Aucune de ses paroles n’était anodine. Dans « j’ai travaillé à la Sorbonne » j’entendais « ils travaillent ensemble à la Sorbonne ». Toutes ses phrases étaient matière à un décryptage incessant, à des interprétations que l’impossibilité de vérifier rendait torturantes. Celles auxquelles je ne prêtais pas d’abord attention revenaient dans la nuit me ravager d’un sens brusquement lumineux et désespérant. La fonction d’échange et de communication qu’on attribue généralement au langage était passée au second plan, remplacée par celle de signifier et de ne signifier qu’une chose, son amour à lui pour elle ou pour moi.
J’établissais une liste de griefs passés à son égard. Chaque reproche noté me procurait une intense et fugitive satisfaction. Quand il m’appelait quelques jours après, je renonçais à énumérer cette somme accablante de torts, soupçonnant qu’on ne peut reconnaître ceux-ci sans espérer de cette reconnaissance un profit quelconque. Or il n’avait plus rien à me demander, sinon peut-être que je lui fiche la paix.
Par la remarquable capacité du désir à utiliser comme argument tout ce qui le sert, je m’appropriais sans vergogne les clichés et idées reçues traînant dans les magazines. Ainsi je me persuadais que la fille de cette femme supporterait mal la présence d’un amant beaucoup plus jeune que sa mère, ou bien elle tomberait amoureuse de lui, la vie commune deviendrait intenable, etc.
En marchant ou en me livrant à un travail ménager répétitif, j’échafaudais des raisonnements destinés à lui démontrer qu’il s’était mis dans un piège, qu’il devait revenir à moi. Dissertations intérieures où les arguments s’enchaînaient sans effort et sans fin, dans une fièvre rhétorique que tout autre sujet n’aurait pas suscitée. Les scènes érotiques que je déroulais interminablement au début de notre relation et auxquelles j’évitais maintenant de resonger puisqu’elles ne pourraient pas se réaliser, tous ces rêves de plaisir et de bonheur avaient laissé la place à un stérile et aride discours de la persuasion. Dont le caractère artificiel m’apparaissait lorsque, ayant réussi à le joindre sur son portable, il réduisait à néant ma construction logique d’un sobre et perspicace, « je n’aime pas qu’on me mette la pression ».
La seule chose vraie, et je ne la dirais jamais, c’était : « Je veux baiser avec toi et te faire oublier l’autre femme. » Tout le reste était, au sens strict, de la fiction.
Dans mes stratégies argumentatives, une phrase surgissait, qui me paraissait éblouissante de vérité, « tu acceptes la sujétion de cette femme comme jamais tu n’aurais accepté la mienne ». Cette vérité me paraissait d’autant plus irréfutable qu’elle était lestée par le désir de blesser, de l’obliger à s’insurger contre une dépendance que je lui faisais valoir. J’étais satisfaite du choix des mots, de la formulation concise et j’aurais voulu proférer sur-le-champ ma phrase « qui tue », transporter ma réplique travaillée, parfaite, du théâtre de l’imaginaire à celui de la vie.
Faire absolument quelque chose et le faire tout de suite, sans pouvoir supporter le moindre délai. Cette loi de l’urgence qui caractérise les états de folie et de souffrance, je l’éprouvais constamment. Devoir attendre le prochain appel pour lui assener la vérité que je venais de découvrir et de me formuler était intolérable. Comme si cette vérité pouvait cesser d’en être une au fur et à mesure que les jours passaient.
En même temps, c’était l’espérance de me débarrasser de ma douleur par un coup de téléphone, une lettre, le renvoi de photos où nous étions ensemble, de la mettre, définitivement, « au-dessus de soi ». Mais peut-être toujours, au fond, le désir de ne pas réussir, de garder cette souffrance qui, alors, donnait son sens au monde. Puisque la véritable finalité de ces gestes était de l’obliger à réagir et de maintenir ainsi un lien douloureux.
Souvent, l’urgence d’agir d’une façon ou d’une autre s’accompagnait de délibérations fiévreuses. Écrire ou téléphoner. Aujourd’hui, demain, dans une semaine. Dire ceci plutôt que cela. En fin de compte, soupçonnant peut-être l’inefficacité de tout, j’avais recours au tirage au sort avec des cartes ou des petits papiers pliés dans lesquels je puisais en fermant les yeux. La satisfaction ou, à l’inverse, le regret que j’éprouvais en lisant la réponse servait à me renseigner sur mon désir réel.
Si j’arrivais à ne pas succomber à l’urgence et à différer d’un ou plusieurs jours le coup de fil que je brûlais de lui donner, ma voix contrainte, les mots qui m’échappaient, décalés ou agressifs, ruinaient l’effet que j’attendais du délai. Qui, je le percevais, apparaissait à W. pour ce qu’il était, une manœuvre cousue de fil blanc.
Et devant son refus de discuter, son inertie d’homme pris entre deux femmes, une bouffée de rage m’enlevait la faculté d’argumenter et l’usage maîtrisé du langage : au bord de débonder ma douleur en insultes – « restes-y, grand con, avec ta pouffiasse » –, je fondais en larmes.