Nogent-le-Rotrou, décembre 1305,
un peu plus tard
Guy de Trais en personne les avait accueillis dans l’ouvroir de son hôtel particulier pour les précéder jusqu’au somptueux bureau qu’il préférait à ses quartiers officiels nichés au cœur du château Saint-Jean. Il leur avait fait servir un vin d’épices accompagné d’un plateau de pâtes de fruits secs et de coings, marque d’estime destinée au sous-bailli de Mortagne.
Assis autour d’un guéridon en bois de rose poussé devant une vaste cheminée en pierre, ils dégustèrent une gorgée en silence. Guy de Trais s’éclaircit la gorge et commença dans un sourire contraint :
— Messire de Tisans… votre ami céans présent, sauf son respect…
— Connaît fort bien mes affaires de justice et même familiales, l’aida le sous-bailli.
— Ah, éclaircissement bienvenu ! Bien… Croyez, messire, en mon absolue gratitude puisque j’ai eu vent de votre… efficace implication dans l’odieuse série de meurtres d’enfants qui nous éprouva auparavant. L’infâme Maurice Desprès, à ma barbe, alors qu’il me montrait si belle fidélité… qu’il rôtisse en enfer !
Hardouin, qui n’avait pipé mot, se demanda ce qui l’offusquait le plus : avoir été trahi ou apprendre que son premier lieutenant avait occis d’horrible façon treize petits miséreux ?
— Bah, si nous ne nous assistions pas, entre gens de même charge, le poids sur nos épaules deviendrait insoutenable… D’ailleurs, voyez : je viens aujourd’hui requérir votre aide. Aide que, selon moi, vous ne regretterez point, l’appâta habilement Tisans.
— Quand bien même… vous servir à mon tour me comble d’aise, biaisa de Trais dont la curiosité était piquée. Je suis tout ouïe.
— Mon ami Venelle s’intéresse à la jeune baronne Mahaut de Vigonrin, née Leu de Cérainville, craignant, sur la foi de fiables informations, qu’elle ait été accusée à tort.
À la soudaine tension qui se lut sur le visage encore juvénile du bailli de Nogent-le-Rotrou, Hardouin sentit qu’il avait lui-même formé des réserves.
— Ah ça, que me dites ? Je vous avoue, monsieur, que cette affaire m’est une épine au flanc. Cette dame, d’admirables piété et maintien… Certes, me rétorquerez-vous, nous connaissons tous deux d’ignobles assassins de belle prestance et de noble sang.
— Si fait. Cependant, madame Mahaut est de très haut, nièce de madame de Gausbert, bref pas de la roupie, si j’ose cette expression en référence à une dame.
Les mises en garde de son épouse Énora défilèrent à toute vitesse dans l’esprit de Guy de Trais. Dieu qu’il était las de cet endroit, de ces gens, de ces incessants embrouillements ! Toutefois, s’il voulait rentrer en duché de Bretagne tête haute et auréolé d’une réputation d’efficacité, il avait intérêt à séparer le bon grain de l’ivraie ! S’adressant à l’exécuteur, il s’enquit :
— Monsieur, pardonnez ma brusquerie, mais vous comprendrez que cette fâcheuse affaire me préoccupe au plus haut point. Quoi, qui vous fit accroire l’innocence de madame Mahaut ?
— Sauf votre respect, messire, « accroire » n’est guère le terme approprié. J’ai d’excellentes raisons de penser que l’on tente de vous mener en accusant faussement cette dame, et le mire Méchaud vous le confirmera.
— Le mire Méchaud ? Il s’est pourtant montré bien vague.
Arnaud de Tisans, à sa promesse, intervint :
— Messire de Trais, verriez-vous outrecuidance et insolence à ce que je vous laisse, maintenant faites les introductions. Mon ami Venelle préfère poursuivre sa mission de vérité avec vous, par délicatesse envers la jeune baronne de Vigonrin. Je ne puis que l’approuver.
— De grâce. Les dames méritent notre discrétion et notre galanterie.
— À votre honneur que cette courtoisie. À vous revoir bientôt, en circonstances de simple cordialité, je l’espère, s’inclina Tisans avant de quitter la pièce.
Guy de Trais tripota d’un air pincé une pâte de noix, dénudant le cerneau en déposant dans le plat l’excès de miel figé, et reprit :
— Le mire Méchaud, disiez-vous, monsieur ?
— Je vous conjure de ne lui pas tenir rigueur et de ne voir qu’hésitation de savant dans son manque de loquacité. Madame Mahaut fut donc accusée d’avoir enherbé son beau-père, son époux, en plus d’une tentative sur son fils Guillaume, à l’aide d’une poudre grisâtre que vous identifiâtes comme étant du plomb, poudre serrée1 dans un psautier moqué de démoniaque façon ?
— Si fait.
— Alors que je me trouvais en sa demeure, le mire Méchaud se souvint soudain d’un symptôme habituel lors d’enherbements violents au plomb. Une diminution, voire un arrêt de l’émission des urines que ne manifesta aucun des mâles Vigonrin, bien au contraire, puisque François le jeune pissa dans son lit d’avoir trop bu de bouillon et de tisanes.
— Ah, morbleu ! jura de Trais en écarquillant les yeux. Mais… mais enfin… pourquoi Méchaud ne m’a-t-il point prévenu sitôt ! A-t-il bien perdu le sens ?
— Non pas… sans doute est-il impressionné par vous, le flatta cadet-Venelle. Il souhaitait que je me fasse son messager. Malheureusement, d’autres affaires très pressantes m’ont retenu.
La flagornerie porta et de Trais, radouci, commenta :
— Quand même… Ah ça, monsieur… vous m’ôtez un affreux poids de la poitrine. Le merci. Je me suis longuement entretenu avec madame la baronne Mahaut. Une telle douceur, une telle crainte au sujet de son fils… une femme ainsi constituée ne peut être sorcière et enherbeuse. Ne doutez pas que ma charge me fait côtoyer tant de faux pleurs, tant de mensongères défenses. Aussi, ardu de me prendre au piège des jolies mines et protestations d’innocence.
Guy de Trais remplit leurs verres de cristal taillé avant de poursuivre :
— Mais alors, qui, quoi ? Méchaud n’ajoute plus foi en cette hypothèse de fièvre de ventre qui n’aurait décimé que les mâles de la lignée directe ?
— Je ne sais, un complot, peut-être. Cependant, avec votre permission, j’entends le découvrir. Madame Mahaut a pu former intuition de femme à ce sujet ? Mère affolée fait redoutable limier.
— Impitoyable, voulez-vous dire ! Il me faudrait ôter des griffes d’Énora, mon épouse, quiconque manifesterait vils instincts envers notre fils, avant qu’elle ne le réduise en charpie, ronronna-t-il d’admiration.
— Avec mon respect, on dit votre épouse fort belle, d’admirable nature et bien pieuse.
— Et on a belle raison ! Elle est également très distrayante. Cependant, le guerrier sang celte coule dans ses veines.
— Bah, qui souhaite épousailles avec une capone ?
— De juste ! Monsieur… Venelle, c’est cela ?
— Hardouin Venelle, pour vous servir.
Guy de Trais émit un long soupir désolé, puis :
— Monsieur, détestable affaire en vérité, où des gens de haut s’affrontent, expliquant que je ne puisse commettre de bévue.
— Bévue fort dommageable, renchérit l’exécuteur des hautes œuvres.
— En effet. Toutefois, je n’ai pas le sentiment que vous soyez familier de madame Mahaut.
— Seul cet injuste soupçon me l’a fait connaître, de réputation.
— Le mieux ne serait-il pas que vous la rencontriez afin de vous forger une opinion à son sujet ? Je m’écarterai, ne souhaitant pas que ma favorable présomption à son sujet vous influence, suggéra le bailli de Nogent.
Hardouin retint son souffle. Enfin, la voir, lui parler, l’assurer qu’il veillait sur elle. Enfin, rencontrer cette autre Marie de Salvin. Il aurait donné sa fortune pour un tel privilège, et ne voilà-t-il pas que le sort le lui offrait ? Le destin, encore et toujours, le portait vers elle. S’efforçant au calme, redoutant que sa voix ne trahisse son impatience, il déclara :
— Ma foi, messire, une entrevue peut éclairer.
— Bien. Êtes-vous prêt à m’accompagner jusqu’au château Saint-Jean ?
— Maintenant ? s’affola Hardouin, songeant stupidement qu’il n’avait pas changé son vêtement de course en forêt.
— Si fait. Battons le fer tant qu’il est rouge, lança Guy de Trais en se levant et en fonçant vers la porte de son bureau. Un gens d’armes nous précédera afin de prévenir madame Mahaut… qu’elle se vête, le cas échéant.
1- Au sens de rangé, enfermé.