CCCXXXVI

Honneur au courage malheureux !

Ce fut M. de Marande qui apprit à Chante-Lilas la mort de madame Camille de Rozan et l’arrestation du gentilhomme américain.

La princesse de Vanves versa une larme au souvenir de son ancien amant et passa bien vite à un autre sujet de conversation.

C’est le propre de nos malheureuses grisettes de Paris, de donner jusqu’à leur chemise pour leur premier amant et une larme à peine pour les amants qui suivent.

– Il devait finir comme cela ! dit-elle quand M. de Marande lui annonça que Camille allait être pour le moins, et avec beaucoup de protections, condamné à plusieurs années de galères.

– Et pourquoi, chère amie, demanda M. de Marande, croyez-vous que tous ceux qui ont eu l’honneur de vous aimer finissent aussi tristement ? C’est un dénouement bien cruel !

– Ils ne font que changer de fers, répondit en souriant la grisette. Et puis, ajouta-t-elle en regardant d’un air railleur le nouveau ministre des finances, je ne dis pas que tous finissent ainsi ! Par exemple, toi, amour de mes yeux, tu n’auras pas assez péché sur la terre pour qu’on ne te loue pas une loge en paradis. À propos de loge et de paradis, quand débute définitivement la signora Carmélite ?

– Après-demain, répondit M. de Marande.

– M’as-tu retenu la loge découverte que je t’avais demandée ?

– Naturellement, répondit avec galanterie le banquier.

Faites voir

? dit-elle d’un air câlin en

entourant de ses deux bras le cou de M. de Marande.

– La voici, fit celui-ci en tirant le coupon de sa poche.

Chante-Lilas sauta sur le billet et le regarda en rougissant de plaisir.

– Ainsi, s’écria-t-elle, je serai en face des princesses !

– N’es-tu pas princesse toi-même ?

– C’est cela, moquez-vous de moi, dit d’un air boudeur la princesse de Vanves

; mais j’ai

consulté la Brocante, il y a trois mois, et elle m’a juré que j’étais fille d’un prince et d’une princesse.

– Ce n’est pas assez, mignonne, et elle t’a caché la vérité ! tu n’es pas seulement princesse, tu es reine. Les enfants trouvés sont les rois de la terre.

– Et les hommes perdus sont leurs ministres !

dit malicieusement Chante-Lilas en regardant le banquier. Enfin, je verrai donc les princesses de près ; car j’étais assez mal placée avant-hier à la Porte-Saint-Martin, à la première représentation de la pièce de votre ami Jean Robert, dont le titre ne me revient pas.

Les Guelfes et les Gibelins ! dit en souriant M. de Marande.

– C’est cela, les Guêpes et les Giffelins !

s’écria la princesse de Vanves. Cette fois, je retiendrai le nom. Où étais-tu donc, à la fin de la pièce, mon amour ?

– Je suis descendu dans la loge de madame de Marande pour la complimenter sur le succès de notre ami Jean Robert.

Ou pour me faire une infidélité, vilain coureur, interrompit Chante-Lilas. À propos de coureur, est-ce que c’est vrai que vous courez après toutes les femmes ?

– On le dit ! répondit avec assez de fatuité M.

de Marande en se rengorgeant ; mais, si je me permets de courir après toutes les femmes, je ne m’arrête qu’auprès d’une seule.

– Une grande dame ?

– La plus grande dame de ma connaissance.

– Une princesse ?

– Du sang.

– Et je la connais ?

– Naturellement, puisque c’est toi, princesse.

– Et vous dites que vous êtes à mes pieds !

Tu vois

! dit M. de Marande en

s’agenouillant devant Chante-Lilas.

– C’est cela, dit celle-ci en secouant la tête ; restez ainsi en pénitence

; vous l’avez bien

mérité.

– C’est une récompense, princesse. Ne disais-tu pas tout à l’heure que j’irais tout droit en paradis pour mes vertus ?

C’est que je me suis mal exprimée, interrompit la grisette. Il y a vertus et vertus, comme il y a péchés et péchés. Autrement dit, il y a des vertus qui sont des péchés, comme il y a des péchés qui sont des vertus.

– Par exemple, princesse ?

– C’est un péché d’aimer à demi une femme ; c’est une vertu de l’aimer tout à fait.

– Je ne te savais pas si casuiste, ma mignonne.

– J’ai porté du linge pendant quelque temps, dit en baissant les yeux et en rougissant la princesse de Vanves, chez les jésuites de Montrouge, qui m’ont édifiée sur...

– Sur la matière, interrompit le banquier.

– Oui, murmura Chante-Lilas à demi-voix ; oui, répéta-t-elle en étouffant un soupir.

– Tu ne pouvais t’adresser, ma belle, à des hommes plus instruits. Et que t’ont-ils appris de plus que la nature ne t’avait pas enseigné ?

– Mille choses que je n’ai pas... retenues, répondit la grisette en rougissant, quoiqu’elle ne rougît point facilement.

– Diable ! s’écria le ministre en se relevant, je vous quitte, princesse, de peur de vous faire souvenir de ce que vous avez si honnêtement oublié.

– Voilà une retraite jésuitique en diable ! dit Chante-Lilas en se mordant les lèvres, et qui ne rachète pas vos péchés, ajouta-t-elle en regardant fixement M. de Marande.

– Fixez vous-même le prix du rachat, dit le banquier.

– Commencez par vous remettre à genoux.

– M’y voici.

– Demandez-moi pardon de m’avoir offensée.

– Je vous demande humblement pardon de mes offenses, quitte à vous en demander le sujet.

– Vous l’ignorez ?

– Sans doute, puisque je vous le demande.

– Vous êtes un homme plus perverti que je ne le croyais.

Dépervertissez-moi, princesse, et

convertissez-moi.

– Le moyen ? soupira Chante-Lilas.

– Donne-moi la foi, mignonne.

– J’ai bien peur que la foi ne vous sauve pas.

– Essaie ! dit M. de Marande, un peu troublé de la tournure que prenait la conversation.

– Regarde-moi, dit Chante-Lilas en fixant sur le banquier ses grands yeux ondulants de volupté.

M. de Marande baissa les yeux sous le feu de ce regard.

– Eh bien, dit la grisette, que vous arrive-t-il ?

Seriez-vous, d’aventure, un peu chevalier de Malte, et avez-vous fait vœu de chasteté ?

M. de Marande sourit, mais d’assez mauvaise grâce.

– Enfant ! dit-il en prenant les mains de la princesse de Vanves et en les embrassant

;

enfant ! répéta-t-il, faute de pouvoir mieux dire.

Avouez que vous ne m’aimez pas, dit Chante-Lilas.

– Jamais je n’avouerai cela, dit le banquier.

– Alors avouez que vous m’aimez.

– J’aime mieux cela.

– Et... prouvez-le-moi, surtout.

M. de Marande fit une moue qui signifiait clairement : « J’aime moins cela. »

– Est-ce que vous n’attendez pas de monde ?

demanda-t-il, soit qu’il voulût changer le sujet de la conversation, soit qu’il espérât échapper au danger qui le menaçait, danger que les regards langoureux de la princesse rendaient à chaque minute de plus en plus imminent.

– Je n’attends que vous, répondit Chante-Lilas.

Elle était ravissante, ce jour-là, la princesse de Vanves ; elle avait des roses rouges sur les joues, des roses blanches dans les cheveux, du feu sur les lèvres, des flammes dans les yeux ; son cou blanc, un peu long, ondulait amoureusement comme le cou d’un cygne

; sa poitrine,

honnêtement grasse, se soulevait et s’abaissait par ondes inégales.

Assez emprisonnée pour faire naître le désir, assez décolletée pour l’exciter, voilée par une gaze bleue qui lui descendait jusqu’aux pieds, elle causait cette impression indéfinissable que produit la vue de la grotte d’azur dans l’éther bleu de laquelle on s’élance sans savoir si l’on en reviendra jamais.

M. de Marande était loin de méconnaître les beautés de ce spectacle ; il était encore plus loin de les savourer. L’important pour lui n’était pas tant de sortir ou de ne pas sortir de la grotte d’azur, que de s’y engager ; cependant il résolut de n’en rien faire paraître et il mit tout en œuvre pour avoir l’air passionné.

La princesse de Vanves, si femme qu’elle fût –

et elle l’était jusqu’au bout des ongles –, s’y méprit pendant quelque temps. Elle s’accusa intérieurement des froideurs de M. de Marande, mettant sa retenue sur le compte du mépris que le banquier devait professer pour elle.

Elle tenta donc de seconder ses efforts en s’accusant de légèreté, en confessant les fautes de sa vie, en promettant de s’amender, et de vivre à l’avenir assez dignement pour mériter l’estime d’un honnête homme. Tentative vaine, efforts stériles.

M. de Marande, dans un élan passionné, la serra dans ses bras en s’écriant :

– Que tu es belle, mignonne !

– Flatteur ! dit modestement Chante-Lilas.

– Je connais peu de créatures aussi jolies que toi !

– Vous ne me méprisez pas ?

– Te mépriser, princesse ! dit le banquier en lui baisant les bras depuis le poignet jusqu’à l’épaule.

– Vous m’aimez donc un peu ?

– Si je t’aime, ma toute belle ! Je t’aime trop.

Il prit le cou de la jeune femme dans ses mains, et, la regardant amoureusement, aussi amoureusement qu’il put, du moins :

– Par le printemps dont tu portes les couleurs !

dit-il, par la fleur dont tu portes le nom ! je t’aime énormément, princesse. Je te trouve une des plus charmantes créatures que j’aie vue dans ma vie.

Tu ressembles, à s’y tromper, à une de ces jolies filles qui émaillent le festin des noces de Cana dans le tableau de Paul Véronèse. Mais j’ai tort de chercher à qui tu ressembles, tu ne ressembles à nulle autre, tu ressembles à toi-même ; et voilà pourquoi j’ai une si vive tendresse pour toi ; avec un peu de bonne volonté, tu le verrais dans mes yeux.

– Dans vos yeux !... oui !... dit en souriant mélancoliquement Chante-Lilas.

Cependant M. de Marande s’était levé, et, arrivé à la hauteur des lèvres de la princesse de Vanves, sous forme de consolation, il l’embrassait plus vivement qu’à l’ordinaire.

Celle-ci, laissant tomber sa tête en arrière, murmura à voix basse, ou plutôt soupira d’une voix étouffée ces trois mots si expressifs dans une bouche amoureuse :

– Oh ! mon ami !... oh ! mon ami !

Mais l’ami qui, en cette conjoncture, n’était certainement pas digne de ce titre, soit qu’il craignît, pour des raisons à lui connues, de s’engager trop avant, soit qu’il fût certain de ne point s’engager suffisamment, l’ami, disons-nous, allait battre en retraite, quand ce collaborateur des gens d’esprit qu’on appelle le hasard lui envoya du renfort, sous la forme d’une sonnette qui retentit jusque dans le boudoir de la grisette.

– On a sonné, princesse, dit M. de Marande, dont le visage rayonna de joie.

– Je crois, en effet, qu’on a sonné ! répondit Chante-Lilas légèrement troublée.

Vous attendiez du monde

? demanda le

banquier, qui s’efforça de paraître contrarié.

– Je vous jure que non, répondit la grisette, et, si vous voulez prendre la peine de renvoyer la personne qui a sonné, vous me rendrez un véritable service. J’ai donné congé à ma femme de chambre et je ne puis pas dire moi-même que je n’y suis pas.

– C’est trop juste, princesse, dit en souriant M.

de Marande ; je vais donc renvoyer cet importun.

Il se dirigea vers la porte de sortie, bénissant l’être, quel qu’il fût, qui le tirait d’un si mauvais pas. Il revint au bout d’un instant.

– Devinez qui c’est, princesse, dit-il.

– La comtesse du Battoir, sans doute ?

– Non, princesse.

– Ma nourrice, peut-être.

– Encore moins.

– Ma couturière ?

– Non ; un jeune homme !

– Un créancier ?

Les créanciers sont toujours vieux, princesse ! Un jeune homme ne peut être que le débiteur d’une jolie femme.

– C’est peut-être mon cousin Alphonse ! dit en rougissant Chante-Lilas.

– Non, princesse ; c’est un jeune et joli garçon qui vient, dit-il, de la part de M. Jean Robert.

– Ah ! je sais ce que c’est. C’est un pauvre garçon qui n’a pas de quoi payer sa place à la porte Saint-Martin et qui vient me demander ma protection auprès de Jean Robert. Ils sont du même pays ; mais c’est un jeune homme fort timide et il n’ose pas adresser sa requête à son compatriote... de façon...

– De façon qu’il vient vous l’adresser, à vous, continua M. de Marande, et il a, ma foi, bien raison, princesse. Il est charmant, ce garçon ! Et vous dites qu’il est pauvre ?

– Aussi pauvre que jeune.

– Et que vient-il faire à Paris ?

– Chercher fortune.

– Vous voulez dire bonne fortune, princesse, puisqu’il s’est adressé a vous. Et sait-il quelque chose, en dehors de la science... naturelle ?

– Il sait lire et écrire... comme tout le monde.

– Comme tout le monde, c’est beaucoup dire, pensa le banquier, qui connaissait l’écriture et le style de la grisette. Et saurait-il aussi compter par hasard ?

– Il est reçu batelier ès lettres ! dit Chante-Lilas.

– S’il est vraiment reçu batelier, continua le banquier, je me charge de lui donner une barque à conduire.

– Vous feriez cela pour lui que vous ne connaissez pas du tout ? s’écria Chante-Lilas.

– Je ferai cela pour vous que je ne connais pas assez... répondit galamment M. de Marande.

Vous pouvez me l’adresser dès demain au ministère. S’il est aussi intelligent qu’agréable, je me charge de son avenir. Et, à ce propos, princesse, parlons un peu du vôtre, pour éviter d’être jamais dérangés comme nous venons de l’être. J’ai peur que vous ne vous soyez méprise sur le rôle que je vous priais de jouer dans ma vie. Je suis un homme fort occupé, princesse, et les affaires de l’État, sans parler des miennes, m’absorbent si exclusivement, qu’il ne m’est point permis, comme au vulgaire, de m’amuser aux bagatelles de la porte. D’un autre côté, je suis forcé, par une raison toute d’économie politique qu’il serait trop long de vous expliquer, je suis contraint, dis-je, de sembler avoir une maîtresse.

Me faites-vous l’honneur de me comprendre, princesse ?

– Parfaitement ! répondit Chante-Lilas.

– Eh bien, ma chère amie, sans reproche, vous y avez mis le temps. Mais, pour que vous ne l’oubliez pas, j’ai formulé le sens véritable de nos rapports dans une sorte de traité que je vous laisse, afin que vous le méditiez à loisir. Vous serez, j’espère, satisfaite du prix que j’attache à l’originalité de nos relations. Et maintenant, princesse, permettez-moi de rajuster un peu les boucles de vos cheveux, que j’ai eu la maladresse de faire sortir de leur enveloppe.

Et M. de Marande, tirant de son portefeuille plusieurs billets de mille francs, en enveloppa, sous forme de papillotes, les cheveux de la princesse de Vanves.

Adieu, princesse, dit-il après l’avoir paternellement baisée au front ; je vais vous envoyer le pays de M. Jean Robert ; je suis sûr que ce garçon-là nous fera le plus grand honneur à tous les deux ; et si son ramage répond à son plumage, vous aurez véritablement trouvé le phénix dont parle Juvénal.

Et M. de Marande quitta la boudoir de la grisette, enchanté d’en être quitte à si bon marché.