XXIV

Alentours de Saint-Jean-Pierre-Fixte1,
 décembre 1305, au même moment

Ils ralentirent, parvenus devant la place sur laquelle s’élevait l’église Saint-Jean. Une gamine d’à peine six ou sept ans, traînant derrière elle un petit frère braillard, les renseigna, impressionnée par ces deux cavaliers bien mis, portant épée.

— L’seigneur Louis gîte dans son manoir du Plessis, messires. D’l’aut’ côté du village, à une jetée d’pierre d’la sortie. L’est point trop affable mais pas d’mauvaise âme, à c’qu’on cause. Bon, y sort point l’nez du gobelet, mais l’est pas méchant homme.

Ils remercièrent la fillette et avancèrent dans la direction indiquée.

— Et qu’a commis celui-ci ? s’enquit le sous-bailli.

Hardouin étouffa un rire et expliqua :

— D’après les informations portées par Blandine Creusot sur la liste, notre bon Louis aurait pissé au beau milieu de la nef Saint-Jean, ivre mort et incapable de se souvenir qu’il se trouvait en lieu saint. Lorsque le prêtre s’est rué sur lui afin de le pousser au dehors, il aurait rugi, en titubant : « Oh là, vil coquin, me touche pas les aiguillettes2 où je te navre ! »

— Pourquoi ai-je le sentiment que les blasphèmes vous distraient, Hardouin ? demanda Tisans, un peu pincé.

— Uniquement les menus blasphèmes. D’autant que, selon moi, on ne blasphème qu’envers Dieu. Pas Ses représentants bien de ce monde3. Mauvais esprit que le mien, je vous le concède : j’imagine la scène, ce hobereau manquant s’affaler d’ivrognerie en pleine église, vidant sa vessie dans son caleçon et bataillant contre un pauvre prêtre affolé qu’il prend pour un malandrin.

— J’avoue que la drôlerie de la situation m’échappe, bougonna Arnaud de Tisans.

— Eh quoi ? L’église se paiera de beaux cierges avec son aumône de repentance, sans compter celle destinée aux Clairets. Il a payé sa faute.

— Tout se rembourserait-il ? eut le peu d’adresse de contrer le seigneur bailli.

Le regard gris amusé d’Hardouin l’épingla. Tisans se souvint de sa fâcheuse remarque en l’auberge de la Hase Guindée et se le tint pour dit. Un peu gêné, il biaisa :

— Et le dernier aumôneur, qu’en savons-nous ?

— Peccadille ! Une vieille femme du nom de Sylvine Brochet, une paysanne de faibles biens. Elle aurait égorgé une oie durant le Carême.

— Et ?

— Lorsqu’on égorge une oie, c’est en général pour la manger ! Elle a donc été accusée de rupture de maigre, bien que protestant de son innocence. Selon elle, le méchant animal piquait ses œufs, bref, une pondeuse dénaturée. Elle a juré ne pas l’avoir mangée. Nul n’y a cru, à juste titre. Petite amende étant entendu le maigre argent qu’elle possède.

— Je doute que nous trouvions chez elle des informations d’intérêt.

— De juste, seigneur bailli. Je mise bien davantage sur le seigneur Louis.

— Hum…

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Quelques toises plus loin, ils parvinrent en haut du chemin qui menait au manoir du Plessis. La nervosité avec laquelle Tisans talonna sa monture alerta le bourreau.

— Seigneur… rien ne nous dit que messire Louis d’Ayon ait à voir avec la malemort d’Henriette.

Tisans lui jeta un regard, fronçant des sourcils et marmonnant :

— Ayon, dites-vous ? Ayon… pourquoi ce nom m’évoque-t-il quelque chose ? Pas vraiment, d’ailleurs. Bah, tous les noms s’emmêlent dans mon esprit. Tant de gens, tant de visages, quel embrouillement.

Le manoir4 apparut au détour du chemin. De piètre allure, il évoquait davantage une ferme mal tenue qu’une demeure seigneuriale avec sa maçonnerie en piteux état, un versant de son toit de tuiles menaçant de s’effondrer, l’une de ses gargouilles piquant du mufle vers le sol, sa cour d’honneur pavée disparaissant sous des herbes folles et des broussailles. Quelques poules s’affolèrent à leur approche, filant en tous sens. Ils démontèrent, perplexes. Tisans cria :

— Holà, au service !

En vain. Ils patientèrent quelques instants, tendant l’oreille.

— Tudieu, y a-t-il âme qui vive, céans ? s’époumona le sous-bailli, son haleine filant en buée dans le froid glacial de cette mi-journée.

Apercevant le battant entrouvert d’une grange ou d’une écurie située dans une dépendance délabrée qui s’élevait à leur droite, Hardouin cadet-Venelle s’approcha. Une forte odeur de fumier et d’urine le renseigna. Il pénétra, clignant des yeux dans la pénombre. Un cheval de Perche gris pommelé mâchait tristement son foin, enfoncé à hauteur de paturons dans une litière d’excréments.

L’avertissant de son approche par de petits claquements amicaux de langue, il flatta la croupe de l’animal, placide à l’instar des chevaux dits à « sang-froid » de sa sorte. Étonné, il ôta son gant et caressa le flanc puissant de l’animal.

— Mon tout beau, depuis combien de temps n’as-tu point vu le bouchon5 ?

L’exécuteur des hautes œuvres rejoignit ensuite le sous-bailli, annonçant d’une voix sourde :

— Je crois bien que nous tenons notre escorte discrète de tout à l’heure. En tout cas, le cheval est couvert d’une pellicule de givre. Sa sueur d’effort.

Tisans fit mine de foncer vers la porte principale qui menait à l’intérieur du manoir mais M. Justice de Mortagne le retint par le pan de son mantel, précisant :

— Cavalier suiveur. Pas assassin, jusqu’à plus ample connaissance !

La précision calma messire de Tisans qui grogna :

— Mais pourquoi nous suivre s’il savait que nous nous rendions chez lui ?

— Remarque judicieuse, approuva Hardouin en réfléchissant.

La solution s’imposa soudain à lui et il tira la liste de Blandine Creusot glissée dans son gipon.

— Sapristi6 !

— Quoi, quoi ? s’énerva Tisans.

— Ah, par la sambleu ! Nous retournions en Nogent, notre tâche accomplie. Aussi ai-je interverti, par aisance, l’ordre de visite annoncé par la damoiselle Henriette, puisque cette Sylvine Brochet demeure non loin de la ville, à Champrond-en-Perchet. Nous avons commencé par les Lecoq, tout comme votre défunte fille. Ensuite, elle alla récupérer l’amende chez cette Sylvine Brochet demeurant juste à côté de Nogent-le-Rotrou donc, et termina par le seigneur Louis d’Ayon, à Saint-Jean-Pierre-Fixte, ce qui la rapprochait des Clairets pour le retour. Elle n’a point nuité chez les fermiers indélicats, nous le savons, se contentant d’une légère collation d’après-midi. Mais, qu’en fut-il chez cette femme Brochet, d’autant que la damoiselle Henriette a dû y arriver fort tard, sans doute à la nuit échue, preuve d’un beau courage pour une dame non escortée ? Étant entendu la bonne lieue et demie qui séparait ses deux derniers aumôneurs, je parierais qu’elle a requis hospitalité de la femme Brochet.

— Si votre théorie est exacte et que voici notre suiveur, il aura donc été surpris, se demandant où nous nous rendions après avoir quitté la ferme Lecoq.

— Hum… cependant, votre remarque tient toujours. Pourquoi nous suivre ? Que craignait-il, s’il s’agit bien de lui ? observa Hardouin.

— Ah ça ! Mais nous l’allons apprendre bien vite, s’écria Tisans en repoussant sur son épaule un pan de son mantel doublé de renard, dégageant ainsi le fourreau de son épée.

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Il fonça sans plus d’explications vers la haute porte en arrondi du manoir et heurta des deux poings ses lourds panneaux de bois sombre, renforcés de traverses cloutées et rouillées. Il hurla :

— Au service, à l’instant ! Ouvrez sitôt, par ordre de monseigneur Charles de Valois, justice du roi ! Félonie7 et commise8 pour qui s’y refuse !

Rien, le silence seulement troublé par le souffle d’exaspération de Tisans et les caquètements lointains des poules.

Hardouin cadet-Venelle s’éloigna de quelques pas et s’arrêta devant une étroite fenêtre occultée d’un volet. Il tira sa dague et la faufila dans l’interstice ménagé entre le mur et le panneau de bois. Sa lame souleva sans difficulté la clenche. Une odeur pestilentielle le fouetta au visage lorsqu’il ouvrit le volet. Il recula de trois pas, prêt à dégorger, haletant :

— Divin Agneau… de la charogne bien avancée ! J’en connais l’odeur aussi bien que ma vie. J’entre et vous ouvre.

1- De petra fixa, « pierre fichée », une pierre druidique qui atteste que ce village était un endroit de culte pour les Gaulois. La fontaine de l’église, christianisée sous le nom de fontaine Saint-Jean, était le lieu d’un très ancien « culte des eaux. »

2- Au sens propre à l’époque : cordon, en général terminé de ferrets aux deux bouts, qui servait à attacher le haut-de-chausses au pourpoint, empêchant le premier de glisser sur les jambes. Au figuré, dans l’expression « nouer l’aiguillette » : jeter un sort à de nouveaux mariés.

3- Rappelons que si la foi était presque générale, il existait cependant à l’époque pas mal de textes ou de chansons, pour certaines obscènes, vilipendant l’Église et les moines.

4- Rappelons que le manoir à l’époque était simplement la demeure d’un noble, donc, en général, plus vaste et mieux construite. Le terme ne prit sa signification de « petit château » que bien plus tard. Les manoirs n’avaient pas vocation militaire. Le droit d’armement, de donjon ou de tours de défense leur était refusé.

5- Tresse de paille avec laquelle on nettoyait les cheveux. A donné « bouchonner ».

6- Altération jugée correcte du juron « sacris » blasphématoire.

7- Rébellion ou dérobade d’un vassal, acte considéré comme un crime.

8- La félonie étant attestée, le suzerain avait le droit de confisquer le fief du vassal, il s’agissait de la commise. Dès après le XIIIe siècle, cette commise devint moins « physique » la rétorsion étant alors financière et évitant un affrontement militaire.