Un matin, F., une amie de mon fils, m’a téléphoné. Elle avait déménagé, me donnait sa nouvelle adresse, dans le XIIe. Sa logeuse l’invitait à prendre le thé, lui prêtait des livres, elle est professeur d’histoire à Paris-III. Ces mots survenus dans le cours d’une conversation légère m’ont fait l’effet d’un hasard éblouissant. Ainsi, après des semaines de recherches infructueuses, la voix enfantine de F. m’offrait l’opportunité de connaître le nom de l’autre femme, professeur de la même matière dans la même université que sa logeuse. Mais je jugeais impossible d’associer F. à ma quête, de dévoiler une curiosité dont le caractère insolite, sûrement passionnel, ne lui échapperait pas. Le téléphone raccroché, bien que décidée à ne pas y céder, je ne suis pas parvenue à me débarrasser de la tentation de rappeler F. et de lui demander d’interroger sa logeuse sur l’autre femme. A mon insu, les premiers mots d’une entrée en matière auprès de F. se formaient dans ma tête. En quelques heures, la stratégie d’un désir impatient de se satisfaire est venue à bout de ma peur de m’exposer : le soir, dans l’état du pervers qui finit par se persuader que non seulement il n’y a aucun mal à faire ce qu’il va faire, mais qu’il y est obligé, j’ai composé avec détermination le numéro de F., espérant ardemment qu’elle soit chez elle, que je n’aie pas à différer mon enquête et que je puisse prononcer la phrase remuée tout l’après-midi : « F., j’ai quelque chose à te demander ! Quelque chose de très romanesque ! Pourrais-tu savoir le nom », etc.

Comme à chaque fois que je croyais toucher au but, après avoir chargé F. d’enquêter je me suis sentie lasse, vidée, presque indifférente au délai, même au résultat de la réponse. Celle-ci m’a inspiré de nouveaux soupçons : la logeuse avait déclaré ne voir aucunement de quelle prof il s’agissait. J’ai pensé qu’elle mentait et qu’elle connaissait l’autre femme, qu’elle aussi voulait la protéger.

 

 

Je notais dans mon journal, « je suis décidée à ne plus le revoir ». Au moment où j’écrivais ces mots, je ne souffrais plus et je confondais l’allégement de la souffrance due à l’écriture avec la fin de mon sentiment de dépossession et de jalousie. A peine avaisje refermé le cahier que j’étais de nouveau tenaillée par le désir de savoir le nom de cette femme, d’obtenir des informations sur elle, toutes choses qui allaient engendrer encore de la souffrance.

 

 

Quand il venait chez moi et qu’il allait aux toilettes, j’étais attirée invinciblement par sa serviette de cours déposée dans l’entrée. J’étais sûre qu’elle recelait tout ce que je désirais connaître, le nom, le numéro de téléphone, peut-être une photo. Je m’approchais silencieusement et restais fascinée devant cet objet noir, le souffle suspendu, dans le désir et l’incapacité d’y porter la main. Je me voyais m’enfuyant avec au fond du jardin, l’ouvrant et en extirpant une à une les pièces qu’il contenait, les jetant n’importe où, jusqu’à ce que, comme les voleurs de sacs à la tire, je trouve mon bonheur.

 

 

Il m’aurait été évidemment facile de connaître l’identité de cette femme en me rendant clandestinement à son adresse, avenue Rapp. Pour déjouer le piège de la porte s’ouvrant avec un code que je ne possédais pas, j’avais imaginé prendre un rendez-vous avec la gynécologue qui exerçait dans le même immeuble. Mais je redoutais d’être aperçue de lui ou des deux ensemble, révélant ainsi toute ma déréliction de femme qui n’est plus aimée, exhibant mon désir de l’être encore. J’aurais pu aussi payer un détective. Mais c’était encore montrer mon désir à quelqu’un dont la profession ne m’inspire aucune estime. Il me semble que je ne voulais devoir qu’à moi-même ou au hasard la découverte du nom de cette femme.

 

 

L’exposition que je fais ici, en écrivant, de mon obsession et de ma souffrance, n’a rien à voir avec celle que je redoutais si je m’étais rendue avenue Rapp. Écrire, c’est d’abord ne pas être vu. Autant il me paraissait inconcevable, atroce, d’offrir mon visage, mon corps, ma voix, tout ce qui fait la singularité de ma personne, au regard de quiconque dans l’état de dévoration et d’abandon qui était le mien, autant je n’éprouve aujourd’hui aucune gêne – pas davantage de défi – à exposer et explorer mon obsession. À vrai dire, je n’éprouve absolument rien. Je m’efforce seulement de décrire l’imaginaire et les comportements de cette jalousie dont j’ai été le siège, de transformer l’individuel et l’intime en une substance sensible et intelligible que des inconnus, immatériels au moment où j’écris, s’approprieront peut-être. Ce n’est plus mon désir, ma jalousie, qui sont dans ces pages, c’est du désir, de la jalousie et je travaille dans l’invisible.