Il n’avait pas voulu me dire son nom ni son prénom.

Ce nom absent était un trou, un vide, autour duquel je tournais.

Lors des rencontres que nous continuions d’avoir, dans des cafés ou chez moi, à mes questions réitérées, présentées parfois sous forme de jeu (« dis-moi la première lettre de son prénom »), il opposait un refus de, il disait, « se laisser tirer les vers du nez », accompagné d’un « qu’est-ce que ça t’apporterait de savoir ? ». Pourtant prête à arguer vigoureusement que désirer savoir est la forme même de la vie et de l’intelligence, je convenais : « Rien », et je pensais : « Tout. » Enfant, à l’école, je cherchais absolument à connaître le nom de telle ou telle fille d’une autre classe que j’aimais à regarder en cour de récréation. Adolescente, c’était le nom d’un garçon que je croisais souvent dans la rue et dont je gravais en classe les initiales dans le bois du pupitre. Il me semblait que mettre un nom sur cette femme m’aurait permis de me figurer, d’après ce qu’éveillent toujours un mot et des sonorités, un type de personnalité, de posséder intérieurement – fût-elle complètement fausse – une image d’elle. Connaître le nom de l’autre femme, c’était, dans le manque d’être qui était le mien, accaparer un petit quelque chose d’elle.

 

 

Je traduisais son refus obstiné de me donner son nom, ainsi que de la décrire si peu que ce soit, comme une crainte que je ne m’en prenne à elle de façon violente ou retorse, que je fasse un esclandre – me supposant donc, idée révoltante qui accroissait ma douleur, d’être capable du pire. À certains moments, je soupçonnais aussi une forme de roublardise sentimentale : me maintenir dans une frustration qui entretenait l’envie que j’avais à nouveau de lui. A d’autres, j’y voyais aussi un désir de la protéger, de la soustraire complètement à ma pensée comme si celle-ci était maléfique pour elle. Alors que, vraisemblablement, il agissait selon une habitude – contractée dans l’enfance pour cacher aux camarades d’école l’alcoolisme d’un père – de tout dissimuler, jusqu’aux détails les moins susceptibles de provoquer le jugement d’autrui, dans une sorte de « pas dit, pas pris » permanent où il puisait sa force de timide orgueilleux.

 

 

La recherche du nom de l’autre femme est devenue une obsession, un besoin à assouvir coûte que coûte.

J’arrivais à lui extorquer quelques renseignements. Le jour où il m’a appris qu’elle était maîtresse de conférences en histoire à Paris-III, je me suis précipitée sur l’Internet pour consulter le site de l’université. En voyant, parmi les rubriques, celle des enseignants classés par spécialité, puis, à côté de leurs noms, un numéro de téléphone, j’ai ressenti une sensation de bonheur incrédule, insensé, qu’aucune découverte d’ordre intellectuel n’aurait pu me procurer à ce moment-là. J’ai fait défiler l’écran, déchantant au fur et à mesure : même si, en histoire, les femmes étaient infiniment moins nombreuses que les hommes, je n’avais aucun signe pour la repérer dans cette liste.

 

 

Tout nouvel indice que je lui soutirais me lançait aussitôt dans des recherches tortueuses et infatigables sur l’Internet, dont l’utilisation a soudainement été importante dans ma vie. Ainsi lorsqu’il m’a appris qu’elle avait fait sa thèse de doctorat sur les Chaldéens, j’ai lancé le moteur de recherche – le bien nommé, ai-je pensé – sur le mot « Thèse ». Après quantité de clics sur différentes rubriques – spécialité, lieu de soutenance du doctorat –, j’ai vu apparaître le nom d’une enseignante que j’avais déjà relevé dans la liste des professeurs d’histoire ancienne de Paris-III. Je suis restée pétrifiée devant ces lettres inscrites sur l’écran. L’existence de cette femme est devenue une réalité indestructible et atroce. C’était comme une statue sortie de terre. Ensuite, une sorte d’apaisement m’a envahie, s’accompagnant d’une sensation de vide analogue à celle qui suit le passage d’une épreuve d’examen.

Un peu plus tard, le doute m’a assaillie, et j’ai consulté l’annuaire téléphonique du Minitel. Après de multiples recherches, j’ai découvert que l’enseignante en question ne résidait pas à Paris mais à Versailles. Ce n’était donc pas « elle ».

 

 

À chaque fois que j’étais traversée par une nouvelle supposition sur l’identité de l’autre femme, l’irruption violente de cette pensée, le creux qu’elle produisait aussitôt dans ma poitrine, la chaleur dans mes mains me paraissaient des critères de certitude aussi irréfutables que l’est peut-être, pour le poète ou le savant, l’illumination.

 

Un soir, j’ai éprouvé cette certitude devant un autre nom de la liste des professeurs, cherchant aussitôt sur l’Internet si celle qui se nommait ainsi avait publié des livres ayant un rapport avec les Chaldéens. Sous la rubrique la concernant, il y avait : « La translation des reliques de saint Clément, article en préparation ». La joie m’a submergée,., je m’imaginais en train de dire à W. avec une ironie ravageante : « La translation des reliques de saint Clément, quel sujet palpitant ! », ou : « Voilà le texte que le monde entier attend ! Qui va changer le monde ! » etc. Essayant toutes les variantes d’une phrase destinée à tuer de ridicule les travaux auxquels l’autre femme se consacrait. Jusqu’à ce que d’autres signes aient rendu invraisemblable qu’elle soit l’auteur de l’article, à commencer par l’absence évidente de relation entre les Chaldéens et saint Clément, pape et martyr.

 

J’imaginais téléphoner aux numéros des enseignantes que j’avais soigneusement notés, demander, après avoir pris la précaution de faire le 36 51 qui permet de ne pas identifier celui qui appelle : « Puis-je parler à W. ? » Et si j’étais tombée juste, que la réponse soit « oui », lâcher d’une voix poissarde, utilisant une information qu’il m’avait livrée par mégarde sur son problème de santé : « Alors, ma grosse, elle va mieux ta vésicule de merde ? », avant de raccrocher.

 

 

Dans ces moments, je sentais remonter la sauvagerie originelle. J’entrevoyais tous les actes dont j’aurais pu me rendre capable si la société n’avait jugulé en moi les pulsions, comme, par exemple, au lieu de simplement chercher le nom de cette femme sur l’Internet, décharger sur elle un revolver en hurlant : « Salope ! Salope ! Salope ! » Chose que je faisais d’ailleurs parfois, tout haut, sans revolver. Ma souffrance, au fond, c’était de ne pas pouvoir la tuer. Et j’enviais les mœurs primitives, les sociétés brutales, où l’on enlève la personne, on l’assassine même, résolvant en trois minutes la situation, s’évitant l’étirement – qui m’apparaissait sans fin – d’une souffrance. S’éclairaient pour moi la mansuétude des tribunaux envers les crimes dits passionnels, leur répugnance à appliquer la loi qui veut qu’on punisse un meurtrier, une loi issue de la raison et de la nécessité de vivre en société mais qui va à l’encontre d’une autre, viscérale : vouloir supprimer celui ou celle qui a envahi votre corps et votre esprit. Leur désir, au fond, de ne pas condamner l’ultime geste de la personne en proie à une souffrance intolérable, le geste d’Othello et de Roxane.

 

 

Car c’est de redevenir libre, de rejeter au-dehors ce poids à l’intérieur de moi-même qu’il s’agissait, et tout ce que je faisais allait dans ce but.

 

 

Je me souvenais de la fille que W. avait quittée lorsque nous nous étions connus et qui lui avait dit, de rage, « je te planterai des aiguilles ». Cette possibilité de faire des figurines en mie de pain et d’y planter des épingles ne me semblait plus si débile. En même temps, la représentation de mes mains triturant la mie, piquant soigneusement à la place de la tête ou du cœur, était celle d’une autre personne, d’une pauvre crédule : je ne pouvais pas « descendre jusque-là ». La tentation d’y descendre avait pourtant quelque chose d’attirant et d’effrayant, comme se pencher au-dessus d’un puits et voir trembler son image dans le fond.

 

 

Le geste d’écrire, ici, n’est peut-être pas si différent de celui de planter des aiguilles.

 

 

D’une manière générale, j’admettais les conduites que je stigmatisais naguère ou qui suscitaient mon hilarité. « Comment peut-on faire ça ! » était devenu « moi aussi je pourrais bien le faire ». Je rapprochais mon attitude et mon obsession de certains faits divers, tel celui de cette jeune femme qui avait harcelé un ancien amant et sa nouvelle compagne pendant des années au téléphone, saturant le répondeur, etc. Si je voyais la femme de W. dans des dizaines d’autres, moi-même je me projetais dans toutes celles qui avaient, plus folles ou plus audacieuses, de toute manière « pété les plombs ».

(Il se peut que ce récit ait, à mon insu, la même fonction d’exemplarité.)

 

 

Dans la journée, je réussissais à réprimer mes désirs. Avec la nuit, mes défenses tombaient et mon besoin de savoir revenait, plus invasif que jamais, comme s’il n’avait été qu’endormi par l’activité quotidienne ou réduit provisoirement par la raison. Je m’y livrais avec d’autant moins de retenue que j’avais résisté toute la journée. C’était une récompense que je m’offrais pour m’être « bien conduite » aussi longtemps, à la manière des obèses qui observent scrupuleusement un régime depuis le matin et s’octroient le soir une plaquette de chocolat.

 

 

Appeler « tous les gens » de l’immeuble où elle habitait avec W. — j’avais relevé la liste des noms et des numéros de téléphone sur le Minitel – était la chose dont j’avais le plus envie, et la plus terrible. Ce serait, d’un seul coup, accéder à l’existence réelle de cette femme en entendant une voix qui pourrait être la sienne.

Un soir, j’ai composé chaque numéro, précédé du 36 51, méthodiquement. Il y avait des répondeurs, des sonneries dans le vide, parfois une voix d’homme inconnue disant allô et alors je raccrochais. Quand c’était une femme, d’un ton à la fois neutre et déterminé, je demandais W., puis devant la réponse négative ou étonnée, je m’exclamais que je m’étais trompée de numéro. Ce passage à l’acte était un saut exaltant dans l’illicite. Je notais scrupuleusement en face de chaque numéro appelé ses caractéristiques, homme ou femme, répondeur, hésitation. Une femme a raccroché immédiatement après ma question, sans un mot. J’étais sûre que c’était elle. Ensuite cela ne m’a pas paru un indice probant. « Elle » devait être sur liste rouge.

 

 

Parmi les noms que j’avais appelés, une femme avait indiqué sur le répondeur le numéro de son portable, Dominique L. Décidée à ne laisser passer aucune chance, j’ai téléphoné dès le lendemain matin. Une voix féminine joyeuse, de celles qui trahissent l’impatience et le bonheur de recevoir un appel, a claironné allô. Je suis restée muette. La voix du portable, brusquement en alerte, répétait compulsivement allô. J’ai fini par raccrocher sans rien dire, dans la gêne et l’émerveillement de découvrir un pouvoir démoniaque aussi facile, celui d’affoler à distance en toute impunité.

 

 

La dignité ou l’indignité de ma conduite, de mes désirs, n’est pas une question que je me suis posée en cette occasion, pas plus que je ne me la pose ici en écrivant. Il m’arrive de croire que c’est au prix de cette absence qu’on atteint le plus sûrement la vérité.

 

 

 

Dans l’incertitude et le besoin de savoir où j’étais, des indices écartés pouvaient être réactivés brutalement. Mon aptitude à connecter les faits les plus disparates dans un rapport de cause à effet était prodigieuse. Ainsi, le soir du jour où il avait repoussé le rendez-vous que nous devions avoir le lendemain, quand j’ai entendu la présentatrice de la météo conclure l’annonce du temps par demain on fête les Dominique, j’ai été sûre que c’était le prénom de l’autre femme : il ne pouvait pas venir chez moi parce que c’était sa fête, qu’ils iraient ensemble au restaurant, dîneraient aux chandelles, etc. Ce raisonnement s’enchaînait en un éclair. Je ne pouvais le mettre en doute. Mes mains brusquement froides, mon sang « qui n’avait fait qu’un tour » en entendant Dominique m’en certifiaient la validité.

 

 

On peut voir dans cette recherche et cet assemblage effréné de signes un exercice dévoyé de l’intelligence. J’y vois plutôt sa fonction poétique, la même qui est à l’œuvre dans la littérature, la religion et la paranoïa.

 

 

J’écris d’ailleurs la jalousie comme je la vivais, en traquant et accumulant les désirs, les sensations et les actes qui ont été les miens en cette période. C’est la seule façon pour moi de donner une matérialité à cette obsession. Et je crains toujours de laisser échapper quelque chose d’essentiel. L’écriture, en somme, comme une jalousie du réel.