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Deuxième vague de l’avenir : l’hyperconflit

La disparition du système soviétique et la généralisation de la démocratie semblent avoir éloigné la guerre. La course aux armements a cessé. Tous les pays paraissent avoir compris que la croissance économique leur rapportait plus que la conquête. Jamais, en fait, l’ensemble du monde n’a été aussi pacifique, au moins en apparence : il n’y a aujourd’hui aucune guerre entre deux pays, pour la première fois depuis plus d’un siècle.

Pourtant, comme à la fin de chaque forme, en même temps que se défont les États et que s’annonce l’hyperempire, commence un nouvel avant-guerre. Quand le marché se généralise, les différences se nivellent, chacun devient le rival de tous. Quand l’État s’affaiblit, disparaît la possibilité de canaliser la violence et de la maîtriser. Les conflits locaux se multiplient, les identités se crispent, les ambitions s’affrontent, les vies n’ont plus de valeur. La disparition de l’Union soviétique a fait disparaître un des gendarmes du monde. Au-delà, l’échec annoncé de l’hyperempire, la sophistication des armes et la multiplication des acteurs pourraient même, en convergeant, provoquer, au sein de l’hyperempire, un conflit global, un embrasement planétaire, un hyperconflit beaucoup plus destructeur que tous ceux, locaux ou mondiaux, qui l’auront précédé. En voici la genèse.

Des ambitions régionales

D’ici à l’an 2025, avec l’avènement progressif d’un ordre polycentrique, de nouvelles puissances régionales surgiront, désirant toutes avoir accès aux mêmes richesses. Elles se doteront des moyens militaires de leurs ambitions. Parmi elles, on trouvera toutes celles qui domineront cette période et quelques autres, plus marginales et belliqueuses.

Fascinée par la façon dont naissent et meurent les empires, la Chine  – dont les dépenses militaires sont, encore aujourd’hui, particulièrement faibles  – voudra redevenir une puissance majeure, y compris sur le plan stratégique ; d’une façon ou d’une autre, elle cherchera à reconquérir Taïwan et à asseoir son hégémonie sur l’Asie de l’Est, comme les États-Unis le firent sur les Amériques au XIXe siècle. Elle essaiera d’en éloigner le Japon et les États-Unis. Elle s’appuiera sur la Corée du Sud, qui devra s’armer en conséquence, et laissera perdurer le régime totalitaire de Corée du Nord, qui voudra lui aussi se doter de nouveaux moyens, y compris nucléaires, de se défendre. Le Japon en viendra à se réarmer à son tour, afin de résister à une menace coréenne et à la montée de la puissance chinoise. L’Inde refusera de se laisser encercler par des forces musulmanes. Le Pakistan, même s’il ne devient pas islamiste, cherchera à se défendre contre l’Inde et à assurer son ascendant sur ses voisins, de l’Afghanistan au Cachemire. L’Indonésie tentera de se doter des moyens d’assurer la direction de l’islam dans son ensemble et de dominer l’Asie du Sud-Est. L’Australie elle-même souhaitera affirmer son influence sur la région et se protéger des visées de l’Indonésie.

L’Iran chiite tentera de contrôler l’islam, au grand dam des sunnites, à dominante arabe. L’ancienne Perse disposera, pour ce faire, d’une vaste population, de beaucoup d’argent et de pétrole, d’une position géostratégique. La Turquie refusera de lui abandonner le contrôle de l’ensemble turcophone.

L’Arabie Saoudite, vassale incertaine des États-Unis, essaiera de demeurer dominante dans sa région. L’Égypte aura toutes les raisons de se penser comme la plus grande puissance potentielle du monde arabe. Israël tentera de rester une puissance régionale afin de survivre. L’Algérie et le Maroc se disputeront la prééminence au Maghreb. Malgré des menaces de désarticulation, le Nigeria et le Congo, à la croissance démographique vertigineuse, voudront contrôler les régions qui les entourent. L’Afrique du Sud souhaitera dominer ses voisins pour ne pas rester enclavée.

La Russie tentera de recouvrer un statut mondial et se considérera en première ligne face à l’islam et à la Chine ; pour se défendre contre ces voisins, elle se réarmera et tissera un réseau d’alliances militaires calquées sur son réseau de pipelines. En Europe occidentale, l’Allemagne et la France pourraient retrouver chacune une ambition régionale, si l’Union européenne ne réussit plus à canaliser leurs rivalités.

Le Brésil entendra dominer l’hémisphère sud des Amériques ; le Venezuela s’efforcera de lui disputer ce rôle et de coaliser autour de lui les pays andins en vue de chasser les États-Unis de la région ; le Mexique et l’Argentine ne se laisseront pas marginaliser. Au Mexique, en particulier, des révoltes politiques et sociales majeures viendront remettre en cause l’alliance avec les États-Unis, pendant que le Canada tentera de rester neutre. Les exigences de la lutte contre les trafiquants de drogue, imposée par les États-Unis, exigeront aussi un renforcement majeur du potentiel militaire mexicain.

Toutes ces ambitions régionales s’entrechoqueront. On verra une Amérique latine en révolte contre la présence économique et politique américaine, un monde arabe rêvant d’éliminer Israël, un ensemble perse désireux de bousculer le monde arabe, une Russie désirant dominer à nouveau une partie de l’Europe et se protéger à la fois de la Chine et de l’islam ; l’Inde et le Pakistan chercheront à écarter l’autre des pays limitrophes ; la Chine et la Russie convoiteront les mêmes régions frontalières. Le Japon, les États-Unis et la Chine rivaliseront pour dominer l’est de l’Asie.

Se noueront des alliances militaires associant parfois des partenaires improbables : l’Iran coopérera avec la Chine et la Russie ; la Chine avec le Pakistan ; la Russie avec l’Union européenne ; le Pakistan, l’Égypte, l’Indonésie et l’Iran pourraient s’unir en un ensemble musulman ; les petits pays du Sud-Est asiatique, regroupés dans l’Asean, s’uniront militairement pour échapper à la domination américaine, chinoise ou japonaise ; l’Iran et le Venezuela chercheront des appuis russes et chinois ; l’Union européenne se rapprochera militairement des États-Unis ; la Russie se liera à l’Algérie et vend déjà des armements au Venezuela qui a demandé à entrer comme observateur à... la Ligue arabe !

Ces chocs d’ambitions, d’abord sur les terrains diplomatique et économique, pourront aller jusqu’à des affrontements militaires entre États. Viendront s’y mêler de très anciennes forces, pirates et mercenaires.

Armées pirates, armées corsaires

Les États n’ont jamais été les acteurs exclusifs de la violence du monde. Des mafias, des gangs, des mouvements terroristes  – je les nomme ici pirates  – se sont toujours immiscés entre les nations pour les combattre ou, à tout le moins, violer leurs lois. Quand la déconstruction affaiblira les États, que le droit et la police se feront plus discrets, la violence proliférera dans la vie publique et entre individus ; ces pirates deviendront même des agents essentiels de l’économie et de la géopolitique.

Dès lors que s’achèvera la neuvième forme et que commencera l’hyperempire, les pirates seront plus nombreux et plus puissants que jamais. Ils ne chercheront plus seulement à se faire une place au sein de l’hyperempire ; ils ne se contenteront plus de profiter d’une guerre froide. Quelles que soient leurs motivations, criminelles ou politiques, n’ayant ni territoires ni même familles à protéger, ils chercheront à asseoir leur pouvoir sur le monde. Plus l’hyperempire se développera, plus ils seront puissants, sans qu’une police étatique ait les moyens de les combattre.

Les pirates seront de plusieurs sortes.

Certaines des nations qui se déferont sous la pression des marchés et du jeu démocratique feront naître des entités pirates, zones floues, de non-droit, États pirates ou non-États. Elles seront entre les mains de chefs de guerre à la tête de bandes surarmées, contrôlant des régions, des ports, des pipelines, des routes ou des matières premières. C’est déjà le cas de la Somalie, de la Transnistrie (à la frontière entre Moldavie et Ukraine), d’une partie de l’Éthiopie, du Sri Lanka, de l’Afghanistan, du Pakistan, entre bien d’autres régions d’Afrique et d’Asie.

Des villes grandies trop vite, on l’a vu, deviendront elles aussi des royaumes pirates où aucune armée, aucune police n’osera plus entrer. C’est déjà le cas, entre autres, de certaines agglomérations du Brésil, du Nigeria, du Congo, de la Colombie. Elles aussi se doteront d’armements de plus en plus sophistiqués.

Des organisations mafieuses, des cartels, des criminels en col blanc, responsables de trafic de drogue, de femmes, d’armes ou de jeux, opérant sans base géographique, collecteront des fonds, menaçant et agissant comme des États et contre des États pour garantir leur sécurité. Ils se doteront  – ils se dotent déjà  – des armes les plus sophistiquées ; ils menaceront juges, policiers et dirigeants politiques susceptibles de se mettre en travers de leur route. Parfois, comme c’est déjà le cas en Colombie, en Somalie, au Brésil ou au Pakistan, ces bandes contrôleront des villes, des territoires, voire des pays entiers. Des hypernomades (chimistes, intellectuels, comptables, ingénieurs, officiers, financiers) se mettront à leur service et participeront à leurs côtés à la déconstruction générale du monde.

Des groupements politiques ou religieux, eux aussi sans assise territoriale, se doteront de tous les moyens militaires pour prendre le contrôle d’un pays, en chasser les occupants, y détruire l’Ordre marchand. C’est par exemple le cas d’Al-Qaïda et des autres groupes nihilistes dans sa mouvance.

D’autres formes pirates verront le jour. La prolifération de la violence et de la colère, rendues possibles par l’installation de l’hyperempire, provoquera des audaces d’un genre nouveau : des masses d’infranomades, n’ayant rien d’autre en commun que voyager ensemble, pourraient se révéler menaçantes. Tout comme les masses nomades qui franchirent le Rhin en 406, des foules pourraient traverser, les armes à la main, le détroit de Gibraltar, le fleuve Amour ou la rivière Usumacinta, menaçantes et non plus suppliantes.

Certaines de ces forces se ligueront contre des États, et en particulier contre des démocraties : on verra  – on voit déjà  – des barons de la drogue au service de causes politiques ou se servir d’immigrants comme passeurs. On verra  – on voit déjà  – des nations en ruines devenir les repaires de mafieux. On verra  – on voit déjà  – des forces terroristes, par nature nomades, trouver refuge dans des non-États ; on verra  – on voit déjà  – des organisations mafieuses soutenir des ambitions politiques, laïques ou religieuses comme le fit la Mafia, Cosa Nostra, ou les gangsters français devenus collabos en 1940. On verra  – on voit déjà  – des violences urbaines si extrêmes qu’elles exigeront des réponses plus militaires que policières.

Face à ces menaces ou agressions, les nations auront besoin de soldats et de policiers de plus en plus nombreux, capables de risquer leur vie. Or les volontaires se feront de plus en plus rares ; et les opinions publiques des démocraties de marché ne voudront plus de morts dans leurs armées, encore moins parmi les conscrits. Aujourd’hui déjà, seulement 0,5 % de la population américaine est sous les armes et chaque soldat tué est une tragédie nationale. Pour assurer les missions qu’il s’est donné, l’Empire américain devra, comme jadis l’Empire romain, incorporer de plus en plus d’étrangers dans ses propres troupes : 5 % des forces armées américaines sont déjà constituées d’immigrés non encore naturalisés ; leur nombre augmente considérablement depuis le décret du 4 juillet 2002, qui accélère la naturalisation des étrangers s’engageant dans l’armée (la copie presque à l’identique d’un décret de l’empereur Hadrien remontant à l’an 138 de notre ère...).

Cela ne suffira pas non plus : aux pirates il faudra opposer des corsaires. Des entreprises de mercenariat se développeront, employant d’anciens militaires, et seront utilisées comme sous-traitants des armées et des polices. En Afrique, il existe déjà une centaine de sociétés de ce type, qui fournissent hommes et matériels à des gouvernements, à des entreprises, voire à des institutions internationales. Elles assureront bientôt des fonctions générales de sécurité : défense, protection voire attaque. Des entreprises industrielles financeront légalement de tels mercenaires qu’elles mettront au service de gouvernements dont elles chercheront à obtenir des marchés. Certaines de ces sociétés de mercenaires seront utilisées pour restaurer la paix là où les unités d’interposition de l’ONU ou de l’OUA auront échoué, comme ce fut déjà le cas en Sierra Leone. Il arrivera à l’ONU de faire protéger ses propres bureaux par des mercenaires. Certains pays les utiliseront plus ou moins ouvertement pour mener une guerre au loin sans engager visiblement leurs propres forces, pour lutter contre les trafiquants de toutes sortes. Parmi ces sociétés de mercenaires, certaines obéiront à un code de bonne conduite leur imposant le respect des lois de la guerre, d’autres adhéreront aux conventions de Genève. La plupart, comme les gouvernements qu’ils serviront, ne respecteront plus aucune règle : la pratique de la torture en Irak et le sort fait aux prisonniers de Guantanamo en sont les signes précurseurs.

La colère des laïcs

Puis montera partout la colère des peuples contre l’Ordre marchand et d’abord contre les États-Unis, qui le dirigeront encore pendant vingt ans au moins. Une colère laïque, rationnellement fondée.

La haine à l’encontre d’un «cœur » ne se déchaîne pas quand celui-ci est au faîte de sa puissance, mais quand il commence à décliner. Tel fut le destin de tous les « cœurs » antérieurs ; ce sera celui de l’Empire américain. Triomphant au moment de la chute du mur de Berlin, Washington est déjà devenu la principale cible d’une critique mettant en cause la globalisation et la démocratie de marché.

Se nouera alors, contre l’Amérique et l’Ordre marchand, une coalition critique, regroupant tous ceux qui n’en attendent plus rien ou qui sont frustrés de ne pas en recevoir les bénéfices. Ils critiqueront pêle-mêle l’Amérique, l’Occident, la globalisation, la démocratie de marché et l’hyperempire en devenir. Antimondialistes de tout poil, la plupart n’auront rien à proposer à la place.

Leur critique portera d’abord  – porte déjà  – sur le rôle envahissant des États-Unis d’Amérique qui monopolisent l’essentiel des richesses du monde, en gaspillent les ressources, en dérèglent le climat, asservissent des peuples, prétendent les régenter à leur guise, violent beaucoup des règles de la démocratie qu’ils prétendent vouloir dicter aux autres.

Ensuite, la critique portera sur les marchés ; elle sera d’autant plus facile que les faits établiront de plus en plus clairement qu’ils ne suppriment ni la pauvreté, ni le chômage, ni l’exploitation ; qu’ils concentrent tous les pouvoirs en quelques mains, précarisant des majorités de plus en plus nombreuses ; qu’ils détournent des exigences du long terme ; qu’ils concourent à dérégler le climat ; qu’ils créent des raretés et inventent de nouvelles gratuités pour en tirer profit ensuite ; que l’espérance et la qualité de la vie ne sont pas du tout les mêmes d’un endroit à l’autre du monde ; qu’ils deviendront, avec l’hypersurveillance et l’autosurveillance, une des formes les plus pernicieuses et les plus absolues de la dictature. Enfin, on reprochera aux marchés de libérer la violence en orientant tous les désirs vers la convoitise d’objets marchands, y compris celle des armes.

Il sera alors facile de dénoncer aussi la démocratie comme une illusion, où les plus riches concentrent entre leurs mains les pouvoirs d’informer, de distraire, de savoir, de surveiller, de soigner, d’enseigner, d’orienter, de décider, d’accumuler. Ces nouveaux idéologues expliqueront que la démocratie parlementaire est, comme le marché, un leurre, l’instrument des forces armées et des grandes entreprises ; qu’elle produit des inégalités, détruit la nature, sape les valeurs morales. Ils avanceront même qu’elle n’est qu’un prétexte commode, invoqué par les Américains pour conserver leur pouvoir sans perdre leur âme, tout en fermant les yeux sur le développement de l’économie-pirate là où elle leur est utile.

L’Ordre marchand sera donc accusé, à juste titre, d’être, pour beaucoup, et par sa nature même, une source de misères, d’injustices, de précarité, de désordres, de gaspillages, de bouleversements écologiques, d’immoralisme, de destruction des identités, de violations des règles religieuses, d’oppression. Beaucoup dénonceront aussi, tout ensemble, marché et démocratie comme des machines à fabriquer de la déloyauté, à annihiler toutes formes de morale et d’organisation sociale, à détruire la liberté qu’elles prétendent promouvoir. Ils se plaindront de devoir aller vivre là où le marché a besoin de leur travail, d’avoir à quitter les lieux où plongent leurs racines, de ne pas disposer des moyens financiers de la liberté promise, de ne plus influer sur le monde par leur vote, d’être dominés, surveillés, autosurveillés, autoproduits, d’être tenus d’obéir à des normes fixées par les exigences du profit.

D’autres encore dénonceront le principe même d’une liberté individuelle qui conduit à n’être plus loyal qu’envers soi-même, à ne plus se sentir lié par une parole ou un contrat, mettant sans cesse aux enchères ses obédiences, ses sentiments, ses valeurs, sa foi, le sort des siens, toujours prêt à abandonner, et s’attendant à tout moment à l’être, sans que soient jamais pris en considération les besoins des générations à venir. L’apologie de la dictature redeviendra un sujet de conversation respectable.

Beaucoup, enfin, profiteront de l’affaiblissement progressif des États pour laisser s’épanouir leurs pulsions de violence, hors de toute contrainte : la première des libertés sera celle de tuer, gratuitement, sans but ni stratégie.

Les villes, où se retrouveront toutes les formes d’aliénation, toutes les preuves que la démocratie de marché n’est, pour l’immense majorité des humains, qu’une gigantesque escroquerie morale, deviendront les principaux lieux de la révolte. On y trouvera de plus en plus de criminels en série, on y assistera à une infinité de meurtres.

À la différence des révolutionnaires communistes d’antan qui avaient le projet de bâtir une autre société en lieu et place du capitalisme, ces nouveaux contestataires ne proposeront, pour la plupart, aucun système de substitution. Depuis que le communisme a échoué, aucune utopie ne semble plus disponible ni à la place du marché, ni à la place de la démocratie. Sauf, pour quelques-uns, qui proposeront le retour à la théocratie.

La colère des croyants

Si, selon l’idéal judéo-grec, l’Ordre marchand représente l’aboutissement bienvenu du progrès et de l’individualisme, il constitue aussi, pour d’autres croyants, le pire ennemi : parce que la liberté humaine y passe avant les ordres de Dieu ; parce qu’il remet notamment en cause la stabilité de la famille dont dépend la transmission de la foi. Ces croyants reprendront à leur compte les critiques laïques émises contre le marché et la démocratie.

Les deux grandes religions prosélytes, le christianisme et l’islam, seront au cœur de cette bataille. Chacune à sa façon reprendra ces critiques pour en faire même, pour certains, des justifications de conflits et de violence entre eux et contre l’Ordre marchand.

Certains mouvements chrétiens reprocheront  – reprochent déjà  – au marché et à la démocratie de sécréter des désirs futiles, de favoriser la luxure et l’infidélité, de commercialiser des valeurs morales, de laisser la science penser le monde autrement que le décrit la lettre des textes sacrés, de renoncer à donner un sens à la mort, d’édicter un droit différent de celui de la Bible. Ils s’opposeront, en particulier, à toute forme d’avortement, de contrôle des naissances, d’euthanasie. Ils regretteront que les préoccupations matérialistes éloignent les hommes des interrogations sur l’au-delà. Ils proclameront, pour certains, la suprématie des valeurs chrétiennes sur les droits de l’homme, et même sur la raison. Certains d’entre eux iront jusqu’à considérer que l’usage de la force est théologiquement licite.

L’Église catholique, premier empire nomade, « hors sol », s’est longtemps opposée par la force à la raison, à la science, au progrès, à l’Ordre marchand, aux droits des capitalistes comme à ceux des entrepreneurs et des travailleurs, avant de s’y résigner. Elle redeviendra, dans certaines de ses composantes, de plus en plus radicale, plus proche de ses idéaux initiaux. Certains catholiques reprocheront de plus en plus violemment au libéralisme de nier l’ordre divin ; ils s’opposeront de plus en plus à la démocratie, au marché, aux valeurs judéo-grecques, pour défendre sans compromis la pureté de la foi. D’autres dans l’Église, continueront à défendre encore la non-violence, l’amour et la justice.

Des Églises protestantes seront à l’avant-garde de ces luttes. En particulier l’évangélisme, venu de plusieurs États du sud des États-Unis  – la « Bible Belt » -, et qui regroupe plus de 70 millions de ressortissants américains, dont plusieurs centaines de milliers de pasteurs-propagandistes. L’évangélisme fait déjà la loi dans certains départements de nombreuses universités américaines ; il y censure l’enseignement des sciences et des autres religions. Ces Églises seront de plus en plus influentes politiquement. Elles inspireront de plus en plus de décisions du Congrès et de l’appareil d’État américains ; les discours et les actes de l’actuel président en sont déjà, eux aussi, très influencés. À les entendre, par un lent glissement sémantique, ce ne seront plus les valeurs de la démocratie que l’Occident devra défendre, mais celles de la chrétienté. Ces Églises inciteront les femmes à rentrer à la maison afin de faire de plus en plus d’enfants.

Au moment où l’émergence de l’hyperempire menacera sérieusement l’existence même des États-Unis, certaines de ces Églises pourraient aller jusqu’à encourager l’Amérique à mener une guerre contre l’islam, voire contre la démocratie et contre le capitalisme. Seuls parmi les grandes démocraties à n’avoir jamais connu un passé de dictature, les États-Unis pourraient alors, vers 2040, être la proie d’une tentation théocratique, explicite ou implicite, sous la forme d’un isolationnisme théocratique où la démocratie ne serait plus qu’une apparence.

En Afrique comme en Amérique latine, les citadins, dont la misère ne fera qu’empirer, seront de plus en plus sensibles au discours de ces Eglises évangélistes, devenues des puissances financières, idéologiques, militaires et politiques majeures. Au Brésil, plus de 30 millions de personnes en sont déjà adeptes. Elles sont présentes au Japon, en Inde, en Chine, en Indonésie. Elles s’entendront, comme elles l’ont déjà fait, avec des mafias, des empires du crime, des maîtres du jeu et pourraient fort bien s’allier, çà et là, avec des pirates laïcs, trafiquants d’armes, de femmes ou de drogues. Elles rivaliseront aussi, frontalement, avec l’islam  – avec lequel la concurrence sera acharnée  –, elles défendront les chrétiens dans les pays où ceux-ci sont minoritaires comme au Liban, en Syrie, en Irak, en Palestine. Elles tenteront même, non sans un certain succès, de convertir des musulmans  – minorités kurdes d’Irak et de Syrie, Berbères du Maghreb  – en leur apportant une aide sociale et en leur promettant des visas vers l’Amérique ou l’Europe en tant que « chrétiens persécutés ».

En Europe, on verra aussi des Églises chrétiennes s’opposer explicitement au capitalisme. On entendra des fidèles, des partis catholiques, des autorités religieuses, dénoncer le poids du marché, la liberté de circulation et sa traduction institutionnelle : l’Union européenne. Les valeurs religieuses retrouveront une visibilité politique. Déjà, parmi le personnel politique européen, personne n’aurait osé, il y a peu encore, poser le problème de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne en termes religieux, ni faire de la question théologique une des dimensions du débat constitutionnel européen. Les partis d’extrême droite prendront de plus en plus appui sur ces valeurs religieuses pour défendre leurs programmes. Ils proposeront, eux aussi, explicitement, de renvoyer les femmes à la maison pour élever les enfants qui permettraient de se passer de l’appoint des immigrés et de combattre d’autant mieux l’islam. Plusieurs démocraties européennes pourraient un jour inscrire le christianisme dans leur Constitution, voire devenir ouvertement des théocraties. Le Vatican jouera un rôle central dans cette évolution. Il pourra choisir de faire alliance avec les autres monothéismes ou, au contraire, d’inciter à leur faire la guerre, en particulier à l’islam.

Dans l’islam aussi, des forces très variées mêleront de plus en plus dans leurs critiques : démocratie, marché, globalisation, États-Unis, Israël, Europe, judaïsme, chrétienté. Si rien n’est fait, un divorce majeur aura lieu entre une partie de l’islam et l’Occident.

En 2006, plus d’un milliard d’êtres humains sont musulmans, soit un tiers de moins que de chrétiens. Bien qu’en soi l’islam ne soit pas plus intolérant que les autres monothéismes, et qu’il ait apporté la pensée judéo-grecque à l’Europe, les pays où il domine aujourd’hui sont tous des théocraties ou des dictatures laïques, hormis quelques démocraties en devenir : Turquie, Algérie, Maroc, Koweït, Sénégal. Il est pratiquement impossible dans ces pays de construire des églises ou des synagogues, de se convertir à une autre religion, de vivre de façon athée, d’épouser un(e) non-musulman(e) sans qu’il(elle) se convertisse. L’idéologie dominante consiste à croire que toute réponse à toute question est dans le Coran, que tout intellectuel est inutile, que l’origine de tout problème  – du sida à la misère  – est due aux « infidèles ». Économiquement, socialement, culturellement, ces pays sont parmi les moins développés du monde (on traduit dans l’ensemble des pays musulmans moins de livres étrangers que dans la seule Grèce), bien que les hasards de la distribution des ressources naturelles fassent de certains d’entre eux les plus riches du monde.

Pour l’instant, très rares sont les voix, à l’intérieur de l’islam, pour réclamer sa mise en conformité avec les droits de l’homme. Un jour, sans doute, sous l’effet conjugué de la croissance économique, de l’appel de la jeunesse et des femmes, des théologiens le conduiront sur la voie de la tolérance et de la démocratie ; ils insistent sur les sourates datant d’avant 622 plus que celles qui suivent ; et retrouvent la tradition philosophique d’Ibn Rushd. En attendant, principal concurrent du christianisme et comme lui prosélyte, l’islam voudra, dans certaines de ses composantes minoritaires, retrouver son lustre du XIe siècle, se rassembler de Cordoue à Bagdad, puis s’étendre à l’ensemble de la planète : par la démographie, par la conversion, voire, dans l’esprit de certains, par la guerre.

La figure dominante de l’islam n’est d’ailleurs pas le fidèle, mais le pèlerin, le prédicateur, le converti, le prosélyte. La conversion y est, en principe, individuelle, sans connotation politique ; elle doit se faire au nom d’un idéal de pureté, de solidarité, de soumission au pouvoir masculin. En fait, toute conversion est irréversible : il est interdit à un musulman de changer de religion, en général sous peine de mort. La conversion est, et sera aussi, pour certains, politique : l’islam s’efforcera de rassembler ceux qui, partout, critiquent l’Ordre marchand, et de convertir nombre de laïcs issus de ce que j’ai nommé plus haut la « coalition critique ».

En promettant l’appartenance à une communauté (l’Umma), l’islam recueillera de plus en plus d’échos chez nombre d’isolés, de faibles, de vaincus, de révoltés. Il mènera une action sociale auprès des plus démunis, proposant de leur fournir ce que le marché n’offre pas : des formes concrètes de solidarité, de charité, de dignité permettant d’échapper à la solitude et d’espérer en un paradis.

Sa capacité à convertir n’est pas encore considérable : en France, par exemple, seulement 3 000 personnes se convertissent chaque année à l’islam ; et les convertis n’y sont en 2006 que 70 000. Le rythme ne devrait pas augmenter.

C’est la démographie qui sera le principal facteur de croissance du nombre des musulmans : ils seront près de 1,8 milliard en 2020, soit le quart de la population mondiale, et auront alors, sans doute, dépassé les chrétiens. Leur expansion diminuera avec la croissance économique, qui réduira leur taux de natalité, l’une des plus élevées du monde.

Les maîtres à penser les plus intransigeants de l’islam exigeront des fidèles, où qu’ils soient, de ne pas obéir à d’autres lois que celles de Dieu et de refuser toute Constitution laïque. Tout commence avec Ibn Hanbal (780-855) et Ibn Taymiyya (mort en 1328) qui entendaient imposer une obéissance littérale au texte. Puis vint Abdel Wahhab (1703-1792), aujourd’hui encore très influent, qui affirmait qu’un musulman ne doit pas obéir à une loi autre que le Coran, refusait l’intercession des saints et excommuniait (takfir) les libéraux, faisant l’apogée de la salafiyya (la trace des ancêtres). Dans la même ligne, ceux qui suivent aujourd’hui le théologien pakistanais Sayyid Mawdudi (1903-1979) (hostile à la création d’un État laïc pakistanais lors de la partition de l’Inde) interdisent l’obéissance à tout autre législation que celle du Coran ; la seule souveraineté étant, pour eux, la souveraineté politique exclusive de Dieu seul. Mawdudi présentait l’islam comme la troisième voie entre capitalisme et socialisme et voulait faire de l’islam rassemblé un État théocratique.

Pour que la loi de l’islam puisse être ainsi rigoureusement respectée et ne soit pas remise en cause par sa confrontation avec des systèmes de valeurs différents, des mouvements de plus en plus nombreux appelleront à la constitution d’un empire théocratique musulman. Ce qui passera, pour certains d’entre eux, par la guerre.

Pour quelques-uns, cet empire devra d’abord se reconstruire sur les terres des temps de gloire, s’étendant de Cordoue à Bagdad. Il y a vingt ans, Sayyid Qotb, leader des Frères musulmans, disciple de Mawdudi, appelait à une révolution islamique permettant le passage de la Jahiliyya, période anté-islamique, à la Hakimiyya, la souveraineté de Dieu (« rébellion totale en tout lieu de notre Terre, chasse aux usurpateurs de la souveraineté divine qui dirigent les hommes par des lois venues d’eux-mêmes »). Pour lui, il faut traduire la sourate XII,40, qui dit « le hukum n’est qu’à Dieu » par « le pouvoir suprême n’est qu’à Dieu », et non pas, comme classiquement, par « le jugement n’appartient qu’à Dieu ». Là est le renversement : une théocratie, au lieu d’un rapport moral individuel à Dieu. Son projet consistait en la fusion de l’Umma islamiyya (la meilleure communauté surgie pour les hommes) et du Dar al-lslam, le royaume régi par la loi islamique. Qotb, dont les disciples sont encore innombrables, souhaitait combattre tout musulman non fidèle à sa vision de l’islam et tous les « infidèles ». Aujourd’hui, parmi d’autres, le Hizb ul-Tahrir (parti de la Libération), basé à Londres, appelle lui aussi à la renaissance de ce « califat » par la guerre (harb).

Dans l’islam chiite, l’iman Khomeyni voulait, dès les années 1960, imposer l’idée de la guerre comme une arme de conversion et faisait l’apologie du martyre, du suicide, du chahid. « L’épée, écrivait-il, est la clé du paradis. »

Pour d’autres encore, la guerre devra viser le monde entier. L’empire de l’islam devra s’étendre à la planète, sans centre ni nation dominante, pour en faire une sorte d’hyperempire théologique.

Les partisans de cette guerre islamique pour la reconquête du califat ou pour la conquête du monde, définissent aujourd’hui une stratégie militaire en trois étapes :

— Dans les territoires où il est encore minoritaire, l’islam devra pratiquer le Dar al-Sulh, la « paix momentanée », laquelle pourra être dénoncée à tout moment.

— Dans les territoires où il aura converti, ou chassé, une fraction significative de la population, il devra installer un Dar al-Harb ou « zone de guerre ». Les derniers croyants à d’autres monothéismes y seront provisoirement tolérés, avec un statut inférieur, celui de dhimmi (« protégés ») ; les adeptes d’autres philosophies et les athées en seront chassés.

— Dans les territoires où le pouvoir musulman sera devenu totalement dominant, tous les croyants à un autre monothéisme devront être convertis ou chassés : les juifs, parce qu’ils n’ont pas accepté le Coran à Médine ; les chrétiens, parce qu’ils placent Jésus au-dessus de Mahomet. Tous les « infidèles » y seront déclarés ennemis, parce que « l’incroyance est une seule nation ».

Certains groupes qui adopteront cette stratégie, comme Al-Qaïda lors de sa création en 1996, viseront d’abord à chasser les troupes chrétiennes du voisinage de La Mecque, où elles stationnent depuis 1991. Même s’il leur faut pour cela combattre des régimes arabes. La fitna (la « discorde ») entre musulmans sera donc, pour eux, salutaire. Ils voudront ensuite éliminer les chrétiens et les juifs des Lieux saints d’Irak et de Jérusalem, puis prendre le pouvoir au Liban, en Égypte, en Afrique du Nord, en Asie centrale, en Indonésie, au Pakistan. Ils réclameront ensuite l’expulsion de tous les tenants de la philosophie judéo-grecque hors des autres terres antérieurement conquises par l’islam, de l’Espagne à la Chine.

D’autres groupes, comme Al-Qaïda aujourd’hui, prôneront, avant même de tenter de restaurer l’Empire musulman, une guerre sainte immédiate contre l’Empire américain, Israël, l’Europe, le marché, la démocratie. Comme les nihilistes de la fin du XIXe siècle, ils ne chercheront qu’à détruire, sans avoir le projet, même utopique, d’une autre société à substituer à celle qu’ils condamnent. Al-Qaïda ne sera d’ailleurs bientôt plus qu’un mouvement parmi d’autres, inspirateur d’autres groupuscules surgissant d’initiatives locales.

D’autres mouvements  – les plus nombreux -mettront l’islam au service de revendications nationalistes, comme ont toujours fini par le faire les idéologues de l’islam, depuis les Almohades au XIIe siècle jusqu’à ceux du XVIIIe siècle, puis le Rafah turc, le FIS algérien, le Hamas palestinien, les Frères musulmans d’Égypte et le Hezbollah libanais.

Le monde asiatique, qui réunira très bientôt une majorité de la population du globe, sera lui aussi concerné par ces enjeux : si nul ne fait la guerre au nom du bouddhisme, du confucianisme ou de l’hindouisme, l’islam tentera de prendre le pouvoir absolu dans tous les pays d’Asie où il domine déjà, du Pakistan à l’Indonésie. Là se trouveront d’ailleurs de très nombreuses écoles religieuses extrémistes.

Par ailleurs, nombre de cultures nationales utiliseront l’arme religieuse pour se défendre, comme les Tibétains, et pour reconquérir une identité nationale perdue.

Enfin, diverses sectes aux origines diffuses, comme celles de Moon en Corée, de Falun Gong en Chine ou l’Église de Scientologie aux États-Unis, se développeront grâce au vide spirituel et moral creusé par l’hyperempire. On compte déjà plus de membres de Falun Gong (dont le chef, Li Hongzhi, est réputé avoir sauvé quatre-vingts mondes...) que d’inscrits au Parti communiste chinois ! Et certaines de ces sectes s’allieront, elles aussi, avec les partenaires les moins fréquentables pour se jeter dans la mêlée, avec toutes les armes.

Les armes de l’hyperconflit

De tout temps, l’issue des guerres s’est jouée sur la détention d’armes nouvelles et sur le prix attaché par chaque belligérant à la vie de ses propres soldats. En leur temps, les archers de la bataille de Crécy, les chars de combat de la Première Guerre mondiale, l’arme atomique de la Seconde Guerre mondiale décidèrent du sort des batailles.

De tout temps, de nouvelles armes sont apparues, à la fois comme les produits et comme les accoucheurs de technologies civiles : le propulseur est né avec le levier, les armes à feu avec la mécanique, les chars avec l’automobile. Inversement, c’est dans l’armée que sont nés le télégraphe, la radio, l’énergie, le nucléaire, Internet, entre bien d’autres novations technologiques majeures.

Dans les cinquante prochaines années, de nouvelles technologies seront développées par les armées avant d’être utilisées sur le marché civil. Pour les besoins de la défense ou de la police, les gouvernements financeront des recherches nécessaires à la mise au point des technologies de l’hypersurveillance et de l’autosurveillance. Inversement, ces technologies auront ensuite des applications civiles.

Ces futures armes seront d’ailleurs essentiellement fondées sur le concept de surveillance : les armées développeront à la fois des infrastructures numériques d’ubiquité nomade, des systèmes de surveillance des mouvements suspects, des moyens de protection d’installations stratégiques, des réseaux d’intelligence économique. Des robots  – dissimulés en territoire ennemi  – et des drones  – robots volants -relaieront des données, détecteront des agents chimiques ou biologiques, serviront d’éclaireurs à l’avant de détachements d’infanterie confrontés à des zones minées ou à des angles morts. Des logiciels de simulation des combats seront en permanence réactualisés au plus proche des champs de bataille.

Par ailleurs, de nouvelles unités de combat intégreront des moyens de simulation, de surveillance et de frappe. De nouveaux réseaux et outils d’ubiquité nomade permettront aux combattants de rester connectés et de simuler toutes les situations ; des vêtements intelligents serviront à fabriquer de nouveaux uniformes ; de nouveaux matériaux permettront de concevoir de nouveaux boucliers ; des technologies de simulation en trois dimensions serviront à préparer et conduire les combats ; des robots serviront de substituts aux combattants. Des systèmes électroniques (e-bombs) pourront détruire des réseaux de communications et rendre aveugle et sourde une armée.

Les marines joueront un rôle nouveau dans la lutte contre les trafics, la surveillance de l’émigration et la protection des détroits. L’aviation de chasse n’aura plus la même utilité qu’aujourd’hui et perdra son influence sur les états majors et les budgets.

Les nouvelles armes, dites conventionnelles, seront d’autant plus nécessaires que les armes non conventionnelles (nucléaires et autres) se trouveront de plus en plus disséminées.

Les cinq grandes puissances autorisées par les traités à disposer de l’arme nucléaire disposeront encore durablement de plus de cinq mille têtes nucléaires, pour l’essentiel placées sur sous-marins et lancées par des fusées balistiques ultraprécises. Parmi ces cinq puissances, certaines se réserveront aussi la possibilité d’utiliser des armes nucléaires tactiques, c’est-à-dire à courte portée, comme armes d’opérations et non plus seulement de dissuasion. Celles-ci pourraient même être à ce point miniaturisées qu’elles seraient utilisables par un seul combattant, comme c’était déjà le cas durant la guerre froide. L’Inde, Israël, le Pakistan, depuis trente ans puissances nucléaires, se doteront eux aussi de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins balistiques à capacité nucléaire, susceptibles d’atteindre toute capitale potentiellement hostile ou rivale. La Corée du Nord, qui vient de procéder à son premier essai d’arme nucléaire, se dotera elle aussi de fusées balistiques d’une portée supérieure à sept mille kilomètres, au motif affiché de se prémunir contre toute tentative de déstabilisation de son régime. Devant cette menace, le Japon n’hésitera plus longtemps avant de se doter d’armes du même type afin de se protéger de celles que pourraient lancer contre lui les dirigeants de Pyongyang. Il lui suffira de quatre mois, à partir du moment où la décision sera prise, pour disposer de l’arme. L’Iran, évidemment, s’en dotera, ou s’en approchera de fort près, sauf si un affrontement, dont il sera question plus loin, l’en empêchait. D’autres pays feront de même après lui ; et d’abord, l’Egypte et la Turquie, puis sans doute l’Indonésie, l’Australie, le Brésil et l’Arabie Saoudite. Au total, avant trente ans, plus de quinze pays seront ouvertement dotés d’armes nucléaires et des moyens de les lancer.

La pénurie d’énergie poussera aussi à autoriser les pays les plus divers à se doter de centrales nucléaires civiles. Cela les conduira à utiliser comme combustible, sous le nom de MOX, des déchets recyclés. Ce qui multipliera encore les risques de prolifération et de disparition, lors des transferts de ces déchets radioactifs, qui pourront être utilisés dans la fabrication d’armes radiologiques, mêlant déchets nucléaires et explosifs conventionnels.

D’autres armes  – chimiques, biologiques, bactériologiques, électroniques, nanotechnologiques  – verront ensuite le jour. Comme pour les nouvelles technologies civiles qu’elles préfigureront, on cherchera à augmenter leur puissance, leur miniaturisation, leur précision. Des armes chimiques viendront tuer des dirigeants sans pouvoir être détectées ; des épidémies de masse seront déclenchables à volonté ; des armes génétiques complexes seront un jour spécialement dirigées contre certains groupes ethniques. Des nano-robots de la taille d’un grain de poussière, dits gelée grise, effectueront des missions de surveillance furtive et attaqueront les cellules du corps des ennemis. Puis, lorsque les techniques de clonage animal auront progressé, on confiera ces missions à des animaux clonés, à des bombes animales vivantes, à des chimères.

Ces armes ne seront pas uniquement développées par les laboratoires militaires de grands pays, mais aussi par de grandes firmes, des « entreprises-cirques », qui y trouveront de nouveaux marchés. L’armement restera, comme toujours, au cœur de l’appareil industriel et les marchés publics seront, jusqu’à la mise en place de l’hyperempire, tournés pour l’essentiel vers le secteur de l’armement. Les grandes firmes d’assurances et les compagnies de mercenaires prendront ensuite le relais.

La plupart de ces armes seront également accessibles aux petites nations, aux non-États, aux corsaires, aux pirates, aux mercenaires, aux maquis, aux mafias, aux terroristes, aux trafiquants de toutes sortes. Par exemple, dans un avenir proche, il sera possible de fabriquer une e-bomb pour seulement 400 dollars à partir d’un condensateur, d’une bobine de cuivre et d’un explosif.

Armes chimiques, radiologiques, biologiques seront ainsi à la portée de toutes les bourses. Il sera possible de faire plus en plus de morts avec des moyens rudimentaires : dans les villes et les transports de masse, l’encombrement multipliera l’efficacité des armes les plus sommaires.

Enfin, et peut-être surtout, comme toute guerre ne peut se gagner que si les peuples qui la mènent la jugent juste et nécessaire et si est maintenue la loyauté des citoyens et la croyance en ses valeurs, les principales armes de l’avenir seront les instruments de propagande, de communication et d’intimidation.

S’armer, s’allier

Face à ces menaces multiformes, dont elles seront les premières cibles, les démocraties de marché, et en particulier les maîtres de l’ordre polycentrique, se rendront compte qu’elles ne peuvent plus réagir en ordre dispersé, et que leurs budgets de défense seraient mieux utilisés si leurs équipements étaient techniquement compatibles et placés sous un commandement coordonné.

Les États-Unis continueront de moderniser tous leurs systèmes d’armes : conventionnelles, électroniques, nucléaires, chimiques, bactériologiques. Une unité nouvelle de l’US Army, le Future Combat System, sera bientôt composée de troupes au sol très mobiles, équipées d’armes conventionnelles de haute précision, d’un réseau de communication, de moyens de simulation, de robots et de forces aériennes avec et sans pilotes ; cette unité pourra être déployée en moins de quatre jours n’importe où dans le monde ; le délai entre la détection d’une cible et sa destruction deviendra quasi nul, alors qu’il était de trois jours lors de la guerre du Golfe et de cinq minutes lors de la guerre d’Irak. Un tel système n’aura de sens que si les États-Unis se dotent, par un réseau de satellites, d’une infrastructure numérique planétaire.

Le coût de ces armements nouveaux est considérable : les États-Unis y consacreront 500 milliards de dollars. Un million de soldats américains resteront, pour un temps, déployés sur quatre continents, appuyés par des milliers d’avions et navires, avant de se replier sur la seule défense du territoire national américain. Pendant les quarante prochaines années, la défense continuera de représenter plus du quart du budget fédéral américain, avec parfois d’immenses gaspillages, entraînés par la nécessité de créer des emplois dans toutes les circonscriptions électorales des congressmen, dont la voix restera nécessaire au vote du budget de la défense.

Les Européens  – qui dépensent ensemble aujourd’hui pour leur défense cinq fois moins que les États-Unis  – devront, après avoir beaucoup critiqué le bellicisme des Américains, trouver eux aussi les moyens de financer ces infrastructures numériques et ces systèmes d’armes. Pour le faire, ils créeront des forces armées et de police de plus en plus imbriquées, harmoniseront leurs matériels et se coordonneront avec les États-Unis, ne serait-ce que pour communiquer et échanger des données.

La Chine et l’Inde feront aussi croître leurs budgets militaires, aujourd’hui quinze fois inférieurs à celui des États-Unis, pour atteindre au moins le niveau anglais ou français. Elles se doteront des mêmes armes, fabriquées pour l’essentiel chez elles. Le Japon et la Russie en feront autant.

Pour partager ces coûts croissants, plusieurs de ces nations rassembleront une partie de leurs effectifs en une force militaire de la communauté internationale, regroupant des troupes conventionnelles et des forces de police. Elles formeront ainsi, d’abord occasionnellement, puis institutionnellement, une alliance face aux pirates et aux ennemis de l’Ordre marchand. L’Alliance atlantique, fondée contre la menace soviétique, deviendra peut-être le socle de ce rassemblement, qui se constituera parfois aussi en forces des Nations unies. Dans certains cas, l’Inde, la Chine et plusieurs des Onze s’y joindront.

L’Alliance s’élargira un jour aux plus grandes firmes de l’hyperempire, en particulier militaires. Elle regroupera alors des armées nationales et des entreprises privées de mercenaires.

Tous les pays de l’Alliance voudront surveiller les « amis des ennemis ». Par exemple, les musulmans d’Europe, d’Amérique ou de Chine devront peut-être un jour faire la preuve qu’ils ne sont pas liés à telle ou telle entité hostile, comme durent le faire les Japonais dans les années 1940 et les communistes dans les années 1950. De même, si le Mexique en vient un jour à être considéré par les États-Unis comme un pays dangereusement révolutionnaire, les Chicanos, de plus en plus nombreux, feront l’objet d’une stricte surveillance.

Vers 2035 ou 2040, l’Alliance réalisera qu’elle n’a pas les moyens de maintenir sa domination sur l’Ordre marchand : épuisés financièrement et humainement par ces conflits, confrontés aux mêmes dilemmes que l’Empire romain à partir du début de notre ère, les pays qui la composeront formeront alors l’ordre polycentrique et changeront de stratégie : ils ne s’occuperont plus du reste du monde, réduiront leur dépendance énergétique et financière, instaureront un protectionnisme, disposeront leurs chariots en cercle et limiteront leur défense à la protection de leurs intérêts, au sens le plus étroit. Ils chercheront à mettre en place un bouclier au-dessus de leurs territoires pour surveiller et détruire toute arme ou aéronef détourné tentant de toucher leur sol. Des murs de plus en plus hauts seront dressés contre les pirates, sur le modèle du mur protégeant et isolant aujourd’hui Israël des attaques terroristes. L’Alliance considérera par exemple essentiel de maîtriser la situation en Méditerranée orientale et occidentale, en général à la demande des pays concernés. Pour voyager par avion vers les pays de l’Alliance, il faudra fournir des informations détaillées sur sa vie, et même peut-être laisser en gage, ou en otage, des biens ou des êtres chers.

Là encore, une fois de plus, les technologies de pointe de l’économie de marché, celles de l’hyper-surveillance, participeront à la mise en place des moyens de la guerre et de la police.

Pour autant, le succès ne sera pas assuré : on ne peut mettre sous cloche ni les marchés, ni les démocraties, ni les pirates.

Négocier, aider

Certains, en Europe et ailleurs, proposeront alors de renoncer à se défendre, de réduire les budgets militaires, de désarmer unilatéralement, de collaborer avec l’ennemi. Naîtront ces États post-nationaux dénucléarisés, pacifistes et soumis, dont rêve, dès aujourd’hui, parmi d’autres, le philosophe allemand Jürgen Habermas.

D’autres encore, soucieux de préserver la paix sans se soumettre, tenteront de faire preuve d’imagination diplomatique. L’organisation des Nations unies essaiera de mettre en œuvre les procédures prévues par sa charte pour la négociation, la prévention des conflits, la dissuasion. Pour que les questions en litige puissent être traitées de façon plus confidentielle, des institutions discrètes de prévention de la violence se multiplieront, sur le modèle de l’Organisation de la sécurité et de la coopération en Europe, de la Communauté de Sant’Egidio  – organisation catholique discrète et efficace  –, de la fondation du président Carter, qui remplit remarquablement ce rôle depuis plus de vingt ans, ou encore de celle, plus récente, du président Clinton. Le rôle de ces institutions ad hoc, entreprises relationnelles particulières, sera de déceler à l’avance les sources de conflits et les zones de tensions, de tenter de trouver des accords entre les belligérants potentiels et de les faire respecter. Elles devront disposer pour cela de considérables moyens d’observation, de surveillance, d’analyse et de prévention. Elles devront aussi avoir suffisamment d’influence pour que les accords passés sous leurs auspices soient respectés. On les retrouvera dans la vague suivante de l’avenir comme facteur essentiel de la paix.

Pour éviter la guerre, les démocraties de marché essaieront aussi d’étendre le règne de la liberté à ceux qui pourraient devenir leurs ennemis. Elles aideront ceux des pays encore incertains qui le voudront à rejoindre leurs rangs, c’est-à-dire à organiser la séparation des pouvoirs religieux et laïcs, à se débarrasser de milices terroristes, à jeter les bases d’une économie de marché. Action en général illusoire, comme le montre ce qui se passe aujourd’hui en Afghanistan (narco-État où le trafic de drogue représente aujourd’hui les neuf dixièmes de la richesse produite) ou en Irak (où s’est installé un chaos absolu), à moins d’être accompagnée de la mise en place d’une société civile efficace, qui ne peut venir que de la société elle-même.

Ceux des États qui refuseront une telle évolution vers la démocratie resteront agressifs et seront traités comme tels par les démocraties de marché.

Dissuader les régimes agressifs

Face aux États durablement agressifs, la dissuasion sera toujours nécessaire, et son absence toujours désastreuse. En octobre 1936, face à la remilitarisation de la Ruhr par les troupes nazies, Halifax et Blum ont laissé faire, et la guerre eut lieu. En octobre 1962, face à l’installation de fusées soviétiques à Cuba et le refus de celles-ci par les frères Kennedy, la paix n’a pas été rompue. Au début des années 1980, François Mitterrand a appuyé l’installation de fusées américaines en Europe, aidant ainsi à faire disparaître la menace soviétique.

De même, aujourd’hui et demain, ceux qui voudront vivre libres dans des démocraties de marché ne pourront accepter la présence, face à eux, d’armes offensives contrôlées par des groupes annonçant ouvertement leur objectif : les détruire.

Nul ne sera à l’abri d’armes qui, en premier lieu, viseront d’autres cibles : les fusées de Corée pointées sur le Japon viseront un jour les États-Unis et la Chine. Celles d’un Pakistan tombé entre les mains de fondamentalistes menaceront l’Inde, puis l’Europe. Celles du Hezbollah, autrement dit de l’Iran, qui visent aujourd’hui Israël seront un jour pointées, depuis Beyrouth ou Téhéran, sur Le Caire,

Riyad, Alger, Tunis, Casablanca, Istanbul, puis Rome, Madrid, Londres et Paris. Celles de la Chine, si le parti se durcissait pour éviter sa propre liquidation, pourraient viser un jour le Japon et les États-Unis.

Les démocraties ne devront pas se laisser impressionner par de telles menaces. Si, par peur des représailles, elles acceptent que soient durablement braquées sur elles les fusées iraniennes, pakistanaises ou coréennes, elles feront un marché de dupes, comme le firent la France et la Grande-Bretagne en 1936, puis en 1938 à Munich. Avec une probabilité plus grande encore, car ces armes pourront être lancées de quinze endroits différents par quinze régimes dictatoriaux différents et aux objectifs contradictoires. Pour les éliminer, l’Alliance devra d’abord menacer les régimes concernés d’actions préventives, mettre en évidence ses propres capacités de frappe, intimider pour faire reculer. Si cela ne suffit pas à faire disparaître ces menaces, il faudra frapper.

Attaquer préventivement

Aucune dissuasion ne sera possible contre les pirates, parce qu’ils n’ont pas de territoire à défendre. Leur céder en un lieu ne suffira pas à les calmer : les mafieux ne se contenteraient pas du contrôle de la Colombie ou de l’Afghanistan ; les extrémistes islamistes ne se contenteraient pas de la destruction d’Israël, ni du retrait américain d’Irak ou d’Arabie Saoudite.

Contre les pirates, il n’y aura que l’attaque préventive. L’Alliance et chacun de ses membres se prépareront donc à mener préventivement la guerre à ceux de ces pirates (ou à celles des nations où ils auront trouvé refuge) qui menaceront d’utiliser leurs armes au service d’une foi, d’une ambition laïque, ou pour la recherche d’un profit criminel. Naturellement, l’Alliance ne devra pas, pour justifier une telle guerre préventive, inventer des intentions bellicistes ni prendre prétexte d’armes de destruction massive imaginaires, comme ce fut le cas pour la guerre contre l’Irak en 2002. L’Alliance ne pourra pas à la fois fonder sa politique extérieure sur les droits de l’homme et les violer quotidiennement. Sans doute le fera-t-elle.

Les optimistes diront que ces roulements de tambour ne doivent pas être pris trop au sérieux : un pays, ou une entité non étatique, accédant au statut de puissance nucléaire, ou disposant d’armes extrêmement meurtrières, devient nécessairement raisonnable. La meilleure preuve en est que le sont devenus, jusqu’ici, tous ceux qui ont reconnu, officiellement ou officieusement, détenir de tels arsenaux.

Les optimistes ont en partie raison : des démocraties, où le pouvoir est contrôlé par l’opinion publique, ou des régimes totalitaires ayant largement souffert de la guerre, n’en feront jamais un usage offensif. Mais plus le nombre d’acteurs du jeu stratégique est élevé, plus augmentera le nombre de ceux d’entre eux qui seront mus par des fous ou pour qui la mort (des autres, y compris celle de leurs troupes) ne comptera pas. Plus s’élèvera alors la probabilité de voir ces armes utilisées.

Le monde vivra donc de plus en plus hanté par la peur de l’anéantissement nucléaire, de la guerre miniaturisée, de la guerre en réseau, de la guerre-suicide. De fait, quatre types de conflits éclateront avant l’hyperconflit : guerres de rareté, guerres de frontières, guerres d’influence, guerres entre pirates et sédentaires.

Guerres de rareté : pétrole et eau

Comme on s’est battu pour le charbon et le fer, on se battra pour le pétrole, l’eau et les matières rares. D’abord et comme depuis un siècle, l’approvisionnement en pétrole, de plus en plus difficile et coûteux, déclenchera nombre de conflits. Les États-Unis, qui consomment un quart du pétrole du monde, dont près des deux tiers viennent encore de l’extérieur, voudront absolument garder le contrôle de leurs sources d’approvisionnement ; ils entendront continuer à contrôler l’Arabie Saoudite et l’Irak ; ils souhaiteront aussi reprendre le contrôle de l’Iran pour empêcher un blocus du détroit d’Ormuz, qui priverait la planète d’un cinquième de la production mondiale et propulserait les cours jusqu’à 250 dollars le baril. La présence américaine en Asie centrale sera de plus en plus considérable, à la fois pour surveiller ce qui se joue en Iran et pour éviter que la Chine ne fasse main basse sur la région. Les États-Unis contrôleront plus que jamais le golfe du Mexique, et voudront s’assurer que le Canada, le Mexique et le Venezuela ont, au moins, des dirigeants dociles. Des conflits pourraient aussi éclater, sur la base de prétextes pétroliers, en Asie centrale entre la Chine et la Russie, entre les Etats-Unis et la Chine, entre la Turquie et l’Iran. Le Kazakhstan s’imposera comme arbitre et comme puissance régionale. Les autres principaux pays consommateurs (l’Union européenne, le Japon, la Chine et l’Inde) voudront eux aussi conserver, par la force si nécessaire, un accès aux gisements du Moyen-Orient, de Russie, d’Afrique et d’Asie centrale, ainsi que le contrôle des zones par où ce pétrole est acheminé vers la mer.

Aux marges de la Russie, où se trouvent d’innombrables pipelines, des guerres civiles sans merci, souvent financées par des compagnies pétrolières rivales, ruineront les régions de transit.

Pour les mêmes raisons, le Venezuela, le Nigeria, le Congo, l’Indonésie, dont les gisements seront un jour épuisés sans même avoir permis d’y édifier des économies modernes, pourraient aussi devenir, ou redevenir, des zones de conflits.

Enfin, les zones maritimes où seront localisés les principaux gisements futurs, et par où transiteront les convois de tankers, seront autant de lieux d’affrontements possibles.

L’eau potable, de plus en plus rare on l’a vu, provoquera, elle aussi, des guerres de plus en plus significatives : au cours des cinquante dernières années, on s’est déjà battu trente-sept fois pour elle, de façon toujours très localisée. Cela ne pourra que se rééditer : 145 nations ont une partie de leur territoire située sur un bassin transfrontalier ; environ un tiers des 263 bassins transfrontaliers sont partagés par plus de deux pays ; 19 bassins concernent au moins cinq pays. La troisième réserve souterraine d’eau douce du monde, la nappe du Guarani, est disputée entre le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay. Le bassin du Danube est partagé par 18 nations et les crises des Balkans y trouvent en partie leurs racines. Demain, quand l’eau potable commencera à manquer, ces batailles deviendront beaucoup plus sévères. L’Inde, manquant d’eau, pourrait vouloir détourner les trois plus grands fleuves nés en Inde, qui se jettent dans la mer au Bangladesh. La pose par le Liban de pompes sur la rivière Ouazzane, affluent du Jourdain alimentant le lac Tibériade et fournissant dès maintenant à Israël le tiers de son eau potable, déclenchera un conflit. Le projet de contrôle des eaux de l’Euphrate et du Tigre par la Turquie inquiétera la Syrie et l’Irak. Le Tadjikistan, le Kirghizistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan se disputeront de plus en plus les fleuves Amou-Daria et Syr-Daria, essentiels à la culture intensive du coton. Des barrages hydroélectriques en Chine  – où le Mékong prend sa source  – menaceront de priver d’eau le Vietnam, le Cambodge et la Thaïlande. Le Mexique et les États-Unis se disputeront le Colorado et le Rio Grande. Le Sénégal et la Mauritanie pourraient se battre pour le contrôle du fleuve Sénégal. L’Algérie, la Libye et le Tchad pourraient aussi s’affronter pour l’exploitation de rares nappes phréatiques transfrontalières. L’Albanie, la Grèce et la Macédoine risquent d’entrer en conflit pour les mêmes raisons. Enfin et surtout, dix États se partagent les eaux du Nil ; or, l’Éthiopie, en amont, qui fournit 86 % du débit et n’en utilise que 0,3 %, entend construire 36 barrages ; ils assécheraient en partie I’Égypte, provoquant un conflit immédiat.

Enfin, le dérèglement du climat provoquera des guerres pour occuper des terres restées ou devenues respirables et cultivables : la Sibérie, le Maroc, l’Algérie, l’Espagne du Sud pourraient devenir des champs de bataille.

Guerres de frontières : du Moyen-Orient à l’Afrique

Plusieurs pays feront la guerre à leurs voisins pour réunifier des peuples ; ce pourrait être le cas entre l’Inde et le Pakistan pour le contrôle du Cachemire, et entre de très nombreux pays d’Afrique subsaharienne pour rassembler des ethnies.

D’autres chercheront aussi à détruire un voisin ; plusieurs pays arabes continueront de vouloir anéantir l’État hébreu, qui devra gagner contre eux toutes les guerres, sous peine d’anéantissement. Les irréductibles de la région déclencheront d’ailleurs les hostilités dès que s’annoncera un accord de paix entre Israël et ses voisins.

La victoire de la démocratie donnera aussi naissance à de nouveaux conflits, au sein même de nombreuses nations : pour remettre en cause une domination ethnique, pour provoquer une sécession ou pour l’éviter. Aujourd’hui, plus de quarante conflits de ce type se déroulent à l’intérieur de vingt-sept pays ; ils perdurent pour certains depuis plus de dix ans, pour la plupart en Afrique et en Asie. Ceux de ces conflits qui ravagent la Côte-d’Ivoire, le Darfour, le Cachemire, le Congo, le Sri Lanka sont les plus meurtriers. Le Congo en est à 3 millions de morts.

Si ces nations ne sont pas capables d’organiser leurs partitions dans le calme, comme le firent l’URSS et la Tchécoslovaquie en 1992, on ira vers des guerres civiles, qui se conclueront par la création d’États nouveaux, comme en Inde ou en Yougoslavie, ou par la ruine générale, comme au Rwanda, en Transnistrie, en Somalie, en Côte-d’Ivoire ou en Éthiopie. Des conflits de ce genre se déclencheront au Congo, en Russie, en Asie centrale (entre Russie, Géorgie, Arménie, Turquie et Iran), au Sénégal, en Inde, en Chine, en Indonésie, aux Philippines. Le Nigeria connaîtra sans doute le pire de ces affrontements entre Ibos et Haoussas.

D’autres conflits du même genre pourraient avoir lieu entre divers groupes à l’intérieur des pays développés. Des villes s’y déclareront même en sécession ; des minorités ethniques ou linguistiques revendiqueront leur indépendance ; des partages de territoires s’y passeront mal.

Il faut ainsi s’attendre à de très nombreuses guerres civiles et donc, comme à chaque fois, à la désignation de boucs émissaires à éliminer. Comme à chaque fois, seront alors perpétrés des génocides, avec les armes les plus sommaires. Trois au moins de ces massacres se sont déjà déroulés au XXe siècle : contre les Arméniens, les juifs et les Hutus. Beaucoup d’autres auront lieu au XXIe siècle. Et ceux qui ne veulent pas y croire n’ont qu’à se souvenir que personne en 1938 ne pensait possible la Shoah.

Guerres d’influence

Comme par le passé, certains pays iront aussi jusqu’à faire la guerre à leurs voisins pour tenir leur rang et détourner leurs opinions de préoccupations internes ou pour mener un combat idéologique ou religieux.

Ainsi l’Iran ou le Pakistan pourraient se lancer dans la guerre pour prendre le contrôle de la région allant de la Palestine à la frontière chinoise ; le Nigeria pourrait vouloir contrôler les matières premières environnantes en occupant ses voisins ; le Kazakhstan pourrait se battre pour contrôler l’ensemble des régions turcophones qu’il disputerait à la Turquie ; comme ce fut souvent le cas, la Russie pourrait faire la guerre pour ne pas être encerclée, cette fois par les alliés asiatiques des États-Unis, par la Chine et par l’islam ; la Chine pourrait entrer en conflit pour reprendre Taïwan, pour contrôler le Kazakhstan, pour occuper la Sibérie, pour mettre au pas son rival japonais, ou pour permettre à un parti unique menacé de conserver le pouvoir ; les États-Unis pourraient entrer en guerre pour défendre Taïwan, ou Israël, ou l’Europe contre des armes pointées depuis l’Iran, l’Égypte ou le Maghreb ; l’Inde pourrait partir au combat pour contrôler des régions frontalières et détruire les bases arrière de rebelles musulmans ; l’Indonésie pourrait être tentée d’occuper les vastes terres désertes d’Océanie ; l’Australie pourrait entrer en guerre pour repousser les ambitions de ses voisins. Enfin, de très anciens conflits d’ambitions, aujourd’hui totalement inconcevables, pourraient redevenir d’actualité : entre la Grèce et la Turquie, ou entre le Mexique et les États-Unis, si l’un ou l’autre de ces pays devenait un jour une dictature.

Guerres entre pirates et sédentaires

De tout temps, des pirates ont attaqué des sédentaires, au nom de l’argent, de la foi, de la misère, d’une idéologie ou d’une ambition nationale, avec peu de moyens et sans montrer aucun respect pour la vie humaine. L’Empire romain en est mort, l’Ordre marchand risque d’y succomber.

Sur toutes les mers, comme dans l’Antiquité la plus reculée, la piraterie, criminelle ou politique, continuera de faire la loi et d’interrompre les relations entre les sédentaires. D’après les rares statistiques disponibles, la piraterie maritime aurait ainsi quadruplé de 1995 à 2006 ; elle continuera d’augmenter, en particulier autour du détroit de Malacca par où transite près de la moitié du commerce pétrolier mondial, et aux Caraïbes où circulent de plus en plus de bateaux chargés de drogue. La Méditerranée redeviendra elle aussi un lieu majeur d’exactions. Celles-ci auront également lieu sur les axes traversant les déserts et dans les quartiers populeux des grandes villes du Sud comme du Nord.

La piraterie continuera aussi de s’en prendre aux lieux de tourisme de masse des nomades virtuels. Tout ce qui se déplace sera considéré par les pirates à la fois comme une cible et comme une arme : avion, camion, train, bateau et tous les réseaux de communication.

Les pirates  – religieux, nihilistes, ou seulement criminels  – frapperont les sédentaires par surprise, pour faire peur, cherchant non seulement à rafler un butin, mais aussi à couper les lignes, à fermer les détroits, à arrêter les échanges, le commerce, le tourisme, la circulation. Ils attaqueront les terres  – réelles et virtuelles  – de l’Empire avec des virus  – réels et virtuels  –, transformant les premières victimes en armes nomades qui sèmeront la mort autour d’elles. Ils chercheront à désarticuler les systèmes de surveillance, effraieront les sédentaires pour qu’ils cessent totalement de se déplacer, d’entreprendre, de créer, de se distraire, et qu’ils s’enferment dans leurs bunkers.

Ils utiliseront toutes les armes des entreprises modernes, avec des avant-gardes, des groupes locaux, des « cirques » et des « théâtres ».

Certains de ces pirates  – et pas seulement parmi les mouvements d’inspiration religieuse  – recourront aux attentats-suicides : les premiers attentats de ce genre furent le fait de nihilistes russes à la fin du XIXe siècle, puis de l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, plus récemment d’indépendantistes tamouls au Sri Lanka. Des mafias s’en sont aussi déjà servies en actionnant des bombes humaines involontaires. Des terroristes islamistes en ont utilisé en Europe et au Moyen-Orient, en particulier au Liban et en Israël. Les attentats au Kenya en 2000, à New York le 11 septembre 2001, puis à Casablanca, à Madrid et à Londres s’inscrivent dans cette histoire, sans constituer ni une rupture ni un changement de nature.

Un jour, peut-être moins éloigné qu’on ne le croit, l’on verra aussi des pirates de misère, sans motivations théologiques, se faire sauter dans les centres-villes d’Europe. On verra aussi des convois de bateaux-suicides chargés d’enfants venus du Sud exploser en pleine Méditerranée, en direct devant les caméras de télévision.

Les maîtres du monde polycentrique, puis de l’hyperempire, tenteront de s’opposer à ces actes en transformant l’Alliance militaire défensive en une organisation de police mondiale. Des mercenaires à la solde de l’Alliance détruiront les bases de repli des pirates, mèneront des combats de rue dans les quartiers occupés par des bandes mafieuses, intercepteront leurs raids avant qu’ils n’atteignent leurs cibles. Ils les feront s’entre-tuer et retourneront contre eux la colère des infranomades. Les populations civiles seront prises entre tous ces feux.

À ce rythme, encore une fois, ce n’est pas l’Afrique de demain qui ressemblera un jour à l’Occident d’aujourd’hui, mais l’Occident tout entier qui pourrait demain faire songer à l’Afrique d’aujourd’hui.

L’hyperconflit

Quand se défera le monde polycentrique, quand tenteront de s’installer des corsaires, des pirates, des armées privées, des mercenaires, des terroristes, les régimes totalitaires s’entre-tueront, sans reconnaître aucune loi de la guerre ni aucun arbitre. Des pays du Nord s’associeront à des pays du Sud ; des terroristes islamistes s’allieront à des cartels de la drogue. Il y aura à la fois des guerres chaudes et froides, des guerres privées et étatiques. Polices et armées se confondront sans plus respecter les moindres lois de la guerre. Les populations civiles seront des proies qu’atteindront toutes les armes de destruction massive. Les religions du Livre s’opposeront entre elles, pour la plus grande gloire de leurs adversaires. Certains théologiens y verront le signe du déclenchement de la bataille marquant, dans la Bible, la fin des temps. Celle qui doit déboucher pour les juifs sur la venue du Messie ; pour les chrétiens, sur son retour ; pour certains musulmans, sur celui de l’Imam caché. Dans tous les cas, diront-ils, elle se terminera par la victoire du bien sur le mal.

Si, une fois l’hyperempire en place, toutes ces sources de conflit se conjoignent un jour en une seule bataille, si tous les acteurs dont il a été question jusqu’ici trouvent quelque intérêt à entrer l’un après l’autre dans un même affrontement, se déclenchera alors un hyperconflit.

Son déclenchement pourrait avoir lieu à Taïwan, au Mexique ou au Moyen-Orient, tous lieux de confluence des principaux conflits reposant sur l’eau, le pétrole, les religions, la démographie, l’écart Nord/Sud, la contestation de frontières.

Il pourrait aussi partir d’une attaque éclair contre l’Occident d’un Iran allié au Pakistan, devenus l’un et l’autre puissances nucléaires islamiques.

Aucune institution ne serait plus alors capable de négocier des compromis ni d’enrayer l’engrenage. Le monde deviendrait un immense champ de bataille où s’entrechoqueraient nations, peuples mercenaires, terroristes, pirates, démocraties, dictatures, tribus, mafias nomades, groupes religieux, se battant les uns pour l’argent, les autres pour la foi, le sol ou la liberté.

Toutes les armes dont il a été question plus haut seront alors utilisées. L’humanité, qui dispose depuis les années 1960 des moyens nucléaires de se suicider, les utilisera. Il n’y aura plus personne pour écrire l’Histoire, qui n’est jamais que la raison du plus fort.

Rien là d’impossible : la tragédie de l’homme est que, lorsqu’il peut faire quelque chose, il finit toujours par le faire.

Pourtant, bien avant que l’humanité n’ait ainsi mis fin à son histoire  – du moins voudrais-je le croire  –, l’échec de l’hyperempire et la menace de l’hyperconflit conduiront les démocraties à trouver assez de ressort pour vaincre les pirates et repousser leurs propres pulsions de mort.

Les armées de l’Alliance balaieront les dictateurs ; les cartels de la drogue seront maîtrisés ; les grandes entreprises ne joueront plus leur avenir sur la croissance des commandes militaires ; toutes les religions s’apaiseront et deviendront des forces de paix, de raison et de tolérance. Des forces nouvelles, déjà à l’œuvre, prendront le pouvoir afin de créer un monde juste, apaisé, rassemblé, fraternel.

Alors, comme après la chute de l’Empire romain, renaîtront  – sur les ruines d’un passé prometteur gâché par une trop longue série d’erreurs  – une formidable envie de vivre, de joyeux métissages et des transgressions jubilatoires. En surgiront de nouvelles civilisations, faites des résidus des nations exsangues et de l’hyperempire en déshérence, nourries de valeurs nouvelles.

Une démocratie planétaire s’installera, limitant les pouvoirs du marché. Elle tentera de gagner d’autres guerres, beaucoup plus urgentes : contre la folie des hommes, contre le dérèglement climatique, contre les maladies mortelles, l’aliénation, l’exploitation et la misère.

Se lèvera alors la troisième vague de l’avenir, celle de l’hyperdémocratie. Voici l’esquisse de son histoire.