Un après-midi, j’étais avec lui dans un café du côté de Saint-Philippe-du-Roule. Il faisait un froid glacial et la salle était mal chauffée. De la place où je me trouvais, je voyais juste mes jambes dans l’une des glaces ovales ornant bizarrement le bas du comptoir. J’avais mis des chaussettes trop courtes et le pantalon relevé découvrait une bande de peau blanche. C’était tous les cafés de ma vie où j’avais été triste à cause d’un homme. Celui-ci était, à son habitude, évasif et prudent. On s’est quittés au métro. Il allait retrouver l’autre femme, rentrer dans un appartement que je ne connaîtrais jamais, continuer de vivre avec elle dans sa familiarité comme il avait vécu dans la mienne. En descendant les marches, je me répétais, c’est trop destroy.
La nuit suivante, je me suis réveillée le cœur battant avec violence. Je n’avais dormi qu’une heure. Il y avait en moi une chose de souffrance et de folie qu’il me fallait rejeter à tout prix. Je me suis levée et j’ai traversé le séjour jusqu’au téléphone. J’ai composé le numéro de son portable et dit sur sa messagerie : « Je ne veux plus te voir. Mais c’est pas grave ! » Comme dans les communications par satellite, j’entendais ma voix à distance, mon ton faussement léger accompagné du petit rire qui signe la déraison. Retournée au lit, j’étais toujours sous l’emprise de la souffrance. Il était trop tard pour prendre un somnifère. J’ai cherché et récité les prières de mon enfance, attendant sans doute d’elles le même effet qu’alors : la grâce ou l’apaisement. Dans le même but, je me suis fait jouir. L’étendue de douleur avant le matin était infinie.
Couchée sur le ventre, j’ai commencé d’halluciner sous moi des mots qui avaient la consistance des pierres, des tables de la loi. Les lettres, cependant, dansaient et s’assemblaient, se disloquaient, comme celles qui flottent dans le potage de pâtes appelé « alphabet ». Je devais absolument saisir ces mots, c’étaient ceux qu’il me fallait pour être délivrée, il n’y en avait pas d’autres. Je craignais qu’ils ne m’échappent. Tant qu’ils ne seraient pas écrits, je resterais dans ma folie. J’ai rallumé et je les ai griffonnés sur la première page du livre posé à mon chevet, Jane Eyre. Il était cinq heures. Dormir ou non n’avait plus d’importance. J’avais rédigé ma lettre de rupture.
Je l’ai mise au propre le lendemain, brève, concise, dépourvue des habituelles stratégies et ne réclamant aucune réponse. J’ai pensé que je venais de traverser la « Nuit du Walpurgis classique », bien que je ne sache pas ce que signifie au juste ce titre d’un poème de Verlaine, dont j’ai oublié le contenu.
(Donner un titre aux moments de sa vie, comme on le fait à l’école pour des passages littéraires, est peut-être un moyen de la maîtriser ?)
Il n’a pas répondu à la lettre. Par la suite, nous nous sommes téléphoné quelquefois, de façon purement phatique. Cela aussi est fini.
Quand il m’arrive de penser à son sexe, je le vois tel qu’il m’est apparu la première nuit, barrant son ventre à la hauteur de mes yeux dans le lit sur lequel j’étais étendue ; grand et puissant, renflé en massue à l’extrémité. C’est comme un sexe inconnu dans une scène que je regarderais au cinéma.
J’ai passé un test de dépistage du sida. C’est devenu une habitude semblable à celle que j’avais adolescente d’aller à confesse, une sorte de rite de purification.
Je n’ai plus aucune envie de chercher le nom de l’autre femme ni quoi que ce soit sur elle (autant prévenir que je décline d’avance la sollicitude d’éventuels informateurs[1]). J’ai cessé de la voir dans le corps de toutes celles que je croise. Je ne suis plus sur le qui-vive en marchant dans Paris. Je ne change plus de station de radio quand passe Happy wedding. J’ai parfois le sentiment d’avoir perdu quelque chose, à peu près comme celui qui s’aperçoit qu’il n’a plus besoin de fumer ou de se droguer.
Écrire a été une façon de sauver ce qui n’est plus déjà ma réalité, c’est-à-dire une sensation me saisissant de la tête aux pieds dans la rue, mais est devenu « l’occupation », un temps circonscrit et achevé.
J’ai fini de dégager les figures d’un imaginaire livré à la jalousie, dont j’ai été la proie et la spectatrice, de recenser les lieux communs qui proliféraient sans contrôle possible dans ma pensée, de décrire toute cette rhétorique intérieure spontanée, avide et douloureuse, destinée à obtenir coûte que coûte la vérité, et – car c’est de cela qu’il s’agit – le bonheur. J’ai réussi à combler de mots l’image et le nom absents de celle qui, durant six mois, a continué de se maquiller, de vaquer à ses cours, de parler et de jouir, sans soupçonner qu’elle vivait aussi ailleurs, dans la tête et la peau d’une autre femme.