XXVII

Nogent-le-Rotrou, décembre 1305

Hardouin était sorti de la maisonnette, résistant à une sensation de vertige.

Fringant, couvert d’une pellicule de neige, avait donné de la crinière en marque de plaisir.

— Rentrons, compagnon.

Soudain épuisé, comme s’il avait couru des heures, l’exécuteur s’était hissé avec peine sur la selle. Percevant la tempête d’émotions qui faisait rage en son maître, l’étalon noir s’était mis au pas, réglant son allure et sa foulée afin de ne pas le désarçonner.

Un moineau… Un frêle, charmant et infatigable oiseau. Qui avait déjà utilisé cette métaphore à propos d’un être ? Et qui ? Luttant contre un étrange et brutal assoupissement, il murmura à l’oreille du grand étalon noir :

— Je compte sur toi, valeureux ami. Tout droit. En Nogent-le-Rotrou.

Qui était ce moineau aux serres redoutables ? En dépit de son étourdissement, Hardouin sentait l’extrême importance d’une réponse à cette question. Luttant contre la pâmoison d’épuisement qui lui faisait papilloter des paupières, il se redressa sur la selle, inspirant goulûment l’air glacial. De maigres flocons de neige fondaient sur ses joues et son front enfiévrés.

Lorsqu’il parvint à l’entrée de Nogent-le-Rotrou, sa vie en eût-elle dépendu qu’il eût été incapable de se souvenir de son périple.

Après une brève caresse, et quelques mots de remerciements pour l’avoir mené sain et sauf, il abandonna Fringant au valet du loueur de chevaux et d’attelage qui s’inquiéta :

— Ah ça, messire ? Couvez-vous une fièvre ? Un bon lait de poule1, au lit, et ce sera souvenir au demain.

— De juste, l’ami.

image

Il se retrouva, sans trop savoir comment, devant l’auberge de la Hase Guindée.

Lorsqu’il pénétra d’un pas mal assuré, maîtresse Hase se rua vers lui, s’écriant :

— Ah, Dieu du ciel, on croirait un revenant ! Assoyez-vous, mais assoyez-vous. Je vous porte à manger et à boire.

— Non… je… maîtresse Hase, permettez que je m’allonge une heure. Une passagère fatigue.

Soudain grave, tendue, l’aubergiste demanda :

— Avez-vous entendu Sylvine ? Est-elle enfin en paix ? Sylvine, ma sœur aînée.

Hardouin la considéra un instant et déclara d’une voix éteinte :

— Ah… tout se rejoint donc. Elle est apaisée, je crois. Messire de Tisans se trouve-t-il céans ?

— Non pas, je ne l’ai point vu depuis votre départ.

image

Hardouin s’écroula et plongea dans un sommeil sans rêves. Lorsqu’il s’éveilla, le soir était tombé et un courant d’air glacial s’engouffrait par la fenêtre de sa chambre dont il n’avait pas rabattu la peau huilée, ni refermé le volet. Il se sentait régénéré, quoiqu’alourdi d’un déplaisant secret qu’il aurait préféré ne pas partager. Surtout, Il s’inquiétait de l’accueil que lui réserverait Tisans. Difficile de croiser le regard d’un homme qui sait que votre fille, moniale, tua sa sœur par jalousie de femme. Quelle suite souhaiterait donner le sous-bailli de Mortagne à ces affreuses révélations ?

image

Lorsqu’il le rejoignit à sa table, Tisans buvait en solitude. Il s’était écarté des autres habitués qui soupaient dans un joyeux brouhaha. Un peu soulagé, Hardouin songea que maîtresse Hase était trop occupée pour venir bavarder avec eux.

— Puis-je me joindre à vous, seigneur bailli ?

— De grâce. Je n’ose vous demander de me donner de mon nom simple ou de mon prénom. Vous partagez maintenant avec moi une terrible familiarité. Votre pardon pour cela. Je m’en veux de vous avoir, bien involontairement, imposé les confidences de cette femme.

— Par estime et respect, je m’en veux d’avoir été, bien involontairement, leur témoin.

— Que feriez-vous à ma place ?

— N’étant point père, ma réponse resterait théorique et donc inadéquate.

— L’honneur commanderait que je révèle tout et que je fasse amende sincère pour mon stupide et acharné aveuglement.

— À qui et pour quel objet ? Suffit, selon moi, de s’en remettre à Dieu. Je sais que, par honneur justement, vous n’exigerez de moi aucune parole de silence. Aussi, je vous l’offre, sur mon âme. Rien de ce que nous vîmes ou entendîmes ne passera mes lèvres. Henriette de Tisans périt étranglée par Louis d’Ayon. Là, se limite ce que j’en connais.

Tisans lui tendit la main que l’exécuteur serra.

— Le merci, Hardouin, du fond du cœur. J’ignore encore ce que je déciderai. Henriette… quelle dévastation… mais comment… comment ai-je pu me leurrer à ce point, toutes ces années ? La nausée ne me quitte plus depuis mon départ de Champrond-en-Perchet. Elle m’a berné tel un benêt. Je l’aimais tant. Au point que j’en ai négligé Hermione. Dieu comme je m’en veux. Dieu comme je me déteste. Ma douce épouse s’est-elle laissée dépérir parce qu’elle ne supportait plus cet affreux secret qu’elle refusait de partager avec moi ?

— Certaines questions ne possèdent plus de réponse. Je ne puis rien pour alléger votre peine et le déplore. Toutefois, avec votre permission, Henriette a détruit trois vies, sans compter le cauchemar de Sylvine et peut-être le trépas de votre épouse. Quel carnage, quel insupportable gâchis. Ne permettez pas qu’elle vous ajoute à la dévastation dont elle fut coupable. Redoutable menteuse, manigancière en plus du reste, elle dupa également l’abbesse et ses sœurs d’ordre.

Au moment où il prononçait ces mots, une scène lui revint en mémoire. Le mire Antoine Méchaud.

 

Madame de Gausbert possède une splendide réputation de piété, de courage et d’honneur… elle est inflexible. Amusant puisqu’elle ressemble à un frêle moineau des roches. Pourtant, la détermination est inscrite dans chacun de ses traits2.

 

Mme Constance de Gausbert possédait-elle des serres aussi redoutables que celles d’une aigle ?

Hardouin revint à la salle de l’auberge, à cet homme courbé de chagrin, livide, qui tentait malhabilement de refouler ses larmes en reniflant.

image

Il remarqua alors qu’un des gens d’armes du seigneur Guy de Trais venait de pénétrer. Maîtresse Hase se porta à son devant et s’entretint quelques secondes avec lui, désignant leur table d’un geste.

— De la visite, jeta Hardouin afin que le sous-bailli se recompose.

Le gens d’armes s’approcha et les salua cérémonieusement, s’enquérant :

— Une missive de mon maître pour messire Arnaud de Tisans.

Celui-ci décacheta le rouleau et annonça à M. Justice de Mortagne :

— Guy de Trais me recevra à ma convenance, en son hôtel particulier, en compagnie de l’ami dont je lui ai parlé. S’adressant au gens d’armes qui attendait la réponse : Merci, mon bon. Préviens ton maître que nous ne l’importunerons que de bref. Pars devant. Je passe mon mantel et nous te suivons.

Lorsque l’homme fut parti, Tisans ajouta :

— Peut-être ai-je réagi en hâte ? Peut-être eussiez-vous préféré rencontrer le bailli au demain ? Néanmoins, j’ai cru comprendre à quel point cette histoire vous importait. J’ai senti, à l’égal, que vous souhaitiez la mener à bien seul. Tolérez que je vous serve d’introduction auprès de de Trais, qui ne se croit certes pas né de la ruelle3. Je m’éclipserai ensuite.

— Ma reconnaissance, monsieur.

1- Lait chaud, additionné de miel, d’un œuf très frais et rehaussé d’une généreuse rasade d’alcool fort pour les adultes. Un très vieux reconstituant.

2- Les Enquêtes de M. de Mortagne, bourreau, tome 1, Le Brasier de Justice, Flammarion, 2011.

3- Dans le sens d’espace ménagé entre un lit et un mur. Au figuré quelqu’un d’assez fat et très conscient de son rang.