SANG BLEU

Nick Kyme

« Nous étions là. Nous étions là, sur la Colline de Vigo. Ce devait être notre fin. Notre dernière heure. Notre dernier carré. Puis, Elle est venue et tout a changé. »

—Le Dernier Carré des Grands-marcheurs, transcription du récit du Massacre de la Colline de Vigo (vers 774.M41, dix-neuvième année de la campagne des mondes de Sabbat

Le pilier de feu qui jaillit verticalement du désert força l’aéronef à virer abruptement. Une série de runes d’alerte apparut dans le cockpit étroit, à côté du manche de la Valkyrie. Le pilote dut lutter pour reprendre le contrôle de son appareil tandis que le reste de l’équipage était secoué en tous sens dans ses harnais antigrav. Quelque part, une sirène étouffée sifflait. Dans la soute à passagers, les soldats étaient éparpillés comme des fétus de paille parmi les jurons, les cris de douleur et de colère.

Le major Regara se tenait fièrement dans l’écoutille ouverte de la Valkyrie Warbird, une main sur la rambarde, l’autre serrée derrière son dos. Encadrée par l’ouverture, sa silhouette nette et austère était l’incarnation de la rigidité et de la fureur des Volponiens.

—Vous avez déjà vu les puits à déchets euclidiens, lieutenant ? lança-t-il en direction de l’air étouffant qui s’engouffrait par l’écoutille ouverte.

Les leurres incandescents teintaient son armure grise et or d’un orange vif et les bourrasques de leur détonation jetaient des rafales brûlantes sur son visage tanné.

Regara ne vacillait même pas. Le rôle de l’officier impérieux, du seigneur de guerre, il le jouait avec une perfection toute militaire.

La plume de feu fut bientôt réduite à une fine volute de fumée couvrant la zone d’atterrissage d’un brouillard gris. Ils arrivaient à grand fracas : quatre-vingt-dix coucous allaient toucher brièvement le sol, vitrifiant le sable sous les flammes de leurs réacteurs vectoriels.

—Non, major.

Le lieutenant Culcis s’accrochait à la rambarde opposée à celle du major, derrière lui. Regara baissa les yeux vers la fumée qui se dispersait pour laisser la place au nuage de poussière soulevé par la poussée verticale des Valkyries.

—Comparés à ce trou, ils ressemblent à des thermes volponiens.

Il eut un sourire dur qui plissa la cicatrice courant de sa mâchoire rasée de près au bord de son col.

Il y avait des troupes, en dessous, à quelques kilomètres de la zone d’atterrissage, qui grossissaient à chaque instant. C’était un campement, plusieurs campements, en fait. Ensemble, ils formaient une véritable ville, avec des centaines de régiments disparates – les réserves de la Croisade – assignés à des tentes, des préfabriqués et des bâtiments locaux réquisitionnés, ou simplement rassemblés à l’air libre et munis de simples coupe-vent pour se protéger des tempêtes de sable. À cette distance, ils ressemblaient à des fourmis fouisseuses. Il y en avait des millions.

—Dites-moi, lieutenant, dit Regara tandis qu’ils suivaient leur dernier vecteur d’atterrissage.

À ce moment, le babil du canal intercompagnie, qui consistait essentiellement en aboiements de déception venus des autres officiers volponiens en raison de l’accueil explosif dont ils faisaient l’objet, s’était tu. Neuf compagnies. Neuf cents hommes. Un bataillon complet du 50e Volponiens attendant de toucher le sol en silence.

Hormis Regara.

—Que sait-on de ce trou, sinon qu’il s’agit de l’anus mundi ?

Une perturbation d’amplitude moyenne secoua la carlingue de l’appareil, obligeant le major à reporter son poids sur l’autre jambe ; le membre bionique, qui remplaçait la version de chair et de sang qu’il avait perdue sur Nacedon, vrombit et grogna. Comparée à la plupart des prothèses qu’on rencontrait dans la Garde, elle était pourtant d’une rare perfection.

—Sagorrah, commença Culcis en se relevant après que le cahot de l’appareil l’eut fait choir. Un monde de regroupement. Environ cent cinquante-deux régiments stationnés sur place, aux effectifs divers et en différents états opérationnels. Un dépôt, major. Sagorrah dispose de plus de trois cents puits de prométhium, d’une réserve de plusieurs millions de tonnes, un combustible vital pour la conquête des mondes de Sabbat.

Regara discernait le moyeu central du dépôt, un vaste factorum desservi par une myriade de silos souterrains.

Une autre explosion, plus loin, jaillie d’un autre puits, lança un épieu de flammes dans le ciel brûlant.

Regara se détourna, peu impressionné. Il posa ses yeux de granite sur le jeune Culcis.

—C’est à cause de Nacedon, dit-il candidement.

—Major ?

Culcis s’était battu sur ce monde, lui aussi. Ils avaient bataillé aux côtés d’une bande de barbares en guenilles issus de Tanith, une planète arriérée atomisée voilà quelque temps. Le colonel, Gilbaer, éprouvait une aversion particulière envers ces Fantômes, comme on les appelait. Regara, l’un des blessés abandonnés par l’état-major volponien et ensuite sauvé par la bravoure des Tanith et de leur médic, avait eu l’audace de proposer les Fantômes pour une citation. Ça n’avait pas eu l’effet désiré.

Regara reporta le regard sur Sagorrah. Un comité d’accueil se regroupait quelques centaines de mètres en dessous. Il ne s’agissait encore que de petits points qui s’agglutinaient lentement, mais le major distinguait déjà l’uniforme impeccable d’un officier du Munitorum. Des clercs, du personnel au sol et des serviteurs l’entouraient. Regara eut l’image de mouches volant autour d’un cadavre. Ce trou à rats était un cadavre.

—C’est pour cela, et uniquement pour cela que Gilbaer nous a envoyés ici. J’ai dû royalement emmerder le colonel.

Depuis Monthax, les relations entre les Volponiens et les Tanith s’étaient améliorées, mais les deux régiments étaient tellement à l’opposé l’un de l’autre qu’il y aurait toujours des tensions. Le respect était une chose ; la confiance totale une autre. Rétrospectivement, Regara se dit qu’il avait dû prendre un vilain coup à la tête, et pas seulement à la jambe, lors des événements de Nacedon. S’il avait su comment tout cela finirait…

—Défendre un puits de prométhium, dit-il avec regret.

Le hurlement des réacteurs étouffait sa voix, la réduisait à l’état de pensée.

—Quelle gloire en tirer ? Ce n’est pas une mission pour un Volponien.

Non, Gilbaer n’aimait pas Regara, et c’était réciproque. Être laissé pour mort par ses supérieurs pouvait entraîner ce genre de réactions.

Alors que le bassin désertique se rapprochait, le regard de Regara fut attiré par une grande bagarre qui éclata plus loin dans le camp. Il discerna plusieurs soldats massifs portant le noir du Commissariat disperser les fauteurs de troubles à grands coups de matraque.

L’expression du major se fit dédaigneuse alors que les derniers mètres qui le séparaient du sol disparaissaient.

—Ce sont des animaux, major, remarqua Culcis, que les bourrasques soulevées par l’atterrissage obligeaient à garder une main posée sur sa casquette.

Le tumulte transforma en cri son simple commentaire.

—Laissez un chien attaché au soleil assez longtemps, lieutenant, et il mangera sa propre queue, répondit le major avant de coller un respirateur sur son nez et sa bouche pour se protéger de la poussière. Gilbaer doit vraiment nous haïr, ajouta-t-il pour lui-même alors que la Valkyrie se posait et que les compagnies 8 à 17 du 50e Volponiens arrivaient sur Sagorrah.

Le séjour allait être déplaisant.

Regara considéra la main offerte de l’officier du Munitorum avec quelque chose qui se rapprochait du dégoût.

—Bienvenue au dépôt de Sagorrah, dit l’officier en luttant pour être entendu par-dessus le vacarme des moteurs qui refroidissaient lentement.

À contrecœur, Regara serra la main du désagréable personnage. Il s’appelait Ossika. Il avait le dos voûté et les traits brûlés par le soleil, comme quelqu’un qui a passé trop de temps dans les bureaux du Departmento, à compiler des données et des graphiques pour faire lentement tourner les rouages logistiques de la machine de guerre de la Croisade. Le major se demanda distraitement qui Ossika avait pu contrarier pour être « promu » à son poste actuel.

Les deux partis se présentèrent sèchement et rapidement. Ils quittaient déjà la piste d’atterrissage lorsqu’Ossika reprit la parole.

—Vous avez une sacrée armada de coucous, fit-il en passant un mouchoir crasseux sur les mèches qui bordaient son crâne luisant.

Culcis eut un rictus dédaigneux qu’il parvint à cacher sous la visière de sa casquette. C’était une expression de force et de fierté, censée signifier que les Volponiens étaient au sommet de la chaîne hiérarchique.

Derrière le lieutenant avançaient les autres officiers : Speers et Drado, deux caporals, les aides respectifs de Regara et Culcis. Puis le sergent Vengo, qui avait gardé le silence depuis qu’ils avaient embarqué. Ce dernier reprenait à peine du service après un passage à l’infirmerie, suite à une blessure à la tête. À sa suite avançaient les sept autres soldats de l’escouade de commandement de Regara. Les huit autres capitaines de compagnie et leurs officiers les rejoindraient ultérieurement. Des membres de l’équipe d’Ossika entraient déjà en contact avec eux dans une voie de dépôt pour leur assigner leurs baraquements.

—Vous avez failli bloquer nos pistes d’atterrissage, fit Ossika.

Regara ne daigna pas répondre. L’agent du Munitorum les conduisit vers un véhicule de commandement de type Salamander. Il n’y avait assez de place que pour Ossika, les deux officiers volponiens et leurs aides.

Culcis adressa un hochement de tête à Vengo en grimpant dans le blindé, auquel le sergent répondit par le même geste avant de se tourner vers le reste de l’escouade.

—Formation de marche ! rugit-il. Montrez à ces minables les qualités du 50e Volponiens !

Le Salamander s’éloignait déjà, son moteur toussant dans ce sable qui semblait tout envahir. Culcis passa la main sur le dépôt couleur de rouille qu’il laissait dans le creux de ses boutons, de ses revers et dans les reliefs de son armure carapace. Vengo et ses hommes allaient rejoindre le reste du bataillon et préparer le poste de commandement du major en attendant son retour.

Le véhicule prit de la vitesse et le camp grandit lentement autour de ses passagers. Le lieutenant Culcis observait les différents régiments oisifs qui attendaient d’être renvoyés sur la ligne de front de la Croisade.

Aucun soldat n’aimait l’inaction. Au bout d’un moment, le combat et la survie devenaient des réflexes acquis. Le reste n’était pas digne d’être vécu. La plupart ne supportaient plus le silence de la vie civile. Elle leur broyait les nerfs et transformait des hommes parfaitement sains dans les tranchées en psychopathes en temps de paix. Le degré de désordre et de mécontentement de la base de Sagorrah le démontrait assez.

Culcis reconnut plusieurs régiments. Des Vitriens, les Creuseurs de Roane, des Rangers de Castillian – il s’était battu à leurs côtés à un moment ou à un autre. Sur les champs de bataille, ils avaient saigné ensemble mais, ici, dans le désert, ils échangeaient des regards aigres et des mines agressives. Sagorrah était un baril de poudre, comprit Culcis, attendant que quelqu’un vienne allumer la mèche.

—Une vraie voie de garage, fit Speers.

L’aide était maigre, mais grand et musculeux, comme tous les Volponiens. Sous son casque gris, son crâne était entièrement rasé.

—Une chiotte à ciel ouvert, corrigea Drado en faisant claquer ses lèvres avant de grimacer. L’air même pue.

Culcis devait concéder qu’il avait raison. Outre la patine rougeâtre qui recouvrait peu à peu son uniforme, la brise portait une odeur désagréable, métallique.

Le major Regara se taisait. Il avait pris position à l’avant du véhicule, les mains serrées autour de la rambarde du véhicule découvert. Il jetait des regards hautains aux autres officiers du camp. Culcis savait qu’il éprouvait le même déplaisir que Speers et Drado.

—Il faudra en tirer le meilleur parti, dit le lieutenant.

Il remarqua des fétiches et autres amulettes à l’entrée de certaines tentes. Depuis que la Sainte était apparue sur Herodor et après ses victoires ailleurs dans les mondes de Sabbat, il y avait des accès de foi parmi certains régiments.

Culcis n’avait pas besoin de gri-gri. Il frôla l’aquila indigo qui fermait les pans d’armaplas de son col. C’était le seul symbole qu’il lui fallait.

—Non, lieutenant, rectifia le major depuis l’avant du véhicule. Je n’ai pas l’intention de rester ici assez longtemps pour que nous puissions garantir ce genre de concessions.

Si Ossika, qui se tenait à la gauche du major, pensa quoi que ce soit de cette remarque, il n’en dit rien.

Le Salamander commença à gravir une pente raide. Alors qu’il atteignait son sommet, un grand bâtiment évoquant un bastion apparut. Ses murs gris sombre, ses flancs crénelés et ses hautes tours de guet révélaient qu’il s’agissait d’une station de commandement opérationnel. C’était le siège du pouvoir d’Ossika. Au-delà, l’horizon se bosselait de collines et de bâtiments, mais les brumes de chaleur rendaient leurs contours flous.

Une colonne de soldats se dirigeait vers eux et le Salamander commença à ralentir. C’était une cohorte dépenaillée aux uniformes déchirés, les manches et les jambières lacérées au couteau pour révéler des muscles tannés par le soleil. Leur visage plat s’ornait de tatouages tribaux ; des lignes brisées, dures, évoquant des lames peintes sur leur peau. Ils portaient les cheveux longs, retenus par des chignons ou des nattes. Plusieurs avaient des pointes d’os ou des plumes enfoncées dans les oreilles, les narines ou les cheveux. Outre leur fusil laser, ils étaient armés de lances et de lames. Culcis dénombra au moins quatre snipers. Le groupe semblait revenir de la chasse.

Le lieutenant savait reconnaître un régiment issu d’un monde hostile quand il en voyait un. Ces hommes étaient à peine des hommes. Ils avaient plus en commun avec les bêtes. En vérité, les Volponiens se retrouvaient dans les bas-fonds de la galaxie.

—Salut, frères, dit le chef de la cohorte avec un accent guttural presque incompréhensible tandis que ses troupes les dépassaient en file indienne.

Regara les ignora consciencieusement.

Culcis leur concéda un signe de tête. Aux côtés de l’officier, un soldat brandissait un chiffon qui avait dû être une bannière, percée d’impacts de balles et à moitié calcinée. Intérieurement, le lieutenant se désespéra d’un tel manque de dignité.

Les portes du bastion jetèrent leur ombre sur les Volponiens alors qu’ils approchaient, étouffant soudain les pensées de Culcis. Elles s’ouvrirent lentement sur des gonds bruyants et Regara jeta un regard par-dessus son épaule. Le régiment en haillons, trente hommes environ, avait déjà disparu derrière eux.

—Des chiens au soleil, lieutenant. Des chiens au soleil.

Culcis garda les yeux fixé sur les portes, heureux de finalement atteindre l’intérieur climatisé du bastion.

Regara regardait la cour à travers une meurtrière de l’étage supérieur.

—Une lourde présence armée, remarqua-t-il en notant la fréquence et la concentration des patrouilles qui se croisaient sur le périmètre clos du bastion. Il y a plus d’un million de gardes en garnison autour de cette installation.

Les troupes que Regara voyait évoluer autour de la forteresse portaient le gris du Departmento Munitorum. Leur équipement et leur posture signalaient qu’il s’agissait de troupes de choc. Cela paraissait assez excessif.

Ossika leva les yeux de son bureau ; il avait commencé à compiler des rapports et des comptes-rendus concernant la situation logistique actuelle du dépôt, mais s’affairait actuellement à remplir les formulaires de casernement des Volponiens.

—C’est bien cela le problème, je le crains. Trop de soldats, avec trop de temps libre. Nous avons subi une série de tentatives d’effraction avant d’augmenter la fréquence des rondes.

Regara pivota sur ses talons, les sourcils froncés.

Il était séparé d’Ossika par un pan de sol carrelé. Le bureau de l’officier du Munitorum et une série d’armoires à dossier constituaient le seul mobilier de cette pièce spartiate.

Tout cela n’était pas du goût de Culcis. Lui et les deux aides de camp attendaient en silence, à mi-chemin de Regara et d’Ossika, au milieu de la pièce. Le seul autre occupant était un lex-savant au visage flasque qui rôdait comme une goule dans la pénombre. Culcis ne l’avait pas vu bouger depuis leur arrivée. Les Volponiens avaient retiré leurs casquettes et leurs heaumes, et savouraient l’air frais recyclé. Culcis aurait voulu passer la main dans ses cheveux blonds coupés à ras, mais la doctrine des officiers l’interdisait.

—Combien de tentatives d’effraction ? demanda Regara en se rapprochant du refuge d’Ossika.

—Le mois dernier ? fit Ossika en parcourant une pile de tables de données.

Il mit plusieurs secondes à trouver celles qu’il cherchait.

—Seize.

Le visage de Regara se durcit.

—Et les bagarres, les signes de mécontentement que j’ai pu observer en traversant le camp ?

Une nouvelle recherche, qui prit cette fois un peu plus longtemps que la précédente. Une fois qu’il eut déterré les chiffres voulus, il finit par répondre :

—Là encore, le mois dernier…

Il laissa la phrase mourir sur ses lèvres et préféra montrer les données au major.

Regara grimaça en lisant la tablette.

—Inacceptable, chuchota-t-il, puis, plus fort et avec un soupçon de venin adressé à Ossika : c’est inacceptable. Qui est censé faire régner la discipline, ici ?

—Moi.

Le souffle, suivi d’un claquement, d’une porte qui se refermait les fit tous se retourner vers le commissaire qui venait d’entrer.

Il portait la longue gabardine noire de son rang, boutonnée jusqu’au col. Sa casquette était frappée du crâne d’acier du Commissariat, à peine voilé par une fine pellicule de la poussière rougeâtre qui recouvrait l’équipement des Volponiens. Il était maigre, et ressemblait à une tranche de nuit jetée dans le bureau. Les lunettes miroir qui cachaient ses yeux ajoutaient encore à son étrangeté. Culcis nota que, malgré la pénombre qui régnait, il ne les enlevait pas.

—Arbettan, dit-il en saluant le major. Seigneur commissaire et exécuteur assermenté de la volonté de l’Empereur.

—Votre charge est mal tenue, commissaire, répondit Regara, faisant fi du protocole.

—Les hommes loin du front s’occupent comme ils le peuvent, major, riposta Arbettan.

Derrière lui, presque perdus dans les ombres, rôdaient deux cadets massifs. Culcis devinait aux bosses que faisait leur gabardine qu’ils étaient armés. Probablement des pistolets bolter.

—Le désordre et le mécontentement sont inévitables, poursuivit le seigneur commissaire. Mais soyez assuré que mes hommes et moi avons la situation en main.

—Le commissaire Arbettan est à Sagorrah depuis plusieurs mois, major, et fait un travail exemplaire, renchérit inutilement Ossika.

—Et les explosions ? répliqua Regara en ignorant le fonctionnaire servile. Sont-elles « en main » elles aussi ?

—Nous pensons que les insurgés… commença Ossika.

—Les villes environnantes regorgent de sectateurs, coupa Arbettan. Des tribus sanguiennes, probablement. Nous pensons que certaines ont infiltré Sagorrah et commettent des actes de sabotage contre les puits mineurs, moins bien gardés que les autres.

—Le Pacte du Sang ? hasarda Culcis.

Le commissaire tourna son regard indéchiffrable vers le lieutenant.

—D’après nos informations, non. Une pousse mineure de l’insurrection paraît plus probable. Tout est maîtrisé.

—Les piliers de combustible qui ont failli engloutir plusieurs de mes appareils disent le contraire, commissaire.

Tel un phare sans lumière, Arbettan pivota vivement pour faire face au major.

—Comme je le disais, il s’agit de puits mineurs. Je soupçonne l’Archiennemi de tenter de saboter nos réserves de carburant pour saper l’effort de guerre impérial. Jusque-là, les attaques ont été négligeables. Les patrouilles écument quotidiennement les bidonvilles au-delà de nos frontières. Nous trouverons la tête de l’insurrection, et la couperons, conclut-il avec un sourire qui évoqua à Culcis celui d’une vipère.

L’expression de Regara montrait qu’il ne croyait pas complètement le commissaire.

—Maintenant, si vous voulez bien nous excuser, fit Arbettan, je dois parler d’affaires privées avec M. Ossika ici présent.

Il se tourna vers l’officier du Munitorum.

—Tout est en ordre ?

Pour Culcis, Arbettan les congédiait purement et simplement. Il surprit le tic de consternation familier de la joue de Regara et la crispation de ses mâchoires alors qu’Ossika poussait vers lui le formulaire de casernement.

—Votre signature, s’il vous plaît, major.

Regara dédaigna la neuro-plume d’Ossika pour utiliser son propre stylet, que lui tendait Speers. Il signa rapidement d’une écriture sobre et fonctionnelle.

—Il me faudra également une liste ratifiée de vos hommes et de votre matériel, ajouta Ossika alors que les Volponiens quittaient la pièce.

Regara ne se retourna pas, mais veilla à lancer un regard torve à Arbettan avant de partir. Culcis demeura un peu plus longtemps que les autres afin de fournir la liste en question à Ossika, puis partit à son tour.

En sortant, il nota que les deux cadets se détendaient subitement. Il était impossible d’en être sûr en raison de la pénombre, mais il aurait juré qu’ils avaient la main sur leurs armes.

Les officiers volponiens gagnèrent leur emplacement peu après. Le Salamander leur fit parcourir en sens inverse la route du bastion et les conduisit, au bout de quelques kilomètres, à ce qui semblait être un chantier naval désaffecté.

Le quartier général de Regara était installé dans la poterne déserte. Les autres officiers volponiens occupaient des structures similaires rayonnant à partir de celle-ci. Le bâtiment même n’était pas assez grand pour contenir toutes les troupes, mais Ossika avait fourni au 50e une place conséquente. La plupart des hommes et des sergents plantèrent leurs tentes juste au-delà de l’empreinte au sol des chantiers.

—Même le vin est mauvais, fit Drado en sirotant sa flûte avec un rictus méprisant.

Il en vida le contenu, qui valait une semaine de solde d’un première classe, dans le sable et s’essuya les lèvres au moyen d’un mouchoir.

Culcis n’avait plus aucun désir d’alcool depuis bien longtemps. Comme Drado, il était assis au seuil de la caserne. Et, comme son aide de camp, il devait admettre que le vin était mauvais. Malgré son crû, le breuvage ressemblait à du tord-boyaux filtré au cuivre. Il se concentra donc sur le sergent Pillier, qui faisait évoluer le Huitième Peloton sur un champ de manœuvre improvisé.

Chaque homme portait sa tenue de combat complète, paquetage et casque compris malgré la chaleur. Ils se déplaçaient avec fluidité selon les ordres de Pillier, précis et efficaces. Le cœur de Culcis se gonfla de fierté. En vérité, les Volponiens étaient le meilleur corps d’armée de tout le segmentum. Et pourtant… ils n’avaient pas encore gagné la gloire à laquelle ils aspiraient, ou du moins qu’ils pensaient mériter. Telle était la nature de la guerre, en particulier celle qui faisait rage sur les mondes de Sabbat : mâcher les hommes d’honneur, cracher sur la gloire et la broyer en la faisant passer dans la grande machine des combats. Les Volponiens n’étaient qu’un régiment parmi tant d’autres. Pour certains d’entre eux, la leçon avait été difficile à admettre.

—Et mes bottes sont foutues, poursuivit Drado.

Il les désigna du menton ; elles étaient couvertes de sable rouge.

—Vous avez déjà vu un coin aussi répugnant ? On se croirait loin de toute civilisation.

—Je m’inquiète plus des manquements à la discipline dans le camp, avoua Culcis.

Les hommes de Pillier s’étaient lancés dans l’exécution parfaite d’un exercice à la baïonnette. Entre lui et son aide, une petite table accueillait plusieurs rapports disciplinaires. Drado les avait escamotés alors qu’ils quittaient le bastion du Munitorum. Et c’était une âpre lecture. Les exécutions sommaires, ainsi que toutes sortes de manquements disciplinaires brutaux, tels que définis par le Guide, étaient extrêmement fréquents. Les taux de suicide et de désertion étaient également en hausse. La lassitude avait des effets néfastes sur les soldats, le lieutenant le savait aussi bien que quiconque, mais le niveau de désordre dont témoignaient les rapports qu’il lisait en diagonale était anormalement élevé.

—Arbettan ne m’a pourtant pas l’air d’être laxiste. Pourquoi donc y a-t-il tant de désordre dans les rangs ?

Culcis se rappela Nacedon, la sensation dans son ventre alors que le Pacte du Sang se rapprochait, l’impression de quelque chose de fondamentalement… mauvais. L’ennemi était humain, mais aussi plus et moins que cela. Une impression difficile à définir, mais qu’il ressentait aussi à Sagorrah.

La salve soudaine d’un peloton d’exécution retentit, ponctuant les pensées du lieutenant. C’était la quatrième fois en une heure, du moins la quatrième qu’ils pouvaient entendre.

Avant que Drado ne puisse répondre, l’ombre du sergent Vengo leur tomba dessus et les interrompit. Il avait toujours ce regard lointain, perdu, signe de désordre post-traumatique, tandis qu’il attendait que Culcis lui accorde la permission de parler.

—Qu’y a-t-il, sergent ?

—Des ordres du major, lieutenant, dit-il d’un ton neutre.

Face à la coquille vide qu’était devenu Vengo, Culcis eut de nouveau l’image d’une machine à broyer dans laquelle les Volponiens, comme tant d’autres, avaient été jetés pour la gloire de Macaroth.

Vengo tira un morceau de parchemin de la poche de sa veste et le donna au lieutenant.

Culcis brisa son sceau de cire et le lut silencieusement avant de le relire, à voix haute, pour Drado.

—Nous rassemblons un détachement pour aller dans les bidonvilles autour de Sagorrah, annonça-t-il. Cinquante hommes doivent être prêts pour 18h00 dans la cour de rassemblement.

Drado consulta sa montre.

—Dans moins d’une heure, lieutenant.

Culcis opina.

—Demandez au sergent Pillier de mobiliser les autres. On dirait que le major Regara a envie de se salir les bottes. On ne peut pas le lui reprocher.

Drado était déjà debout et se dirigeait vers le sergent Pillier lorsque Culcis l’arrêta.

—Et remballez-moi ça. On ne boit plus.

Drado ne put totalement réprimer une grimace déçue mais s’exécuta.

—Merci, sergent Vengo. Rompez.

Vengo salua et s’éloigna au pas.

Lorsqu’il fut parti et que Culcis se retrouva seul, ce dernier regarda les collines lointaines. Au-delà, il imaginait les bidonvilles. Le combat urbain était une chose brutale. Dans des conditions propices, il pouvait transformer une milice sous-équipée en force redoutable. La plupart des gardes préféraient encore l’horreur des tranchées à ce genre d’affrontements.

Culcis brossa de la main le revers rougi de sa manche. Il était légèrement poisseux et sentait le métal. Le lieutenant était heureux d’avoir une excuse pour sortir du camp.

Le martèlement des armes automatiques résonnait au-dessus de la tête de Culcis, accroupi derrière un mur. La brique passée à la chaux était déjà criblée d’impacts de balle. Le soir approchait, mais le soleil se couchait tard sur ce monde-dépôt. Les rues étaient néanmoins plongées dans l’obscurité. Les confins étroits des bâtiments en ruine, les bâches en lambeaux et les auvents dévastés créaient une sorte de plafond au-dessus des combattants, qui les plongeait dans la claustrophobie et la paranoïa.

—Jumelles, demanda Culcis.

Drado, accroupi à côté de lui, lui transmit l’instrument.

Il glissa les magnoculaires dans une brèche du mur, et scruta l’autre bout de la rue. Son escouade était clouée dans un défilé étroit, et l’espace qui la séparait de ses cibles était trop important pour qu’une charge à la baïonnette soit une option viable.

Mais rien ne les y obligeait.

L’image thermique granuleuse révéla à Culcis ce qu’il voulait savoir : six insurgés, trois avec des fusils mitrailleurs, un autre avec un lance-flammes de fortune, les deux derniers manœuvrant une mitrailleuse. Les sectateurs étaient assez aguerris pour garder leur arme lourde en réserve ; les tirs automatiques des fusils avaient pour seul but d’attirer les Volponiens.

Les hommes de Culcis étaient équitablement répartis des deux côtés de la rue, qui derrière le mur avec lui, qui derrière un transporteur renversé. Le lourd Cargo-X était assez solide pour encaisser les tirs. Son escouade n’était pas en danger immédiat.

—Je les ai en visuel, dit le lieutenant dans son micro-perle.

Il avait troqué sa casquette contre un casque bas semblable à celui de ses hommes. Il transmit les coordonnées de l’autre côté de la rue, où un désignateur de cible cachée les attendait.

—Éclairez-les, soldat Korde, je vous prie.

Le désignateur dirigea le viseur laser de son radiant en fonction des instructions du lieutenant. Un éclair partit dans les ténèbres de la rue. Culcis le suivit à l’aide des magnoculaires et vit l’un des sectateurs baisser les yeux sur la lueur qui dansait sur son torse.

Quelques secondes plus tard, les détonations étouffées de l’artillerie emplissaient l’air. La vue qu’offraient les jumelles s’emplit de blanc alors que les explosions du barrage de mortier surchargeaient la vision thermique.

Culcis les reposa et tourna le dos à la rue lorsqu’un nuage de poussière fut soufflé sur leurs positions. Une fois que le rugissement des détonations se fut tu et que la poussière fut retombée, il risqua un autre coup d’œil. L’extrémité de la rue n’était plus que ruines. Un cratère fumant, couronné de flammes, s’ouvrait là où les insurgés s’étaient tenus quelques secondes plus tôt.

—La voie est libre, avancez.

Culcis se releva et ouvrit le chemin.

Des rafales de laser traversaient l’air entre les Volponiens et leurs ennemis. Les traits ardents couvraient d’une toile de lumière environ cinquante mètres de rue. À couvert dans l’embrasure des portes ou derrière des piles de décombres arrachés aux bâtiments environnants, Regara et son escouade ripostaient.

Les sectateurs occupaient l’extrémité d’un carrefour en T, une position fortifiée par un camion couché sur le flanc et un mur de sacs de sable. Leurs tirs étaient peu précis, paresseux. Pour cela, le major les méprisait. Ses Volponiens se battaient à un contre trois, d’après ses estimations, mais contre guère plus qu’une milice mal équipée.

—Tir soutenu ! rugit Vengo.

Les soldats s’exécutèrent avec des rafales brèves mais denses qui forcèrent les sectateurs à se terrer derrière leur couvert. Deux ennemis tombèrent, transpercés par des tirs de radiant.

Regara tapota son micro-perle.

—Caporal, nous gaspillons nos munitions.

—Nous y sommes presque, major, répondit Speers, hors d’haleine, quelques secondes plus tard.

—N’y manquez pas.

Les échanges de tir continuèrent encore trente secondes ; les deux camps étaient dans une impasse. Puis, une série d’explosions parcourut les positions des cultistes, venue de derrière eux, et Vengo hurla l’ordre de charger.

Les Volponiens franchirent les dizaines de mètres qui les séparaient de leurs proies en quelques secondes. De la fumée dérivait des défenses improvisées qu’ils prirent d’assaut avec efficacité. Vengo était en pointe ; il tua son premier ennemi d’un coup de couteau à la gorge, le deuxième avec la crosse de son fusil radiant, assénée en plein visage de l’adversaire, avec tant de force que le nez de l’homme s’enfonça dans son cerveau.

Regara ne voulait pas être en reste. Il acheva un survivant à moitié carbonisé d’un tir de pistolet radiant, et reçut d’un coup de sa jambe bionique un ennemi qui se ruait sur lui ; l’homme fut projeté dix mètres en arrière et s’effondra, les organes réduits en bouillie par la force de l’impact.

Tout fut terminé en quelques secondes. Le mélange de grenades fumigènes et frag lancées par Speers, qui s’était ensuite rué sur les sectateurs survivants, avait provoqué assez de destruction et de distraction pour que Vengo puisse lancer l’assaut.

—Vous avez du talent, Speers, je vous l’accorde, concéda Regara lorsqu’il fut rejoint par son aide de camp.

—Merci, major, répondit le caporal avant d’essuyer sa lame sur la tunique d’un ennemi et de la rengainer.

—Créatures repoussantes, fit Regara en retournant un cadavre de sa botte.

L’insurgé était émacié et crasseux. Il portait un gilet pare-balles de fortune, rapiécé, qui avait servi plusieurs fois à en juger par son état, et ses bottes étaient en lambeaux. La carabine laser qu’il avait maniée était vieille et mal entretenue, le viseur inutile. Regara doutait que l’homme ait pu toucher quoi que ce soit, sinon à bout portant. Peut-être la diversion des grenades avait-elle été inutile.

—Par le Trône, comment ces chiens peuvent-ils donner tant de fil à retordre à Arbettan ? murmura-t-il. Qu’en dites-vous, sergent Vengo ?

Vengo répondit en secouant silencieusement la tête. Ses yeux étaient toujours vitreux, perdus au loin.

Regara n’eut pas l’occasion de lui poser une deuxième fois la question.

—Major ?

C’était Speers. Il braquait son fusil sur l’un des sectateurs tombés et faisait signe au major de s’approcher.

L’un des ennemis était encore en vie, à moitié enseveli sous un morceau de l’épave de camion. Le bloc moteur l’avait broyé, mais il respirait – et parlait – encore.

—Que dit-il ? demanda Regara en réfrénant son désir d’achever la créature.

Certaines informations pouvaient s’avérer utiles et éclaircir les mystères qui entouraient Sagorrah. Speers se pencha pour écouter les divagations du mourant puis leva les yeux.

—Les Langues de Tcharesh, voilà ce qu’il répète encore et encore.

—Qu’a-t-il à l’œil ?

Speers l’examina de plus près.

—Une forme de cataracte, peut-être ?

L’œil droit de l’insurgé était criblé de veines pourpres, et ses lèvres couvertes d’une croûte rougeâtre.

—Cela vous évoque du sang, major ? poursuivit Speers.

Regara nota que le sergent Vengo se dirigeait vers un symbole tracé sur un mur, apparemment avec la même matière qui recouvrait les lèvres du sectateur blessé. Il le fixait.

Le major se rendit compte qu’il ne pouvait pas distinguer clairement le symbole, qui ne cessait de changer.

—Détruisez-le, ordonna-t-il

Ses hommes eurent un instant d’indécision, ce qui obligea Regara à se répéter.

—Tout de suite.

Le soldat Basker s’avança avec son lance-flammes et arrosa le pan de mur jusqu’à ce que l’image ait disparu. Tout ce temps, Vengo ne bougea pas ; il ne recula qu’une fois que le symbole eut été gommé par les flammes.

Le mantra du sectateur gagna en intensité et devint un cri fiévreux. Speers le tua d’un tir entre les yeux.

—Ça fait mal à la tête, major.

Regara considéra le mur sur lequel avait été tracée l’icône.

—En effet, admit-il en notant que Vengo était retourné vers son escouade pour la rassembler. Caporal, rapport sur la situation.

Il n’avait aucun désir de s’attarder ici plus longtemps que nécessaire, mais il estimait pertinent de savoir où en étaient leurs progrès.

Speers sortit une tablette de données de son paquetage et la présenta au major. Elle montrait une lithopict cartographiant une partie du bidonville. Les cinq équipes de Regara, appuyées par des éléments tirés des Rangers Castellians et des Fusiliers Harpins, avaient investi et nettoyé les abords est du secteur.

C’était une offensive modérée, davantage une mission d’exploration. Regara voulait jauger le niveau de présence des insurgés dans le secteur, estimer leurs forces et leur éventuelle disposition. Une fois qu’il aurait ces informations, il pourrait organiser une purge à grande échelle pour éliminer totalement les renégats. À l’heure actuelle, il disposait du commandement opérationnel et d’un peu moins de deux cents hommes, éparpillés sur une zone de plusieurs kilomètres carrés. Ce n’était qu’une manœuvre d’approche. Il y en aurait d’autres et, à en juger par la faible résistance qu’ils avaient rencontrée, jusque-là, pareilles incursions ne tarderaient pas. Mais les glyphes étaient quelque peu… perturbants.

—Comment nous débrouillons-nous, caporal ?

Speers consulta la tablette, fit défiler plusieurs écrans et obtint une vue géographique plus vaste de la zone.

—Jusque-là, nous avons cartographié trente-deux pour cent du secteur, major.

—Et les capitaines Siegfrien et Trador ?

—Ils rapportent une progression stable. Résistance minimale.

—Je m’attendais à quelque chose de plus dangereux, admit-il.

—Major ?

—Les insurgés sont des chiens, par tout ce qui est saint, mais je pensais qu’ils seraient mieux organisés.

—Vous croyez que le commissaire Arbettan ne prend pas sa tâche au sérieux ?

—Pour l’instant, je ne suis sûr de rien.

La radio crépita et interrompit le fil de la pensée de Regara. Le soldat Crimmens lui donna l’écouteur sans attendre qu’on le lui demande.

—Ici le major Regara.

Le capitaine Trador des Harpins répondit.

—Nous sommes tombés sur des glyphes peints sur les murs, major. L’un de mes éclaireurs, Jedion, vient de le confirmer par radio. Un conseil ?

Regara jeta un regard au mur calciné pour la troisième fois et, d’une voix pleine d’assurance :

—Détruisez-le, capitaine. Détruisez tout glyphe que vous découvrirez.

Il coupa le lien et remit l’écouteur à Crimmens. Son visage était sévère.

—On remballe, Speers. Demandez à Vengo de faire sortir les hommes. Nous ne nous sommes que trop attardés ici.

Moins d’une demi-heure après, l’escouade du major progressait prudemment dans le secteur nord-est du bidonville. Elle passa devant une longue allée. À l’autre bout, Regara vit des Harpins en armure verte avancer, leurs compactes carabines laser tenues bas, de manière à les laisser libres de courir tout en se baissant. Depuis qu’ils étaient entrés dans le bidonville, le major n’avait vu aucun des hommes de Siegfrien. Le gros des Castellians formait l’arrière-garde ; leurs mortiers et leurs autocanons s’avéraient précieux pour appuyer les autres soldats à portée longue et éliminer les insurgés particulièrement bien retranchés.

Regara ordonna à son escouade, par geste, de continuer d’avancer.

Les rues étroites qui sillonnaient comme des artères malades le bidonville débouchaient sur une vaste esplanade. Elle était énorme, et évoquait une place au marché dévastée par de récents combats. Plusieurs cratères poussiéreux avaient percé le sol pavé d’argile et révélaient du sable. Des colonnes effondrées formaient de véritables barricades de débris qui divisaient l’esplanade en plusieurs sections distinctes.

Parmi la dévastation, Regara distingua le lieutenant Culcis et son escouade, qui se mettaient en position. De l’autre côté de la place, à quelque trois cents mètres de là, s’élevait une paire de hautes tours. Elles semblaient inoccupées, mais on ne pouvait jamais se fier aux apparences dans un combat urbain. Une deuxième escouade de Volponiens était en train d’arriver, menée par le sergent Pillier, ainsi que deux unités de Fusiliers Harpins. Une troisième sortit d’une rue latérale juste devant Regara. Il s’agissait des soldats qu’il avait aperçus plus tôt. Ils prirent une position avancée et installèrent un lanceur tubulaire dans un cratère, pointé vers l’une des tours.

Le silence régnait sur l’esplanade dévastée. Une brise chaude soulevait la poussière en petits tourbillons. Le grincement des gonds, du bois et l’écho creux du vent traversant la carcasse de la cité formaient un chœur spectral.

Pour la première fois depuis qu’ils étaient entrés dans le bidonville, Culcis se sentit mal à l’aise. Il avait noté la présence du major et du sergent Pillier. Tout compris, soixante hommes occupaient la place, presque la moitié du détachement impérial.

Culcis se remémora la carte des abords orientaux du bidonville. Toutes les rues et les allées conduisaient à l’esplanade, comme les affluents d’un fleuve. Les autres voies étaient bloquées par des immeubles effondrés et des épaves de véhicules. Ceci aurait dû lui mettre la puce à l’oreille.

Il observa les environs à travers ses magnoculaires en attendant l’ordre d’avancer. Regara avait ordonné une pause, ce qui était sage compte tenu de l’environnement. Culcis nota alors qu’une altercation allait éclater entre l’un des Harpins et son sergent. Il ne savait pas à quel propos ils se disputaient, seulement que la discussion s’envenimait. On pouvait s’attendre à ce genre d’insubordination de la part des régiments de peu de valeur.

De basse extraction, rectifia-t-il pour lui-même, mais il se rappela alors l’ahurissant manque de discipline qui régnait à Sagorrah en général. Quelque chose, dans un coin de son esprit, le préoccupait. Il demanda la radio. Lorsqu’il réussit à contacter les Harpins, il n’eut qu’une réponse démente, essoufflée, de leur officier de communication.

—Il a craqué, lieutenant. Jedion. Il insulte le sergent, il…

Le son d’un coup de feu l’interrompit.

Avec horreur, Culcis vit le sergent harpin s’écrouler. Il fallut au lieutenant volponien quelques secondes pour se rendre compte que Jedion avait pris le pistolet de son supérieur et l’avait abattu.

La radio continuait de jacasser dans son oreille.

—…par le Trône tout-puissant ! Il l’a tué ! Il a tué le sergent…

Le radio harpin ne parlait plus à Culcis ; le son était étouffé, lointain. Il avait lâché l’écouteur pour s’emparer de son fusil laser.

À travers les jumelles, Culcis vit Jedion abattre le radio. Une boule froide se forma dans son ventre. Le Harpin s’effondra, un cratère fumant s’ouvrit sur sa poitrine et son doigt se crispa sur la détente de son fusil. Ses tirs aléatoires touchèrent l’un des servants d’un lance-missiles, non loin, et dans un enchaînement malchanceux, le malheureux actionna son arme en s’effondrant.

Culcis écarquilla les yeux en suivant la trajectoire erratique du missile qui laissa derrière lui des spirales de fumée en quittant son tube de lancement. Le projectile se dirigeait droit sur eux.

—À terre !

Le feu et le tonnerre envahirent leur position lorsque la roquette frappa un bloc de lithobéton et le pulvérisa.

Pendant un instant, Culcis n’entendit plus qu’un tintement sourd. Sa vue se brouilla, la fumée lui fit couler les yeux. Toussant, crachant des glaviots gris, il lutta pour garder ses repères.

Korde était mort. La moitié de son torse n’était plus qu’une ruine noircie provoquée par l’explosion. Du sang coulait des yeux de Varper, dont le casque avait été soufflé. Hormis cela, les autres n’avaient que quelques plaies et bosses. Lorsque Culcis émergea de la fumée qui se dispersait, il était encore sonné. La voix de Drado, forte et claire, lui parvenait, et sa poigne solide soutenait son officier en l’aidant à rester sur ses pieds.

—Ces fumiers ! Comment osent-ils ouvrir le feu sur le 50e Royal ?!

Il avait le meurtre dans les yeux. Drado voulait répliquer, mais un ordre étouffé de Culcis le retint. Quelque chose clochait. Les Harpins se battaient. D’autres combats avaient éclaté après le meurtre du sergent. Jedion avait été tué, mais d’autres se battaient.

L’anarchie régnait.

Regara se détourna pour se protéger lorsque Culcis fut engouffré par l’explosion.

—Caporal ! Rapport ! Par l’Œil, que vient-il de se passer ? rugit-il par-dessus la détonation.

Speers était perplexe.

—Je ne sais pas, major. Les Harpins… fit-il en scrutant la place. Ils ont commencé à s’entretuer.

Le capitaine Trador quitta son couvert pour aller restaurer l’ordre, pistolet bolter à la main et escouade de commandement sur les talons. Les Harpins servant le lance-missiles attendaient, mal à l’aise, ne sachant que faire. Cependant, les membres du régiment de feu Jedion continuaient de s’entredéchirer.

—C’est de la démence ! cria Regara en tendant la main vers l’écouteur que lui tendait Crimmens.

Il s’apprêtait à essayer de joindre Trador lorsqu’il aperçut un reflet métallique dans l’une des tours. Il n’eut pas le temps de crier un avertissement : le capitaine harpin et ses hommes furent mis en pièces par des rafales de bolter lourd.

En quelques secondes, le commandement des Fusiliers fut transformé en brume rouge par les bolts des armes lourdes. Regara ordonna un tir de riposte en direction de la tour, mais il était déjà trop tard, et la manœuvre fut inefficace. Les sectateurs étaient trop bien retranchés.

Du flanc gauche, juste au nord-ouest des Harpins, vingt ennemis équipés de fusils mitrailleurs et d’armures lourdes quittèrent leur cachette. Il ne s’agissait pas des minables rencontrés plus tôt, mais de guerriers bien équipés ayant bénéficié d’un entraînement militaire. Ils avancèrent en formation, les premiers rangs tirant au jugé tandis que les rangs arrière s’agenouillaient pour viser. Trois Harpins s’effondrèrent avant qu’une contre-attaque ne puisse être mise sur pied.

Regara hurla l’ordre de cribler de tirs de laser la tour, de repousser la vague d’assaillants, et jaugea rapidement l’ennemi.

Outre leur équipement et leur entraînement, les sectateurs d’élite portaient des demi-masques qui divisaient leur visage le long de l’arête de leur nez. Le côté gauche était ouvert et révélait un œil voilé d’une cataracte pourpre et une joue couverte de cicatrices ; le côté droit était couvert d’un masque bleu sale fendu par un rictus de clown.

Malgré les efforts des Volponiens, les Harpins furent balayés par une tempête de lames et de tirs à courte portée. Alors que les sectateurs poursuivaient l’offensive, certains restèrent en arrière pour occuper la position défensive des gardes qu’ils venaient de massacrer, et d’autres furent fauchés par les salves de l’escouade de Pillier.

—À tous les Volponiens, repliez-vous vers ma position ! cria Regara dans la radio alors que le bolter lourd de la tour reprenait de la voix et crachait au-dessus de sa tête.

De nouveaux insurgés se déversaient depuis l’autre côté de la place, un autre groupe de vingt soldats progressant courbés, par équipes de cinq hommes, courant d’un couvert à l’autre.

—On nous a canalisés, dit Culcis.

Les tirs précis des sectateurs emplissaient l’air autour de lui et l’obligeaient à se tasser derrière la base d’une colonne abattue.

Varper reçut un bolt en pleine gorge, tomba en arrière et ne se releva pas.

Regara n’écoutait pas. Il beuglait des instructions à Siegfrien dans la radio, lui demandant d’amener ses troupes de toute urgence. Le major finit par remettre brutalement l’écouteur à sa place, arrachant un cillement à Crimmens, et soupira.

—Ils ne seront jamais là à temps. Nous nous sommes enfoncés trop profondément.

Les tirs de laser s’intensifiaient. Les sectateurs s’étaient mis en position pour les prendre en enfilade et semblaient s’en contenter. Pendant ce temps, le bolter lourd continuait de désintégrer les rares couverts derrière lesquels s’abritait la vingtaine de Volponiens restants.

—C’est une embuscade, major, insista Culcis. Et qu’est-il arrivé aux Harpins ? Il y a quelque chose de louche.

Regara ne répondit pas ; il réfléchissait. Rapidement. Essayait de trouver un moyen de sortir de la tempête dans laquelle les Volponiens se trouvaient. Les tirs de riposte de ses hommes étaient admirables. Chacun des soldats du 50e répliquait par courtes rafales précises, sans céder à la panique, économisant ses munitions. Mais dans quelques minutes, cela n’aurait plus d’importance.

—Colonel !

—Je sais, lieutenant, coupa le major. Mais cela ne nous aide pas.

—Nous devons prévenir le capitaine Siegfrien, lui dire de faire demi-tour.

—Il n’y a pas de quoi s’inquiéter, contra Regara, mais son regard alla à la radio, trahissant le fait qu’il écoutait.

—Pour l’instant.

Regara serra les dents, scruta la tour où le feu du bolter lourd crépitait comme une étoile colérique.

—Si l’on arrive à éliminer cette arme…

Comme si l’Empereur avait répondu à ses prières, un autre flash illumina la tour et réduisit au silence le bolter lourd. Quelques secondes plus tard, un sectateur tomba de la fenêtre depuis laquelle l’arme avait fait feu. Même à cette distance, Regara vit que la moitié de la tête de l’insurgé avait disparu.

D’autres tirs partirent des ombres, libérés par des guerriers invisibles. Six autres cultistes s’effondrèrent, mortellement blessés à la tête et au cou. Prompt à saisir la moindre occasion, Regara donna l’ordre à ses escouades de doubler leur cadence de tir pour éliminer les insurgés alors qu’un vent de confusion soufflait sur les rangs de ces derniers. Libérés de la menace du bolter lourd, les Volponiens pouvaient enfin se déplacer.

Ils se mirent à avancer par petits groupes de quatre ou cinq hommes, le long des bords de la place. Tandis qu’une équipe progressait, une autre la couvrait jusqu’à ce qu’elle se soit mise à couvert. Puis, les rôles s’inversaient et l’équipe la plus avancée se chargeait de couvrir ses camarades pendant leur cheminement. Les sectateurs furent pris en tenaille.

—D’où viennent ces tirs ? Siegfrien a-t-il déjà envoyé des unités aussi en avant ? demanda Regara entre deux rafales précises de son pistolet radiant.

Il fit tomber un sectateur d’un tir à la cheville et l’acheva aussitôt.

—Négatif, major, fit Speers qui avançait à ses côtés. Les Castellians sont toujours en approche.

Des lasers continuaient de jaillir des ombres, tout autour des forces ennemies, qui fondaient comme neige au soleil.

—Arrosez-moi cette tour, cria Culcis en désignant la position du bolter lourd et de feu ses servants.

Deux autres soldats la criblèrent de lasers, mettant en pièces la nouvelle équipe d’insurgés venus relever leurs camarades tués.

—Éliminez-la. De manière permanente.

Le soldat Henkermann arriva, flanqué de Drado et Lekke. Deux projectiles incendiaires tirés par son lance-grenades mirent le feu à la tour et firent s’effondrer sa toiture. Le bolter lourd ne représenterait plus une menace.

—50e, en avant ! rugit Regara alors que les Volponiens se jetaient sur les sectateurs, qui se repliaient. La discipline militaire de l’ennemi avait disparu, érodée par l’avantage tactique d’un ennemi supérieur.

Le major fut le premier à les atteindre. Il para un coup de baïonnette de son sabre, frappa du pied, brisant le tibia du cultiste de sa jambe bionique, et enfonça son arme dans le visage du renégat alors que la douleur lui faisait baisser sa garde.

Culcis toucha un autre ennemi en plein torse, presque à bout portant, avant de le repousser de l’épaule pour engager un nouvel adversaire.

Speers lança une paire de grenades frag au milieu de l’escouade en déroute, qui disparut dans une tempête de shrapnels un instant plus tard.

Et tout fut terminé.

Les sectateurs avaient été tués jusqu’au dernier. Après examen, il apparut que tous avaient l’œil droit voilé par une cataracte pourpre. Et leur armure arborait le symbole peint sur certains murs.

Regara ordonna à Basker de les incinérer au lance-flammes. Les Volponiens traînaient les cadavres jusqu’au bûcher improvisé lorsque leurs mystérieux alliés se révélèrent.

—Je n’arrive pas à le croire, fit Drado, exprimant à haute voix ce que tous pensaient.

N’ayant guère d’autre choix, le lieutenant Culcis avança pour accueillir les gardes qui avaient sauvé la mise aux Volponiens. Il avait un goût amer dans la bouche lorsqu’il salua le chef de l’escouade dépenaillée qu’ils avaient croisée peu après leur arrivée. Un peu plus de trente hommes sortirent des ombres. Ils arrivaient par paires, par équipe de trois ou quatre, de tous les côtés de la place.

—Hauke, dit leur chef en se frappant la poitrine.

Comme ses camarades, il était vêtu d’un treillis de cuir brun sombre, coupé aux genoux et aux coudes pour révéler une peau plus sombre encore. Des tatouages en forme de spirales bleues et grises, de triangles déchiquetés et de cercles concentriques couvraient son corps. Une boucle ornée d’une plume pendait à son oreille gauche. D’autres arboraient des colliers d’os, de dents et de pattes d’oiseaux.

Hauke portait un fusil laser en bandoulière. À sa ceinture étaient passés deux longs poignards et une cartouchière. Il sourit, révélant des dents parfaites surmontées d’yeux chaleureux rehaussés d’une sorte de khôl. Son visage était aquilin, avec des lèvres fines, brun rouge, et un nez anguleux évoquant un bec. Ses insignes de capitaine étincelaient, polis avec amour, mais le reste de son uniforme était en piètre état.

—Lieutenant Culcis, 50e Volponiens.

Culcis salua, mais ne serra pas la main que lui tendait Hauke. Celui-ci ne releva pas l’injure. Il se frappa de nouveau la poitrine.

—Nous sommes Kauth, dernier des Grands-marcheurs.

Il agita un pouce par-dessus son épaule, en direction du soldat qui portait le haillon de bannière que Culcis avait aperçu plus tôt. Un petit groupe d’hommes s’était rangé aux côtés du capitaine Hauke, tandis que les autres se glissaient parmi les cadavres que Basker et les autres n’avaient pas encore brûlés.

Culcis remarqua avec horreur que les sauvages prélevaient des trophées parmi les morts : des doigts, des oreilles, des dents ; tout ce qu’ils pouvaient arborer en sautoir.

Regara le vit aussi. Il n’en parut guère heureux.

—Cessez sur-le-champ ! tempêta-t-il. Nous sommes des soldats de la Garde Impériale, pas des barbares !

Il se tourna vers Vengo qui patientait non loin, le regard dans le vague.

—Sergent ! Arrêtez ces hommes !

Comme si l’on avait actionné un interrupteur, Vengo alla intercepter les Kauth avec une petite escouade de combat des Volponiens les plus proches.

Une dispute éclata immédiatement. Certains des Kauth ne parlaient pas gothique et criaient dans leur langue sauvage.

Hauke aboya un ordre qui ressemblait au cri d’un aigle et les Grands-marcheurs s’interrompirent brutalement. Il fronça les sourcils.

Avant qu’il n’ait l’occasion de parler, le major était sur lui.

—Je suis abasourdi, capitaine, dit-il. La boucherie est le domaine de l’ennemi, pas des fidèles de l’Empereur. Nous ne sommes pas dans la jungle d’une planète oubliée, nous sommes en terre impériale !

Culcis leva un sourcil à cette remarque, puisqu’elle n’était pas tout à fait vraie.

Regara était furieux et sa colère ne faisait que croître. La situation précédente l’avait affecté, mais peut-être autre chose. Il n’en avait pas fini et regarda Hauke des pieds à la tête avec un reniflement agressif.

—Et vous osez appeler ça un uniforme ? Vous êtes une honte pour la Garde Impériale. Je ne vous considère pas comme un garde, capitaine. Je refuse de vous considérer comme un garde.

Hauke était perplexe, voire un peu amusé, mais il le cachait afin de ne pas envenimer la situation.

—Nous vous avons sauvé la vie, frère.

—Pas du tout. Et je peux en appeler au témoignage sous serment de vingt hommes qui le confirmeront. Notre rapport prouvera le courage des Volponiens en situation de combat.

—Colonel ? coupa Culcis.

Le lieutenant devait intervenir ; les Kauth leur avaient bel et bien sauvé la vie, que Regara l’admette ou non.

Le major se retourna vers lui, rouge de colère, et siffla entre ses dents :

—Ce sont des va-nu-pieds, lieutenant. Moins encore, ce sont des animaux. Je refuse de les voir.

—Un nouvel œil serait plus utile qu’une nouvelle jambe, pas vrai, frère ? dit Hauke avec candeur. L’homme qui ne voit pas la vérité sous son nez est malheureux.

Regara ne le regarda même pas, et se contenta de cracher quelques paroles tout aussi spontanées à Culcis :

—Ôtez-les de ma vue, lieutenant. Tout de suite, ou j’ordonne au sergent Vengo d’ouvrir le feu.

Culcis se mordit la langue. Ces hommes étaient des sauvages, certes, mais ils avaient sauvé les Volponiens. De plus, il savait que Vengo risquait de transformer la dispute en bain de sang.

—Tout de suite, major, répondit-il enfin.

Regara s’éloigna à grands pas, laissant à son second le soin de régler la situation.

—Vous devez ordonner à vos hommes de cesser, capitaine, dit Culcis en se tournant vers Hauke.

—Les Kauth prennent trophées parmi les tués.

—Pas lorsque vous vous battez aux côtés des Volponiens, pas lorsque vous vous battez pour la Garde. Exécution, capitaine.

Un cri aigu jaillit des lèvres de Hauke, intimant à ses hommes de se rassembler. Certains froncèrent les sourcils et firent mine de continuer à couper, mais tous finirent par obéir et par se regrouper autour du porte-bannière.

—Très bien, dit Culcis. Est-ce votre bannière régimentaire ?

—Bénie par la beati, souligna Hauke. Sur la colline de Vigo, où les Grands-marcheurs ont fait dernier carré – du moins, c’est ce qu’on pensait jusqu’à ce qu’Elle arrive.

—Sainte Sabbat ?

Culcis ne put s’empêcher de pouffer, mais il retrouva rapidement sa contenance.

—Vous avez été bénis par sainte Sabbat ?

—Oui, fit Hauke avec la solennité d’un prêtre.

Il en était sincèrement persuadé, et à en juger par l’expression sérieuse de ses hommes, ceux-ci le croyaient aussi.

Culcis secoua la tête ; son incrédulité était évidente pour tout le monde, sinon pour les Grands-marcheurs.

—Tenez, frère, fit Hauke en tendant à Culcis une paire de cigares.

Leur tabac était sombre, épais, avec des relents de chicorée. Sans doute un cadeau, volontaire ou non, ou le paiement d’une dette, d’un autre régiment de la réserve.

Culcis hésita.

—Bons, dit Hauke en pressant les cigares contre le lieutenant. Prenez.

À contrecœur, Culcis accepta le cadeau et le mit précipitamment dans sa poche, avant que Regara ne puisse le voir, puis demanda poliment à Hauke de rentrer au camp.

Hauke hocha la tête. Il poussa un autre cri aigu, presque un cri d’oiseau, et ses hommes et lui quittèrent rapidement la place. En quelques minutes, ils se fondirent dans le bidonville et ce fut comme s’ils n’avaient jamais été là.

Culcis rejoignit le major, qui discutait avec le caporal Speers. Siegfrien venait de les joindre par radio et Crimmens lui tendit l’écouteur.

—Donnez-moi ça, lança Regara à l’officier radio avec une colère manifeste. Négatif, aboya-t-il à l’intention de l’officier castellian. Retirez-vous, nous retournons au camp pour un débriefing immédiat.

Il rendit l’écouteur en le plaquant violemment contre la poitrine de Crimmens et s’éloigna.

Il ne croisa pas une seule fois le regard de Culcis.

La marche vers la zone de déploiement allait être longue, et le retour vers Sagorrah encore plus long.

Vilaine. Voilà l’adjectif que Regara avait utilisé pour décrire la situation lors du trajet, et Culcis devait agréer avec lui. Le major avait demandé une entrevue avec le commissaire Arbettan pour discuter des heurts subis par l’expédition et de l’évidente « souillure du Warp » manifeste dans le bidonville. Culcis, quant à lui, n’était pas persuadé que la corruption soit cantonnée à cette zone. Au moins, ils n’avaient pas croisé les Kauth. Soit les Grands-marcheurs gardaient profil bas et les Volponiens ne les avaient pas vus parmi la foule de soldats, soit ils n’étaient pas encore revenus à Sagorrah. Dans tous les cas, c’était une bonne chose, selon Culcis.

Assis sur l’un des bancs du réfectoire B-62, jouant distraitement avec son quart et son couteau, le lieutenant était perdu dans ses pensées.

Drado l’en tira brutalement.

—Je peux m’asseoir, lieutenant ? dit-il en s’exécutant, juste en face du lieutenant.

—Apparemment, vous l’avez déjà fait, répondit sèchement Culcis. Quelles sont les rumeurs, au camp ?

Drado attaqua son repas avec un peu trop d’appétit. Culcis se demandait parfois si le caporal était vraiment un Volponien ; peut-être avait-il été tiré d’un autre régiment, plaisanterie d’un fonctionnaire du Munitorum. Mais ce n’était pas le cas ; le sang de Drado était aussi bleu que celui de ses frères d’armes.

Le 50e Royal avait son propre chef cuisinier, bien entendu, et même une véritable petite armée de serviteurs, mais Culcis avait choisi de se mêler aux autres soldats. Quelque chose clochait, et il ne découvrirait pas quoi s’il restait parmi les siens. La plupart de ses hommes avaient rechigné à partager les conditions de vie des autres, mais Drado, malgré son aristocratisme militant, semblait s’y faire plutôt bien.

La salle du mess bruissait d’une agressivité sourde ; plusieurs régiments disparates étaient mélangés dans ses confins chauds et fumants. Les soldats étaient sur les nerfs, en particulier les Harpins. Ils avaient perdu l’un de leurs capitaines, même si les circonstances exactes de sa mort avaient été camouflées, et cela sapait le peu de calme qu’il leur restait.

—Oserais-je vous demander votre avis sur ce qui se passe ici ? demanda Drado.

—Que je sois maudit si je le sais, fit Culcis en secouant lentement la tête.

—Ce Harpin – comment s’appelait-il ? Jedion, c’est ça – on aurait dit qu’il perdait la tête. Et puis, il y avait ces glyphes…

Drado n’exprima pas à haute voix la suite de sa théorie, comme si la formuler risquait de la rendre réelle.

—Je sais que les combats peuvent pousser les hommes à bout, mais je n’ai jamais vu un soldat tuer son sergent pour une dispute sans importance.

—Des chiens indisciplinés, murmura Drado en lançant un regard meurtrier à un groupe de Harpins agressifs qui venait d’entrer. Lieutenant…

Culcis les avait vus aussi. Il était fatigué. L’atmosphère était tendue, sur le fil du rasoir. Lorsque les Harpins allèrent faire la queue pour prendre leur repas, le lieutenant relâcha sa prise sur la crosse de son pistolet, caché sous la table.

—Pas de traces des sauvages ? demanda-t-il à Drado.

—Aucune. Speers pense qu’ils ne sont pas revenus. Et quand bien même, comment pourrions-nous les retrouver ?

—Pourquoi voudrions-nous les retrouver ? demanda Culcis.

Pourtant, il avait encore les cigares que Hauke lui avait donnés ; les jeter lui semblait injuste. Peut-être, finalement, était-ce lui, le faux Volponien échappé d’un autre régiment ? Tous étaient différents depuis Nacedon. Regara aussi, même si le major combattait cette différence de toutes les fibres aristocratiques de son être.

Drado se pencha vers le lieutenant :

—J’ai entendu parler de seize nouvelles exécutions programmées ce matin. Et le nombre de violences et de manquements à la discipline a doublé depuis hier.

Après leur désastreuse incursion dans les bidonvilles, les Volponiens étaient rentrés dans la nuit. Le temps de faire leur rapport et de remiser leur équipement dans l’armurerie de leur caserne, une nouvelle aube aride rampait sur Sagorrah.

—Seulement seize ? demanda Culcis avec ironie.

—Apparemment, Arbettan dispose d’une longue liste de criminels qu’il s’efforce de faire diminuer. Attendez…

Culcis suivit le regard inquiet du caporal vers la queue, dans laquelle le caporal Speers venait de s’insérer.

—Sale petit soldat de plomb, qu’est-ce qui te donne le droit…

Évidemment, les Harpins n’étaient guère heureux. L’un d’eux, un grand gaillard aussi massif que le colonel Gilbaer des Volponiens, marcha sur le caporal.

—Arrière, rebut, répondit Speers en n’accordant qu’un regard de côté au soldat harpin.

Sa plaque d’identité portait le nom de « Maggon ».

—Je répète : qu’est-ce qui te donne le droit de passer devant tout le monde ?

Cette fois, le soldat se planta droit devant Speers, déterminé à être entendu. De l’index, il martela le bras du caporal.

Speers baissa les yeux sur le doigt du Harpin, puis les leva vers son propriétaire. Les Volponiens étaient des guerriers grands et forts, d’excellente lignée, mais ce Maggon était un géant. Le sommet du crâne rasé de Speers n’arrivait qu’au menton du Harpin. Mais cela ne semblait pas inquiéter le caporal.

—Si tu veux perdre ce doigt, continue de jacasser. Autrement, retourne dans la file et apprends quelle est ta place.

—Fils de pute arrogant…

Le Harpin s’apprêtait à saisir le bras du Volponien lorsqu’une détonation résonna, dure et lourde comme un glas. Du sang et des morceaux de cervelle éclaboussèrent le visage de Speers ; la tête de Maggon venait d’exploser comme un œuf brisé.

Vengo était debout, un pistolet bolter fumant au bout de son bras tendu.

—Oh, merde…

Culcis se leva à son tour, tirant son pistolet radiant d’une main fiévreuse.

—Baissez votre arme, sergent.

Un silence choqué s’était abattu sur le refectorum. Le Harpin mort chancela contre le comptoir du mess et s’effondra aux pieds de Speers. Le caporal se tourna vers Vengo.

—Par l’enfer, qu’avez-vous fait, sergent ?

Les yeux de Vengo étaient vides de toute expression, et son visage dénué de la moindre émotion.

—Baissez votre arme. Tout de suite, répéta Culcis d’un ton calme.

Le sang de Maggon se répandait sur le sol du refectorum, glissant sous les bottes des soldats les plus proches, Speers y compris.

—Baissez votre arme, sergent, renchérit le caporal en levant les mains dans un geste d’apaisement désespéré.

—Par le Trône, intervint Drado. Vengo, obéissez !

Culcis était venu se placer à côté de Vengo et vit que son œil gauche était agité par un tic. Le sergent pointa son arme vers le Harpin suivant.

—Les chiens laissés au soleil, ricana-t-il, doivent être abattus.

Il pressa la détente.

Culcis lui tira dans la tempe.

Vengo tomba. Le pistolet bolter quitta sa main et tournoya au sol, où Speers le rattrapa avant de le désarmer.

La pièce poussa un soupir de soulagement collectif.

—Que personne ne bouge, ordonna Culcis.

Les soldats du mess étaient trop abasourdis pour protester. Mais ça ne durerait pas. Le lieutenant s’accroupit près du cadavre de Vengo.

—Vous voyez ? dit-il à Drado, agenouillé à côté de lui.

L’œil gauche du sergent avait pris une teinte pourpre, comme l’œil des sectateurs.

—Par le saint Trône… souffla le caporal.

Culcis coula un regard aux autres Harpins du refectorum. La situation allait empirer. Seule l’arrivée de Regara et d’Arbettan empêcha un nouveau désastre.

Le soulagement était devenu colère. Il y avait des cris, des accusations. Certains soldats avaient sorti des pistolets ou, s’ils n’en avaient pas, s’armaient des couteaux de cuisine réglementaires du mess. Il y avait du sang dans l’air, la même puanteur métallique que celle qui imprégnait la brise de Sagorrah et des environs.

—Arrêtez ! rugit Arbettan. Par ordre du Commissariat, arrêtez ou j’exécute sommairement tout contrevenant !

Regara écarquilla les yeux lorsqu’il vit le corps de Vengo.

—C’est vous qui avez fait ça, lieutenant ?

—Il est devenu fou, major. Il a craqué.

Puis, dans un murmure :

—Regardez son œil.

Le major se pencha pour inspecter l’œil du sergent et fit discrètement le signe de l’Aquila.

—Par le Trône de la Terre…

Il se releva et pivota vivement sur ses talons. Le commissaire Arbettan l’observait à travers les lentilles opaques, sans âme, de ses lunettes. Trois de ses ombres s’étaient glissées derrière lui et exsudaient une impression de menace.

—C’est une affaire entre Volponiens, dit rapidement Regara. Je m’en occupe.

—Le capitaine Trador est mort, avec trente de ses hommes…

Le commissaire lança un regard dédaigneux au cadavre du malheureux Maggon.

—…avec lui, ça fait trente et un. Il me semble que tout cela dépasse un peu les attributions du 50e Royal, ne croyez-vous pas, major ?

Regara ne flancha pas.

—Certes, mais je vais m’en occuper. Il me semble que vous avez déjà fort à faire dans le camp, ne croyez-vous pas, commissaire ?

Arbettan ne fut guère impressionné par la riposte, pas plus qu’il ne fit mine de céder. Deux autres cadets sortirent de la pénombre.

—Vos gros bras sont en sous-effectifs, reprit Regara. Nous savons comment traiter avec les commissaires. Voulez-vous vraiment insister ?

Quelques secondes tendues s’écoulèrent, puis Arbettan grimaça et quitta le refectorum, suivi de ses ombres.

—Merci, major, dit Culcis une fois les commissaires partis.

Regara était blême.

—Faites sortir tout le monde, dit-il avec colère. Tout le monde. Sur-le-champ. Y compris le sergent Vengo. Faites votre rapport à mon logis quand vous aurez fini. Dès que vous avez fini, lieutenant.

Culcis hocha la tête.

—Oui, major.

—Speers, fit Regara en s’arrêtant devant le caporal avant de sortir. Un mot.

Le major avait fait ce qu’il pouvait pour assouplir les relations avec les Harpins. Le temps que le lieutenant Culcis en finisse avec le mess, fasse transporter le corps de Vengo et renvoie les hommes dans leur caserne, Regara avait eu plusieurs conversations avec les officiers harpins. Speers était parti sans un mot exécuter une mission pour le major, si bien que seuls Drado et Culcis firent le chemin du refectorum au logis de Regara.

Ils s’attirèrent des regards furieux des gardes qu’ils croisèrent. Certains appartenaient à des régiments qu’ils ne connaissaient pas, mais ces gardes semblaient soupçonneux et hostiles envers les Volponiens et, d’une manière générale, les étrangers.

Dans cette avenue populeuse, Culcis commença à se sentir étrangement exposé.

—Pressez le pas, caporal.

—Je vous demande pardon, lieutenant ? demanda Drado, incrédule.

—Vous m’avez entendu. Nous sommes en territoire hostile. Pressez le pas et gardez votre arme prête.

Drado remarquait lui aussi les regards qu’on leur lançait, à présent. Il brossa nerveusement le dépôt rougeâtre qui s’agglutinait sur sa veste. Celui qui couvrait ses bottes semblait l’alourdir, de concert avec son anxiété.

—Mon cœur bat la chamade, admit-il.

—La tension du combat, c’est tout.

Le corps de Drado savait qu’il allait se battre avant son esprit et s’y préparait.

Un groupe de tankistes, des hommes massifs au visage maculé d’huile, au treillis olive frappé d’un crâne fendu, descendirent du blindé sur lequel ils prenaient leur pause. Ils portaient des clefs à molette, des lampes à souder et autres outils. Leur Chimère compacte était ouverte, ses entrailles mécaniques répandues sur une couverture jetée sur le sol. Les pièces du moteur étaient elles aussi recouvertes de la substance qui souillait les bottes et les uniformes des Volponiens. Mais les tankistes semblaient n’en avoir cure.

—Par là, dit Culcis en entraînant son camarade dans une allée transversale déserte, entre deux casernes inoccupées.

Drado le suivit, même s’il ne s’agissait pas du chemin le plus direct pour rejoindre le camp volponien.

—Attendez, souffla soudain le lieutenant en s’engouffrant dans une alcôve.

La zone était un fouillis de bâtiments autochtones, pour l’essentiel des dépôts et des entrepôts désaffectés.

—Colonel, qu’est-ce que vous…

Culcis le fit taire et se tassa avec lui dans l’obscurité de l’alcôve, tout en gardant les yeux sur l’allée.

—Attendez, insista-t-il.

Quelques minutes plus tard, les tankistes passèrent devant leur position, toujours armés de leurs outils, cherchant visiblement les Volponiens.

Ils les dépassèrent sans les voir et disparurent à l’autre bout de l’allée. Aussitôt, Culcis sortit de sa cachette en entraînant Drado.

—Venez, fit-il en revenant sur leurs pas à petite foulée.

—Ils voulaient nous tuer, n’est-ce pas ? demanda Drado.

—Honnêtement, je n’en sais rien, caporal. Mais quoi qu’ils aient eu en tête, ça ne promettait rien de bon.

Culcis et Drado retournèrent à la caserne des Volponiens en toute hâte. Ils prirent des chemins détournés pour éviter les foules, en se cantonnant aux artères secondaires et en se faufilant dans l’ombre quand ils le pouvaient. Le retour leur prit longtemps.

Sagorrah se dirigeait droit vers la catastrophe. Plus d’un million de gardes, armés et équipés pour la guerre, se tenaient au bord du précipice, et Culcis ne savait pas pourquoi.

Regara fulminait derrière son bureau mais Culcis n’en était pas moins soulagé d’avoir regagné la caserne.

Ses serviteurs avaient aménagé ce qui serait le quartier général des Volponiens à Sagorrah. La poterne avait été débarrassée de ses débris. Les hommes du major avaient ainsi pu dérouler d’épais tapis, accrocher des portraits et faire venir le bureau de chêne noir ouvragé sur lequel Regara s’appuyait en ce moment même. Sa surface était couverte de tablettes de données et de cartes. Un fauteuil de cuir confortable, à l’armature de chêne noir assortie au bureau, était tiré derrière le major. Une paire d’unités rafraîchissantes, à l’écart dans un coin sombre de la pièce, vrombissaient doucement et maintenaient la température à un niveau agréable.

Dans un coin, une table basse était postée à côté d’une chaise longue. La table accueillait un décanteur de cristal au goulot étroit. Contre le mur opposé, un râtelier d’acier sur lequel le major remisait son pistolet radiant laser, sa veste d’uniforme et sa gabardine.

Au-delà, on devinait des antichambres, mais l’attention de Culcis était pour l’heure monopolisée par le major grimaçant et la pile d’informations éparpillée sur son bureau.

Ils étaient en retard, bien plus en retard que ce que Culcis avait prévu, mais les explications allaient devoir attendre, car Regara ne semblait pas prêt à les entendre.

—Nous sommes d’accord, commença-t-il, pour dire que la vague d’insubordination qui afflige Sagorrah n’a rien d’ordinaire. Il y a quelque chose d’autre que le désœuvrement et l’ennui. La mort du sergent Vengo le prouve assez.

—Il n’était plus le même depuis Monthax, répondit Pillier, qui avait pris la place de l’officier tué.

Tous se rappelaient Monthax, et la tempête surnaturelle. Personne ne pouvait prétendre n’en avoir pas été affecté. Vengo, apparemment, l’avait été encore davantage que les autres. Elle l’avait déséquilibré, et laissé vulnérable à la folie qui accablait le dépôt.

Les quatre autres hommes présents, Regara, Culcis et leurs aides, hochèrent la tête mais personne n’ajouta quoi que ce soit. Certaines batailles, qu’elles soient glorieuses ou non, devaient être oubliées.

Le major étendit les mains au-dessus des tablettes et des parchemins étalés devant lui.

—Nous avons là le gros des rapports d’Arbettan concernant l’affreuse absence de discipline à Sagorrah. Le caporal Speers a eu la gentillesse de me les procurer

L’aide du major, à moitié caché par la pénombre de la pièce, arborait une panoplie de bleus et de coupures.

—Arbettan est au courant ? demanda Culcis.

Si le commissaire avait vent de cette transgression, les menées des Volponiens allaient faire s’avérer difficiles, sinon impossibles.

Speers sourit, révélant une dent ensanglantée.

—Il ne le sera pas, à moins de trouver l’endroit où j’ai remisé deux de ses gardes-chiourmes, ce qui n’arrivera pas.

—Pendant que nous attendions, reprit le major en adressant un regard noir à Culcis, j’ai demandé au sergent Pillier de tirer des conclusions.

Pillier s’avança dans la lumière de la lampe du bureau et piocha une carte du dépôt dans le monceau de parchemins.

Elle était criblée de petits points rouges désignant les endroits où l’ont avait rapporté des incidents violents, en fonction de leur fréquence et de leur gravité. Pillier n’avait pas chômé. Culcis ne s’était pas rendu compte de l’ampleur de son retard, mais ravala sa culpabilité et se concentra sur la carte.

—Qu’y voyez-vous, lieutenant ? demanda Regara. Un motif, peut-être ?

—Je vois un vide, répondit Culcis sans lever les yeux.

Il appuya du doigt sur une zone de la carte dénuée du moindre point rouge.

—Qui est cantonné dans cette partie du camp ?

Regara disposait d’une liste des casernes et des régiments qui y étaient établis. Il souriait, un rictus arrogant qui gâchait son port altier.

—Les Kauth.

Les autres occupants de la pièce gardèrent le silence, guettant la réaction de Culcis.

—Les Grands-marcheurs ? Ils nous ont aidés dans le bidonville, et nous ont sauvé la mise, major.

Regara lâcha la liste sur la carte et se pencha en avant.

—Le fait est qu’il est impossible que les insurgés s’approchent autant des puits de prométhium sans aide. Ce que nous avons vu avec les Harpins, la façon dont ils ont agi, et Vengo…

Regara marqua une courte pause avant de reprendre :

—…quelqu’un, dans ce camp, ouvre la porte pour favoriser les attaques.

—Et les Kauth sont suspects parce qu’ils ne sont pas affectés ?

—C’est parce qu’ils ne sont pas affectés que tout porte à croire qu’ils sont opérationnels dans les conditions révoltantes de ce trou à rats, qui fait perdre la tête à tout le monde ! Et comment est-ce possible, sinon parce que ce sont eux qui répandent la corruption ?

Culcis fronça les sourcils.

—Pourtant, nous échappons nous aussi à cette démence, major.

Regara se redressa et gonfla la poitrine.

—Nous sommes des Volponiens, lieutenant. Nous n’avons rien en commun avec les animaux attachés dans ce chenil à soldats. Notre lignée et notre entraînement nous immunisent.

—Allez dire cela à Vengo, major.

Le visage du major d’empourpra, mais l’officier maîtrisa rapidement sa colère. Il saisit son col et exposa le dépôt rouge à la lumière, puis désigna celui qui recouvrait ses bottes.

—C’est ça, et ça, dit-il. L’air en est rempli. Le camp entier est pollué par cette chose aussi envahissante que le sable dans le désert. Nous ne sommes là que depuis quelques jours, lieutenant. Les Kauth depuis bien plus longtemps. Ils devraient être devenus aussi fous que les autres gardes.

Le sourire revint. C’était comme si toutes les théories personnelles et les soupçons de Regara quant au régiment barbare étaient soudainement et indubitablement prouvés.

—C’est forcément eux, renchérit-il.

Culcis en doutait mais il le garda pour lui-même et, à la place, dit :

—L’ambiance dans le camp atteint son seuil critique. Drado et moi avons failli nous faire attaquer sur le chemin ; c’est la raison de notre retard.

Regara plissa les yeux et son sourire devint une mince ligne dénuée de joie.

—J’envoie trente hommes à la caserne des Kauth. Nous arrêterons ces traîtres nous-mêmes puisqu’Arbettan en est manifestement incapable.

—Seulement trente ? s’étonna Culcis. Les Grands-marcheurs sont des rebuts, mais ils sont doués pour le combat. Trente hommes nous mettraient seulement à égalité avec eux.

—Un peu de cran, lieutenant ! Vous êtes un Volponien, supérieur à n’importe quel homme de la Garde, et en particulier à des sauvages arriérés comme les Kauth. De plus, ajouta-t-il en retrouvant son calme, nous ne pouvons pas faire étalage de davantage de force. Si le camp est aussi agité que vous le dites, cela pourrait engendrer une réaction que nous ne pourrons pas maîtriser.

Culcis hocha la tête.

—Lieutenant, dit Regara, je veux que vous-même et le sergent Pillier preniez trois escouades pour investir le campement des Kauth. Ramenez-les tous ici, en usant de la force si nécessaire, pour être interrogés. Prenez Speers avec vous. Ses penchants brutaux vous seront utiles.

Le caporal eut un sourire qui évoqua à Culcis celui d’un requin.

—Depuis que je les ai vus, j’ai envie de tordre le cou à ces sauvages, dit-il sans remarquer l’ironie de ses propres paroles.

—Ici, lieutenant, reprit Regara en ignorant son sanguinaire caporal pour désigner le camp des Kauth sur la carte. Prenez toutes les mesures nécessaires pour les maîtriser. Toutes.

Speers lança à Culcis un fusil laser tiré de l’arsenal, que le lieutenant attrapa habilement. Il vérifia son chargeur et le passa sur l’épaule, puis rompit.

Le sergent Pillier et le caporal lui emboîtèrent le pas.

Speers s’attarda quelques secondes après un regard entendu du major.

—Assurez-vous qu’il suive mes ordres, chuchota Regara. Fouettez ces chiens si nécessaire, mais ramenez-les-moi.

Le caporal hocha la tête, pivota sur ses talons et partit à la suite de Culcis.

La caserne des Grands-marcheurs était déserte. Elle était sise en lisière du dépôt de Sagorrah, sur un terrain qui n’était guère plus qu’un lopin de terre nue. Le contraste avec les quartiers des Volponiens, et en particulier avec l’opulence du logis du major, était saisissant. Tentes éparses et feux éteints ponctuaient la zone. Le camp était désordonné et dépenaillé, à l’image des hommes qui l’occupaient habituellement. Leur absence, ajoutée à l’isolement des lieux, ne faisait que décupler l’impression d’abandon qui en émanait.

Lorsqu’il fut certain qu’il n’y avait personne, Culcis se mit à examiner le camp. Il trouva des totems, des fétiches, des trophées et autres preuves inquiétantes de la nature sauvage des Kauth, éparpillés sur toute la zone. Il y avait du sang, aussi, de sombres traînées ressemblant à des veines, qui sillonnaient le sable après avoir séché au soleil. La puanteur métallique était aussi puissante ici qu’ailleurs dans Sagorrah.

—On dirait que personne ne vit ici, remarqua Drado alors que lui et Culcis sortaient de la troisième tente qu’ils aient fouillée.

Speers revint au trot vers eux depuis un autre coin de la caserne. Les Volponiens s’étaient éparpillés en équipes de deux ou trois hommes pour inspecter la trentaine de tentes plantées sur la zone.

—Quelque chose ne va pas, siffla le caporal.

—Que voulez-vous dire ? demanda Culcis. Quoi ?

—On nous observe. Je le sens.

Speers était sans doute un sociopathe, mais après plusieurs années de service à ses côtés, Culcis avait appris à faire confiance à son instinct. L’homme savait certes attirer ou provoquer des problèmes, mais il savait aussi les flairer.

—D’accord, dit Culcis en scrutant les ombres environnant la zone à la recherche d’un ennemi éventuel. Prévenez le sergent Pillier et dites-lui de faire passer le mot aux hommes. Qu’on retourne ce trou si besoin est.

Culcis repensa à l’impression qu’il avait eue en voyant les tankistes : un déchaînement de violence imminent.

Speers opina et se dirigea vers Pillier. Il était à mi-chemin lorsqu’un soldat poussa un cri ; les Grands-marcheurs étaient revenus et rentraient dans leur caserne en force.

—Bienvenue, Volpones, dit Hauke avec un sourire chaleureux en tendant la main à Culcis.

Le lieutenant la refusa en gardant les bras le long de son corps.

—Vous n’êtes pas revenus des bidonvilles depuis que nous nous y sommes croisés, n’est-ce pas ?

Hauke haussa les épaules, adoptant un air placide et détendu. Ses hommes étaient tous arrivés dans leur camp et faisaient face aux sangs bleus en meutes ; ils semblaient beaucoup moins pacifiques.

—Ç’aurait été dommage de partir si tôt. Encore beaucoup à trouver, Volponien.

—Votre insolence suffirait à justifier votre arrestation, contra Culcis, mais le major Regara souhaite vous interroger sur d’autres affaires.

—Vrai ? Dites-moi, Volponien, quelles affaires ?

Un soupçon d’agacement vint perturber la bonhomie feinte de Hauke. Le Kauth comme le Volponien se tendirent, anticipant du grabuge.

—Cela, le major vous le dira, capitaine. Veuillez nous suivre. Tout de suite.

—Et si on refuse ?

—Alors il y aura de nouvelles taches de sang dans ce camp.

Hauke plissa les yeux en réfléchissant à ce qu’il considérait comme une requête et non comme un ordre.

—Je vous aime bien, Volponien. On vient.

Culcis essaya de masquer sa nervosité soudaine mais n’y parvint pas.

—Fort bien.

Alors que les Kauth se détendaient, Hauke jeta un regard vers une paire de collines, non loin, qui surplombaient son camp. Il émit un cri de rapace et deux sentinelles quittèrent leur cachette en mettant leur long-las à l’épaule.

Culcis ne s’en était pas rendu compte, mais Speers s’était positionné près d’une des tentes, le fusil laser pointé vers ce point précis des collines.

—Je les avais, lieutenant, dit-il en baissant son arme à présent que les Grands-marcheurs s’étaient montrés.

Culcis était perplexe. Il était heureux que Hauke accepte de le suivre. Verser davantage de sang n’aurait arrangé en rien la situation. Mais il soupçonnait que les ennuis étaient loin d’être terminés. Ils partirent pour la caserne des Volponiens et ne désarmèrent leurs prisonniers qu’une fois qu’ils l’atteignirent.

Le major Regara était posté sur le seuil de la salle de détention improvisée dans laquelle il avait fait mettre Hauke et ses trois officiers. Il regardait Culcis, l’air surpris.

—Ils se sont rendus sans combattre ?

—Oui, major. Le capitaine des Kauth a dit qu’il serait heureux de converser avec vous.

Le visage de Regara se plissa d’une expression évoquant un haussement d’épaules et rentra dans la salle où Speers et Drado l’attendaient. Culcis le suivit, laissant le sergent Pillier monter la garde à la porte.

Drado berçait son fusil laser avec un air inquiet. On aurait dit que leur visite au camp l’avait ébranlé. L’atmosphère de la pièce était tendue. Speers, qui n’était pas étranger à certaines procédures d’interrogation, avait ôté son plastron et remontait ses manches lorsque les deux officiers entrèrent. Culcis se pencha pour lui murmurer quelques mots à l’oreille.

—On leur pose d’abord quelques questions, d’accord ?

Speers chercha l’approbation muette de Regara puis recula.

Le lieutenant prit sa place et s’adressa à Hauke.

—Ce que nous avons vu dans le bidonville, avec les Harpins, est en train de se passer ici, au camp de Sagorrah.

Le capitaine des Grands-marcheurs ne dit rien, mais son regard était intense, comme des saphirs brûlants.

—Ça a commencé lentement, poursuivit Culcis, mais les effets commencent à être évidents. La discorde, l’absence de discipline, les meurtres, les exécutions et les rixes sont tous la conséquence de la chose qui affecte le camp entier. Probablement une force extérieure, en ligue avec les Puissances de la Ruine.

Du coin de l’œil, Culcis vit que Drado faisait le signe de l’aquila.

Hauke eut un sourire sinistre et froid.

—Et vous pensez que les Kauth sont responsables, eh ?

—Vous êtes le seul régiment à ne pas être affecté par la souillure.

La chaleur revint dans le sourire du sauvage.

—Nous sommes bénis, fit Hauke en frappant amicalement l’épaule du Kauth à côté de lui, son porte-étendard, qui tenait la hampe de sa bannière en lambeaux avec ferveur et fermeté. C’était le seul objet qu’ils avaient refusé de remettre aux Volponiens, et Culcis n’avait vu aucun danger à le leur laisser.

—Touchés par sainte Sabbat, ajouta Hauke en frôlant la guenille. Pour notre combat sur la colline de Vigo.

—Veuillez expliquer.

—Après Herodor, on s’est beaucoup battus. Je ne me souviens plus des planètes, avoua Hauke, mais il y en a eu beaucoup. Mais la colline de Vigo est restée dans nos mémoires. Nous avons fait le dernier carré. Ça allait être la fin des Grands-marcheurs. Puis, Elle est venue.

Regara grogna et s’avança.

—Vous ne pensez pas que nous allons vous croire ? La Sainte vous aurait sauvé la vie et aurait touché votre bannière pour vous bénir, vous et vos sauvages ? Il est plus probable que vous ayez été occupés à vous terrer dans un trou, ou à prélever des trophées sur vos ennemis, telles des bêtes. Sainte Sabbat ne bénirait pas des bêtes.

—C’est ainsi, répondit Hauke sans agressivité ni colère.

Pour lui, c’était une vérité irréfutable, qu’il était aussi inutile de nier que de chercher à faire admettre.

Le major grimaça en se penchant sur Hauke.

—Où sont les autres insurgés ? Y a-t-il d’autres glyphes dans le camp ? C’est de cette manière que vous corrompez les hommes ?

Hauke fronça les sourcils, comme s’il entendait la réponse à une énigme qu’il ne comprenait pas tout à fait.

—Mais vous n’êtes pas affectés non plus, Volponiens…

—Appelez-moi « major », chien !

Regara jeta un regard à Speers, autorisant ainsi le caporal à user de ses propres techniques d’interrogation.

Speers sourit. Culcis était sur le point d’intervenir, toujours aussi peu convaincu par les arguments du major, lorsqu’une nouvelle voix retentit dans la pièce.

—Je prends le relais, major.

C’était le commissaire Arbettan, secondé par un Ossika en retrait.

Et ils n’étaient pas seuls : Arbettan avait avec lui cinq de ses gros bras. Les cadets fulminaient derrière le commissaire. Leur gabardine était déformée par la bosse habituelle de leur arme. Le commissaire avait ouvert son manteau sur son holster. Une crosse de pistolet bolter ornée de perles en dépassait. Ossika paraissait indigné, mais aussi légèrement apeuré.

—Je vous l’ai dit au mess, commissaire, dit Regara en se redressant et en sortant le menton. C’est une affaire volponienne. Je m’en occupe.

La tension venait de monter de plusieurs crans. Drado transpirait et ses doigts tambourinaient sur la crosse et la détente de son fusil laser. Culcis lui lança un regard sévère mais rassurant pour le calmer. La main de Speers descendait déjà vers le pistolet laser de son ceinturon. Quant à Pillier, il avait été brutalement écarté par un sixième cadet et attendait docilement dehors. Il gardait les yeux fixés sur le major, prêt à appuyer sa décision, quelle qu’elle soit.

—Remettez-nous les prisonniers, Regara, ordonna Arbettan. Exécutez-vous sur-le-champ et il n’y aura pas de sanction, y compris concernant le vol de propriétés du Commissariat et l’agression d’un de mes hommes.

—Je croyais qu’il ne les trouverait pas, siffla Culcis à l’oreille de Speers.

Le caporal haussa presque imperceptiblement les épaules.

Speers reçut un regard venimeux d’Arbettan à travers les lunettes noires de ce dernier. En retour, sa mâchoire se crispa et sa main se rapprocha un peu plus de son pistolet.

—Soyez prêt, dit Culcis.

Ça ne pouvait plus finir que d’une seule façon.

—Oui, major.

Arbettan regarda Regara et sourit.

—Au nom de l’Empereur, je te condamne à mort ! cria-t-il.

Il dégaina son pistolet bolter et tira.

La détonation puissante de l’arme emplit la pièce, roulant contre ses colonnes et ses cloisons de lithobéton comme le tonnerre.

Regara sursauta et fit mine de dégainer son pistolet radiant, lorsque l’officier kauth derrière lui s’effondra en explosant à l’unisson de la balle à réaction de masse qui venait de le tuer.

Pour Culcis, tout se passa comme au ralenti. Il sentit la chaleur du sang qui éclaboussait son visage et son cou, l’impact de la douille de bolter éjectée contre son dos. Il était en mouvement. La tête baissée, il plongea vers la colonne la plus proche. Il y en avait six au total, qui soutenaient le plafond véreux de la pièce. Trois cloisons de pierre dépassaient de l’un des murs latéraux, la divisant en trois sections distinctes. Elle était immense, assez large et longue pour une fusillade à courte portée. Et c’est précisément ce qui arriva après le premier coup de feu.

Culcis arracha son pistolet de son étui et tira quelques coups, touchant un cadet à la jambe. Un trait de lumière bleue partit de la position de Drado et frappa le même cadet à l’abdomen. L’homme s’effondra.

Arbettan était lui aussi en mouvement et ripostait.

En quelques secondes, chacun des hommes de la salle se mit à couvert derrière les cloisons et les colonnes. Les deux partis se replièrent chacun vers une extrémité de la pièce et l’espace les séparant s’emplit de traits de lasers et de balles.

L’air devint brûlant. Le vacarme des armes était assourdissant.

Speers était plaqué derrière un mur. Il se pencha et lâcha un tir précis qui cueillit un cadet à la gorge, mais virevolta sur lui-même lorsque la riposte le toucha à l’épaule. Il s’écroula, du sang coulant le long du bras, puis Culcis le perdit de vue.

—Où sont les Kauth ? demanda-t-il au sergent Pillier qui venait de le rejoindre à couvert.

Pillier secoua la tête, se pencha et toucha un cadet au genou. La brute laissa échapper un cri de douleur étouffé avant d’être tirée à l’abri par ses camarades. Les chaises sur lesquelles reposaient les Kauth étaient renversées, vides. Il ne restait que le cadavre de l’officier, le visage dans une mare de sang.

—Ils nous clouent, lieutenant, dit le sergent en s’abritant de l’inévitable riposte.

Culcis sortit la tête pour avoir une meilleure idée de la situation. Des éclats de lithobéton le dissuadèrent de s’attarder.

—Ils sont répartis le long du fond de la pièce. Arbettan et quatre cadets.

Du côté des Volponiens, Culcis et Pillier étaient accroupis derrière une cloison, Regara et Drado étaient à un mètre d’eux, abrités par une colonne.

Pillier avait vu juste : ils étaient cloués. Arbettan disposait de davantage d’hommes, et pouvait sans doute les contacter. La radio volponienne la plus proche ne l’était pas assez.

Regara le savait, lui aussi. Culcis pouvait voir à son visage, livide de colère, qu’il se rendait compte de la situation. Son pistolet radiant s’illuminait dans le clair-obscur, révélant ses traits. Ses tirs étaient pour l’essentiel inefficaces, car le commissaire et ses hommes s’étaient eux aussi mis à couvert.

—Rendez-vous, Regara ! cria Arbettan par-dessus le tumulte. Vous êtes tous morts, de toute manière. La punition de la trahison est la mort. La mort ! La mort !

—Il a perdu la tête, murmura Culcis, incapable de viser correctement ses ennemis.

Il vit du coin de l’œil quelque chose qui se déplaçait près de la cloison la plus avancée. C’étaient Hauke et son porte-étendard. Ils marchaient courbés, comme des prédateurs traquant une proie. Chacun tenait dans la main droite une hachette.

Culcis s’en voulut : il avait cru les Grands-marcheurs totalement désarmés.

Comme s’il lisait les pensées du lieutenant, Hauke se tourna vers lui et lui sourit. Il pointa deux doigts en direction des silhouettes lointaines d’Arbettan et de ses hommes.

—Pillier, dit Culcis, à mon signal, tir de suppression sur la colonne de droite.

Sans attendre de réponse, le lieutenant fit signe à Drado. Regara était trop occupé à décharger vainement son pistolet radiant.

—Caporal ! dut crier Culcis.

Drado vit enfin le lieutenant et opina lorsque quelques gestes de Culcis lui exposèrent le plan.

Culcis baissa soudainement la main en criant :

—Maintenant !

Les Volponiens ouvrirent le feu comme un seul homme, criblant de traits de laser la colonne et forçant les cadets qui s’y abritaient à reculer.

Les Grands-marcheurs avancèrent, contournant rapidement la cloison pour se faufiler vers une paire de cadets. Lorsque le premier sortit la tête, Hauke y planta sa hachette, enfonçant le nez et le front de l’homme dans son cerveau. Le deuxième reçut une lame dans l’estomac, œuvre sanglante du porte-étendard kauth.

Arbettan ne vit que trop tard ce qui se passait et lança un cri de rage inarticulé. Il se redressa, évita une hachette lancée qui alla frapper le cadet derrière lui, et Regara lui tira enfin en plein torse. La rafale du pistolet d’Arbettan partit au hasard, faisant pleuvoir des débris de lithobéton sur les Grands-marcheurs, mais sans causer davantage de mal.

Les Volponiens étaient déjà en mouvement et criaient au dernier cadet de se rendre.

—C’est fini ! hurla Culcis. Jetez votre arme !

Momentanément sonné par la mort du commissaire, le cadet finit par retrouver ses réflexes mais pas la raison. Speers, groggy, appuyé sur une colonne, lui tira en plein cœur avant que l’homme ne puisse reprendre la fusillade.

La poussière et la puanteur de la cordite formaient une chape malsaine.

Regara la traversa comme un dieu vengeur auréolé de fumée. Arbettan remuait encore lorsque le major arriva à son niveau ; il essayait d’atteindre son pistolet.

Regara lui tira en pleine tête sans cérémonie, brisant ses lunettes et faisant sauter sa casquette.

Dans le coin opposé de la pièce, Ossika était couché en position fœtale.

—J-j-j-j-je ne savais pas, bégaya-t-il en regardant Culcis à travers ses larmes.

Le lieutenant saisit le menton de l’officier du Munitorum et le fixa droit dans les yeux.

—Il est sain, dit-il au major. Ce doit être tout le temps qu’il passe dans le bastion. L’air recyclé doit éliminer la souillure du sang.

Regara examinait la cataracte pourpre qui voilait l’œil gauche d’Arbettan. Depuis combien de temps la dissimulait-il derrière ses verres fumés ? Depuis combien de temps était-il l’esclave de ces prétendues « Langues de Tcharesh » ?

—Les cadets ont la même chose, grogna-t-il alors que Drado retournait l’un des corps. Tous des traîtres.

—On sait où ils sont, dit simplement Hauke.

Le major lança un regard dédaigneux au Grand-marcheur.

—On a trouvé des cavernes, dans les collines. On a trouvé la source.

Culcis se rappela soudain qu’ils avaient arrêté les Kauth alors que ces derniers revenaient de quelque mission de reconnaissance. Apparemment, ils avaient ignoré l’ordre de revenir au camp pour de bonnes raisons.

—Major ? dit Culcis en venant se poster à côté de Regara.

—Sagorrah va exploser lorsque la nouvelle se répandra, dit le major en désignant le commissaire tué, sans quitter Hauke des yeux. Conduisez-nous à ces cavernes. Avec tous vos hommes.

Hauke hocha la tête et partit rassembler ses troupes. Le sergent Pillier l’accompagna après que Regara lui eut ordonné de leur rendre leurs armes.

—Et nous, major ? demanda Culcis.

Le masque sévère qu’était le visage de Regara s’ouvrit en un sourire dangereux.

—Vous, moi-même et trente hommes partons pour les collines, lieutenant.

En son absence, Regara avait confié le commandement au capitaine Stathan, avec pour instruction de protéger le territoire souverain du 50e Royal Volponiens. Pillier resta lui aussi au camp pour s’occuper d’Ossika. Le sergent devait le ramener au bastion avec une escouade complète comme escorte, et attendre le retour du major. Regara avait voulu transférer le régiment entier vers la forteresse du Munitorum, mais la difficulté consistant à déplacer neuf cents hommes et leur matériel en terrain potentiellement hostile avait prévalu. Pour l’instant, ils devaient faire en sorte que le calme règne autant que possible.

Une aube rouge baignait le désert alors que le lieutenant Culcis arrivait au point de reconnaissance avec son escouade. Le major Regara s’y trouvait déjà, scrutant de ses magnoculaires les collines frémissant dans les brumes de chaleur.

Le seul autre officier, le sergent Brutt, hocha la tête lorsque Culcis s’accroupit à côté de lui.

—Je pensais qu’on vous avait encore perdu, lieutenant, dit Regara sans s’interrompre.

Suivant les Grands-marcheurs, les trois escouades avaient emprunté des chemins différents à travers le dépôt de Sagorrah. Les querelles avaient empiré. Culcis se rappelait une grande, mais heureusement lointaine, explosion dans un quartier. La brise aux relents cuivrés portait des coups de feu et des cris belliqueux. Comprenant que la discrétion était préférable à la force, les Volponiens avaient traversé le camp par petits groupes, évitant de se faire remarquer et esquivant les ennuis.

—Mes excuses, major, répondit Culcis. Nous avons dû faire plusieurs détours.

Regara grogna ce qui était peut-être une approbation, et rendit les jumelles à Speers. L’épaule du caporal avait été pansée à la hâte. Il n’avait subi qu’une égratignure et, en tant qu’aide de camp, il n’avait aucune intention de laisser le major seul.

Au bout de quelques instants, Hauke apparut au loin.

—Voilà enfin ces foutus sauvages, murmura Regara.

Malgré tout, il ne leur faisait pas confiance. Mais il était assez pragmatique pour savoir qu’il devait travailler avec eux.

Hauke leur fit signe de poursuivre. Ses hommes étaient invisibles. Culcis s’émerveilla de leur discrétion. Le lieutenant se releva, chassa le dépôt rouge de ses genoux et de ses coudes, et suivit les autres Volponiens.

Les cavernes ne leur offrirent aucune protection contre la chaleur. En fait, il faisait même plus chaud dans leurs boyaux qu’à l’air libre.

—Vous avez entendu, lieutenant ? demanda Drado en se penchant, l’oreille tendue vers l’obscurité.

Précédés de quelques mètres par les Grands-marcheurs, ils étaient entrés dans les cavernes et progressaient lentement.

—Une machine ?

Le son était bas, bourdonnant, comme celui d’un moteur tournant au ralenti.

—C’est ce que je pensais, fit Drado. C’est peut-être pour ça qu’il fait si chaud. Un générateur ?

Culcis hocha la tête. L’air semblait s’épaissir de minute en minute, lourd de chaleur et d’odeurs métalliques.

Ils continuèrent.

Ils sentaient dans l’air une impression de menace palpable, comme s’ils avaient été sous l’effet de drogues de combat frelatées. Culcis fut sur les nerfs en un instant. Les Grands-marcheurs le sentaient aussi. Hauke leur intima de faire halte.

Ils s’étaient enfoncés profondément dans les souterrains. La chaleur était étouffante et les uniformes des Volponiens assombris par des auréoles de sueur. Même Hauke transpirait abondamment ; la transpiration faisait comme des myriades de perles sur sa peau sombre.

Le capitaine des Grands-marcheurs leva quatre doigts, employant le langage des signes de la Garde afin que les Volponiens comprennent.

Quatre ennemis.

Probablement des sentinelles.

Au commandement de Hauke, quatre Grands-marcheurs s’enfoncèrent dans les ténèbres. Ils en ressortirent quelques minutes plus tard, leurs hachettes ensanglantées.

—Quatre méchants de moins, sourit Speers.

La soif de sang manifeste du caporal préoccupait Culcis. Pire, il la ressentait lui aussi. Ils approchaient de sa source. Le lieutenant espérait qu’ils la trouveraient bientôt, avant que les armes des Volponiens n’accomplissent l’œuvre des renégats.

Le premier signe de l’embuscade fut le grognement du sergent Brutt, qui s’effondra en tentant vainement de comprimer sa carotide ouverte.

Les Volponiens et les Kauth progressaient alors dans un passage étroit ; les corniches cachées au-dessus d’eux offraient des positions de tir meurtrières à l’ennemi. Un autre Volponien et l’un des Kauth furent tués avant que les deux groupes ne se pressent contre les murs afin de s’exposer le moins possible. Ils ripostèrent.

Devant eux, le bruit de machine était devenu cacophonie. L’air puait tant le métal que Culcis avait l’impression d’avoir la bouche remplie de sang. Il cracha un glaviot mais cela n’arrangea rien.

La source, cette chose que les Kauth avaient trouvée et savaient être dans les cavernes, se trouvait juste devant eux, après une arche naturelle de pierre.

Mais d’abord, ils devaient s’extraire de l’embuscade.

—Je pense que la plupart des forces ennemies sont là, major, dit le lieutenant en s’accroupissant près de Regara.

—Oui, répondit le major entre deux tirs. Il nous suffit de faire passer une équipe au-delà de cette arche pour détruire ce qui cause toute cette folie.

Hauke se trouvait non loin et les entendit.

—Vos hommes tiennent, dit-il en désignant la position estimée de leurs adversaires, dans la pénombre. Les miens attirent l’ennemi, ajouta-t-il en montrant l’arche, puis Regara, Culcis et son propre porte-étendard. On court.

—Capitaine, c’est suicidaire pour vos hommes, dit Culcis.

—Le sacrifice fait partie de la voie des Kauth, Volponien. Tenir, attirer, courir.

Même Regara opina.

—Très bien, dit-il. Les caporaux Speers et Drado viennent avec nous.

—Oui, major.

Culcis fit signe aux deux aides de se rapprocher alors que Hauke transmettait ses ordres à ses hommes. Le combat était dans une impasse : aucun des deux camps n’arrivait à débusquer l’autre ni à lui infliger des dégâts conséquents. Au moins, cela laissait le temps à la coalition Volponien/Kauth de mettre au point son plan.

Ce fut fait en quelques minutes et l’équipe censée foncer vers l’arche fut rassemblée.

—Ce n’est pas parce que les sauvages vont s’offrir sur un plateau à ces fumiers qu’ils ne vont pas nous tirer dessus, souffla Regara.

Culcis hocha la tête.

—Vitesse et discrétion, ajouta le major. Pas de retard, même si quelqu’un tombe, même si je tombe. Compris, lieutenant ? Quoi qui se trouve derrière cette arche, nous devons être prêts.

Culcis opina de nouveau, plus lentement.

Regara signala d’un geste à Hauke qu’ils étaient prêts.

Un cri perçant jaillit de la bouche de Hauke et l’ordre fut transmis.

Les Volponiens se livrèrent à un tir de suppression nourri en vidant leurs chargeurs pour clouer l’ennemi. Cependant, les Grands-marcheurs s’élancèrent à découvert, revenant sur leurs pas dans le défilé comme s’ils s’enfuyaient tout en tirant. Enfin, l’équipe menée par Regara se mit en marche au pas de course.

Culcis sentit des tirs ricocher contre son casque mais continua de courir. Des impacts labouraient le sol autour de leurs pieds, étêtaient des stalagmites et rebondissaient sur les parois. Mais les tirs restaient peu fournis ; les Kauth avaient bien exécuté leur part du plan. Culcis était reconnaissant de ne pas avoir à se retourner pour les voir périr.

L’équipe traversa l’arche sans avoir perdu un seul membre et se retrouva dans une immense pièce.

Les Volponiens crurent être descendus aux enfers.

Des murs semblables à de la chair écarlate luisaient de sang frais. Leur surface était striée, comme de la viande. La puanteur était suffocante ; elle émanait d’une sorte de réservoir profond au milieu de la salle, enjambé par une machine aussi vaste que torturée. Difforme, hérissée de pointes, elle ne ressemblait à aucun engin que connaisse Culcis. Elle évoquait une plateforme de forage mi-métallique, mi-organique. Quatre sortes de crocs en partaient, fichés dans la terre, et pompaient un liquide transparent.

Il fallut à Culcis un instant pour comprendre que les Langues de Tcharesh siphonnaient et filtraient les gisements de prométhium qui approvisionnaient la région en précieux combustible. Ici, le fluide était vital au sens le plus strict du mot ; il était vivant, conscient, corrompu par des sacrifices sanglants.

La silhouette d’autres machines se découpait au-delà de cet engin infernal. Elles étaient au repos, mais laissaient deviner les projets des insurgés.

La chose que les réserves de la Croisade devaient protéger était la chose même qui les plongeait dans la démence. La patine rougeâtre des vestes, le sable gluant sur les bottes – tout le camp de Sagorrah était souillé par le sang-prométhium. Qu’un camp d’un million de gardes ait été infecté était déjà assez grave, et Culcis pâlit en imaginant ce qui se produirait si le combustible partait alimenter les autres corps d’armée de la Croisade. Et l’architecte de ce plan sinistre était là.

Ce qui avait été une femme se tenait au bord de la fosse, tenant dans ses serres le cadavre d’un garde. Elle était hideuse ; sa simple présence choquait Culcis, comme si elle n’avait aucun droit d’exister. Une blouse sale et maculée de sang couvrait ses membres osseux. Elle était desséchée comme un cadavre. Des taches sombres parcouraient ses cheveux gris, épars. Elle sourit, révélant plusieurs rangées de chicots noircis.

Quelque chose de dur et de glacial se referma sur la poitrine du lieutenant, et il lutta de toute sa volonté pour le repousser.

—Restez près ! lança Hauke en désignant sa bannière.

Culcis, ainsi que les autres Volponiens, obéit. En approchant de la guenille, il sentit que le malaise causé par la présence de la sorcière diminuait.

—L’Empereur ait pitié… murmura Drado.

Speers fit le signe de l’aquila. Ses mains tremblaient.

La bouche de Regara se réduisit à une ligne exsangue.

La sorcière n’était pas seule. Un monstrueux soldat, trop grand et trop massif pour ne pas avoir été géno-amélioré, se tenait à quelques mètres de la créature, à côté de la machine. Il portait une épaisse armure sombre et un masque grotesque dissimulait ses traits bestiaux.

Culcis comprit : le Pacte du Sang.

Le soldat tira de son fourreau un sabre dentelé et fit signe à sa suite d’avancer : quatre hommes, tous membres des forces d’élite des Langues de Tcharesh, que les Volponiens avaient affrontées dans le bidonville.

—Tuez cette sorcière, lui ordonna Regara. Speers et moi-même nous occupons du Pacte du Sang.

L’équipe se divisa en deux ; Regara et Speers se dirigèrent vers l’officier renégat tandis que les autres, menés par Culcis, s’élancèrent vers la mégère. Des tirs continuaient de résonner derrière eux, plus loin : les Volponiens tenaient l’ennemi en respect.

Deux sentiers étroits partaient de la plateforme sur laquelle débouchait l’arche et longeaient les flancs de la salle autour de l’atroce bassin. Ce fut là que les chemins des deux groupes divergèrent.

Des traits de laser d’un rouge malsain, et non du bleu pur des armes de la Garde, partirent dans leur direction et frappèrent le sol autour d’eux. Culcis, qui courait sur le flanc droit, riposta et toucha un ennemi à la poitrine. Le misérable chancela en serrant sa blessure et tomba dans la fosse. Il coula à pic, comme lesté, comme si quelque chose l’avait… tiré vers le fond. La sorcière hurla de joie. Une nouvelle offrande aux Puissances de la Ruine.

Drado reçut un tir de laser au genou avant d’avoir atteint le bout du sentier. Il fit encore deux pas et s’effondra contre la paroi, le visage couvert de sueur.

Pas de retard, même si quelqu’un tombe, se souvint Culcis.

Le lieutenant poursuivit sa course. Hauke, tirant de la hanche, toucha un renégat à la gorge, vengeant la blessure de Drado.

Ses deux gardes éliminés, la sorcière était vulnérable. Du moins, c’est ce que crut Culcis.

Mais rien n’était plus faux.

Il lança un regard à Regara, de l’autre côté de la caverne. Lui et Speers avaient éliminé les soldats et engageaient l’officier du Pacte du Sang. Culcis n’eut qu’un aperçu du combat, qui s’annonçait brutal et rapproché. Speers utilisait déjà sa baïonnette et Regara tirait son épée. L’acier adamantin sonna contre le fer corrompu par le Chaos. Seul l’avantage numérique permettait au major et au caporal de résister à leur ennemi. Ils tenaient bon, mais de justesse.

Culcis se concentra sur la sorcière. Il était flanqué de Hauke et du porte-bannière kauth. Les deux Grands-marcheurs l’avaient légèrement dépassé. Le porte-bannière leva son fusil laser dans sa course, visa, mais le coup ne partit jamais. La sorcière tendit une griffe maigre dans sa direction et une fontaine de sang jaillit de la bouche du Kauth. Le fusil glissa de ses doigts et tomba, suivi de près par son porteur, qui bascula au bord de la fosse et y plongea. Hauke se jeta sur la bannière avant qu’elle ne subisse le même sort et lâcha son arme pour s’agripper à sa hampe usée comme à une bouée.

La sorcière vint à leur rencontre en souriant ; elle était précédée par une invisible vague de froid. Culcis sentit des couteaux de glace s’enfoncer dans sa poitrine. Des aiguilles gelées piquetèrent son front, et il y porta les mains. Dans son agonie, il lâcha son pistolet et mit un genou à terre.

—Par l’Emp… commença-t-il, implorant Sa bénédiction, lorsqu’une écume sanglante remonta dans sa gorge.

Il hoqueta, suffoqua. Le sang remplissait sa bouche et son nez, noyait ses poumons dans un bourbier chaud.

Hauke était encore en mouvement, la bannière serrée dans ses phalanges blanchies lui conférant la force de continuer. Culcis le vit tirer sa hachette et fondre sur la mégère ensanglantée. Il la frappa à la tête mais elle évita le coup avec une rapidité surhumaine. Culcis ne pouvait être sûr de ce qu’il avait vu, car il s’agissait peut-être d’une hallucination provoquée par la douleur, mais on aurait dit qu’elle avait… glissé, comme d’un plan d’existence à un autre, pour réapparaître à un endroit différent. Une lame fine comme une aiguille était apparue sur son poing. Elle la planta en ricanant dans le cou exposé de Hauke. L’arme le transperça de part en part. Le capitaine Grand-marcheur lâcha sa hachette avant même de se rendre compte qu’il était mort, et s’écroula. Son corps fut parcouru d’un frisson alors que la bannière échappait à sa poigne, et il ne bougea plus.

Elle était proche de Culcis, à présent. Il entendait sa respiration rauque. À travers un voile de sang, il distingua sa silhouette malingre. Il sentit l’aiguille s’approcher davantage qu’il la vit. Mais au moment où la créature renversait la tête en arrière pour exulter, quelque chose roula contre le poing serré du lieutenant. Sa vue s’éclaircit subitement, comme si on lui avait essuyé les yeux, et un peu de force lui revint. Agissant purement à l’instinct, Culcis s’empara de la hampe de bannière qui avait roulé vers lui en quittant la main de Hauke et s’en servit pour empaler la sorcière.

Son rire maniaque se transforma en hurlement horrifié lorsqu’elle vit la hampe plantée dans son torse. Culcis lui répondit d’un rugissement, tout autant pour chasser sa peur que pour concentrer toute sa haine, afin d’enfoncer l’arme improvisée encore plus profondément.

—Meurs, sorcière !

La créature convulsa et mourut, privée de ses pouvoirs.

Culcis attrapa la hampe des deux mains et la cassa au milieu. Il récupéra l’extrémité ornée du drapeau et laissa l’autre moitié dans le corps du monstre, qu’il fit tomber dans la fosse de prométhium d’un coup de pied.

—Major ! cria-t-il en pointant le pistolet qu’il avait récupéré par-dessus l’horrible fosse que la machine pompait comme un cœur grotesque.

Culcis tira ; Regara se baissa subitement, ce qui l’obligea à abandonner sa garde. Speers était déjà au tapis, immobile.

Le trait de laser atteignit le soldat du Pacte du Sang à l’épaule. La blessure n’était pas fatale, mais son impact, ajouté à la position que le monstre avait adoptée pour porter le coup de grâce à Regara, le déséquilibra. Le major en profita pour frapper d’estoc avec sa lame énergétique. La parade et la riposte de l’ennemi vinrent une fraction de seconde trop tard et l’épée bourdonnante s’enfonça dans son torse. Regara la ressortit aussitôt ; le traître chancela et partit en arrière, mais le major attaqua de plus belle et le décapita d’un seul revers.

—Presque fini ! rugit Regara depuis l’autre côté de la fosse écarlate.

Il fouilla dans son harnais et en sortit deux grenades antichars ; toute l’équipe en portait. Culcis avait déjà atteint la machine et y attachait ses propres explosifs.

—Réglez-les sur quatre-vingt-dix secondes, ordonna Regara lorsqu’ils se retrouvèrent à la convergence des deux sentiers.

Culcis hocha la tête et s’échina sur le picot de réglage pour s’accorder les quatre-vingt-dix secondes nécessaires à leur évasion. Il avait arraché la bannière à son reste de hampe et la glissa dans une de ses poches.

Les deux hommes sortirent à toute allure de la salle. Regara avait jeté Speers sur son épaule comme un sac de viande ; Drado s’appuyait à Culcis et claudiquait aussi vite qu’il le pouvait.

Dans le défilé, les Volponiens finissaient d’éliminer leurs assaillants. À la mort de la sorcière, la plupart des renégats s’étaient enfuis ou s’étaient jetés par-dessus la corniche. Son emprise sur les insurgés avait été puissante, et sa mort avait provoqué une onde de choc psychique que ses pantins avaient ressentie.

Les Volponiens étaient à mi-chemin de la sortie lorsqu’une explosion secoua les grottes. Une lueur incendiaire apparut derrière eux, orange vif, lorsque la fosse de prométhium s’embrasa. Le reste de leur progression se fit dans la frénésie la plus totale. Dans sa panique, Culcis ne vécut leur fuite que par bribes de conscience. L’univers semblait envahi de fumée et de la puanteur âcre de la combustion. Les ténèbres étouffaient ses sens et ses pensées.

Puis, il y eut soudain de la lumière, et la chaleur étouffante du soleil du désert.

—Radio, lança Regara dès qu’ils furent sortis.

Plusieurs soldats s’effondrèrent dans le sable, à bout de forces tant physiques que morales.

Le major s’empara de l’écouteur qu’on lui tendait et joignit le bastion du Munitorum. Un Ossika agité et anxieux répondit.

—C’est terminé, annonça Regara. Les insurgés sont vaincus.

—Par la grâce de l’Empereur, souffla Ossika.

Culcis était non loin et entendait clairement la conversation. On aurait dit que le clerc du Munitorum pleurait.

—Le combustible, Ossika, poursuivit Regara. C’est dans le combustible. C’est ça qui rend les soldats fous. Il faut le détruire.

Ossika semblait soudain perplexe.

—Quoi ? La totalité ?

—Jusqu’à la dernière goutte.

—Non, non, non, non. Ce combustible est pour la Croisade. C’est l’effort de guerre. Savez-vous combien de…

—Il est corrompu, coupa Regara. Un million de gardes risquent de passer dans le camp ennemi. La question ne se pose même pas.

—Mais, ne pouvons-nous pas… Nous… j’ai besoin d’une autorisation. Je ne peux pas le détruire de mon chef.

—Faites-le, insista Regara avec fermeté. Faites-le ou je viens le faire moi-même, et tant pis pour l’autorisation.

—Je ne peux pas, major. Je ne peux pas. Ce n’est pas le protocole, ce n’est pas…

Regara coupa la communication et rendit l’écouteur à l’officier radio.

—Nous avons besoin des appareils d’attaque, dit-il en partie à Culcis et en partie pour lui-même ; puis, plus haut : Faites-les se relever. Nous retournons à Sagorrah.

Les Volponiens durent traverser le camp au pas de charge. Ils étaient un peu moins de trente, mais la présence de la bannière des Kauth semblait atténuer l’agressivité des autres régiments envers eux. De nombreuses bagarres avaient éclaté. Il y avait même des échanges de tirs. Sagorrah s’était enfoncé dans l’horreur.

Ce fut avec soulagement qu’ils atteignirent le bastion, indemnes.

Regara et Culcis se frayèrent un chemin à travers les rares troupes d’Ossika qui n’avaient pas succombé à l’empoisonnement et trouvèrent le clerc à son bureau. Il fouillait une pile de parchemins, à la recherche du formulaire requis pour obtenir l’autorisation de détruire le combustible. 

—Major, avertit-il. Major, vous ne pouvez pas faire ça.

Ressentant l’angoisse de son maître, le serviteur-lexicanum sortit de son alcôve ténébreuse pour intervenir. Culcis l’abattit d’un tir de pistolet.

—Écartez-vous, dit-il à Ossika en pointant l’arme sur lui.

—Vous n’avez pas le droit, répéta l’officier du Munitorum en regardant le serviteur qui convulsait au sol. Le protocole l’interdit.

—Au diable le protocole, gronda Regara en poussant le clerc hors de son chemin pour atteindre la radio longue-portée enchâssée dans un autel de laiton derrière le bureau.

Il joignit rapidement le commandant de la flottille de Valkyries. Une explication concise suivit, hachée par les interférences.

—Brûlez tout, conclut le major.

Son visage était un bloc de pierre lorsqu’il raccrocha et se tourna vers Ossika.

—C’est trop tard, maintenant. Le feu arrive à Sagorrah, et avec lui le salut de milliers d’âmes.

Depuis le flanc de la colline, près du sommet, ils regardaient la tempête de flammes qui parcourait l’horizon tel un océan orange vif. Au loin, la flottille de cinquante appareils d’attaque se repliait pour gagner l’orbite. Les panaches de fumée de leurs roquettes striaient encore le ciel de manière menaçante. Leurs ogives incendiaires avaient accompli leur œuvre en embrasant les puits de prométhium et en détruisant le combustible souillé en une série de glorieuses explosions.

Culcis savait qu’il allait y avoir des répercussions. Le major Regara prendrait les responsabilités de la chose, malgré le fait qu’il avait sans doute sauvé près d’un million de soldats par ce seul geste. Seul un homme aussi sûr de lui et arrogant que Regara avait pu prendre une décision aussi dramatique. Toutefois, ce n’était pas de l’orgueil de sa part ; seule la nécessité l’avait guidé.

Jadis, on avait appelé ce lieu le Dépôt de Sagorrah, mais à présent la vaste plaine qui l’accueillait était une mer de feu. Les flammes montaient haut dans le ciel, attisées par le vent ; leur sommet était noir de carburant embrasé qui partait en fumée, de même que le poison qui avait affligé tant d’hommes.

Dans la vallée, derrière la position de Regara et Culcis, étaient regroupés les régiments qui avaient survécu. Des ordres de Macaroth en personne étaient arrivés : les réserves de la Croisade devaient être mobilisées, y compris le 50e Volponiens. Certains ne retourneraient pas au champ d’honneur ; certains avaient péri. Culcis était déterminé à ce qu’on les honore. Il prit le tissu dans sa poche et l’attacha au canon de son fusil laser. Il planta la crosse de l’arme dans le sol et sourit en voyant la bannière déchirée claquer de nouveau dans la brise.

—Qu’est-ce donc, lieutenant ? fit Regara en haussant un sourcil.

—L’honneur, répondit simplement Culcis. L’honneur des morts.

Le major ne répondit ni n’objecta. Il se contenta d’observer le spectacle. Les flammes s’étendaient sur des kilomètres. L’horizon entier brûlait.

Culcis le rejoignit et sentit quelque chose dans sa poche de poitrine. Il tira les cigares que Hauke lui avait offerts dans le bidonville. Il les avait complètement oubliés. Il en offrit un à Regara.

—Major ?

Le major eut une hésitation puis le prit en hochant la tête pour le remercier discrètement.

Une flaque de prométhium enflammé, projetée par l’explosion, fournit à Culcis de quoi allumer son cigare, puis il l’utilisa pour allumer celui du major. Les deux hommes se mirent à fumer tranquillement. L’incendie jetait sur eux une lueur chaude.

Culcis prit une petite bouffée de fumée et leva son cigare.

—Aux chiens laissés au soleil, major, dit-il tandis que les flammes se reflétaient dans son regard.

—Aux chiens laissés au soleil, lieutenant, répondit Regara.

Derrière eux, les premiers vaisseaux de transport atterrissaient. Les troupes de Sagorrah allaient rejoindre de nouveaux fronts. La guerre les appelait.