieux nécessaires aux voyages sont relégués au second plan. Ainsi, Homo sapiens sapiens, 150 000 ans après son apparition, invente la sédentarité. Le sacré bascule alors dans la glorification de la propriété du sol : les dieux sont maîtres de la terre autant que du ciel.
Mille ans plus tard – il y a 9 000 ans –, ce Mésopotamien pense à rechercher, par croisements successifs, de nouvelles espèces animales mieux adaptées à ses besoins. Il devient aussi pasteur. Au même moment, en Chine, se développe une autre économie agricole, fondée, elle, sur le millet, le porc, le chien et le poulet.
La sédentarité est donc une idée de chasseur ; l’agriculture, une invention de nomade ; le pastoralisme, une pratique de paysan.
En Mésopotamie et en Asie, où l’humanité se sédentarise, les progrès sont alors foudroyants. En Asie centrale, des tribus (qu’on nomme aujourd’hui Mongols, Indo-Européens, Turcs) apprennent à maîtriser le cheval, le renne et le chameau. Elles découvrent aussi la roue, révolutionnant les conditions du transport et de la guerre, et se lancent à la conquête de plaines plus clémentes de Mésopotamie, d’Inde et de Chine.
Face à elles, les premiers villages se barricadent ; des maisons et des remparts sont bâtis en pierre ; des chefs collectent les premiers impôts pour constituer des armées. Naissent les premiers États, par nature sédentaires, face à ces agressions, par nature nomades. Les sédentaires n’ont plus besoin des voyageurs que pour commercialiser leurs produits et les défendre, en avant-garde, contre d’autres nomades. En plusieurs endroits à la fois, les sédentaires découvrent aussi le cuivre et en font des flèches, puis le mélangent avec l’étain et en font du bronze.
Leçon pour l’avenir : c’est dans la confrontation des nomades et des sédentaires que l’humanité acquiert puissance et liberté.
Vers 5 000 avant notre ère, en Chine, s’organisent des espaces de plus en plus vastes, sous l’autorité d’un chef unique. Sans doute y invente-t-on alors ce qui deviendra un peu plus tard la céramique, le gouvernail ; et surtout, s’esquissent les débuts de l’écriture. Au nord, la culture de Yang Shao développe une agriculture fondée sur le millet ; au sud, dans les provinces maritimes du Jiang Su et du Zhejiang, on commence à cultiver le riz, venu d’îles du Pacifique.
Avec l’écriture, l’accumulation et la transmission du savoir deviennent plus faciles. Surgissent ainsi, du néant de la préhistoire, les premiers récits d’aventures des peuples et les premiers noms de princes. Surgissent aussi les premières comptabilités, les premières équivalences. Et bientôt, les premiers empires.
Il y a six mille ans, des royaumes regroupent des villages et des tribus répartis sur des territoires de plus en plus grands. Le sacré s’efface devant la force, le religieux devant le militaire. Le travail des hommes y est contraint par la violence ; le savoir essentiel devient celui qui permet de produire du surplus agricole. Les objets n’ont plus ni nom propre, ni personnalité ; ce sont des artefacts, échangeables comme tels, des outils. L’esclavage du plus grand nombre est la condition de la liberté d’une minorité. Le chef de chaque royaume ou empire est à la fois prince, prêtre et chef de guerre, maître du temps et de la force, Homme-Dieu. Il est seul autorisé à laisser trace de son trépas par un tombeau identifiable ; les autres meurent encore dans l’anonymat. C’est donc avec le prince que naît la notion d’individu ; c’est aussi avec sa dictature que s’éveille le rêve de liberté.
Un empire s’installe quand il prend le contrôle d’un surplus qui lui permet de se défendre et d’attaquer les autres. Il décline quand il n’en accumule plus assez pour contrôler les routes stratégiques.
En 2697 avant notre ère, première date à peu près établie, règne, au nord de la Chine, le premier prince dont le nom ait été conservé : Huang Di. Au même moment, un peu plus au sud, au Shandong, s’installe la culture de Long Shan : des villages protégés par des enceintes en terre damée et une organisation en principautés, telle Hao Xi’an ; on y élève le bœuf et le mouton, on y cultive le blé et l’orge. Le désordre dans la zone est total : c’est la période dite des dix mille royaumes.
Au même moment, en Égypte, le premier prince occidental dont l’écriture garde trace, le roi Ménès, rassemble la Haute et la Basse-Égypte et fait édifier des monuments de pierre à sa gloire ; d’autres peuples, dits « indo-européens » et « turcs », installent des civilisations en Inde du Nord et en Mésopotamie ; d’autres, dits « turcs » et « mongols », créent des cités-États en Mésopotamie (Ur, Sumer, Ninive et Babylone). Une nouvelle invention révolutionnaire, l’écriture cunéiforme, permet d’y garder trace d’une des premières cosmogonies, l’épopée de Gilgamesh, réflexion sur le désir comme moteur de l’Histoire, matrice de la plupart des textes sacrés de la région. En même temps, en Inde, sont écrits les Upanishad, représentation littéraire majeure d’une nouvelle vision du monde et d’une nouvelle éthique faite du refus du désir. Ainsi, les deux grandes visions du monde contemporain se mettent déjà en place.
En 2000 avant notre ère, l’Égypte décline, envahie par des tribus guerrières venues d’Asie avec leurs chevaux et leurs chars, les Hyksos, qui créent une nouvelle dynastie pharaonique. Des Aryens, des Mongols, des Indo-Européens (Scythes, puis Sarmates) et des Turcs (Xiongnu et Khazars) développent (en Méditerranée, en Chine, en Sibérie, en Asie centrale et en Inde du Nord) des civilisations d’un grand raffinement, faites de villes, de palais, de remparts, de forteresses, d’œuvres d’art, d’armées, de bijoux, de cérémonies rituelles et de bureaucraties. Toutes s’organisent autour de l’appropriation du surplus par la force. En Chine, région déjà la plus peuplée, la plus active, la plus marchande de la planète, apparaît la métallurgie ; surgissent les premières carapaces de tortues décorées, source de récriture chinoise. S’y développe une philosophie de l’Histoire dominée par le yin et le yang, influencée par les cinq éléments et les hexagrammes du Yining. La littérature parle alors d’un « Empereur jaune » dont l’existence est tout aussi mythique que celle de sa dynastie, les Xia.
Et puis, comme chez les précédentes, chacune de ces civilisations est bousculée par d’autres, qui s’acharnent parfois à effacer les traces de leurs prédécesseurs.
En Égypte, le pharaon Chéops fait construire la pyramide qui porte encore son nom. À Babylone, en 1729 avant notre ère, l’empereur Hammourabi laisse trace de ses lois en un code qui servira de base à bien d’autres après lui, juste avant que son empire ne soit pillé par des envahisseurs, les Hittites. En Chine, surgit la dynastie Chang, qui maîtrise l’architecture et la métallurgie du bronze, fabrique de la vaisselle de sacrifice et pratique la divination en interprétant les carapaces de tortues. Des Indo-Européens (les Tokhariens) apportent à la Chine le char, lui assurant ainsi la maîtrise de l’Asie centrale.
En Amérique et en Afrique, de nombreuses autres civilisations, ignorant la roue et le cheval, disparaissent dès que les ressources naturelles locales sont épuisées.
En 1364 avant notre ère, en Égypte encore, un étrange pharaon, Aménophis IV, devenu Akhenaton, retrouve, pour un temps, l’idée d’un Dieu unique. Un peu plus tard, en - 1290, un de ses successeurs, Ramsès II, repousse les Hittites venus de Mésopotamie et étend son empire sur des distances jamais encore atteintes.
À ce stade, sur la planète, plus de cinquante empires se côtoient, se combattent ou s’épuisent. Il est de plus en plus difficile de gérer des ensembles de plus en plus vastes ; il y faut de plus en plus d’esclaves, de soldats, de terres. L’ordre impérial lui-même commence à perdre son sens : la force ne suffit plus.
Au même moment, au milieu de ces empires, quelques tribus venues d’Asie s’installent sur les côtes et les îles de la Méditerranée. A la différence de la plupart des peuples avant eux – barricadés dans leurs forteresses et les exigences cycliques de l’agriculture –, ceux-là – Mycéniens, Phéniciens, Hébreux – aiment le changement, qu’ils nomment, d’une façon ou d’une autre, « progrès ». S’ils vénèrent eux aussi leurs ancêtres, intercesseurs avec leurs dieux, s’ils adorent leur terre, qu’ils divinisent, ces Méditerranéens ne jurent que par les droits – politiques et économiques – des vivants. Le commerce et l’argent sont leurs meilleures armes ; mer et ports leurs principaux terrains de chasse.
Ainsi émergent, minuscules et marginales, au sein même de l’ordre impérial, des sociétés radicalement nouvelles, à l’origine de l’idée de liberté. Apparaît là ce qui deviendra, bien plus tard, la démocratie de marché, l’Ordre marchand.