CCCXIII

Symphonie pastorale.

La ville d’Amsterdam, qui pourrait bien devenir un jour le grand port central du monde si on y parlait une autre langue que le hollandais, est une Venise gigantesque. Mille canaux étreignent le bas de ses maisons comme de longs rubans de moire

; mille rayons de couleurs

éclatantes étincellent au faîte de leurs toits.

Certes, une maison peinte en rouge, ou en vert, ou en jaune, est une maison prétentieuse, une maison laide, vue isolément ; mais toutes ces couleurs réunies s’harmonisent délicieusement entre elles et font de cette grande ville un immense arc-en-ciel de pierre.

Puis, non seulement la couleur, mais encore la forme de toutes ces maisons est agréable, tant elle offre de variété, d’originalité, d’inattendu, de pittoresque. En un mot, on dirait que tous les élèves de la grande école de peinture hollandaise ont peint eux-mêmes leur ville, pour le plaisir de leurs yeux, d’abord, et ensuite pour le plus grand agrément des voyageurs.

Si, d’un côté, la ville d’Amsterdam, par ses mille canaux, ressemble à Venise, d’un autre côté, par ses couleurs éclatantes, elle ressemble à une ville chinoise, comme on se l’imagine, du moins, c’est-à-dire à de grands magasins de porcelaine. Chaque habitation, vue à quelques pas, ressemble, en effet, à ces maisons fantastiques qui étalent leur architecture naïve au deuxième plan de nos tasses à thé. On n’en franchit le seuil qu’avec crainte, tant leur apparente fragilité vous trouble à première vue.

Or, si l’habit ne fait pas le moine, l’habitation fait l’habitant. Il est impossible de n’être pas calme, tranquille, honnête, dans ces honnêtes et sereines maisons. Du haut en bas de la ville, il passe sur le voyageur un souffle de placidité qui lui fait désirer de vivre et de mourir là. Si celui qui, en voyant Naples, a dit le premier : « Voir Naples et mourir », eût vu Amsterdam, il eût certainement dit : « Voir Amsterdam et vivre ! »

Telle était, du moins, l’opinion des deux amoureux que nous avons appelés Justin et Mina, et qui vivaient paisiblement en Hollande, comme deux colombes dans un nid.

Il s’étaient logés d’abord dans un des faubourgs de la ville ; mais le propriétaire de la maison ne pouvait leur louer qu’un appartement dont toutes les pièces contiguës communiquaient, et cette vie côte à côte n’atteignait pas le but indiqué par Salvator et vers lequel Justin tendait de tous ses vœux.

Provisoirement, ils occupèrent cet appartement, et le maître d’école se mit en quête d’un pensionnat pour Mina, mais inutilement. Les institutrices françaises étaient rares, et ce qu’elles enseignaient, la fiancée de Justin eût pu l’enseigner aussi bien qu’elles. Ce fut l’avis de madame van Slyper, la maîtresse du plus grand pensionnat d’Amsterdam.

C’était une femme excellente que madame van Slyper. Fille d’un commerçant de Bordeaux, elle avait épousé un riche armateur hollandais, nommé van Slyper, dont elle avait eu quatre filles. À la mort de M. van Slyper, elle avait fait venir de France une jeune fille assez instruite pour enseigner à ses enfants les notions préliminaires de la langue française.

Des voisines avaient supplié madame van Slyper de leur confier son institutrice pour l’éducation de leurs filles ; mais, peu à peu, le nombre des voisines s’était tellement accru, que les quatre jeunes van Slyper ne voyaient plus leur institutrice qu’à de rares intervalles.

Un soir, madame van Slyper assembla ses voisines, et les prévint qu’à partir du mois suivant, elle n’autoriserait plus son institutrice à aller donner des leçons de français aux enfants des autres, au détriment de ses propres enfants, dont l’éducation commençait à souffrir visiblement.

– Ah ! dit une des voisines qui avait cinq filles (nul citoyen du monde ne sait peupler comme un Hollandais), ah ! dit la voisine aux cinq filles, n’y aurait-il pas moyen d’arranger les choses à notre contentement et au vôtre ?

– Je ne vois aucun moyen, répondit madame van Slyper.

– Si, au lieu d’envoyer votre institutrice chez nous, reprit la voisine, nous envoyions nos enfants chez vous ?

– Bien dit ! s’écrièrent toutes les voisines.

– Y pensez-vous ? dit madame van Slyper. Ma maison est-elle assez vaste pour donner asile à une trentaine d’enfants, outre que ce serait la transformer en véritable pensionnat ?

– Eh bien, où serait le mal ? La profession de maîtresse de pension n’est-elle pas une des professions les plus nobles, les plus respectables ?

– J’en conviens ; mais jamais ma maison ne sera assez grande.

– Vous en louerez une autre.

– Comme vous y allez, voisine !

– J’y vais comme on va quand on veut arriver.

– J’y réfléchirai, dit madame van Slyper.

– C’est tout réfléchi, reprit la voisine ; que rien ne vous inquiète ; je fais les fonds de la maison ; je m’associe avec vous, je vous demande huit jours pour vous trouver la maison et l’approprier ; est-ce dit ?

– Mais, objecta madame van Slyper, à laquelle ne répugnait nullement cette idée, mais que la façon expéditive de procéder de la voisine inquiétait tant soit peu, mais permettez-moi au moins de me consulter, de me recueillir.

Pas un instant

! s’écria la voisine

; les

grandes résolutions demandent à être prises sans réflexion. N’est-ce pas votre avis ? ajouta-t-elle en se tournant vers ses compagnes.

Toutes les voisines firent chorus avec elle. Et voilà comment madame van Slyper devint maîtresse d’un des plus grands pensionnats de la ville d’Amsterdam. Elle dirigeait le pensionnat depuis dix-huit mois environ, au moment où Justin se présenta chez elle.

Au bout d’une demi-heure de conversation, elle savait de Justin et de Mina tout ce que le maître d’école avait jugé à propos de lui en raconter.

En voyant la parfaite distinction, la modeste tenue, l’urbanité, la grâce décente et la profonde instruction de Justin, en apprenant la laborieuse étude qu’il avait faite, depuis des années, de l’éducation des enfants, madame van Slyper n’eut qu’une idée, qu’un désir, qu’un rêve, ce fut d’embaucher Justin comme maître de français de son pensionnat.

L’institutrice, chargée d’une trentaine de jeunes filles, n’en pouvait accepter davantage ; en outre, son bagage scientifique, déjà fort léger, menaçait de s’épuiser. Elle en avait fait l’aveu loyal à madame van Slyper, et celle-ci lui avait promis de demander en France une autre institutrice pour l’enseignement supérieur.

L’arrivée de Justin semblait donc

providentielle, et la maîtresse de pension l’accueillit avec un bonheur véritable.

Elle fut au comble de la joie en apprenant que la pensionnaire qu’on lui offrait de prendre chez elle pouvait elle-même, à défaut de Justin, enseigner aux jeunes filles l’histoire, la géographie, la botanique, l’anglais et l’italien.

Malheureusement, cela ne faisait pas l’affaire de Justin.

– Monsieur, s’écria madame van Slyper au moment où le jeune homme, désespéré de ne pouvoir rien conclure avec elle, allait se retirer, monsieur, voulez-vous m’accorder encore quelques moments d’entretien ?

– Avec plaisir, madame, répondit Justin en se rasseyant.

– Monsieur, reprit madame van Slyper, quel est votre but en mettant cette jeune fille ici ?

– Je vous l’ai dit, madame : attendre ou des nouvelles de son père, ou sa majorité pour l’épouser.

– Elle n’a donc pas de famille ?

– Elle n’a qu’une famille adoptive, la mienne : ma mère, ma sœur et moi.

– Qui vous empêche alors, puisque vous avez l’intention de vous établir et de vous fixer à Amsterdam jusqu’à la majorité de cette jeune fille, de me la confier tout à fait ?

J’aurais voulu, répondit Justin, qu’elle achevât son éducation, qui est déjà excellente, sans doute, mais qui n’est pas entièrement terminée. Or, vous m’avez avoué vous-même que l’instruction de votre institutrice n’était pas suffisante pour arriver à ce résultat.

– Sans doute, monsieur ; mais, si je trouvais une personne qui pût achever l’éducation de mademoiselle Mina, consentiriez-vous à me la confier ?

– Avec plaisir, madame.

– Eh bien, monsieur, je crois que j’ai trouvé.

– Est-il possible ?

– Cela dépend de vous uniquement.

– Que voulez-vous dire ?

– Le prix de la pension est de mille francs par an. Trouvez-vous ce prix trop élevé pour votre fortune ?

– Non, madame.

– Combien donne-t-on, à Paris, à un instituteur pour trois leçons par semaine ?

– Mille à douze cents francs.

– Eh bien, monsieur, voici ce que je vous propose : devenez le maître de français de la pension

; vous me donnerez six heures par

semaine, et je vous donnerai douze cents francs par an. De cette façon, vous serez à même, une fois dans l’institution, de continuer à votre gré l’éducation de mademoiselle Mina.

– C’est un rêve, madame ! s’écria Justin ravi.

– Il dépend de vous d’en faire une réalité.

– Pour cela, que faut-il faire, madame ?

Accepter simplement ce que je vous propose.

– De tout mon cœur, madame, et d’un cœur ému par la plus profonde reconnaissance.

C’est donc convenu

? dit madame van

Slyper. Maintenant, parlons de mademoiselle Mina. Croyez-vous qu’elle consente à partager avec mon institutrice l’instruction rudimentaire de mes jeunes élèves ?

– Je me fais garant de son consentement, madame.

– Eh bien, je vous offre pour elle six cents francs d’appointements, et je lui donne la table et le logement chez moi pour rien. Cela vous paraît-il devoir lui convenir ?

– Oh ! madame, s’écria Justin avec les yeux pleins de larmes de bonheur, je ne puis vous exprimer combien votre bonté me touche ; mais je mets une condition à vos bienfaits.

Parlez, monsieur, répondit madame van Slyper redoutant la rupture du marché.

– C’est qu’au lieu de vous donner six heures par semaine, reprit Justin, je vous donnerai deux heures par jour.

– Je ne puis accepter, dit la maîtresse de pension toute confuse ; deux heures de leçon par jour, ce serait un travail tout à fait pénible.

– Le travail de l’enseignement est semblable au travail de la terre, dit Justin ; chaque goutte de sueur produit une fleur charmante. Acceptez, madame ; autrement, rien de fait. Il me semblerait tout recevoir et ne rien donner.

– Il faut bien en passer par où vous voulez, monsieur, dit madame van Slyper en tendant la main au jeune homme. Le lendemain, Mina était installée au pensionnat, et, le surlendemain, les deux fiancés commençaient leur première leçon.

À partir de ce moment, ce fut un songe d’or quotidien. Leur chaste amour, contenu depuis si longtemps, sortit précipitamment de leur cœur et s’épanouit vigoureux, luxuriant comme un beau cactus au soleil. Se voir tout les jours, presque à toute heure, après avoir été si longtemps séparés !

se séparer et se retirer chacun chez soi avec le souvenir de s’être vus et la douce espérance de se revoir ! être sûrs de s’aimer, se le dire, se le répéter, se le redire encore ! avoir la même pensée le jour, le même rêve la nuit ! marcher, pour ainsi dire, entre deux haies en fleur, les mains dans les mains, les yeux sur les yeux, la bouche pleine de chansons, le cœur plein de fêtes ! s’aimer, en un mot ! s’aimer sincèrement, également ; avoir des cœurs battant comme des pendules montées par la clef d’or de l’amour et sonnant la même heure joyeuse, telle était la situation des deux jeunes gens.

Si les jours de la semaine s’égrenaient délicieusement comme un collier de perles blanches, le dimanche faisait tomber de sa corne d’abondance sur leur front ses couronnes de fleurs les plus rares.

Madame van Slyper possédait, aux environs d’Amsterdam, près du gracieux petit village de Huizen, une maison de campagne dans laquelle elle conduisait, le dimanche, celles de ses pensionnaires que leurs parents laissaient à la pension.

C’était une charmante maison, pleine de ces fleurs et de ces oiseaux exotiques dont les Hollandais semblent avoir le privilège.

Des fenêtres, on avait sous les yeux le tableau ravissant d’une plaine ondulée comme le Zuiderzee sous le souffle du nord ; de nombreux bouquets de taillis de chênes sortaient de terre et balançaient leurs panaches ; ce qui, de loin, dans cette immense plaine, les faisait ressembler à des îles flottantes dans une mer d’émeraude. Au sud-ouest, à travers des brumes légères, apparaissait, comme un grand bouquet dans un vase, la ville aux mille couleurs, Amsterdam rayonnant. À

l’est, Huizen, Blaricum et d’autres joyeux petits villages, le front ombragé par les arbres et le pied baigné du soleil. Au nord, une colline en fleurs descendant doucement jusqu’au Zuiderzee, où mille bâtiments de toutes les espèces et de toutes les couleurs se croisaient sur la surface calme et polie des flots, si bien que la plaine à droite semblait une mer, et que la mer à gauche semblait une plaine.

C’était un véritable paysage hollandais, plein de douceur et de charme

; tout y était

harmonieux. Vainement l’œil ou l’oreille eût cherché une couleur ou un son discordant ; le monde entier eût dû avoir sa limite à l’horizon de ce coin de terre. Il se bornait là pour nos deux amoureux. Sans doute, la mère et la sœur de Justin manquaient à ce tableau ; sans doute, Mina était orpheline ; mais on avait déjà reçu des lettres de madame Corbin, de la sœur Céleste et de Salvator. Les lettres de la mère et de la sœur étaient pleines de bonheur ; l’esprit de la mère était tranquille ; la santé de la sœur était bonne ; la lettre de Salvator était pleine de promesses ; il ne fallait donc pas songer à s’affliger et à ne pas jouir des félicités sérieuses qu’offrait à pleines mains la Providence.

Tous les dimanches qu’ils passèrent, en compagnie des pensionnaires, à la maison de campagne de madame van Slyper, furent autant de fêtes douces pour les fiancés

; ils en

savouraient les délices avec la joie des nouveau-nés en voyant la lumière, ou la volupté des oiseaux en essayant leurs ailes.

La ferme, attenante à la maison de campagne, était peuplée de vaches, de chèvres et de brebis ; ils jouaient naïvement au berger et à la bergère, et ils conduisaient paître les troupeaux avec la simplicité et la grâce des bergers de Théocrite et de Virgile.

Pour tout dire, leur vie fut une longue idylle, une délirante églogue, semblable aux vraies idylles du dimanche. Leur cœur joua à l’unisson le concert amoureux du premier jour de mai, qu’on appelle la symphonie pastorale.

Tout l’été se passa ainsi. Pendant l’hiver, si la nature ne mêla pas sa poésie aux poésies de leurs âmes, ils ne savourèrent pas moins les délices du foyer de madame van Slyper.

On continuait, même pendant la mauvaise saison, à aller à la maison de campagne qui, hermétiquement fermée et admirablement chauffée, rappelait en plein automne, par les mille fleurs de la serre, les jours les plus chauds et les plus lumineux de l’été.

Dans les premiers jours de janvier, un dimanche que toutes les pensionnaires, Justin, Mina et la maîtresse de pension étaient à causer dans la serre, qui, pendant l’hiver, servait de salon, le domestique annonça à Justin que deux messieurs venant de Paris, de la part de M.

Salvator, demandaient à lui parler.

Justin et Mina tressaillirent.

Ces deux messieurs, nous ne croyons pas l’apprendre aux lecteurs, étaient le général Lebastard de Prémont et M. Sarranti.