PRÉFACE
Apparemment, je peux ajouter la profession « créateur de mondes » à mon CV.
En fait, ce n’est pas une révélation pour moi. Quiconque travaille dans ce qu’on peut appeler de manière générale la fiction de genre (soit la SF, la fantasy, l’horreur, les comics, une bonne partie des jeux, etc.) est un habitué de la discipline. Celle-ci désigne la construction délibérée et artistique d’une toile de fond, d’une époque et/ou d’un lieu, fictifs mais cohérents, dans lesquels vont se dérouler votre ou vos histoires. Il en existe des exemples merveilleusement complets (la Terre du Milieu, Arrakis, Gormenghast) ainsi que d’autres, fragmentés mais tout aussi spectaculairement complets à leur manière (la continuité de la série Dr Who, l’univers des comics Marvel). Je me suis adonné à cette activité à de nombreuses reprises, sans forcément m’en rendre compte, en créant la toile de fond d’une histoire ou d’une série que j’écrivais. C’est ce qui est arrivé avec la ville de Downlode dans ma série pour le magazine 2000AD, Sinister Dexter, et c’est ce qui arrive à chaque fois que j’imagine une planète pour une histoire de Star Trek ou de Legion of Super-Heroes. Parfois, il s’agit d’inventer littéralement un monde ; parfois, le sens de l’expression est plus figuré : en gros, l’auteur s’efforce de définir un « terrain de jeu » logique et stable qui ne risque pas de se contredire lui-même.
Lorsqu’on m’a demandé d’écrire pour Warhammer 40,000 (si mes souvenirs sont bons, ce devait être en 1996), les bases du monde sur lequel j’allais travailler étaient déjà bien établies. Comme beaucoup de propriétés intellectuelles durables et populaires, 40K est un « univers partagé » : à savoir que de nombreux individus travaillent en son sein et contribuent de manière créative à l’ensemble. Mais c’est aussi un univers incroyablement vaste, qui laisse la place à quantité de micro-inventions.
Et ce n’est absolument pas une critique de Warhammer 40,000 : au contraire, prévoir de la marge pour des ajouts individuels est un aspect volontairement établi de cet univers. C’est une aventure à laquelle tout le monde est invité à participer, et à laquelle tout le monde peut contribuer. Comme vous le dira quiconque a joué au jeu et a déjà mis sur pied une armée (avec son histoire propre), c’est d’ailleurs l’un de ses attraits. Il laisse de la place pour l’imagination.
Dans la mesure où j’ai écrit, pour l’heure, plus de trente romans pour Black Library, j’aime à penser que j’ai contribué à deux facettes précises de la « création » de ce monde (ce n’est sans doute pas à moi d’en parler, mais après tout c’est ma préface…). La première est ce qu’on pourrait appeler la « texture à petite échelle » ou les « détails domestiques ». Dans le cadre de plusieurs livres, mais en particulier dans celui de la trilogie d’Eisenhorn, j’ai écrit sur l’univers de 40K tel qu’il se manifeste loin de la ligne de front des guerres éternelles. J’ai créé une foule de mots, de phrases et d’idées qui sont entrés dans le langage courant (Prométhium, quelqu’un ?) et ont été repris par d’autres auteurs, par les joueurs et par les concepteurs de jeu. Et cette idée me réchauffe le cœur !
L’autre facette consiste en une zone géographique particulière : les Mondes de Sabbat.
L’une des premières nouvelles (pas la première, mais l’une des premières) que j’ai écrites pour le magazine Inferno! de Black Library parlait d’un groupe de gardes impériaux appelé le Premier et Unique de Tanith. Avec leur commandant, Ibram Gaunt, ils sont apparus dans treize romans, et un nouvel opus de leurs aventures sortira en 2011. Ils jouissent d’une communauté de fans dévoués et fidèles, et représentent à ce jour ma réussite créative la plus importante (ne serait-ce qu’en termes de volume).
Lorsque j’ai écrit ce premier récit, je ne savais pas jusqu’où me conduiraient les Fantômes de Gaunt (pas plus que lorsque j’ai écrit les nouvelles suivantes, ni même que les premiers romans), mais je savais que je voulais leur offrir une toile de fond. Je voulais que Gaunt et ses hommes se battent dans le cadre d’une campagne précise, si bien que j’ai inventé des noms (de manière éparse et sporadique) pour situer le petit coin de l’immense galaxie de 40K dans lequel ils bataillaient. Je l’ai appelé les mondes de Sabbat. Je ne sais pas d’où m’est venu ce nom (en fait, je ne sais pas d’où viennent les noms que j’invente, d’une manière générale, hormis en ce qui concerne les Tanith, auxquels j’ai volontairement attribué des patronymes « celtiques »). Les « mondes de Sabbat » avaient une sonorité exotique et riche. Je fis référence aux événements qui s’étaient déroulés juste avant la première histoire, et je mentionnai d’autres lieux. Cela donna un peu de matière aux histoires, une ébauche de contexte.
Alors que les romans se développaient, la toile de fond s’étoffa. De la chair poussa sur ses os. Lorsque sortit le quatrième livre, Garde d’Honneur, tout le monde savait ce qu’étaient les Mondes de Sabbat et pourquoi ils étaient importants. Depuis, ces éléments sont devenus primordiaux. Plus j’ai progressé, plus ils ont pris de la place, et j’ai trouvé très gratifiant de voir mes références initiales à des lieux et à des événements, presque jetées au hasard dans un premier temps, devenir de plus en plus concrètes. La série dans son ensemble est divisée en plusieurs trames narratives (les trois premiers romans forment la première, La Fondation, les quatre suivants forment la deuxième, La Sainte, les quatre suivants forment la troisième, Les Égarés). La dernière trame, la quatrième, est appelée La Victoire, et seul le premier de ses quatre romans a été publié au moment où j’écris ces lignes. Et même dans ce dernier livre en date, Le Pacte du Sang, les lecteurs peuvent se rendre compte à quel point la toile de fond est devenue le moteur de l’action. Les anecdotes dont j’ai paré le premier récit en 1996 sont désormais des parties intégrantes et monolithiques de l’histoire au sens large du terme.
Ainsi, en partie grâce à mes efforts délibérés et en partie par un effet spontané du processus créatif, les mondes de Sabbat ont évolué. À un moment, nous avons même produit une carte du secteur, et un livre de campagne qui est désormais plus difficile à trouver que des dents dans le bec d’un poulet. Je n’avais jamais imaginé que ce coin de l’espace (que les petits impertinents de BL ont appelé le « Danivers ») grandirait à ce point. Mais, comme je le disais, il existe pour l’heure treize romans des Fantômes de Gaunt, ainsi que le roman de combat aérien Double Eagle et le roman de titans Titanicus, lesquels se déroulent tous deux au cours de la même croisade. Au bout du compte, cela nous fait plus d’un million et demi de mots consacrés aux aventures sabbatiques.
J’imagine que l’épreuve du feu, pour tout monde créé, est la manière dont il va résister aux visites d’autres créateurs. Fin 2009, alors que je commençais à travailler à la suite du Pacte du Sang, j’ai été frappé par une forme d’épilepsie tardive. Ça a été une période effrayante, ne serait-ce que parce qu’il a fallu du temps pour établir un diagnostic précis, et parce que, pendant deux mois, mes crises auraient pu être la conséquence de quelque chose de plus… comment dire… définitif.
Lorsque j’ai enfin appris que ce n’était « que » de l’épilepsie (voilà une phrase qu’on ne s’imagine jamais prononcer un jour), j’ai été incroyablement soulagé. Depuis, je me reconstruis et découvre ce que je peux faire, et ce que je ne peux pas faire. Il y a eu une période d’adaptation au cours de laquelle, par exemple, j’ai dû trouver le bon équilibre entre les différents traitements. À présent, je m’installe dans une nouvelle partie de ma vie dont je suis très heureux. Mais au cours de la crise, quelques dates butoir ont été pas mal chamboulées…
Le roman de Gaunt Salvation’s Reach a dû être mis de côté et a raté sa sortie fin automne. Il était impossible de faire autrement. Mais l’éditeur de Black Library, Christian Dunn, m’a entretenu de la possibilité d’offrir aux lecteurs impatients leur dose des mondes de Sabbat.
Ce livre est le résultat de cette conversation. J’ai invité d’autres auteurs de Black Library, dont j’admire le travail, à écrire des histoires se déroulant dans les mondes de Sabbat, et touchant même aux intrigues et aux personnages établis ou suggérés dans les récits de mes romans précédents. Pour compléter le tout, j’ai ajouté une nouvelle inédite des Fantômes de Gaunt.
J’ai été époustouflé par les nouvelles que ces divers écrivains m’ont remises, par l’énergie créative qu’ils ont insufflée à certaines parties de ces mondes que j’ai construits un peu au hasard. C’est pour moi un grand honneur et un privilège de vous les présenter, chers lecteurs.
Je vous invite donc à me rejoindre dans ce petit voyage au cœur des mondes de Sabbat. Pour ma part, j’ai glissé un fusil à pompe dans mes valises. Croyez-moi, on va en avoir besoin.
Dan Abnett
Maidstone, mai 2010