C’est pourtant moi qui avais quitté W. quelques mois auparavant, après une relation de six ans. Autant par lassitude que par incapacité à échanger ma liberté, regagnée après dix-huit ans de mariage, pour une vie commune qu’il désirait ardemment depuis le début. On continuait de se téléphoner, on se revoyait de temps en temps. Il m’a appelée un soir, il m’annonçait qu’il déménageait de son studio, il allait vivre avec une femme. Il y aurait dorénavant des règles pour se téléphoner – seulement sur son portable – pour se rencontrer — jamais le soir ni le week-end. A la sensation de débâcle qui m’a envahie, j’ai perçu qu’un élément nouveau avait surgi. À partir de ce moment, l’existence de cette autre femme a envahi la mienne. Je n’ai plus pensé qu’à travers elle.
Cette femme emplissait ma tête, ma poitrine et mon ventre, elle m’accompagnait partout, me dictait mes émotions. En même temps, cette présence ininterrompue me faisait vivre intensément. Elle provoquait des mouvements intérieurs que je n’avais jamais connus, déployait en moi une énergie, des ressources d’invention dont je ne me croyais pas capable, me maintenait dans une fiévreuse et constante activité.
J’étais, au double sens du terme, occupée.
Cet état tenait éloignés de moi les soucis et les agacements quotidiens. D’une certaine façon, il me situait hors d’atteinte de la médiocrité habituelle de la vie. Mais la réflexion que suscitent généralement les événements politiques, l’actualité, n’avait pas non plus de prise sur moi. J’ai beau chercher, en dehors du Concorde s’écrasant après son décollage sur un Hotelissimo de Gonesse, rien dans le monde de l’été 2000 ne m’a laissé de souvenir.
Il y avait d’un côté la souffrance, de l’autre la pensée incapable de s’exercer sur autre chose que le constat et l’analyse de cette souffrance.
Il me fallait à toute force connaître son nom et son prénom, son âge, sa profession, son adresse. Je découvrais que ces données retenues par la société pour définir l’identité d’un individu et qu’on prétend, à la légère, sans intérêt pour la connaissance véritable de la personne, étaient, au contraire, primordiales. Elles seules allaient me permettre d’extraire de la masse indifférenciée de toutes les femmes un type physique et social, de me représenter un corps, un mode de vie, d’élaborer l’image d’un personnage. Et dès lors qu’il m’a dit, avec réticence, qu’elle avait quarante-sept ans, qu’elle était enseignante, divorcée avec une fille de seize ans et qu’elle habitait avenue Rapp, dans le VIIe, a surgi une silhouette en tailleur strict et chemisier, brushing impeccable, préparant ses cours à un bureau dans la pénombre d’un appartement bourgeois.
Le nombre 47 a pris une étrange matérialité. Je voyais les deux chiffres plantés partout, immenses. Je ne situais plus les femmes que dans l’ordre du temps et d’un vieillissement dont j’évaluais sur elles les signes en les comparant aux miens. Toutes celles à qui je pouvais attribuer entre quarante et cinquante ans, vêtues avec cette « élégante simplicité » qui uniformise les résidentes des beaux quartiers, étaient des doubles de l’autre femme.
Je me suis aperçue que je détestais toutes les femmes profs – ce que j’avais pourtant été, ce qu’étaient mes meilleures amies –, leur trouvant un air déterminé, sans faille. Renouant ainsi avec la perception que j’avais d’elles quand j’étais lycéenne et qu’elles m’impressionnaient au point de penser que je ne pourrais jamais faire ce métier et leur ressembler. C’était le corps de mon ennemie, propagé à l’ensemble de ce qui n’avait jamais si bien porté son nom, le corps enseignant.
Dans le métro, n’importe quelle femme dans la quarantaine portant un sac de cours était « elle », et la regarder une souffrance. Je ressentais l’indifférence qu’elle manifestait généralement à mon attention et le mouvement plus ou moins vif, décidé, qu’elle avait pour se lever de la banquette et descendre à une station – dont je notais mentalement le nom aussitôt – comme une néantisation de ma personne, une façon, pour celle en qui j’avais vu durant tout le trajet la nouvelle femme de W., de me faire la nique.
Un jour, je me suis souvenue de J., les yeux brillants sous ses cheveux frisés, se vantant d’avoir dans son sommeil des orgasmes qui la réveillaient. Aussitôt c’est l’autre femme qui a pris sa place, l’autre femme que je voyais et entendais, exsudant la sensualité et les orgasmes à répétition. C’était comme si toute une catégorie de femmes aux capacités érotiques hors du commun, arrogante, la même que celle dont les photos radieuses ornent le « Supplément Sexe » pour l’été des magazines féminins, se levait triomphalement – dont j’étais exclue.
Cette transsubstantiation du corps des femmes que je rencontrais en corps de l’autre femme s’opérait continuellement : je la « voyais partout ».
S’il m’arrivait de tomber, en parcourant la rubrique de faire-part du Monde ou des pages d’annonces immobilières, sur une mention de l’avenue Rapp, ce rappel de la rue où vivait l’autre femme obnubilait brutalement ma lecture, que je poursuivais sans en comprendre le sens. A l’intérieur d’un périmètre incertain, allant des Invalides à la tour Eiffel, englobant le pont de l’Aima et la partie calme, huppée, du VIIe, s’étendait un territoire où, pour rien au monde, je ne me serais aventurée. Une zone toujours présente en moi, entièrement contaminée par l’autre femme, et que le pinceau lumineux du phare de la tour Eiffel, visible des fenêtres de ma maison sur les hauteurs de la banlieue ouest, me désignait obstinément, chaque soir, en la balayant avec régularité jusqu’à minuit.
Quand, pour une obligation quelconque, je devais me rendre à Paris, dans le Quartier latin où, après l’avenue Rapp, la probabilité de le croiser en compagnie de cette femme était la plus grande, j’avais l’impression de me trouver dans un espace hostile, d’être surveillée de tous les côtés, de façon indéfinissable. Comme si, dans ce quartier que j’emplissais de l’existence de cette femme, la mienne n’avait pas sa place. Je me sentais en fraude. Marcher boulevard Saint-Michel ou rue Saint-Jacques, même si j’y étais contrainte, c’était exposer mon désir de les rencontrer. Dans l’immense regard accusateur que je sentais peser sur moi, c’est Paris tout entier qui me punissait de ce désir.
Le plus extraordinaire dans la jalousie, c’est de peupler une ville, le monde, d’un être qu’on peut n’avoir jamais rencontré.
En de rares moments de répit, où je me sentais comme avant, où je pensais à autre chose, brusquement l’image de cette femme me traversait. J’avais l’impression que ce n’était pas mon cerveau qui produisait cette image, elle faisait irruption de l’extérieur. On aurait dit que cette femme entrait et sortait de ma tête à sa guise.
Dans le film intérieur que je me déroule habituellement – la figuration de moments agréables à venir, une sortie, des vacances, un dîner d’anniversaire – toute cette autofiction permanente anticipant le plaisir dans une vie normale était remplacée par des images jaillies du dehors qui me vrillaient la poitrine. Je n’étais plus libre de mes rêveries. Je n’étais même plus le sujet de mes représentations. J’étais le squat d’une femme que je n’avais jamais vue. Ou, comme m’avait dit un jour un Sénégalais à propos de la possession dont il se croyait l’objet de la part d’un ennemi, j’étais « maraboutée ».
Je ne me sentais délivrée de cette emprise qu’en essayant la robe ou le pantalon que je venais d’acheter en prévision de ma prochaine rencontre avec W. Son regard imaginaire me rendait à moi-même.
J’ai commencé à souffrir de ma séparation avec lui.
Quand je n’étais pas occupée par l’autre femme, j’étais en butte aux attaques d’un monde extérieur s’acharnant à me rappeler notre passé commun, qui avait maintenant le sens d’une perte irrémédiable.
Soudainement apparaissaient dans ma mémoire, sans relâche et à une vitesse vertigineuse, des images de notre histoire, telles des séquences de cinéma qui se chevauchent et s’empilent sans disparaître. Rues, cafés, chambres d’hôtel, trains de nuit et plages tournoyaient et se télescopaient. Une avalanche de scènes et de paysages dont la réalité était, à ce moment-là, effrayante, « j’y étais ». J’avais l’impression que mon cerveau se libérait à jets continus de toutes les images engrangées dans le temps de ma relation avec W. sans que je puisse rien faire pour stopper l’écoulement. Comme si le monde de ces années-là, parce que je n’en avais pas apprécié la saveur unique, se vengeait et revenait, résolu à m’engloutir. Parfois, il me semblait devenir folle de douleur. Mais la douleur était le signe même que je ne l’étais pas, folle. Pour faire cesser ce carrousel atroce, je savais que je pouvais me verser un grand verre d’alcool ou avaler un comprimé d’Imovane.
Pour la première fois, je percevais avec clarté la nature matérielle des sentiments et des émotions, dont j’éprouvais physiquement la consistance, la forme mais aussi l’indépendance, la parfaite liberté d’action par rapport à ma conscience. Ces états intérieurs avaient leur équivalent dans la nature : déferlement des vagues, effondrements de falaises, gouffres, prolifération d’algues. Je comprenais la nécessité des comparaisons et des métaphores avec l’eau et le feu. Même les plus usées avaient d’abord été vécues, un jour, par quelqu’un.
Continuellement, des chansons ou des reportages à la radio, des pubs, me replongeaient dans le temps de ma relation avec W. Entendre Happy wedding, Juste quelqu’un de bien ou une interview d’Ousmane Sow, dont nous avions vu ensemble les statues colossales sur le pont des Arts, me serrait aussitôt la gorge. N’importe quelle évocation de séparation ou de départ – un dimanche, une animatrice quittant FIP, la radio où elle avait parlé durant trente ans – suffisait à me bouleverser. Comme les gens fragilisés par la maladie ou la dépression, j’étais une caisse de résonance de toutes les douleurs.
Un soir, sur le quai du RER, j’ai pensé à Anna Karénine à l’instant où elle va se jeter sous le train, avec son petit sac rouge.
Je me rappelais par-dessus tout les premiers temps de notre histoire, l’usage de la « magnificence » de son sexe, ainsi que je l’avais écrit dans mon journal intime. Ce n’était pas l’autre femme, finalement, que je voyais à ma place, c’était surtout moi, telle que je ne serais plus jamais, amoureuse et sûre de son amour à lui, au bord de tout ce qui n’avait pas encore eu lieu entre nous.
Je voulais le ravoir.
J’avais absolument besoin de voir un film à la télé sous prétexte que je l’avais raté à sa sortie en salle. Il me fallait bien admettre ensuite que ce n’était nullement pour cette raison. Il y avait des quantités de films qui m’avaient échappé et dont le passage à la télévision, quelques années après, m’indifférait. Si je désirais regarder L’école de la chair, c’était à cause du rapport entre ce que je savais de l’histoire du film – un garçon jeune, impécunieux, avec une femme plus vieille gagnant bien sa vie – et celle que j’avais eue avec W., que l’autre femme avait maintenant avec lui.
Quel que soit le scénario, si l’héroïne était dans la souffrance, c’était la mienne qui était représentée, portée par le corps de l’actrice, dans un redoublement accablant. Si bien que j’étais presque soulagée quand le film se terminait. Un soir, j’ai cru descendre au fond de la désolation avec un film japonais en noir et blanc, qui se passait dans l’après-guerre, où il pleuvait sans arrêt. Je me disais que, six mois avant, j’aurais vu le même film avec plaisir, trouvant dans le spectacle d’une douleur que je n’éprouvais pas une profonde satisfaction. De fait, la catharsis ne profite qu’à ceux qui sont indemnes de passion.
Entendre par hasard I will survive, cette chanson sur laquelle, bien avant qu’elle soit braillée dans les vestiaires de la Coupe du monde de football, je me déchaînais certains soirs en dansant dans l’appartement de W., me pétrifiait. A l’époque où je virevoltais devant lui, seuls comptaient le rythme de la musique et la voix âpre de Gloria Gaynor, que je ressentais comme la victoire de l’amour contre le temps. Dans le supermarché où je l’entendais entre deux annonces publicitaires, le leitmotiv de la chanteuse prenait un sens nouveau, désespéré : moi aussi, il le faudrait, I will survive.