CCXCIII
Ce qui s’était passé tandis que M. Jackal faisait arrêter Salvator et que Salvator faisait arrêter M. Jackal.
Pour que nous arrivions à trouver l’explication du mystère qui vient d’épouvanter Salvator, il faut que nous en revenions à M. Gérard sortant du bureau de M. Jackal, muni de son passeport et plein de hâte de quitter la France.
Nous ne dirons pas les émotions multiples auxquelles le philanthrope de Vanves était en proie, en suivant le long corridor et l’escalier obscur et tortueux qui conduisaient du cabinet de M. Jackal à la cour de la préfecture : les confrères de l’honnête personnage, groupés ou errants sous cette voûte sombre, disparue aujourd’hui ou près de disparaître, et qui semblait sans exagération un soupirail de l’enfer, lui firent l’effet d’autant de démons prêts à fondre sur lui et à lui enfoncer les ongles dans la chair.
Aussi franchit-il rapidement la cour, comme s’il eût craint d’être reconnu et arrêté par les agents, plus rapidement encore la grille, comme s’il eût craint que la grille ne se fermât devant lui et ne le retînt prisonnier.
À la porte, il retrouva son cheval – dont il avait mis la bride aux mains d’un
commissionnaire –, donna quelques pièces de monnaie à l’homme, et sauta sur la bête avec la légèreté d’un coureur de Newmarket ou d’Epsom.
La route fut un long cauchemar, une marche forcée au triple galop de son cheval ; quelque chose de pareil à la course fantastique du roi des Aulnes à travers la forêt.
De l’orage qui venait de s’abattre avec tant de bruit de flamme sur la terre, il restait une grande nuée noire qui couvrait la lune ; de rapides éclairs, dernières palpitations de la tempête, jetaient seuls et de temps en temps, sans être suivis d’aucun fracas, leur lumière livide et sinistre sur le fantastique voyageur, qui, rappelé aux terreurs de sa jeunesse, eût fait, s’il l’eût osé, le signe de la croix à chacun de ces éclairs. En somme, c’était une sombre nuit, faite pour jeter l’épouvante dans la conscience la moins coupable ; aussi le philanthrope de Vanves, qui se rendait justice et était loin de se ranger dans la catégorie des cœurs innocents, sentit-il une sueur froide ruisseler le long de son corps, tandis que tout son sang semblait se figer de plus en plus dans ses veines.
Encore dix minutes de cette course effrénée, et il atteignit Vanves. Mais son cheval, si vigoureux qu’il fût, harcelé de coups d’éperon depuis la rue de Jérusalem, et fatigué déjà de sa première course, semblait chanceler entre ses jambes et menacer de s’abattre à chaque pas ; le vent s’engouffrait dans ses naseaux démesurément ouverts, mais semblait ne plus pouvoir pénétrer jusqu’à ses poumons.
M. Gérard jeta un regard perçant sur l’horizon insondable afin de juger dans combien de minutes il pouvait arriver, soutint l’animal de la bride et des genoux, et, comprenant que, s’il s’arrêtait un instant, son cheval tomberait là où il s’arrêterait, il lui enfonça impitoyablement ses éperons dans le ventre.
Au bout de cinq ou six minutes qui lui parurent des heures, il commença de distinguer dans l’obscurité la silhouette sombre de son château ; quelques secondes après, il était devant la porte.
Ce qu’il avait prévu arriva ; au moment où il s’arrêtait devant cette porte, son cheval s’affaissa sous lui.
Il s’attendait à cet accident, de sorte qu’il prit ses précautions et se trouva debout au moment où le cheval, lui, se trouvait à terre.
Cet événement, qui, en tout autre temps, eût éveillé l’attendrissement de M. Gérard, dont la philanthropie débordait d’habitude des hommes sur les animaux, ne produisit en ce moment sur lui qu’un assez mince effet ; son but, son seul but, son unique but, était de prendre autant d’avance que possible sur les estafiers que la fantaisie de M. Jackal – et M. Gérard savait combien son protecteur était fantaisiste –, que la fantaisie de M. Jackal, se ravisant derrière lui, pouvait mettre à ses trousses. Il était arrivé chez lui, son but était atteint ; peu lui importait dès lors la vie ou la mort du noble animal qui l’avait sauvé.
On sait que le philanthrope de Vanves n’était pas précisément un modèle de gratitude.
Il laissa donc le cheval où il était, sans le desseller, assez peu inquiet de ce que deviendrait le cadavre, qui, selon toute probabilité, ne serait reconnu que le lendemain matin, l’animal étant tombé contre la maison et non au milieu de la route ; puis il ouvrit précipitamment la porte, la referma plus précipitamment encore derrière lui à double pêne et à triple verrou, monta rapidement deux étages, tira d’un cabinet qui lui servait de botterie une énorme malle de cuir, la traîna dans sa chambre à coucher, et alluma une bougie.
Là, il respira une seconde... Son cœur battait de telle façon, qu’il put craindre un instant qu’il ne se rompît. Pendant cette seconde, il demeura debout, la main appuyée sur sa poitrine, essayant de se rendre maître de sa respiration ; puis, échappé à cette espèce d’asphyxie, il commença à s’occuper de ce suprême préparatif de départ qu’on appelle faire sa malle.
Un homme caché dans un coin de cette chambre à coucher, si peu perspicace qu’il fût, eût découvert dans M. Gérard un criminel, rien qu’à voir la façon insensée dont il brassait cette besogne, qui demande d’habitude tant de réflexion, entassant au hasard, dans les profondeurs de la malle, le linge et les vêtements qu’il arrachait de l’armoire à glace et des tiroirs de la commode ; mêlant les bas avec les faux cols, les chemises avec les gilets ; fourrant des bottes dans les poches d’habit, des souliers dans les manches des redingotes
; tressaillant au
moindre bruit et s’arrêtant pour essuyer avec une chemise ou une serviette son front pâle et ruisselant de sueur.
Lorsqu’il s’agit de fermer la malle, elle était tellement bourrée, que M. Gérard ne put venir à bout de rapprocher la gâche de la serrure ; il y employa toutes ses forces, mais inutilement.
Alors, au hasard, il prit à pleines mains linge et habits, jeta tout par la chambre, et finit par joindre le dessus au dessous.
Après quoi, il ouvrit son secrétaire, prit dans un tiroir fermé à double tour un portefeuille qui contenait pour deux ou trois millions de valeurs sur les banques d’Autriche et d’Angleterre, valeurs qu’il tenait toutes préparées pour ce cas de fuite qui se présentait enfin.
Il détacha deux pistolets à double canon accrochés à son chevet et à la portée de sa main, puis descendit rapidement les escaliers, courut aux écuries, attela lui-même les deux chevaux de voiture à sa calèche, qu’il comptait conduire en cocher jusqu’à Saint-Cloud ; là, il trouverait des chevaux de poste, laisserait ses chevaux à lui, recommanderait au maître de poste d’en avoir soin jusqu’à son retour, et prendrait la route de Belgique.
En vingt heures et en payant doubles guides aux postillons, il aurait passé la frontière.
Les chevaux attelés, il mit les pistolets dans les poches de la calèche, ouvrit la grille de la rue pour n’avoir pas à descendre de son siège, et remonta pour prendre sa malle.
La malle était horriblement lourde. M. Gérard fit quelques efforts pour la charger sur son épaule ; mais il comprit qu’il se livrait à un travail inutile.
Il prit donc le parti de la traîner après lui.
Mais, au moment où il se penchait pour la saisir par la poignée de cuir, il lui sembla entendre un léger bruit, comme le frôlement d’une robe, du côté de l’escalier.
Il se retourna vivement.
Dans l’encadrement sombre de la porte, une figure blanche avait apparu.
La porte figurait la niche ; la figure blanche, la statue.
Que signifiait cette apparition ?
Quelle qu’elle fût, M. Gérard recula devant elle.
L’apparition sembla détacher péniblement ses pieds du sol et fit deux pas en avant.
Moins la plate et vile figure du meurtrier, on eût cru assister à une représentation de Don Juan, au moment où le commandeur, marchant à pas muets sur les dalles de la salle du festin, fait reculer devant lui son hôte épouvanté.
– Qui est là ? demanda enfin M. Gérard, dont les dents claquaient de terreur.
– Moi, répondit le fantôme d’une voix si grave, qu’elle semblait sortir du fond d’un sépulcre.
– Vous ? demanda M. Gérard, le cou tendu et l’œil fixe, cherchant à reconnaître le nouveau venu sans pouvoir y réussir, tant la terreur étendait sur sa vue un voile épais ; qui est-ce, vous ?
Le fantôme ne répondit point, mais de nouveau fit deux pas en avant, et, entré dans le cercle de lumière tremblante projeté par la bougie, il abaissa son capuchon.
C’était bien un fantôme, en effet ; jamais maigreur plus dévorante ne s’était despotiquement emparée d’une créature humaine ; jamais pâleur plus cadavéreuse ne s’était répandue sur un visage humain.
– Le moine ! s’écria l’assassin, de la même voix qu’il eût dit : « Je suis mort ! »
– Ah ! vous me reconnaissez enfin ! dit l’abbé Dominique.
–
Oui... oui... oui... je vous reconnais
!...
balbutia M. Gérard.
Puis, réfléchissant à la faiblesse apparente du moine et à l’humble et pieuse mission qu’il avait à accomplir sur la terre, il reprit avec un peu plus de courage :
– Que me voulez-vous ?
– Je vais vous le dire, répondit doucement l’abbé.
–
Pas dans ce moment, dit M. Gérard
;
demain... après demain.
– Pourquoi pas tout de suite ?
– Parce que je quitte Paris pour vingt-quatre heures, que je suis très pressé de partir, et que je ne puis retarder mon départ d’un seul moment.
– Il faut cependant que vous m’écoutiez, dit le moine d’une voix ferme.
– Un autre jour, mais pas aujourd’hui, pas ce soir, pas en ce moment.
Et M. Gérard prit sa malle ; il fit deux pas en la tirant après lui et en se dirigeant vers la porte.
Le moine recula de manière à fermer la porte avec son corps.
– Vous ne passerez pas ! dit-il.
– Laissez-moi passer ! hurla l’assassin.
– Non, dit le moine d’une voix calme mais ferme.
M. Gérard comprit alors qu’il allait se passer entre lui et ce vivant fantôme quelque chose de terrible. Il jeta les yeux sur la place où d’habitude étaient suspendus ses pistolets.
Il venait de les détacher et de les porter dans la calèche.
Il regarda autour de lui s’il n’apercevait point quelque arme à la portée de sa main.
Aucune.
Il fouilla convulsivement dans ses poches pour y trouver un couteau. Rien.
– Oui, n’est-ce pas ? dit le moine, vous me tueriez – comme vous avez tué votre neveu ! –
Mais, eussiez-vous une arme, vous ne me tueriez pas ! Dieu veut que je vive !
En voyant ce visage ferme, en entendant cette voix solennelle, M. Gérard sentit sa première terreur s’emparer de nouveau de lui.
– Et maintenant, dit le moine, voulez-vous m’écouter ?
– Parlez donc ! dit M. Gérard en grinçant des dents.
– Je viens pour la dernière fois, dit le moine d’une voix triste, vous demander la permission de révéler votre confession.
– Mais c’est ma mort que vous me demandez là ! c’est me conduire par la main à l’échafaud ! –
Jamais ! jamais !
– Non, je ne demande pas votre mort ; car, cette permission, qui me relève de mon vœu, une fois accordée, je vous laisse partir.
– Oui, et derrière moi vous allez me dénoncer, derrière moi vous faites jouer le télégraphe, et je ne suis pas à dix lieues, qu’on m’arrête !...
Jamais ! jamais !
– Je vous donne ma parole, monsieur – et vous savez si je suis esclave de ma parole –, que, demain à midi seulement, j’userai de la permission.
–
Non
! non
! non
! répéta M. Gérard en
s’encourageant lui-même par la violence de son refus.
– Demain à midi, vous pouvez être sorti de France.
– Et si vous obtenez l’extradition ?
– Je ne la demanderai pas. Je suis un homme de paix, monsieur ; je demande que le pécheur se repente et non qu’il soit puni. Je veux, non pas que vous mouriez, mais que mon père ne meure pas.
– Jamais ! jamais ! vociféra l’assassin.
– Ah ! c’est épouvantable ! dit, comme s’il se parlait à lui-même, l’abbé Dominique. Mais vous n’entendez donc pas, vous ne comprenez donc pas mes paroles ? vous ne voyez donc pas ma douleur ? vous ne savez donc pas que je viens de faire huit cents lieues à pied, que j’ai été à Rome, et que j’en suis revenu pour obtenir du saint-père le droit de révéler votre confession, et... et que je ne l’ai pas obtenu ?...
M. Gérard avait cru sentir passer l’aile de la Mort ; mais, cette fois encore, l’aile de la Mort s’éloignait sans toucher son front. Sa tête, courbée un instant, se releva.
– Oh ! vous le savez, dit-il, l’engagement que vous avez pris vis-à-vis de moi est formel. Après ma mort, oui ! mais, tant que je vivrai, non !...
Le moine frissonna et répéta machinalement :
– Après sa mort, oui ! mais, tant qu’il vivra, non !...
– Laissez-moi donc passer, reprit M. Gérard, puisque vous ne pouvez rien contre moi.
– Monsieur, dit le moine en étendant ses deux bras blancs pour barrer la porte, ce qui lui donna l’attitude d’un crucifix, dont il avait déjà la pâleur ; savez-vous que l’exécution de mon père est fixée à demain quatre heures ?
M. Gérard ne répondit point.
– Savez-vous qu’à Lyon, je suis tombé malade de fatigue ? savez-vous que j’ai pensé y mourir ?
savez-vous qu’ayant fait vœu d’accomplir la route à pied et n’ayant pu me remettre en chemin qu’il y a huit jours, savez-vous que j’ai fait aujourd’hui près de vingt lieues ?
M. Gérard continua de garder le silence.
– Savez-vous, reprit le moine, que j’ai fait tout cela, fils pieux, autant pour sauver l’honneur que la vie de mon père ? savez-vous qu’au fur et à mesure que les obstacles s’élevaient devant moi, je faisais serment que nul obstacle ne m’empêcherait de le sauver
? savez-vous
qu’après ce serment terrible, quand je pouvais trouver votre grille fermée, j’ai trouvé cette grille ouverte ? que, quand je pouvais ne vous revoir jamais, je vous revois face à face ? N’apercevez-vous pas la main de Dieu dans tout cela, monsieur ?
– Je vois, au contraire, que Dieu ne veut pas que je sois puni, moine, puisque la religion te défend de révéler la confession, et que tu as été inutilement à Rome pour obtenir une dispense du saint-père !
Puis, faisant un mouvement de menace qui indiquait qu’à défaut d’armes, il était décidé à recourir à une lutte corps à corps :
– Laissez-moi donc passer, ajouta-t-il.
Mais le moine étendit de nouveau les bras pour lui fermer la porte. Puis, de la même voix calme et ferme :
– Monsieur, lui dit-il, croyez-vous que, pour vous persuader, j’aie employé toutes les paroles, toutes les prières, toutes les supplications qui peuvent avoir un écho dans le cœur de l’homme ?
croyez-vous qu’il y ait un moyen de sauver mon père en dehors de celui que je vous propose ? S’il y en a un, dites-le, je ne demande pas mieux que de l’employer – dût-il tuer mon corps dans ce monde, dût-il perdre mon âme dans l’autre ! –
Oh ! si vous en connaissez un, dites ! dites-le ! je me mets à vos genoux pour vous supplier de sauver mon père...
Et le moine tomba à genoux, les mains étendues, le regard suppliant.
– Je n’en connais pas, dit impudemment le misérable ; laissez-moi passer.
– J’en connais un, moi, dit le moine ; que Dieu me pardonne de l’employer... Puisque je ne puis révéler ta confession qu’après ta mort, meurs donc !
Et, en même temps, tirant un couteau de sa poitrine, il le plongea dans le cœur de l’assassin.
M. Gérard ne poussa pas un cri. Il tomba roide mort.
L’abbé Dominique se releva, alla au cadavre, et reconnut que toute vie avait cessé.
– Mon Dieu, dit-il, prenez pitié de son âme et pardonnez-lui dans le ciel comme je lui pardonne sur la terre !
Puis, remettant le couteau tout ensanglanté dans sa poitrine, il sortit de la chambre sans même regarder derrière lui, descendit l’escalier, traversa lentement le parc, et sortit par la grille qui lui avait donné entrée.
Le ciel était calme, la nuit sereine ; la lune brillait comme un globe de topaze, les étoiles scintillaient comme des diamants.