III

Alentours de Nogent-le-Rotrou, novembre 1305

La baronne mère, Béatrice de Vigonrin, n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Elle avait arpenté sa chambre, lançant elle-même des bûches dans la cheminée, hésitant à déranger un souillon1 de crainte que son insomnie ne soit interprétée en indice de maladie ou d’ennuis par la domesticité, ce qu’elle était. Elle avait longuement prié, suppliant François, feu son doux époux, son magnifique amant, de la seconder dans la tourmente. François, qui la nommait « sa caille » ou « sa valeureuse donzelle », selon qu’elle se lovait contre lui en soupirant, attendant ses caresses nocturnes ou qu’elle tenait tête, son joli nez froncé d’obstination.

Béatrice en était bien consciente : elle avait reçu tant de dons. Elle avait épousé où son cœur la portait, une inestimable chance pour une femme. Elle se souvenait en souriant de sa terreur lors de cette première nuit. Certes, sa vieille nourrice lui avait maintes fois expliqué ce que son époux attendrait d’elle. La description, loin d’être engageante, lui avait fait redouter ce moment, alors même que François avait conquis son amour durant leurs fiançailles. Lorsqu’il avait délacé son chainse de nuit, bordé de dentelle, elle grelottait d’appréhension. Elle venait d’avoir seize ans. Tournaient dans son esprit les vagues allusions de sa mère, les conseils de la nourrice et cette scène de copulation de chiens qu’elle avait vue. « Il s’agit du premier devoir d’épouse, avec l’obéissance, ma fille. » « Certes, la défloration est douloureuse, tu saigneras sans doute. Rassure-toi, la suite est en général moins désagréable et puis tu n’as qu’à penser à autre chose. » Lorsque son chainse avait chu à ses pieds, la nausée lui remontait dans la gorge. François, dépucelé depuis fort longtemps par expertes en l’art d’amour, l’avait aussitôt senti. Pouffant, il avait murmuré à son oreille :

— Nous ne sommes point pressés, ma mie2, la nuit est jeune. Venez, amusons-nous, ma caille. Je sais des choses que vous aurez plaisir à découvrir.

Il l’avait tant caressée, tant baisée que, n’y tenant plus, elle l’avait enveloppé entre ses jambes. Dieu qu’ils avaient ri au matin, lorsque, épuisée, courbatue de partout, elle lui avait confié les paroles de sa mère et de sa nourrice.

Le manque de François la blessait toujours cruellement, au point qu’elle en suffoquait parfois. Oh certes, elle connaissait maintenant assez la vie pour n’ignorer pas qu’elle avait eu une chance de femme et de mère que peu de ses congénères connaîtraient jamais. Cependant, aujourd’hui, elle se trouvait seule, effroyablement seule, avec pour unique arme et soutien le souvenir constant de la grande ombre protectrice de son époux. Supputer, pis, être certaine, que Mahaut, leur fille d’alliance, l’avait occis donnait des envies de meurtres à Béatrice. Elle la voulait traînée en place publique, hurlante, poussée sur le bûcher de justice. Elle voulait graver chaque seconde du supplice de la démone dans son esprit. Elle voulait lire une terreur abjecte sur son visage lorsque les flammes terrestres rugiraient, avant celles de l’enfer.

La même lancinante question, épouvantable charade, tournait en boucle dans son esprit : pourquoi, mais enfin pourquoi Mahaut avait-elle enherbé son beau-père, son mari et feint de trucider son fils, le petit Guillaume, âgé de cinq ans3 ? L’argent, le titre, le domaine ? Cela n’avait aucun sens. François père serait décédé un jour ou l’autre. François fils, mari de Mahaut, hoir mâle, héritait de la majeure partie, hormis un douaire confortable légué à sa mère et une rente à sa sœur, Agnès, épouse d’Eustache de Malegneux lui-même fort riche, son unique qualité aux yeux de Béatrice, sa belle-mère. Mais peut-être Mahaut voulait-elle et l’argent et la liberté que conférait le statut de veuve avec enfant, expliquant que nombre de dames de noblesse et de bourgeoisie fuient le remariage. À l’instar de Béatrice, à ceci près que la baronne mère n’avait qu’un cœur de femme et que François le lui avait ravi pour toujours, dès leur nuit de noces.

L’effarante idée d’avoir côtoyé toutes ces années un serpent de la plus venimeuse espèce lui donnait envie de dégorger. Elle détestait Mahaut au-delà du descriptible. Elle aurait aimé l’étrangler de ses mains. Les pires tourments du bourreau seraient encore trop doux pour elle !

— François, mon cher mi François, mes chers François… cette vipère que vous aimiez, dont vous célébriez la bonté, la piété, la douceur d’humeur vous a occis froidement et en sournoiserie. Je la hais, je la HAIS ! Qu’elle soit damnée et rôtisse en enfer pour l’éternité.

Elle avait récupéré en haut du cabinet4 en bois de rose incrusté d’opale, de turquoise et d’améthyste la miniature peinte sur nacre représentant son époux. Elle avait follement baisé le portrait et s’était écroulée au sol, sur le large tapis de son antichambre douillette, terrassée par une crise de sanglots.

image

Lorsque Martine pénétra au tôt matin dans la chambre de sa maîtresse, elle commenta, désolée :

— Oh, madame, de vous voir ainsi le cœur me saigne. Doux Jésus, que d’injustice envers vous. Cette infâme, cette… pourriture à qui l’on aurait donné le paradis sans confession… mais… mais qu’elle crève en souffrant mille morts !

Martine chérissait véritablement la baronne mère qu’elle servait depuis des lustres. Elle se savait aussi beaucoup trop âgée pour retrouver besogne ailleurs, surtout avec ses mains raidies de vieillerie et sa vue basse. Consciente de la faiblesse de son service, puisqu’elle ne pouvait plus guère aider Mme Béatrice qu’à sa toilette ou sa coiffure, elle s’efforçait de la distraire et de veiller sur elle, mêlant conseils de bon sens, ragots amusants et quelques habiles flatteries. Après tout, la baronne mère l’avait toujours traitée avec égards et lui garantissait bons gîte et couvert, en plus d’un petit salaire. Et puis, madame mère était femme d’honneur et de reconnaissance, et Martine se savait bénéficiaire d’une rente, modeste mais suffisante, après son décès. Madrée par nécessité et sans méchanceté, Martine jouait donc de sa pétulance toujours vivace et égratignait les uns et les autres d’une langue acerbe et fort drôle, s’improvisant confidente et dame d’entourage. Toutefois, aujourd’hui, les yeux bouffis de larmes de sa maîtresse la bouleversaient.

— Oh, madame, que puis-je faire pour vous adoucir un peu l’humeur ?

— Rien, ma bonne, on ne peut revenir en arrière. J’ai la sensation d’être captive d’un affreux songe dont je ne parviendrais pas à m’éveiller. Mais tout est véritable. Qu’a-t-on dit au petit Guillaume ?

— Il réclamait sa mère, bien sûr. Madame Agnès lui a expliqué qu’épuisée par sa récente maladie, elle se reposait chez une amie de longue date. Madame Agnès a fait preuve d’une délicatesse et d’une tendresse d’aimante tante.

— Et Eustache ?

Connaissant le peu d’estime et d’affection de la baronne mère pour son fils d’alliance, Martine ne résista pas à la pesterie qui lui montait aux lèvres, espérant qu’elle dériderait un peu la baronne :

— Eh bien… Monsieur Eustache… reste monsieur Eustache !

En effet, un mince sourire étira les lèvres de Béatrice de Vigonrin. Son autre sujet de vive préoccupation lui revint en mémoire.

— Martine… te souvient-il quand ce fieffé coquin de fermier, Firmin Huard, a tenté de me gruger, me prenant pour une bécasse à plumer ?

— Oui-da, la grêle du mois de mars qui avait couché votre blé, expliquant le piètre argent qu’il vous en donnait. Ah ça, vous lui avez rondement claqué le bec à ce brigand, encore pis que son père qui n’était déjà pas une affaire ! Votre cotte5 bleue, madame ? Quelle housse6 ?

— Choisis pour moi, ma bonne, je n’ai guère le goût de la parure.

Martine la prit gentiment par la main et la mena vers une des chaises qui entouraient le large guéridon de l’antichambre, lui conseillant :

— Assoyez-vous, chère dame, je m’occupe de tout.

Elle se rapprocha de la cheminée et se baissa en dissimulant une grimace d’inconfort. Elle jeta deux belles bûches dans l’âtre, déclarant :

— Je vais tancer le souillon. Votre provision s’amenuise. Il faut tout leur seriner jusqu’au tournis. Paresseux jusqu’à la moelle. Ah ça, pour bayer aux corneilles, se remplir la panse ou courir la gueuse, ils ne sont point fatigués !

— Ne le gronde pas, j’étais glacée jusqu’aux os.

— Vous évoquiez ce vilain chancre de Huard ?

— En effet, en dépit de ses incessantes menteries et roueries, il a lâché un détail fort préoccupant, puisque je jurerais qu’il s’agissait de la seule vérité sortie de sa bouche. Eustache aurait logement en Nogent-le-Rotrou « pour conduire ses affaires », au bout de la rue de la Ronne.

— En a-t-il jamais fait mention ? Ou madame Agnès ?

— Non pas, et je parierais que ma fille n’est pas informée, aussi n’ai-je pas voulu lui en parler.

— Oooohhhh !

La baronne mère approuva l’interjection soupçonneuse de Martine :

— Nous en pensons donc de même, puisque les affaires de mon fils d’alliance se traitent à Paris, parfois au Mans ou à Rennes.

— Une gredine installée ? Ou des catins d’occasion ?

— Je l’ignore mais il me faut l’apprendre. Imagine… que la puterelle en question soit avec enfant ! Tout benêt et fort peu affriolant7 qu’il est, Eustache constitue une proie juteuse pour une manigancière. Or son argent revient à ma fille et à son fils. À nulle autre.

— S’expliquent donc ses petites visites en Nogent, dont je pensais qu’elles n’étaient motivées que par son goût pour les gorgeons et l’ambiance facile des tavernes, avec tout mon respect, madame.

— Tu ne m’offenses certes pas puisque j’en étais rendu à la même conclusion. Si je n’avais craint d’être reconnue ou de me retrouver nez à nez avec lui…

— Oh que nenni, je vous arrête ! Vous, en sycophante8, jamais ! J’y vais… je fouinerai, bavarderai ci et là, afin que nous en ayons le cœur net. Ah ça, cocufier madame Agnès, ce gros avachi9 qui possède la conversation d’une mule de bât ! Il ne connaît pas sa chance, l’animal, vitupéra Martine pour la plus grande satisfaction de la baronne qui lui saisit la main de gratitude.

— Martine, tu m’es si précieuse. Que ferais-je sans toi ?

— Sans doute parce que vous m’êtes encore plus précieuse, madame. Que deviendrais-je sans vous ? Je n’ose y songer.

Pour une fois parfaitement sincère, elle murmura :

— Je suis vieillarde, madame, sans le sou, sans famille autre que vous. Oh, je sais que je vous suis de piètre service. Vous êtes une belle personne, une femme de fidélité. D’autres m’auraient congédiée, sans un remords, sans une pensée et j’aurais été tendre la main aux caquetoires10 des églises. Ne croyez surtout pas que je l’ignore.

— Ma bonne, ma bonne… hormis ma fille, je ne puis compter que sur toi. Cela non plus, ne crois pas que je l’ignore. Donne ordre au palefrenier11 de préparer le chariot léger. Nogent se trouve à une bonne lieue*12. Tu prétexteras des emplettes par moi exigées. D’ailleurs, tu achèteras quelques baboles13, à ton envie, afin de décourager les curiosités. Prends une dizaine de deniers d’argent dans la boîte de la table d’atours. Ainsi, tu rinceras les gosiers des clients d’auberges que fréquente cet imbécile d’Eustache. Décidément, il m’a toujours insupportée, ce crétin de fat ! Ah, s’il n’avait eu tant d’argent… ma pauvre Agnès, contrainte de supporter ce… ce… cette larve, même à la couche !

— Je vous vêts et me presse.

Une inquiétude retint la baronne mère :

— Mais si Eustache te reconnaissait, si d’aventure il te croisait en Nogent-le-Rotrou ?

Un sourire futé lui répondit :

— Monsieur Eustache ? C’est faire beaucoup d’honneur à son esprit que l’en croire capable. J’existe moins qu’un meuble pour lui !

— Martine… le merci, mille fois. Cela étant, patientons un peu. Attendons d’être certaines qu’Eustache se trouve céant afin de te libérer la voie.

Il ne vint même pas à l’esprit de la baronne mère de lui recommander la plus extrême discrétion. Martine ne parlerait que sous la torture.

1- Serviteur auquel étaient confiées les tâches les plus dures et salissantes.

2- Utilisé au féminin ou au masculin, le terme à l’époque s’adressait aussi bien à des amis qu’à des amants. Il n’a pris sa signification strictement amoureuse que plus tard.

3- Les Enquêtes de M. de Mortagne, bourreau, tome I, Le Brasier de Justice, Flammarion, 2011.

4- Armoire montée sur quatre pieds et fermée de deux vantaux, dont l’intérieur était équipé de multiples tiroirs, dont certains secrets.

5- Robe.

6- Sorte de long manteau sans manche, porté indifféremment à l’intérieur ou à l’extérieur.

7- De l’ancien français, frioler (frire), c’est-à-dire, au sens propre, des mets qui excitaient les papilles pour désigner au figuré une personne ou une situation suscitant l’envie ou le désir.

8- Espion, délateur.

9- Du francique. Venant de « vache », le terme était particulièrement injurieux lorsqu’il était destiné à un être humain.

10- Porche principal où les commères bavardaient après la messe.

11- Le terme, très ancien, vient de palefroi, un cheval de promenade et de voyage, voire de parade.

12- Environ 4 kilomètres.

13- Babioles.