CCXCI
Où différents moyens de sauver M. Sarranti sont soumis à l’approbation de M. Jackal.
Au moment où M. Jackal voyait se balancer, liane sinistre, la corde qui allait être, ainsi que l’eût dit M. Prudhomme, non pas le plus beau, mais le dernier jour de sa vie ; au moment où, vigoureusement saisi au collet et enlevé du sol, il allait se voir passer autour du cou le nœud fatal ; au dernier moment enfin, deux hommes, comme nous l’avons dit, apparurent brusquement, sortant on ne sait d’où, de terre sans doute, mais de quel côté ? c’est ce que personne n’eût pu dire, et surtout M. Jackal, qui, on le comprend bien, ne jouissait pas en cet instant de sa présence d’esprit coutumière.
L’un des deux hommes étendit la main et prononça ce seul mot :
– Arrêtez !
À ce mot, le frère qui pour le moment était chargé du rôle d’exécuteur – et qui n’était autre que notre ami Jean Taureau –, lâcha M. Jackal, lequel retomba sur ses pieds et poussa un cri de joie et de surprise en reconnaissant Salvator dans l’homme qui avait dit : « Arrêtez ! »
C’était Salvator, en effet, suivi du frère que le général Lebastard de Prémont avait expédié, avec le mot du chef de police, pour faire mettre Salvator en liberté.
– Ah ! cher monsieur Salvator, s’écria M.
Jackal transporté de reconnaissance, je vous dois la vie !
– Et c’est la seconde fois, autant que je puis me le rappeler, répondit sévèrement le jeune homme.
– La seconde, la troisième, se hâta de dire M.
Jackal, je l’avoue à la face du ciel, en présence de cet instrument de supplice. Mettez ma reconnaissance à l’épreuve, et vous verrez si je suis ingrat.
–
Soit, et à l’instant... Chez les hommes comme vous, monsieur Jackal, il ne faut pas donner à ces sortes de sentiments le temps de se refroidir. Suivez-nous, s’il vous plaît.
– Oh ! avec plaisir, dit M. Jackal en jetant un dernier regard sur la fosse et sur la corde qui se balançait au-dessus d’elle.
Et il emboîta le pas derrière Salvator, non sans avoir légèrement frissonné en passant devant Jean Taureau, lequel ferma la marche, comme pour indiquer à M. Jackal qu’il n’en avait pas encore tout à fait fini avec cette corde et cette fosse dont on s’éloignait.
Au bout de quelques secondes, ils arrivèrent à l’endroit où M. Jackal avait fait tant de façons pour écrire son testament.
Les carbonari étaient toujours réunis et causaient à voix basse.
Le groupe s’entrouvrit et donna passage à Salvator, suivi de Jean Taureau, qui ne le quittait pas plus que son ombre – ombre terrible et qui glaçait de peur M. Jackal !
M. Jackal remarqua, à son grand chagrin, en voyant tous les yeux se fixer sur lui et tous les front se plisser à sa vue, que sa présence, qui semblait être pour chacun un objet de surprise, ne paraissait être pour personne un sujet de satisfaction.
En effet, tous ces regards fixés sur lui exprimaient unanimement cette même pensée :
« Pourquoi nous ramenez-vous ce personnage ? »
– Oui, oui, je comprends parfaitement, mes frères, dit Salvator. Vous vous étonnez de revoir M. Jackal parmi vous, au moment où vous le croyiez sérieusement occupé de rendre son âme à Dieu ou au diable. Eh bien, voici le raisonnement que je me suis fait et auquel M. Jackal doit la vie, momentanément du moins, je ne veux pas m’engager : j’ai compris que M. Jackal mort ne pouvait plus nous servir à rien, tandis que M.
Jackal vivant pouvait nous être d’une grande utilité, pour peu qu’il y mît de la bonne volonté, ce dont je ne doute pas, avec la connaissance que j’ai de son caractère. N’est-ce pas, monsieur Jackal, ajouta Salvator en se tournant vers lui, n’est-ce pas que vous allez y mettre toute la bonne volonté possible ?
–
Vous avez répondu de moi, monsieur Salvator ; je ne vous ferai pas mentir, soyez tranquille
; cependant je m’adresse à votre
suprême équité pour ne me demander que des choses dans la mesure de mes moyens.
Salvator fit un signe de tête qui voulait dire :
« Soyez tranquille. » Puis, se tournant vers les carbonari :
– Frères, dit-il, puisque l’homme qui pouvait déjouer nos plans est devant nous, je ne vois pas pourquoi nous ne discuterions pas ces plans en sa présence ; M. Jackal est de bon conseil, et je ne doute pas qu’il ne nous remette dans le droit chemin si nous nous égarons.
M. Jackal approuva ces paroles en hochant affirmativement la tête. Le jeune homme se retourna vers lui.
–
L’exécution est-elle toujours fixée à demain ? lui demanda-t-il.
– À demain, répondit M. Jackal, oui.
– À demain, quatre heures ?
– Quatre heures, répéta M. Jackal.
– Bien, dit Salvator.
Puis, jetant un regard à droite et à gauche, et s’adressant au compagnon de voyage de M.
Jackal :
– Qu’avez-vous donc fait dans cette prévision, frère ?
– Voici, répondit le carbonaro : j’ai loué toutes les fenêtres du premier étage du quai Pelletier et toutes les fenêtres de la place de Grève, depuis les mansardes jusqu’au rez-de-chaussée.
– Mais, fit M. Jackal, vous en aurez eu pour une certaine somme !
–
Pour une misère
: cela me coûte cent
cinquante mille francs.
– Continuez, frère, dit Salvator.
–
J’ai quatre cents fenêtres, continua le carbonaro ; à trois hommes par fenêtre, c’est douze cents hommes ; j’en ai éparpillé quatre cents rue du Mouton, rue Jean-de-Lépine, rue de la Vannerie, rue du Martroy et rue de la Tannerie, c’est-à-dire dans toutes les issues qui débouchent sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; deux cents autres seront échelonnés de la porte de la Conciergerie à la place de Grève ; chacun de ces hommes sera armé d’un poignard et de deux pistolets.
– Peste ! cela a dû vous coûter plus cher que vos quatre cents fenêtres.
– Vous vous trompez, monsieur, répondit le carbonaro : cela ne m’a rien coûté ; les fenêtres se louent, mais les cœurs se donnent.
– Continuez, dit Salvator.
– Voici comment le mouvement s’opérera, reprit le carbonaro. Les bourgeois, les badauds, les femmes, les enfants, à mesure que l’on avancera vers la place, seront refoulés du côté du quai de Gèvres et du pont Saint-Michel par nos hommes, qui, sous aucun prétexte, ne laisseront entamer leurs rangs.
M. Jackal écoutait avec la plus grande attention et le plus grand étonnement.
– La charrette, continua le carbonaro, suivie d’un piquet de gendarmerie, sortira de la Conciergerie vers trois heures et demie, et se dirigera vers la place de Grève, par le quai aux Fleurs ; il ne lui sera fait aucun obstacle jusqu’au bout du pont Saint-Michel ; là, un de mes Indiens se jettera sous les roues de la voiture et se fera écraser.
– Ah ! interrompit M. Jackal, j’ai l’honneur de parler, à ce qu’il paraît, à M. le général Lebastard de Prémont.
– À lui-même, répondit celui-ci ; vous vous doutiez donc que j’étais à Paris ?
– J’en avais la certitude... Mais faites-moi la grâce de continuer, monsieur. Vous disiez donc qu’un de vos Indiens se jetterait sous les roues de la voiture et se ferait écraser...
Et M. Jackal, profitant de l’interruption qu’il avait faite lui-même, fouilla à sa poche, en tira sa tabatière, l’ouvrit, aspira avec sa sensualité ordinaire une énorme prise de tabac, et écouta comme si, en s’encombrant le nez, il s’était ouvert les oreilles.
– À la vue de cet accident, qui fera jeter les hauts cris à la foule et détournera un instant l’attention de l’escorte, reprit le général, tout ce qu’il y aura d’hommes à la portée de la charrette la renversera en poussant un cri convenu qui fera sortir tous nos hommes des rues adjacentes et descendre tous ceux qui seront aux fenêtres ; supposez que sept ou huit cents me manquent, c’est donc à peu près mille hommes qui, en une minute, entoureront la voiture à droite, à gauche, devant, derrière, interceptant le passage. Les traits des chevaux coupés, la charrette renversée, dix hommes à cheval enlèveront le condamné ; je serai un de ces dix hommes. Je réponds d’une chose sur deux : ou de me faire tuer, ou d’enlever M. Sarranti. – Frère, acheva le général en se tournant vers Salvator, voilà mon projet ; le croyez-vous praticable ?
– Je m’en rapporte à M. Jackal, dit Salvator en se tournant vers le chef de police ; lui seul peut nous dire combien nous avons de chances de réussite ou de défaite. Donnez-nous donc votre opinion, monsieur Jackal, mais donnez-la-nous dans toute sa sincérité.
– Mon Dieu, monsieur Salvator, répondit M.
Jackal, qui, en voyant le danger, non pas disparaître, mais s’éloigner, retrouvait un peu de son sang-froid, je vous jure sur ce que j’ai de plus cher au monde, c’est-à-dire sur ma vie, que si je connaissais un moyen de sauver M. Sarranti, je vous le donnerais ; mais, malheureusement, c’est moi qui ai pris les mesures pour qu’il ne pût pas être sauvé ; il en résulte que je cherche ce moyen ardemment, je vous en réponds, mais que j’ai beau appeler à mon aide toutes les ressources de mon imagination, que j’ai beau appeler à mon secours tous mes souvenirs d’évasion et d’enlèvement de prisonnier, je ne trouve rien, absolument rien.
– Pardon, monsieur, répondit Salvator ; mais vous vous écartez de la question, ce me semble : je ne vous demande pas un moyen de sauver M.
Sarranti, je vous demande seulement si vous croyez bon celui du général.
– Permettez, cher monsieur Salvator, répliqua M. Jackal, il me semble, au contraire, que je réponds on ne peut plus catégoriquement à votre question ; vous dire que je ne trouve pas de moyen, c’est vous dire que je n’approuve pas celui de l’honorable préopinant.
– Et pourquoi cela ? demanda le général.
– Expliquez-vous, insista Salvator.
– C’est bien simple, messieurs, continua M.
Jackal ; par le désir même que vous avez de délivrer M. Sarranti, vous pouvez juger du désir qu’a le gouvernement qu’on ne le lui enlève pas ; or, et c’est ici que je vous demande bien humblement pardon ; j’ai été chargé d’assurer l’exécution du condamné ; je m’y suis donc pris à l’avance, et j’ai fait un plan qui est tout à fait le frère du vôtre, frère ennemi, bien entendu.
– Nous vous pardonnons, c’était votre devoir ; mais, maintenant, dites-nous toute la vérité ; c’est votre intérêt.
– Eh bien, continua M. Jackal avec un peu plus d’assurance, quand j’ai appris l’arrivée en France du général Lebastard de Prémont, à la suite de l’évasion manquée du roi de Rome...
– Vous saviez depuis si longtemps que j’étais à Paris ? demanda le général.
– Je l’ai su un quart d’heure après votre arrivée, répondit M. Jackal.
– Et vous ne m’avez pas fait arrêter ?
– C’eût été, permettez-moi de vous le dire, général, l’enfance complète de l’art : en vous faisant arrêter à votre arrivée à Paris, j’ignorais ce que vous y veniez faire, ou je n’en savais que ce que vous voudriez bien m’en dire ; tandis qu’au contraire, en vous laissant agir, je me mettais au courant de tout. Ainsi j’avais cru d’abord que vous veniez recruter pour le compte de Napoléon II. Je me trompais ; mais, grâce à la liberté que je vous ai laissée, j’ai su l’amitié qui vous unissait à M. Sarranti ; j’ai appris que vous étiez en relation avec M. Salvator ; j’ai été averti de la visite que vous aviez faite ensemble au parc de Viry ; quand j’ai su enfin que le général, affilié aux carbonari, à Florence, s’était fait recevoir maçon à la loge du Pot-de-Fer, je me suis dit que le général, par cette double relation et agissant au nom de M. Sarranti, pouvait mettre cinq cents, mille, deux mille hommes même sur pied pour sauver M. Sarranti ; vous voyez que je ne me suis trompé que de deux cents. Je me suis dit encore : Le général est riche comme un nabab, il va dévaliser tous nos armuriers ; mais, par les armuriers eux-mêmes, je saurai à quoi m’en tenir sur le nombre des armes, et, par conséquent, sur le nombre des hommes ; or, il a été acheté, à Paris, depuis huit jours, treize cents paires de pistolets et huit cents fusils de chasse, et, en mettant à cent paires de pistolets les pistolets achetés par le public, à deux cents fusils de chasse les fusils achetés par les chasseurs, restent six cents fusils et douze cents paires de pistolets pour vous : quant aux poignards, vous avez dû en acheter de huit à neuf cents.
– C’est bien cela, dit le général.
– Qu’ai-je fait alors ? continua M. Jackal. Ce que vous eussiez fait à ma place. Je me suis dit : Le général va armer deux mille hommes, armons-en six mille ; un tiers de ces six mille hommes stationne depuis hier dans les caves de l’hôtel de ville ; deux autres mille sont entrés cette nuit à Notre-Dame, dont les portes seront fermées aujourd’hui toute la journée, pour cause de réparations. Enfin deux autres mille, les deux derniers, qui auront l’air de traverser Paris pour se rendre à Courbevoie, feront halte sur la place Royale, et, à trois heures et demie, marcheront droit sur la place de Grève ; vous voyez que vos dix-huit cents hommes seront pris comme dans un filet par mes six mille hommes. Voilà mon objection, général, comme stratégiste et comme philanthrope. Comme stratégiste, je vous bats ; j’ai l’avantage des armes, du drapeau, de l’uniforme, du ralliement, enfin. Comme philanthrope, je vous dis : Vous risquez une tentative inutile qui ne peut être qu’une échauffourée, puisqu’elle est prévue ; en outre –
et ceci vaut bien la peine que vous y pensiez, monsieur Salvator –, en outre, vous manquez vos élections. Les bourgeois, à qui vous aurez fait peur, et qui, pendant quatre jours, auront eu leurs boutiques fermées, se retireront de vous ; les royalistes crieront que Napoléon II s’entend avec les jacobins, et que tous les bons citoyens doivent se réunir contre la Révolution... Voilà, je crois, quelles seront les conséquences de cette catastrophe. Faites maintenant de mon avis ce que vous voudrez ; mais, du fond de mon cœur, je vous avertis que cet expédient ne sauve pas M.
Sarranti et vous perd à tout jamais, d’autant plus que ce que vous aurez essayé de faire, vous ne l’aurez pas fait pour un bonapartiste ou un républicain ; vous l’aurez fait pour un assassin et un voleur. Le procès est là.
Salvator et le général Lebastard de Prémont échangèrent un regard qui fut compris par tous les carbonari.
–
Vous avez raison, monsieur Jackal, dit Salvator. Et, bien que vous soyez l’unique cause de tout le mal qui pourrait nous arriver, je ne vous en remercie pas moins, au nom des frères présents et des frères absents. Quelqu’un a-t-il à présenter un plan meilleur
? demanda-t-il en
interrogeant des yeux tout le cercle.
Personne ne répondit.
M. Jackal poussa un profond soupir ; il était véritablement au désespoir. Ce désespoir semblait partagé par la meilleure partie des carbonari.
Salvator seul conservait son inaltérable sérénité.
Comme l’aigle plane au-dessus des nuages, il semblait planer au-dessus des destinées humaines.